Histoire de la littérature grecque/Chapitre XIII

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Librairie Hachette et Cie (p. 205-218).


CHAPITRE XIII.

PINDARE.


Vie de Pindare. — Jugement d'Horace sur Pindare. — Odes triomphales. — Caractère des odes triomphales. — Diversité des odes triomphales. — Versification de Pindare. — Plan des odes de Pindare. — Épisodes pindariques. — Obscurité de Pindare. — Fragments de Pindare.

Vie de Pindare.


Pindare, le plus illustre des poëtes lyriques de la Grèce, naquit en 522 aux Cynoscéphales, village de Béotie situé à peu de distance de la ville de Thèbes. Il était d’une famille de musiciens. Son père, ou selon d’autres son oncle, passait pour un excellent joueur de flûte. Quant à lui, il annonça presque dès l’enfance ses dispositions poétiques : à l’âge de vingt ans, il composait déjà des odes triomphales en l’honneur des athlètes vainqueurs aux jeux sacrés. La dixième Pythique, adressée au Thessalien Hippoclès, est précisément de l’an 502. Pindare, comme je l’ai dit plus haut, avait eu pour maître Lasus d’Hermione, poëte médiocre peut-être, mais qui connaissait à fond la théorie de l’art. Bientôt après ses premiers débuts, nous le voyons en grande faveur dans toutes les parties de la Grèce. Les tyrans siciliens Théron d’Agrigente et Hiéron de Syracuse, Arcésilas roi de Cyrène, Amyntas roi de Macédoine, les Alévades et les Scopades, toutes les cités libres, toutes les familles opulentes, se disputent sa présence, et payent à grand prix les moindres éloges de sa muse. Les Athéniens lui décernent le titre et les privilèges de proxène, c’est-à-dire d’hôte public de leur ville. Les habitants de Céos, qui avaient pourtant leurs poëtes nationaux, l’emploient à la composition d’une prière pour une procession solennelle. Pindare voyage par toute la Grèce, prodiguant les trésors de son génie, et se montre également bienveillant pour tous, Doriens, Éoliens ou Ioniens, sans acception de races ni de personnes.

Sa longue vie ne fut guère qu’une fête continuelle. Quelques échecs dans les concours littéraires, des querelles avec certains poëtes rivaux ; altérèrent peut-être assez souvent la sérénité de son âme ; mais on aime à croire que la raison avait bien vite repris le dessus, et calmé les souffrances de l’amour-propre et de la vanité. Thèbes était le séjour ordinaire de Pindare. C’est là qu’était cette maison qu’Alexandre respecta quand il détruisit la ville ; c’est là que vécurent longtemps les descendants du poëte, honorés, en mémoire de leur ancêtre, d’importants privilèges ; et c’est là probablement que Pindare mourut, à quatre-vingts ans, comblé de gloire, de richesses, de distinctions de toute sorte, et, ce qui vaut mieux, digne de l’enthousiasme de ses contemporains et léguant à la postérité des monuments éternels.


Jugement d'Horace sur Pindare.


L’ode à Julus Antonius[1], où Horace essaye d’apprécier Pindare, est encore, à tout prendre, ce qu’on a jamais écrit, sur le lyrique thébain, de plus clair, de plus satisfaisant et de plus complet. C’est le jugement d’un homme qui s’y connaissait, et qui avait en main l’œuvre immense et prodigieusement variée dont nous possédons il est vrai une part intacte, mais dont les trois quarts au moins ont péri :

« Vouloir rivaliser avec Pindare, c’est s’élever, Julus, sur les ailes de cire façonnées par Dédale, pour donner un nom à la mer transparente. Tel qu’un torrent, grossi par les orages, se précipite des montagnes et franchit les rives connues, ainsi bouillonne, ainsi déborde à flots profonds le vaste génie de Pindare. À lui le laurier d’Apollon, soit que, dans ses audacieux dithyrambes, il déroule un langage nouveau et s’emporte en rythmes désordonnés ; soit qu’il chante les dieux et les enfants des dieux, ces rois dont le bras vengeur fit tomber et les Centaures et la flamme de la redoutable Chimère ; soit qu’il célèbre l’athlète ou le coursier que la victoire ramène d’Élide chargés de palmes immortelles, et qu’il leur consacre un monument plus durable que cent statues ; soit qu’il pleure un jeune époux ravi à une épouse désolée, et le dérobe à la nuit infernale en élevant jusqu’aux astres sa force, son courage, ses mœurs de l’âge d’or. Toujours un souffle vigoureux soutient le cygne de Dircé, quand il monte dans la région des nues. » Quintilien ne dit que quelques mots vagues, et s’en réfère d’ailleurs à l’arrêt par lequel Horace proclame Pindare inimitable. Quant aux modernes, et j’entends surtout par là nos écrivains des trois derniers siècles, ils n’ont guère fait en général que déraisonner à propos de Pindare, détracteurs, apologistes même. Disons pourtant que La Harpe n’est point tombé dans le travers commun : il a su rendre justice au génie du poëte ; et, ce qui vaut mieux encore, il a su expliquer et faire sentir quelques-uns des mérites de cette admirable poésie que niaient ses contemporains sur la foi de Fontenelle et de Voltaire.


Odes triomphales.


De tous les chants auxquels Horace fait allusion, de tous ces dithyrambes, de tous ces hymnes religieux, péans, prosodies, parthénies, de tous ces hyporchèmes, de toutes ces odes encomiastiques, de tous ces thrènes et de tous ces scolies qu’avait composés Pindare, rien ne reste que des lambeaux ; mais nous avons les odes triomphales, Ἐπινίκια, et nous les avons toutes, et parfaitement conservées : Olympiques, Pythiques, Néméennes, Isthmiques. Otfried Müller pense que ce qui a sauvé ce recueil à travers les siècles, c’est la supériorité reconnue des pièces qui le composent sur les autres ouvrages de Pindare. Mais Horace ne met pas au premier rang les chants de victoire ; et il est douteux que Pindare se soit surpassé lui-même précisément quand il chantait des hommes qui pour la plupart ne lui étaient que des inconnus, et quand il prenait la lyre non par devoir, ou saisi d’un transport subit, mais par intérêt ou par complaisance. S’il était besoin, pour expliquer la conservation des odes triomphales, de recourir à une autre cause que le pur caprice du hasard, je ne la chercherais pas dans cette hypothétique supériorité dont parle Müller. Ces chants étaient, pour ainsi dire, les archives d’une foule de familles, qui descendaient ou prétendaient descendre des héros célébrés par Pindare : la vanité de ces familles, le culte des traditions antiques, devaient multiplier de préférence les copies de ces poëmes, et par conséquent diminuer pour eux les chances de destruction.


Caractère des odes triomphales.


Au reste, c’est là surtout que nous avons à chercher Pindare, si nous voulons nous faire une idée de son caractère et de son génie. Et d’abord, qu’on se garde bien de croire que le poëte abdiquât jamais sa dignité d’homme, ni l’indépendance de ses jugements, alors qu’il se prêtait à satisfaire les fantaisies plus ou moins vaniteuses de ses hôtes. Il donne fréquemment à ses héros de grandes et nobles leçons. Il n’épargne pas les remontrances, même à ses puissants et redoutables protecteurs, les Hiéron, les Arcésilas. Il proclame devant eux que la tyrannie est odieuse[2] ; que le mérite et la vertu sont les seuls biens véritables, et qu’ils finissent toujours par triompher de l’aveuglement du vulgaire et de la calomnie[3] ; il montre, comme une menace éternellement pendue sur la tête de ceux qui abusent de la force, le sort de Tantale, d’Ixion, de Typhon, de Phalaris[4] ; il réclame avec énergie contre l’injuste bannissement de Damophilus, qu’Arcésilas tenait éloigné de Cyrène, et qui vivait à Thèbes, soupirant en vain après son rappel[5]. Rien, dans Pindare, qui sente le complaisant vil ou le mercenaire. Partout et toujours le poëte thébain est digne de se déclarer, comme il fait, l’interprète des lois divines. Une morale pure et sainte respire dans ses vers ; les tableaux qu’il déroule devant les yeux ne sont pas moins propres à élever qu’à charmer l’âme. C’est, par exemple, Pollux qui se dévoue pour Castor[6] ; c’est Antilochus qui meurt pour son père[7]. Sans être un philosophe de profession, Pindare laisse échapper de temps en temps quelques-uns de ces mots profonds, quelques-unes de ces images saisissantes, où se révèle le penseur qui a longuement médité sur les choses humaines. C’est lui qui s’écrie, avec une éloquence comparable à celle du psalmiste pénitent : « Que sommes-nous ? que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre, voilà les hommes[8]. » L’amour-propre national lui-même ne l’aveugle ni sur les défauts de ses concitoyens, ni sur les vertus des étrangers. On sait que les Thébains, durant les guerres Médiques, avaient pris parti pour les Perses contre les Grecs. Pindare n’essaye nulle part d’atténuer leur trahison ; et, dans plusieurs de ses chants, il proclame ouvertement son admiration pour l’héroïsme des vainqueurs de Salamine et de Platées. Il insiste particulièrement sur les services rendus à la cause commune par les Éginètes ; et comme Égine, d’après les vieilles légendes de la race dorienne, avait un étroit lien de parenté avec Thèbes, on dirait qu’il cherche indirectement à relever, suivant l’expression d’un critique, la tête humiliée de la Béotie.


Diversité des odes triomphales.


Les chants de triomphe composés par Pindare sont fort divers et de sujets, et d’étendue, et de style, et de forme même. Il est probable que ceux qui n’ont que des strophes sans épodes étaient chantés par une procession qui se rendait ou au temple de la divinité des jeux ou à la maison du vainqueur. Il pouvait se faire cependant que cette procession chantât quelquefois des hymnes avec épodes : il suffisait que le cortège s’arrêtât, dans sa marche, à des intervalles réglés. Mais la plupart des poëmes à épodes se chantaient durant le comos ou fête joyeuse qui terminait la journée après les sacrifices et les actions de grâces aux dieux. C’est ce qu’attestent encore ces expressions, si fréquentes chez Pindare, hymne épicomien, mélodie encomienne.

La langue de Pindare est loin d’être purement dorienne. Le fond en est épique ; et les formes doriennes ou quelquefois éoliennes dont le poëte l’assaisonne ne sont pas déterminées, comme on le pourrait croire, seulement par une volonté fantasque : c’est presque toujours la forme métrique et musicale qui en décide, et qui appelle le dialecte le plus analogue au nome adopté, par conséquent à la nature et à la tournure des sentiments et des idées. On peut distinguer, même encore aujourd’hui, trois sortes d’hymnes dans le recueil. Il y en a de doriens, d’éoliques, de lydiens. Dans les hymnes doriens, on retrouve les mêmes rythmes que dans les chœurs de Stésichore, et notamment ces systèmes de dactyles et de dipodies trochaïques, qui ont presque la noblesse de l’hexamètre et sa gravité majestueuse. Le caractère de ces hymnes a quelque chose de particulièrement digne et calme ; les récits mythologiques y sont développés avec ampleur ; le poëte se renferme plus étroitement dans les conditions générales de son sujet, et évite d’introduire sa personnalité et ses sentiments propres au travers de l’harmonieux ensemble. Les rythmes des odes éoliques sont, au contraire, ces mètres légers qu’affectionnaient les poëtes lesbiens, et dont nous avons parlé ailleurs. C’est dans ces odes surtout que Pindare se met à l’aise. Son allure est vive et rapide, souvent capricieuse ; quelquefois même il s’arrête court au milieu d’un récit ; il s’interrompt par quelque apostrophe inattendue ; il se mêle lui-même à tout ce qu’il dit, et il s’adresse à son héros avec un ton moins solennel que d’ordinaire, et qui prend par instants une teinte de familiarité. Il nous entretient complaisamment de ses relations avec celui qu’il célèbre, de ses querelles personnelles avec ses rivaux littéraires : il vante son propre style et déprime le style des autres. En somme, l’ode éolique, comme le remarque Otfried Müller, est plus variée, plus vive, moins élevée et moins uniforme que l’ode dorienne. Rien de plus différent, en effet, que la première Olympique, avec ses joyeuses et brillantes images, et la seconde, où domine un souffle d’orgueil qui tient constamment le poëte dans les hautes régions, sans lui laisser le loisir de toucher un moment la terre. Le langage, dans les odes éoliques, est hardi et d’une marche moins régulière et moins facile à saisir. Les odes lydiennes sont en fort petit nombre, comparativement aux deux autres genres. Le mètre en est principalement trochaïque, d’une extrême douceur, et en parfait accord avec l’expression des sentiments tendres et religieux. Pindare n’a guère employé le mode lydien que dans les odes destinées à être chantées durant la procession qui se rendait au temple ou à l’autel, et où l’on implorait humblement la faveur de quelque divinité.


Versification de Pindare.


Il n’est pas aisé de dire ce que sont les vers de Pindare, ni même de déterminer où ils commencent et où ils finissent. Si les vers des odes pindariques étaient écrits sans distinction à la suite les uns des autres, on pourrait défier tous les métriciens du monde d’en retrouver les vraies divisions. Les manuscrits fournissent des indications suffisantes, quant à la division en strophes, antistrophes et épodes, ou, dans quelques cas, en strophes simplement. Quant au vers lui-même, ils permettent aux éditeurs à peu près de tout oser : les uns le donnent plus court, les autres plus long. C’est qu’en réalité il n’y a rien dans Pindare qui soit proprement vers, rien qui se scande et se mesure d’une façon incontestable comme l’hexamètre on le vers ïambique, ou même comme le vers de Sappho et celui d’Alcée. Chaque portion de l’ode n’est qu’une série continue de rythmes plus ou moins perceptibles, et que réglaient non pas les lois de la versification proprement dite, mais celles de l’accompagnement musical. A ceux qui parlent des vers de Pindare, ou qui se figurent qu’en grec comme en français, tout ce qui n’est point prose est vers et tout ce qui n’est point vers est prose, un homme instruit n’a qu’une question bien simple à faire, c’est de demander s’ils ont jamais scandé un vers, un seul vers de Pindare.


Plan des odes de Pindare.


Ce n’est plus aujourd’hui le temps où il n’était bruit, chez les littérateurs, que du délire pindarique, et du désordre, admirable selon les uns, presque ridicule selon les autres, des compositions du poëte thébain. Ces assertions, nées de la prévention ou de l’ignorance, ont disparu devant une étude approfondie du texte de Pindare. Toutes les odes ont un plan raisonné, et qui en détermine l’économie. Un Allemand, nommé Dissen, a même essayé de représenter, sous un certain nombre de formules géométriques, les diverses dispositions auxquelles se réduisent, dans Pindare, toutes les combinaisons de A, sujet direct de l’ode, avec B, sujet indirect mythique, et C, deuxième sujet indirect, qui n’est pas mythique, et D, troisième sujet indirect, qui n’est pas non plus mythique. Ceci est la superstition, ou, si l’on veut, la folie de la régularité. Mais, pour n’avoir rien de mathématique, les plans de Pindare n’en sont pas moins réels, et visibles à qui sait y regarder. Je remarque même que le poëte ne chantait pas avant d’avoir reçu de son héros certaines données positives, certains renseignements indispensables. Il convenait avec lui d’une sorte de programme, et il s’obligeait à faire entrer dans son œuvre tel ou tel fait particulier, telle ou telle idée principale ; ce qui n’avait d’ailleurs rien d’incompatible avec sa liberté. Il y fait allusion lui-même en plus d’un passage. Ainsi, par exemple : « J’en dirais davantage, mais le programme que je dois suivre, mais les heures qui se pressent m’en empêchent[9]. » Et ailleurs : « Et vous, Éacides aux chars d’or, sachez que mon programme le plus clair est de ne jamais aborder dans votre île sans vous combler d’éloges[10]. » On le voit fréquemment s’arrêter au milieu des plus vifs élans de sa verve, pour s’avertir lui-même de rentrer dans les limites qui lui sont tracées ; de traiter encore tel point qu’il oubliait, et, selon son expression, d’acquitter sa dette, de mériter son salaire.

Le canevas uniforme de l’ode pindarique se compose de quatre parties, savoir : l’éloge du vainqueur, celui de sa famille, celui de sa patrie, celui des dieux protecteurs des jeux et dispensateurs de la victoire. Pour animer, pour diversifier sa matière, pour lui donner la forme et la vie, Pindare a recours aux trésors des légendes mythologiques ; il rappelle les antiques traditions ; il adresse à son héros des leçons et des conseils ; il fait des vœux pour son bonheur ; il sème çà et là les maximes ; il invoque les dieux ; il vante son art et parle de lui-même. Ces éléments se mêlent dans des proportions diverses, mais non point au hasard : la raison qui a fait préférer telle combinaison à telle autre est toujours assez facile à deviner ; et il n’est nullement téméraire de prétendre que l’on connaît les grandes directions de la pensée de Pindare. Ainsi, ou le poëte se borne strictement à l’éloge du héros et à ce que comporte la donnée commune de l’ode, et alors le plan est d’une parfaite simplicité ; ou bien à cet éloge il mêle des développements épisodiques, et le plan est complexe : il y a un sujet direct, un ou plusieurs sujets accessoires, et une pensée générale qui fait l’unité du tout.

Presque toujours Pindare annonce, dès le début, le sujet de son chant, le genre de la victoire, le nom du vainqueur. Des récits de divers genres, religieux ou épiques, remplissent ordinairement le milieu, et forment une portion considérable, quelquefois la plus considérable, de l’œuvre totale. Les louanges du héros reparaissent à la fin, et servent de conclusion. Ce n’est que fort rarement qu’on voit l’hymne se terminer en épisode.


Épisodes pindariques.


Les épisodes ne sont point, comme on l’a trop répété, des ornements poétiques ajoutés sans autre raison que leur beauté, et destinés simplement à parer la nudité du sujet. Souvent les héros dont Pindare mêle le souvenir aux louanges de son vainqueur sont ou les ancêtres mêmes dont ce vainqueur prétend descendre, ou les fondateurs de sa ville natale, ou les instituteurs des jeux dans lesquels il a triomphé de ses rivaux. Il n’y a pas une ode en l’honneur d’un vainqueur éginète, où Pindare ne célèbre la race illustre des Éacides, dont le nom se présentait de lui-même à l’esprit dès qu’on nommait Égine. D’autres fois ces événements de l’âge héroïque sont présentés comme une sorte de miroir, où le vainqueur doit reconnaître l’image idéalisée de sa propre vie, des travaux, des périls qu’il a endurés. D’autres fois enfin, il y a sous la légende, ou plutôt sous l’allégorie, une leçon, un sage conseil, sur lequel s’arrêtera sa pensée, et dont il fera son profit. Pélops et Tantale, dans la première Olympique, sont deux types où Hiéron pouvait se reconnaître, ici par ses vices, là par ses vertus. Les récits les plus longs, par exemple celui de l’expédition des Argonautes, dans la quatrième Pythique, ont leur but aussi, et sont autre chose que des contrefaçons lyriques de l’épopée. Le poëte ne s’y oublie qu’en apparence. Le sujet est en réalité présent à ses yeux. Ce qu’il se propose, dans la quatrième Pythique, c’est de revendiquer pour Arcésilas, roi de Cyrène, l’honneur de descendre des conquérants de la Toison d’or ; et, s’il insiste sur la peinture des caractères de Pélias et de Jason, le tyran soupçonneux et le noble exilé, c’est une ouverture qu’il prépare à la requête par laquelle il termine le poëme, en faveur de son ami Damophilus.


Obscurité de Pindare.


Il faut bien dire que Pindare laisse toujours infiniment à faire à l’esprit de son lecteur. Il dissimule ses voies ; il affecte de tenir dans le vague et l’incertitude son véritable dessein, afin de nous procurer le plaisir de le découvrir nous-mêmes. Il semble désirer qu’on le croie à chaque instant entraîné hors du droit chemin par son ardeur poétique : ainsi quand il revient brusquement à son thème après un long épisode ; ainsi quand, à propos d’une expression proverbiale, il se lance dans un récit qui dure quelquefois assez longtemps. On disait, chez les Grecs, qu’une chose impossible, c’était de pénétrer, par mer ou par terre, dans le pays dés Hyperboréens. L’histoire du séjour de Persée chez ce peuple fabuleux, qui tient dans la dixième Pythique une place notable, a l’air au premier abord de n’être venue là que par hasard, et comme à la remorque du proverbe. Mais un examen attentif montre que dans ce cas, de même que dans les autres passages analogues, le défaut de suite n’est pas réel, et que la légende n’est point sans relation avec le sujet. Pindare lui-même avoue quelque part qu’il est besoin d’intelligence et de réflexion pour bien saisir la signification cachée de ses épisodes. Après une description des îles des Bienheureux, il ajoute : « J’ai sous mon coude, au fond de mon carquois, bien des flèches rapides, qui ont une voix pour les habiles ; mais le vulgaire ne les comprend pas[11]. »

Ce poëte, qui ne chantait pas pour tout le monde mais seulement pour les esprits d’élite, et qui voilait sa pensée ou lui donnait mille tours extraordinaires et imprévus ; ce poëte, qui est tout en allusions, en allégories et en métaphores, est d’une lecture pénible, et ne saurait être goûté qu’après des efforts persévérants. Mais quand on a triomphé des obstacles, et que l’on est parvenu à percer toutes ces obscurités historiques, mythologiques, littéraires, grammaticales, on voit apparaître un génie de premier ordre, un esprit élevé et profond, un homme inspiré, un incomparable artisan de style. Malheureusement pour nous, Pindare est, de tous les poëtes grecs, celui dont une traduction, surtout dans notre langue, est le plus impuissante à retracer l’image. Si fidèle qu’on la suppose, Pindare ne s’y montrera toujours que sous les traits les plus grossiers de sa physionomie. Il y a tel mot, dans Pindare, qui est à lui seul, par sa forme, par la place où il rayonne, par les idées ou les sentiments qu’il éveille, tout un tableau, tout un bas-relief, tout un poëme ; et ce mot quelquefois n’a pas d’équivalent chez nous, et le traducteur est réduit, bon gré mal gré, à en noyer tout le charme, toute l’énergie, toute la valeur, dans une insipide et souvent ridicule paraphrase.

Je manquerais toutefois au but que je me propose, si je n’essayais pas de transcrire quelque passage, choisi parmi ceux qui ont le moins à perdre en passant du grec en . français. Je ne prendrai donc pas le début de la première Olympique, objet jadis de si vifs débats, ni aucun des morceaux que dans notre langue on appellerait pindariques, au sens vulgaire de cette expression, mais quelque chose de simple, au moins relativement, surtout de clair et net, et qui réponde à quelqu’un de ces sentiments que la nature humaine n’a pas dépouillés depuis le temps de Pindare. Tel me semble le récit du dévouement de Pollux, dans la dixième Néméenne :

« Castor et Pollux passent alternativement un jour dans la demeure de Jupiter leur père chéri, et un jour sous les cavernes de la terre, dans les tombeaux de Thérapna, partageant ainsi le même destin. C’est que Pollux a mieux aimé cette existence, que d’être entièrement dieu et d’habiter le ciel, après que Castor eut péri dans un combat. Car Idas, courroucé de l’enlèvement de ses bœufs, avait percé Castor d’un coup de sa lance d’airain.

« Du haut du Taygète, Lyncée avait découvert les Tyndarides assis sur le tronc d’un chêne ; Lyncée, dont l’œil était le plus perçant de tous les yeux mortels. Aussitôt, d’un pas rapide, partent les fils d’Apharée [Lyncée et Idas], et ils s’empressèrent d’exécuter un coup hardi ; mais ils furent cruellement châtiés par les mains de Jupiter. Le fils de Léda sur-le-champ s’élance à leur poursuite ; et eux lui font tête près du tombeau paternel. Ils arrachent une pierre polie, décoration sépulcrale, et la jettent à la poitrine de Pollux. Mais ils n’écrasèrent point le héros, ni ne le firent reculer. Pollux pousse en avant, armé d’un javelot rapide, et enfonce l’airain dans les flancs de Lyncée. Puis Jupiter frappe Idas de la foudre embrasée et fumante…

« Bien vite le Tyndaride revient près de son vaillant frère. Castor n’était pas encore expiré : il le trouve râlant avec effort. Il verse des larmes brûlantes, et s’écrie à haute voix : « Fils de Cronus, ô mon père ! quel sera le terme de mes douleurs ? Envoie-moi aussi, dieu puissant, la mort comme lui… »

« Il dit ; Jupiter vint à lui, et lui adressa ces mots : « Tu es mon fils ; mais celui-ci a reçu la vie d’un germe mortel déposé plus tard dans le sein de ta mère par le héros son époux. Eh bien ! je t’en laisse parfaitement le choix : si tu veux, exempt de la mort et de l’odieuse vieillesse, habiter toi-même l’Olympe, avec Minerve et Mars à la lance noire de sang, ce sort sera le tien ; mais, si tu prends en main la cause de ton frère, et si tu songes à tout partager également avec lui, tu respireras la moitié du temps sous la terre, la moitié dans les palais d’or du ciel. »

« Ainsi parla Jupiter ; et Pollux n’hésita pas. Alors Jupiter rouvrit l’œil, puis la lèvre de Castor au baudrier garni d’airain. »


Fragments de Pindare.


Resterait maintenant à étudier les fragments des autres poëmes, pour y découvrir quelque face nouvelle du génie de Pindare. Mais ces fragments sont en général fort courts, et ces débris de péans, de prosodies, de dithyrambes, etc., n’ont rien de bien caractéristique, et n’offrent guère que des matériaux analogues à ceux qu’on peut admirer, resplendissants de tout leur lustre, et non pas frustes et endommagés, dans les odes triomphales. Ce sont, par exemple, des maximes morales, des métaphores hardies, des invocations à quelque dieu, des descriptions brillantes. Qui reconnaîtrait, dans une peinture, fort belle d’ailleurs, du bonheur des justes après la mort et du châtiment des méchants, ces thrènes où le poëte pleurait, comme dit Horace, un jeune époux ravi à une épouse désolée ? Il n’y a que les scolies, dont les reliques aient une véritable importance littéraire. Une de ces chansons, adressée au beau Théoxène de Ténédos, nous est parvenue tout entière ; une autre, sur les courtisanes de Corinthe, n’a que deux imperceptibles lacunes. Ce n’est point la fierté guerrière d’Hybrias, c’est encore moins la passion politique de Callistrate. Il ne s’agit que de plaisir et d’amour. Je regrette que la nature même des sujets ne nous permette point de transcrire ici ces petits chefs-d’œuvre. On y verrait Pindare sous un aspect bien différent de celui où nous sommes accoutumés à envisager le chantre des Hiéron et des Arcésilas. Le ton du poëte n’a plus rien de la gravité dorienne. Pindare se montre à nous avec un enjouement gracieux qu’on chercherait en vain dans les odes triomphales, et qui n’exclut ni les regrets mélancoliques, ni même une légère pointe d’ironie. On dirait qu’il se souvient d’Anacréon et de son sourire.

  1. Horace, Carmina, livre IV, ode II.
  2. Pindare, Pythiques, ode II.
  3. Pythiques, ode IV.
  4. Olympiques, ode I ; Pythiques, odes I, II, XII.
  5. Pythiques, ode IV, vers la fin.
  6. Pindare, Néméennes, ode X.
  7. Pythiques, ode VI.
  8. Pythiques, ode VIII.
  9. Pindare, Néméennes, ode VI.
  10. Isthmiques, ode V.
  11. Pindare, Olympiques, ode II.