Histoire de la pomme de terre/Chapitre III

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Histoire de la pomme de terre traitée aux points de vue
historique, biologique, pathologique, cultural et utilitaire
Rothschild (p. 117-201).
Première partie


CHAPITRE III

INTRODUCTION DE LA POMME DE TERRE EN FRANCE


Nous avons vu, dans le Chapitre précédent, que Gaspard Bauhin, dans son Phytopinax, imprimé à Bâle en 1596, avait parlé de la culture de la Pomme de terre, appelée par lui, le premier, Solanum tuberosum, dans les jardins de cette ville. C’est de là, probablement, qu’elle s’est introduite dans d’autres cantons en Suisse, et que de la Suisse elle est passée en France. Le premier auteur français qui s’occupe de la Pomme de terre est le célèbre agronome Olivier de Serres. Il y consacre tout un article dans son Théâtre d’Agriculture et Mesnage des champs, dont la 1re édition a paru en 1600. La Pomme de terre se trouvait donc en France, en même temps qu’en Angleterre, en Belgique, en Autriche, en Allemagne et en Suisse, ainsi qu’en Espagne et en Italie, vers la fin du XVIe siècle.

Au Chapitre x du VIe Livre du Théâtre d’Agriculture, on peut lire cet article qui est intitulé Cartoufle, et dont voici la teneur même d’après l’ouvrage d’Olivier de Serres.

« C’est arbuste, dict Cartoufle, porte fruict de mesme nom, semblable à truffes, et par d’aucuns ainsi appellé[1]. Il est venu de Suisse, en Dauphiné, despuis peu de temps en çà. La plante n’en dure qu’une année, dont en faut venir au refaire chacune saison. Par semence, l’on s’en engeance, c’est-à-dire, par le fruict mesme[2], le mettant en terre au commencement du printemps, après les grandes froidures, la lune estant en decours, quatre doigts profond, désire bonne terre, bien fumée, plus légère que poisante : l’aer modéré. Veut estre semé au large, comme de trois en trois, ou de quatre en quatre pieds de distance l’un de l’autre, pour donner place à ses branches de s’accroistre, et de les provigner[3]. De chacun cartoufle sort un tige, faisant plusieurs branches, s’eslevans jusqu’à cinq ou six pieds, si elles n’en sont retenues par provigner. Mais pour le bien du fruict, l’on provigne le tige avec toutes ses branches, dès qu’elles ont attaint la hauteur d’un couple de pieds ; d’icelles en faissant ressortir à l’aer, quelques doigts, pour là continuer leur ject ; et icelui reprovigner, à toutes les fois qu’il s’en rend capable, continuant cela jusques au mois d’Aoust : auquel temps les jettons cessent de croistre en florissant, faisans des fleurs blanches[4], toutes-fois, de nulle valeur. Le fruict naist quand-et les jettons à la fourcheure des nœuds, ainsi que glands de chesne. Il s’engrossit et meurit dans terre, d’où l’on le retire en ressortant les branches provignées, sur la fin du mois de Septembre, lors estant parvenu en parfaicte maturité. L’on le conserve tout l’hyver parmi du sablon deslié en cave tempérée ; moyennant que ce soit hors du pouvoir des rats, car ils sont si friands de telle viande[5], qu’y pouvans attaindre, la mangent toute dans peu de temps. Aucuns ne prennent la peine de provigner ceste plante, ains la laissent croistre et fructifier à volonté, cueillans le fruict en sa saison : mais le fruict ne se prépare si bien à l’aer, que dans terre, en cela se conformant aux vraies truffes, auxquelles les cartoufles ressemblent en figure ; non si bien en couleur, qu’elles ont plus claire que les truffes : l’escorce non rabouteuse, ains lice et desliée. Voilà en quoi tels fruicts diffèrent l’un de l’autre. Quant au goust, le cuisinier les appareille de telle sorte, que peu de diversité y recognoist-on de l’un à l’autre. »

Dans l’édition du Théâtre d’Agriculture, publié en 1805 par la Société d’Agriculture du Département de la Seine, et qui est accompagnée de très nombreuses notes explicatives, le texte ci-dessus d’Olivier de Serres est annotée de la façon suivante par le célèbre Parmentier.

« Quoique la description de la Cartoufle ne se rapporte pas exactement au Topinambour (Helianthus tuberosus), tout porte cependant à croire que c’est lui qu’Olivier de Serres a désigné ici, et non la Pomme de terre (Solanum tuberosum), comme plusieurs auteurs célèbres l’ont prétendu ; en effet, la plante que décrit Olivier de Serres sous le nom de Cartoufle a le port d’un arbrisseau, elle s’élève à environ deux mètres[6] (cinq à six pieds de haut), pousse une tige que l’on provigne avec toutes les branches, donne des tubercules qui ont l’apparence extérieure des truffes (tuber) et naissent à la fourchure des nœuds, donne des fleurs qui ne fructifient point et sont de nulle valeur. Or la Pomme de terre n’a aucun de ces caractères, et elle étoit vraisemblablement encore très peu connue en Europe, où elle ne faisoit que d’être importée à l’époque où le Théâtre de l’Agriculture a paru. »

Nous n’avons pas besoin de discuter les termes de cette Note, en ce qui touche les caractères communs à la fois à la Pomme de terre et au Topinambour, quant à la hauteur de la tige et à la production des tubercules ; mais Parmentier fait dire à tort par Olivier de Serres, que les fleurs ne produisent point de fruits, puisque l’auteur dit seulement qu’elles sont de nulle valeur, c’est-à-dire d’aucun intérêt, d’aucun usage. D’un autre côté, Olivier de Serres parle de « jettons faisant des fleurs blanches », ce qui n’est pas le cas du Topinambour, dont les fleurs sont jaunes. Il n’est pas jusqu’au provignage, qui n’est pas le fait du Topinambour, en raison de ses tiges raides et droites, mais qui était pratiqué en Bourgogne pour la Pomme de terre, d’après ce que nous apprend Gaspard Bauhin (Prodromos Theatri botanici de 1620) dans ce passage déjà cité ci-dessus : « Les Bourguignons ont l’habitude aussi d’étaler les rameaux sur le sol et de les recouvrir de terre dans le but d’augmenter le nombre des tubercules ». Enfin, ce qui achève de prouver qu’Olivier de Serres ne pouvait parler du Topinambour, c’est qu’il n’a été question de cette plante en Europe, qu’en 1616, d’après ce qu’a établi A. de Candolle dans son ouvrage sur l’Origine des plantes cultivées.

Mais ce qui semble devoir expliquer l’erreur de Parmentier, et cela ressort de la dernière phrase de sa Note, c’est qu’il n’était pas au courant de ce qui avait été publié au XVIe siècle sur la Pomme de terre, et qu’il avait dû conserver sur son histoire les idées qu’il avait émises en 1781, dans son Mémoire intitulé : Recherches sur les végétaux nourrissants qui, dans les temps de disette, peuvent remplacer les aliments ordinaires. « Originaire de la Virginie, y dit-il, la Pomme de terre s’est naturalisée si parfaitement et avec tant de facilité en Europe, qu’on croirait à présent qu’elle appartient à notre hémisphère. Les Irlandais la cultivèrent d’abord dans les jardins par pure curiosité, et ce ne fut guère qu’au commencement du XVIIe siècle, qu’ils essayèrent d’en faire usage. Sa culture passa bientôt en Angleterre, puis en Flandre, en Allemagne, en Suisse et en France… » Or, d’après ces idées, comment croire, en effet, que la Pomme de terre pouvait, avant 1600, être cultivée par Olivier de Serres, dans ses terres du Pradel, non loin de Villeneuve-de-Berg, petite ville du Vivarais, en Languedoc, qui fait partie aujourd’hui du Département de l’Ardèche ?

Du reste, on peut lire, dans cette même édition du Théâtre d’Agriculture, deux passages qu’il nous paraît intéressant de citer ici. Le premier est extrait de l’éloge d’Olivier de Serres par François de Neufchâteau. « Le Linné de la Suisse, le célèbre Haller, dans sa Bibliothèque botanique, caractérise en peu de mots, suivant son usage, le Théâtre d’Agriculture. Il dit que c’est un grand et bel ouvrage, d’un homme qui parle d’après son expérience, qui aime les moyens simples et qui ne cherche pas des artifices dispendieux. Haller ajoute un autre trait non moins caractéristique de l’exactitude et des soins avec lesquels Olivier de Serres a écrit, c’est qu’il est le premier agronome qui nous ait donné en détail l’histoire de la Pomme de terre, alors assez récemment apportée d’Amérique ». Le second passage se trouve dans l’Essai historique sur l’état de l’agriculture en Europe au XVIe siècle, par le G. Grégoire, qui s’exprime en ces termes : « D’après le célèbre Haller, on a cru qu’Olivier de Serres connoissoit la Pomme de terre et qu’il l’avoit décrite sous le nom de Cartoufle. J’ai suivi, sur ce point, l’opinion qu’autorisoit le grand nom de Haller ; mais ce pourroit être une erreur. Notre collègue Parmentier, à qui il appartient surtout de parler des Pommes de terre, parce qu’il est celui, de tous les agronomes, qui a le plus étudié ces racines utiles, et qui les a le plus fait valoir, croit qu’on ne peut leur appliquer la description des Cartoufles, qui ne sont, selon lui, que les Topinambours. Il faut observer qu’Olivier de Serres dit que cette espèce de truffes, qu’il appelle Cartoufles, était venue de Suisse, et qu’encore aujourd’hui, en Suisse, on donne à la Pomme de terre le nom de Tarteuffel, qui approche beaucoup celui de Cartoufle ».

Ajoutons ici que ce mot Tarteuffel n’est en somme que la modification germanisée du nom italien Tartuffoli, sous lequel Charles de l’Escluse et Gaspard Bauhin disaient qu’on désignait de leur temps la Pomme de terre, et que ce tubercule porte encore, en Allemagne, le nom de Kartoffel, qui se rapproche singulièrement du mot Cartoufle employé par Olivier de Serres.

Mais après la constatation de l’introduction de la Pomme de terre en France, d’un côté par cet agronome dans le Vivarais, de l’autre par Gaspard Bauhin dans la Franche-Comté et la Bourgogne, les documents historiques font défaut pour nous apprendre de quelle façon elle a pu se propager dans les régions avoisinantes, sinon même être délaissée, puisque, comme nous l’apprend encore G. Bauhin, elle n’avait pas tardé à être accusée de donner la lèpre.

Voyons cependant, si courte que soit son histoire pendant le XVIIe siècle et la plus grande partie du XVIIIe, tout ce que nous avons pu trouver qui soit relatif à la Pomme de terre, en France, pendant cette période caractérisée par la lenteur des progrès que faisait la culture du précieux tubercule. Examinons d’abord ce qu’il en était à Paris, et ensuite dans les provinces.

Le Solanum tuberosum était une plante intéressante au point de vue botanique ; elle devait tout au moins attirer l’attention des curieux ou des savants, grâce aux travaux descriptifs de Ch. de l’Escluse et des Bauhin. Ce Solanum ne figure pas dans le Catalogue des plantes du Jardin royal des plantes médicinales (aujourd’hui le Muséum d’histoire naturelle de Paris) publié par son fondateur, Guy de la Brosse, en 1636. Mais en 1665, la Pomme de terre était cultivée dans ce Jardin Royal, car sur le Catalogue publié cette même année par Joncquet, sous les auspices de Vallot, parmi les noms des plantes cultivées dans l’Hortus regius se trouve notre plante sous ce nom : « Solanum tuberosum esculentum (Bauhin, Pinax), forte Papas Perüanorum (Clusius, Hist.) » ce qui doit s’interpréter comme étant la Pomme de terre à fleur violette, car à la suite de ce premier nom se trouve : « Idem, flore albo », c’est-à-dire la variété à fleur blanche. Ainsi donc, en 1665, voici que la Pomme de terre est enfin introduite dans Paris.

Elle se trouvait encore dans le même Jardin en 1689, d’après le Schola botanica ou Catalogue des plantes que démontrait depuis quelques années, aux étudiants dans le Jardin royal, Joseph Pitton Tournefort, attribué à Sherard. La Pomme de terre y est indiquée en ces termes : « Solanum tuberosum esculentum de G. Bauhin, Papas Americanum de J. Bauhin. Truffe rouge ». Ces deux derniers mots sont instructifs, en ce qu’il nous rappelle le nom de Truffe (Tartuffoli des Italiens) et la variété à peau rougeâtre décrite par Ch. de l’Escluse et les Bauhin.

Tournefort, dans son Histoire des plantes qui naissent aux environs de Paris (1698), ne parle pas de notre Solanum, non plus que Bernard de Jussieu, dans la 2e édition du même ouvrage publiée en 1725 ; mais il figurait, dans le petit Botanicon parisiense de Séb. Vaillant paru en 1723, en ces termes : « Solanum tuberosum esculentum (Pinax). PATATE OU TRUFFE ROUGE ». Et l’on retrouve ce Solanum, indiqué sous le même nom dans le grand Botanicon parisiense du même auteur, publié par Boerhaave en 1727, mais avec l’épithète marginale Us., ce qui signifie qu’elle était en usage ou cultivée, et qu’elle pouvait se rencontrer dans les champs, aux environs de Paris.

Enfin, le Prodromus Floræ parisiensis ou Catalogue des plantes parisiennes publié par Dalibard en 1749, cite également notre plante sous le nom de « Solanum tuberosum esculentum (Pinax). TRUFFE ROUGE ». On ne connaissait donc encore, à Paris, que la variété rouge de la Pomme de terre, et seulement sous les noms de Patate ou Truffe rouge.

Nous avons vu, dans le Chapitre précédent, que Gaspard Bauhin avait parlé, en 1620, de la culture de la Pomme de terre dans la Franche-Comté : il faisait même connaître cette singulière légende, d’après laquelle on délaissait cette culture dans la croyance que la Pomme de terre donnait la lèpre. Ce qui venait en quelque sorte appuyer cette légende, c’est qu’on prétendait que le Parlement de Besançon avait rendu, en 1630, un arrêt confirmatif de cette croyance. « Attendu, disait cet arrêt, que la Pomme de terre est une substance pernicieuse et que son usage peut donner la lèpre, défense est faite, sous peine d’une amende arbitraire, de la cultiver dans le territoire de Salins ».

Or nous devons à l’obligeance de M. J. Tripard, membre de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, et qui réside près de Salins, les renseignements suivants, dont la clarté ne laisse rien à désirer.

« Il n’y a pas lieu, nous écrit M. Tripard, de s’arrêter à la légende qui croit pouvoir s’appuyer sur un arrêt du Parlement de Besançon, daté de 1630, car en 1630 le Parlement n’existait pas à Besançon : il était à Dôle et fut supprimé en 1668 par le Roi d’Espagne. Le 16 juin 1774, il avait été rétabli à Dole par Louis XIV ; après l’annexion de la Franche-Comté il fut transféré à Besançon.

« Les édits généraux ne font pas mention de cet arrêt : on comprend du reste qu’un édit sur la culture de la Pomme de terre devait appartenir à cette Catégorie. Il n’a donc pas existé. D’un autre côté, j’ai feuilleté les arrêts de 1630, parmi les arrêts manuscrits qui sont conservés dans les archives du Doubs et je n’y ai rien trouvé ».

Vers la fin du XVIe siècle, la Pomme de terre n’avait pas seulement été introduite dans la Franche-Comté. L’introduction en avait été faite également dans les Vosges. M. René Ferry a bien voulu attirer notre attention sur ce que dit à ce sujet Gravier, dans son Histoire de St-Dié (1836), Il s’exprime ainsi : « La Pomme de terre fut introduite dans les Vosges par les vallées de Schirmeck et de Celles au XVIe siècle, avec les opinions de Calvin qui s’y propagèrent et y firent des progrès plus rapides que la Pomme de terre. Les Vosgiens font honneur de cette plante aux Suédois, parce qu’en effet sa culture ne se répandit dans les Vosges que vers le milieu du XVIIe siècle[7], et que jusqu’alors elle était restée circonscrite dans les jardins et tout au plus dans quelques chenevières. Quoi qu’il en soit, nous suivons ses progrès dans le pays à l’aide des sentences et arrêts qui ont marqué son itinéraire. » Ce fut le curé de la Broque, Louis Piat, qui le premier exigea de ses paroissiens la dîme des Pommes de terre. Sur leur refus, une sentence du prévôt de Badonviller du 19 Octobre 1693 les condamne à livrer à leur curé le cinquantième du produit pour tenir lieu de la dîme. Cette sentence déclarait les habitants de la vallée de Celles soumis à la même servitude.

» Le Val de St-Dié. si maltraité pendant les guerres du XVIIe siècle, remplaça la Vigne par la Pomme de terre, et la fit rentrer presque subitement dans la rotation triennale par les versaines ou terres de repos. Le Chapitre de St-Dié, témoin de la misère du pays causée par les ravages de la guerre, fut plus généreux que le curé de la Broque et n’exigea la dîme qu’après une culture libre de plus de 50 ans. Les habitants du Val invoquèrent la prescription et l’affaire fut portée à la Cour souveraine. La Cour balança longtemps entre l’humanité et le droit du seigneur. Les citadins regardaient la Pomme de terre comme un fruit vil et grossier, destiné plutôt à la nourriture des animaux qu’à celle de l’homme, et ils la rangeaient à côté du gland. Cependant un arrêt du 28 juin 1715, conforme aux conclusions du procureur général et fondé sur le droit divin, condamna les habitants du Val à payer la dîme des Pommes de terre ou Topinambours sur le pied des grosses dîmes. Cet arrêt fit naître des troubles au moment de la récolte. Les pauliers furent maltraités et les récoltes enlevées par les habitants. Un nouvel arrêt du 23 mars 1716 ordonna de livrer sur place le onzième du produit.

» La Pomme de terre ayant été adoptée successivement par les sujets des abbayes de Senones, Moyenmoutier et Etival, et par ceux des Dames de Remiremont, ces quatre établissements religieux sollicitèrent en commun un arrêt de dîme. C’est alors que l’édit du prince, du 4 mars 1719, prévint l’arrêt. »

Nous sommes reconnaissant à M. Chamoüin de nous avoir fait connaître que M. H. Labourasse a publié, en 1891, dans les Mémoires de la Société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc, 2e série, t. IX, un Mémoire très documenté, intitulé : Parmentier et sa Légende. Nous en détachons le texte de l’arrêt du 28 juin 1715 et celui de l’édit du 4 mars 1719, dont il vient d’être question. Ces textes renferment d’assez curieux détails sur ce que l’on pensait alors de la Pomme de terre et sur les ressources qu’on commençait à tirer de sa culture. Arrêt de la Cour souveraine de Lorraine et Barrois du 28 juin 1715, portant règlement pour la dîme des Pommes de terre, à propos de la réclamation des habitants du Val Saint-Dié.

« Léopold, par la grâce de Dieu, Duc de Lorraine, Marchis, Duc de Calabre, Bar, Gueldres, etc…..

» Ouï Didier, avocat, qui a conclu à maintenir et garder les habitants du Val de Saint Diez dans la haute possession, en laquelle ils sont de mettre et recueillir des Pommes de terre dont s’agit, dans toutes sortes de terres indistinctement, sans en payer la dixme….

» Ouï aussi Bourcier de Montureux, pour notre Procureur général, qui a dit :

«….. Quoique cette contestation, ne soit née qu’au sujet d’un fruit vil et grossier, qui semble plutôt destiné à la nourriture des animaux qu’à celle des hommes, cependant cette cause ne laisse pas d’être de quelque importance, parce que ce fruit étant devenu fort commun dans toute la Vosge, surtout dans le temps malheureux que l’on vient d’essuyer, elle intéresse d’un côté grand nombre de communautés, et de l’autre beaucoup de Décimateurs, pour lesquels l’Arrêt qui interviendra servira de règlement.

» D’ailleurs, s’il est vrai qu’il y ait été apporté, comme on l’a dit, du fond des Indes ; s’il a mérité dans la Plaidoirie une description pompeuse, et d’être comparé au fruit le plus rare, le plus précieux et le plus beau de tout le Paradis terrestre, sans doute qu’il n’est pas si méprisable que l’on croit ; en sorte que sa destinée mérite par plus d’une considération, comme notre dite Cour voit, quelque attention de sa part.

» Il est vrai que ce fruit, qui est connu dans la Vosge depuis environ cinquante ans[8], se plante et sème vers les mois de Mars ou d’Avril, tantôt dans des Potagers ou Vergers, tantôt dans des Chénevières, quelquefois dans des terres arables au lieu de grains, comme dans les terres de Mars ; mais bien plus ordinairement cependant dans les terres de repos ou qui sont versaines (Jachères) selon le terme du pays, en sorte que dans ce cas cette Pomme se sème dans les sillons mêmes qui servent de préparation à la semaille suivante.

» Ce fruit a cela de singulier que quoique la plupart de toutes les autres plantes ne se produisent que par leur semence, le Topinambour[9] se produit par lui-même ; car on le coupe en plusieurs petits morceaux, que le Laboureur répand dans la raie qu’il a tracée avec sa charrue. Cette Pomme se nourrit et se forme dans cette terre pendant tout l’été et se recueille au mois de Septembre ou d’Octobre, qu’elle fait place aux grains que l’on sème en cette saison…..

»….. La dixme des Pommes de terre est extraordinaire, puisqu’elle ne se perçoit qu’en peu d’endroits ; elle n’a point encore été levée, quoique connue et en usage dans le Val Saint-Diez depuis plus de quarante ans.

»….. On a rapporté deux autres arrêts du Conseil souverain de Colmar, en croyant que l’on peut s’y conformer d’autant plus que l’Alsace étant contiguë à la Vosge, le Topinambour a été connu et est en usage à peu près en même temps dans l’un et dans l’autre pays.

»….. L’on ne doit donc pas avoir aujourd’hui plus d’égard à la requête des habitans du Val de Saint-Diez ; d’autant plus qu’il conste que dans ce Val, comme dans toute la Vosge, l’on ne plante de ce fruit en quantité, que depuis vingt ou vingt-cinq ans[10], et qu’on en plantoit dans les commencemens si peu, qu’on auroit eu pudeur d’en exiger la dixme : en sorte que cette petite quantité n’a déjà pu leur acquérir aucune possession valable….. Et si notre dite Cour venoit aujourd’hui à décharger les habitans du Val du payement de la dixme de Topinambours qu’ils plantent dans leurs terres de grosses dixmes, cette grande quantité qu’ils y mettent déjà aujourd’hui, et qu’ils ne manqueroient pas d’augmenter encore dans la suite, en changeant absolument la surface de la terre, frusteroient les Décimateurs de tous leurs droits. Car outre que les habitants se verroient par là déchargez du paiement de la dixme, c’est qu’ils tirent encore de ce fruit des avantages considérables pour eux. Le Topinambour multiplie infiniment ; ils en engraissent leurs bestiaux, ils s’en nourrissent eux-mêmes…

» Notre dite Cour condamne les Parties de payer à l’avenir la dixme des Pommes de terre qu’ils planteront ou ensemenceront sur les terres sujettes à la grosse dixme, soit qu’elles soient en versaine, ou en saison, sur le pied qu’elles payent la même grosse dixme ».

Voici maintenant la teneur de l’édit ou de l’ordonnance de 1719 qui devait régler cette question, si importante alors, de la dîme des Pommes de terre.

Ordonnance de Léopold du 4 Mars 1719.

«… Plusieurs des Décimateurs de nos États nous ayant remontré que depuis quelques années en ça, les Habitans de nos Villes et villages font plantation de Topinambours ou Pommes de terre dans les héritages où ils avoient accoutumé de semer et planter des fruits décimables ; que la dixme desdites Pommes de terre n’est pas moins due que de tous les autres fruits, et notamment lorsqu’elles croissent dans les héritages sujets à la dixme d’ancienneté ; que, etc…

» Ordonnons qu’à l’avenir la dixme des Topinambours ou Pommes de terre soit délivrée en espèce aux Décimateurs ou à leurs Fermiers, par ceux qui en auront planté et recueilli, soit dans les terres en versaine (jachères), ou en saison réglée, es héritages sujets d’ancienneté à la dixme, et ce lors de la récolte générale, et dans les Maisons ou Granges des Planteurs d’icelles, sur le pied et à même quantité qu’ils avoient accoutumé de payer la dixme grosse ou menue des autres fruits qu’ils ensemençoient auparavant dans les héritages plantez ou semez de Pommes de terre, sans que les Décimateurs ou leurs Fermiers puissent exiger la dixme de celles desdites Pommes de terre que les Propriétaires ou Locataires desdits héritages auront pris sans fraude pour le défruit (usage) journalier de leurs familles avant la dite récolte générale, ni de celles qu’ils auront plantées dans des héritages non sujets auparavant à la dixme grosse ni menuë…

» Lunéville, le 4 Mars 1719 ».

Nous n’avons pas besoin de faire remarquer les détails assez curieux que nous font connaître cet Arrêt et cette Ordonnance, surtout en ce qui concerne l’introduction, à la même époque, de la Pomme de terre dans l’Alsace et les Vosges. Il se peut que Gaspard Bauhin qui la cultivait à Bâle, vers 1620, n’y soit pas resté étranger. Mais il ne serait pas possible de lui en savoir gré, car il n’en dit rien lui-même, et nous ne faisons cette supposition qu’en raison du voisinage de Bâle et de la région alsacienne et vosgienne.

Quant au nom de Topinambour que l’on donne parfois dans cet Arrêt de 1715 à la Pomme de terre, on se rappelle que Frezier, en 1716, dans la Relation de son Voyage de la Mer du Sud, désignait aussi les Papas des Indiens du Chili sous les dénominations de Pommes de terre ou Taupinambours, dénominations qui s’ajoutent aux noms français déjà cités de Truffes, Truffes rouges et Patates.

D’un autre côté, cherchons s’il ne serait pas question de notre plante dans les ouvrages horticoles ou agricoles de cette époque. C’est inutilement que nous feuilletons à ce sujet les divers traités, où il est question des plantes potagères, publiés successivement par le célèbre La Quintinye, en 1692, 1695 et 1739. Mais nous trouvons dans un livre peu connu, intitulé L’École du Jardin potager, publié en 1749 par De Combles, un article très intéressant sur la Pomme de terre, qu’il appelle Truffe, car, ainsi que nous venons de le voir, elle n’était connue que sous ce nom ou sous celui de Patate. Voyons ce qu’en dit De Combles, à son Chapitre LXXIX :

« Description de la Truffe ; ses différentes espèces, ses propriétés, sa culture, etc.

» Voici une plante dont aucun auteur n’a parlé, et vraisemblablement c’est par mépris pour elle qu’on l’a exclue des plantes potagères ; car elle est trop anciennement connue et trop répandue, pour qu’elle ait pu échapper à leur connoissance ; cependant il y a de l’injustice à omettre un fruit qui sert de nourriture à une grande partie des hommes de toutes nations. Je ne veux pas l’élever plus qu’il ne mérite, car je connois tous ses défauts, dont je parlerai ; mais j’estime qu’il doit avoir place avec les autres, puisqu’il sert utilement, et qu’il a ses amateurs. Ce n’est pas seulement le bas peuple et les gens de campagne qui en vivent ; dans la plupart de nos provinces, ce sont les personnes même les plus aisées des villes ; et je puis avancer de plus, par la connoissance que j’en ai, que beaucoup de gens l’aiment par passion. Je mets à part si c’est affection bien placée, ou dépravation de goût ; il a ses partisans, cela me suffit.

» Il y a deux espèces de truffes, qui ne diffèrent l’une de l’autre que par la couleur extérieure, l’une étant rouge et l’autre blanche tirant sur le jaune : cette dernière est préférée, ayant moins d’âcreté que la première[11].

» La plante qui la produit, fait une quantité de racines ligneuses, blanches et menues, garnie de beaucoup de chevelu : le fruit[12] naît entre deux terres, et tient aux racines par une espèce de pédicule, au nombre de vingt ou trente, les uns plus gros, les autres plus petits ; ce fruit est d’une forme allongée, arrondie aux deux extrémités, inégale, ayant des espèces d’yeux enfoncés tout autour, qui sont autant de germes de la plante, de la longueur de 3 à 4 pouces, sur 18 lignes environ[13] de grosseur diamétrale : il est revêtu d’une pellicule qui se lève aisément quand il est cuit : sa chair est blanche et ferme, un peu aqueuse, sans aucune odeur. La plante pousse plusieurs branches à-la-fois, qui sont dures et ligneuses, presque triangulaires, de couleur en partie verte et en partie rougeâtre, garnie de feuilles et de petits rameaux dans toute son étendue : ces feuilles sont disposées de la même manière que celles du Rosier, et de grandeur approchante, d’un vert terne, velues aux sommités des tiges : il sort des aisselles des feuilles quelques bouquets de fleurs portées sur une queue assez longue : ces fleurs sont d’une seule pièce, découpées en étoile, de couleur gris de lin, avec quelques étamines jaunes dans le centre, dont les pointes se réunissent et forment une espèce de quille ; elles sont portées sur un embryon qui se trouve au fond du calice, lequel se change en un fruit rond, de la grosseur d’une petite noix, qui est d’abord vert, et qui jaunit en mûrissant. Ce fruit est charnu, et renferme une grande quantité de petites graines, par lesquelles la plante se multiplieroit au besoin ; mais on ne s’en sert pas. » Ce fruit[14] est susceptible de toute sorte d’assaisonnemens : on le coupe cru par tranches minces, et on le fait frire au beurre ou à l’huile, après l’avoir saupoudré légèrement de farine : on le fait cuire dans l’eau, et après lui avoir ôté sa peau, on le coupe par tranches et on le fricasse au beurre avec l’oignon : on l’apprête aussi à la sauce blanche ; d’autres le font cuire au vin ; mais la meilleure façon est de le hacher après qu’il est cuit et d’en faire une pâte avec de la mie de pain, quelques jaunes d’œufs et des herbes fines, dont on fait des boulettes qu’on fait roussir au beurre dans la casserole. Les gens du commun le mangent cuit simplement dans les cendres, avec un peu de sel ; et dans les montagnes on en fait du pain. Il s’en fait enfin une consommation très considérable, particulièrement dans les provinces voisines du Rhône ; et, outre qu’il sert de nourriture aux hommes, on en engraisse les animaux. J’avouerai cependant que c’est un manger fade, insipide, et fort à charge à l’estomac ; mais il a un certain goût qui plaît à ses amateurs : que peut-on objecter contre ? et quand on est accoutumé à une chose, combien ne perd-elle pas de ses défauts ? Un fait certain, c’est que ce fruit nourrit, et que par la force de l’habitude, il n’incommode point ceux qui y sont accoutumés de jeunesse ; d’ailleurs, il est d’un grand rapport et d’une grande économie pour les gens du bas état : ces avantages peuvent bien balancer ses défauts. Il n’est pas inconnu à Paris ; mais il est vrai qu’il est abandonné au petit peuple, et que les gens d’un certain ordre mettent au-dessous d’eux de le voir paraître sur leur table : je ne veux point leur en inspirer le goût, que je n’ai pas moi-même ; mais on ne doit point condamner ceux à qui il plaît, et à qui il est profitable.

» Je ne lui connois aucune propriété pour la médecine, les auteurs l’ont passé sous silence ; mais on avoit imaginé, il y a quelques années, d’en faire de la poudre à poudrer, qui pouvoit suppléer, dans le temps de cherté des grains, à la poudre ordinaire. Elle eut d’abord quelque succès, et le Ministère aida de sa protection l’entreprise ; mais à l’usage, on lui reconnut le défaut d’être trop pesante, et de ne pas tenir sur les cheveux ; ce qui la fit échouer ; et il n’en est plus question.

» Cette plante se sème au mois de Mars ; elle demande une terre meuble et grasse, labourée profondément ; les uns font des trous avec le plantoir, et y jettent la semence : d’autres font des rayons avec la binette, et la répandent dedans, en la recouvrant de 3 ou 4 pouces de terre ; cette dernière façon est la meilleure. Au reste, cette semence n’est autre que le fruit[15] même qu’on coupe en 6, 8 ou 10 morceaux, suivant la grosseur ; car, pourvu qu’il se trouve un œil dans chaque morceau, il n’en faut pas davantage. On peut également semer les petites truffes toutes entières, à la grosseur d’une noisette, qu’on met à part tous les ans quand on les arrache : on les espace à 2 ou 15 pouces les unes des autres ; quand elles sont levées à une certaine hauteur, on les serfouit : il n’y faut pas d’autre culture. Quelques-uns cependant leur coupent la fane à moitié, quand elle est à peu près à sa hauteur, pour faire mieux profiter le pied ; d’autres l’abattent contre terre, et jettent une bêchée de terre dessus ; mais le plus grand nombre n’y font rien ; et j’ai éprouvé qu’il vient fort bien sans aucune de ces précautions. On arrache les pieds aux environs de la Toussaints, et on détache les fruits, si la terre n’est pas trop scellée ; la fourche convient mieux pour cela qu’aucun outil tranchant : on laisse un peu ressuyer le fruit, et on l’enferme ensuite, en observant qu’il ne faut pas une serre trop chaude, qui le feroit germer, ni une cave trop humide, qui le feroit pourrir, ni aucun lieu où la gelée puisse pénétrer ; se trouvant bien placé, il se conserve jusqu’après Pâques ».

On voit, par tous les intéressants détails que nous donne cet auteur, que la Pomme de terre gagnait sans bruit et insensiblement du terrain dans les cultures françaises. Les Agronomes vont nous prouver également qu’ils commençaient sérieusement à l’apprécier. Nous en trouvons la preuve dans un ouvrage intitulé Traité de la Culture des terres par Duhamel du Monceau. Dans le Volume IV, paru en 1755, se trouve cité un Journal d’expériences des cultures faites près St-Dizier en Champagne, dans la terre de Villiers en Lieu, et rédigé par son propriétaire, M. de Villiers.

« Dans le mois d’Avril 1754, dit ce dernier, j’ai fait planter du Maïs et des Pommes de terre[16] dans quatre journaux ou environ[17], distribués en planches de 5 pieds. Les socs du semoir m’ont été très utiles pour cette plantation ; car je m’en suis servi pour former au milieu des planches 2 petits sillons à 4 pouces environ de profondeur : j’ai placé ensuite entre les 2 sillons un très long cordeau qui avoit des nœuds de pied en pied, et vis à vis chaque nœud on enfonçoit avec la main 2 grains dans les sillons que l’on recouvroit ensuite, en poussant un peu de terre du bord : cette opération s’est faite très promptement.

» Les Pommes de terre ont été plantées par rangées simples à un pied l’une de l’autre dans la même rangée. Les platebandes avoient 5 pieds : il m’a paru que cette distance n’étoit pas trop grande, car les feuilles se touchoient. Les platebandes ont été labourées plusieurs fois avec la charrue : chaque pied étoit fourni d’une grande quantité de fruit que la sécheresse a empêché de parvenir à la grosseur que la force de ces plantes donnoit lieu d’espérer : le journal a produit 28 sepliers[18], les boisseaux combles. »

Dans le tome V du même ouvrage, Duhamel du Monceau publie en 1757 un second Résumé d’expériences culturales faites par M. de Villiers dans sa propriété de Villiers-en-Lîeu, après avoir fait connaître que d’après l’estimation de son correspondant, le produit des Pommes de terre avait été « sur le pied de 50 septiers pour un arpent[19]. »

» Culture des Pommes de terre suivant la nouvelle méthode, par M. de Villiers. Il y a des Pommes de terre de plusieurs espèces. Celle que je cultive est de moyenne grosseur. Elle se plante à la fin d’Avril ou au commencement de Mai, et mûrit en Octobre. Je forme des planches de 5 pieds de largeur. Je leur donne deux labours au printemps ; au second labour, je remplis le grand sillon à moitié : avant de planter, je passe le cultivateur simple qui creuse un petit sillon, ce qui ameublit la terre ; mais si elle est humide, je mets un double palonnier au cultivateur pour éviter le trépignement des chevaux. Je fais ensuite planter les Pommes de terre à un pied de distance l’une de l’autre, dans toute la longueur du sillon. Je choisis pour cela celles qui sont à peu près de la grosseur d’une noix : on les enfonce à 2 ou 3 pouces ; et si elles ne se recouvrent pas suffisamment en retirant la main, on pousse un peu de terre avec les doigts.

» Il est presque inévitable de donner à la main une culture légère, afin de détruire les mauvaises herbes qui lèvent en même temps que les Pommes de terre ; mais cette culture ne doit s’étendre qu’à 3 ou 4 pouces seulement de chaque côté de la rangée : la charrue peut faire le reste.

» Je donne le premier labour avec la charrue, comme je fais au printemps pour le froment, et je donne ce labour plus tôt ou plus tard, suivant le besoin de la terre. Je fais le second labour aussi-tôt que les plantes ont assez de hauteur, pour pouvoir être buttées, c’est à dire lorsqu’elles sont à 8 ou 10 pouces. Je renverse autant de terre qu’il est possible auprès des pieds.

» Comme cette plante fait un écart considérable, et qu’elle pousse très vite, on se trouverait dans l’impossibilité de donner plus de deux labours, si on négligeait de profiter du temps où les feuilles et les rameaux ne couvrent pas entièrement la platebande.

» On arrache les pieds dans le mois d’Octobre, plus tôt ou plus tard suivant les années : on se sert d’une fourche de fer très forte pour les ébranler : on détache les tubercules qu’il faut, autant qu’il est possible, laisser ressuier pendant quelques heures : on les enferme de manière qu’ils ne puissent être surpris par la gelée.

» Ce fruit, qui est d’un rapport surprenant, sert utilement pour la nourriture et l’engrais des bestiaux ; on le fait cuire dans l’eau ; il ne lui faut que quelques bouillons. Quand il a été plusieurs mois dans la serre, comme en Janvier ou Février, les animaux le mangent cru ; mais il est préférable étant cuit ».

Dans le tome VI du même ouvrage, publié en 1761, par Duhamel du Monceau, cet agronome fait connaître qu’en 1757, la sécheresse et les grandes chaleurs ont fort endommagé toutes les productions de la terre, et que M. de Villiers ne comptait pas faire de récolte de Pommes de terre. Il ajoute que quelques pluies sont survenues, mais que les Pommes de terre sont restées petites. Duhamel donne ensuite les détails qui suivent.

« M. de Chozanne, Conseiller de la Cour des Aides, qui s’occupe beaucoup d’agriculture dans son domaine près de Briare, plante ses Pommes de terre dans un terrain de sable un peu frais ; il y fait donner deux labours, et fait répandre le fumier au troisième ; il fait jetter les Pommes de terre dans des sillons faits avec la charrue et éloignés de 3 pieds les uns des autres, et il fait mettre chaque Pomme à 7 à 8 pouces de distance dans le sens des sillons ; ensuite on rabat, avec les mains, un peu de la terre du sillon sur les Pommes. Quand les tiges se sont élevées de 6 à 7 pouces, on remplit le sillon avec la charrue ; et il reste un billon au milieu des platebandes : un mois ou six semaines après, on refend ce billon pour remplir les sillons qui le bordaient, et pour rehausser encore les Pommes : il ne faut que trois heures, et quelquefois moins, pour donner ces cultures à un arpent, et avec un seul cheval, car M. de Chozanne employé, pour cet usage, Taraire de Provence, qui est une petite Charrue sans roues. Il a recueilli à raison de 400 boisseaux de Pommes de terre par arpent[20].

» La même culture lui a réussi également pour différents légumes : et l’année qui suit la récolte des Pommes de terre, le terrein qui a été bien fumé pour ces Pommes, donne ensuite du grain en abondance.

» J’exhorte fort les Agriculteurs à ne point négliger la culture de cette plante ; car, outre qu’elle est très utile pour toute espèce de bétail, elle est encore d’une grande ressource dans les années de dizette, pour la nourriture des hommes. Quand on y est une fois accoutumé, elle plaît au goût au moins autant que les navets, surtout si l’on fait cuire ces Pommes avec un peu de lard ou de salé. Il est étonnant de voir la consommation qui s’en fait en Angleterre, en Écosse et en Irlande, ainsi que dans quelques provinces du Royaume. On en peut même tirer une farine très blanche, qu’on mêle avec celle du Froment ; et j’ai mangé du pain assez beau, où il n’y avoit de farine de Froment que pour faire le levain ».

Dans un volume publié en 1762, intitulé : Corps d’observations de la Société d’Agriculture, de Commerce et des Arts établie par les États de Bretagne (années 1759 et 1760) nous trouvons une confirmation de ce que vient de dire Duhamel du Monceau au sujet de la culture des Pommes de terre dans quelques provinces du Royaume.

Ce Livre nous apprend d’abord que le tiers du terrain à cultiver devait être divisé en trois parties : le premier tiers réservé pour les prairies, les deux autres tiers se partageaient en trois portions, l’une pour le Froment, l’autre pour les menus grains, la troisième pour les gros Navets, les Panais, les Patates, c’est-à-dire les Pommes de terre. Mais citons l’article intitulé Patates[21] qui suit celui des Turneps et des Navets.

« On épargneroit encore plus, si l’on cultivoit les Patates en grand. Il y en a de plusieurs espèces. Celles de l’Isle de St-Domingue sont du genre des Convolvulus. Celles qu’on a cultivées chez M. de la Chalotais, chez M. Blanchet, et chez le sieur Rozaire sont d’un genre différent. C’est le Solanum tuberosum esculentum Pinax. En François, Patates ou Trufes rouges.

» Le sieur Rozaire est le premier qui en ait eu aux environs de Rennes. Il les plante en rayons éloignés d’environ deux pieds les uns des autres, dans un bon terrain où il met un peu de fumier. Il n’a pas cru devoir tenir registre de la quantité qu’il met en terre, et de celle qu’il recueille ; mais l’usage de calculer ce que lui coûte la nourriture de ses domestiques et de ses ouvriers, lui a fait remarquer que sa dépense étoit sensiblement diminuée depuis qu’il leur donne des Patates, et ils préfèrent aujourd’hui cet aliment à tout autre.

» M. Blanchet a placé les siennes dans un jardin dont la terre n’est qu’assez bonne et d’une nature argileuse. Ce sont ses termes. Il en a mis un seizième de boisseau dans trois cordes de terre[22]. Elles ont été plantées à trois pieds de distance en tous sens les unes des autres, et à 4 pouces de profondeur. Chaque Patate fut placée sur une quantité de fumier à peu près égale à ce qu’en contiendroit un chapeau. Il leur donna, avec cet instrument qu’on nomme un Bident, deux labours depuis la fin de Février qu’elles furent plantées, jusqu’au temps où il en fit la récolte. Au premier labour il rabaissa les tiges, en les arrangeant horizontalement en éventail, et il recouvrit ces tiges de terre, ne laissant au dehors que leur sommet. Lorsqu’il eut donné le second labour, le terrain étoit couvert de 3 pieds en 3 pieds de petits meulons semblables à de très grosses taupinières. Le seizième de boisseau de Patates qu’il avoit employé, lui a produit 18 boisseaux.

» L’épreuve faite à Vern, chez M. de la Chalotais, n’a pas tant produit. On la fit dans un terrain de deux cordes et demie, préparé comme pour recevoir du Froment. Il fut dirigé en rayons éloignés de 4 pieds. On y plaça des morceaux de la grosseur d’une Châtaigne, de Patates partagées, de façon que chaque morceau portoit au moins un œil. Ils étoient éloignés d’un pied les uns des autres. On en employa un quart de boisseau[23], et chaque morceau fut mis en terre à deux ou trois pouces de profondeur. On ne leur donna aucune espèce de culture. À la récolte on eut dix boisseaux de Patates.

» L’usage qu’on en fait communément, est de les manger bouillies, ou cuites sous la cendre, comme on mange des Châtaignes dans quelques provinces de France, et dans quelques cantons de Bretagne.

» Lorsqu’on en cultive en grand, on en donne aux vaches, aux cochons et aux bœufs qu’on veut engraisser. On croit devoir dire à cette occasion, que lorsqu’on donne aux animaux pour la première fois, des Turneps, des Navets, des Panais, des Patates, ils ne jugent de ces racines que par l’odorat, et il arrive souvent qu’ils n’en veulent pas manger. Il faut alors les priver de toute autre nourriture, jusqu’à ce que la faim les force à se contenter de celle qu’ils ont d’abord refusée. Ils en jugent alors par le goût, et dans la suite il n’est plus nécessaire de les sevrer d’autres aliments. On en a vu qui s’y étaient accoutumés au point de préférer ces racines cuites ou crues aux fourrages ordinaires. » M. Faiguet de Villeneuve, associé libre, a imaginé que les Patates pourroient servir directement à diminuer la consommation annuelle des grains, et devenir une ressource dans les années de disette. Après différentes épreuves, il est parvenu à associer ces racines[24] à la farine de Seigle, à celle de Froment, et à trouver la proportion qu’exigeoient ces mélanges pour en faire de bon pain. Ce pain, dont M. de la Bourdonnaye, Procureur général syndic des États, plusieurs associés et d’autres personnes ont mangé, n’a qu’un seul défaut. C’est de ressembler à ce qu’on nomme du pain gras-cuit, mais ce défaut n’est sensible qu’aux mains et aux yeux. C’est un pain agréable au goût, et les substances dont il est composé ne permettent pas de douter qu’il ne soit fort sain.

» Pour disposer les Patates à se mêler avec de la farine de Froment, de Seigle, et même de Blé noir, on les met tremper dans l’eau froide pendant un demi-jour, et on les remue avec un bâton pour enlever la terre qui peut y être attachée. On examine ensuite chaque racine, pour rejeter celles qui ont des taches de pourriture. On les donne au bétail. Après ce triage, on met les Patates dans de nouvelle eau, où elles sont bien lavées, afin de les dégager de la terre et du sable qui auroient résisté à la première lotion.

» On fait cuire les Patates dans de l’eau bien nette. Quelques bouillons suffisent pour la cuisson. On les pile dans une auge de bois, et on les délaye ensuite avec beaucoup d’eau froide ou chaude. On passe le tout d’abord par une espèce de crible, et ensuite par un ou deux couloirs plus fins. Le marc qui n’a pu passer, ou par le crible, ou par les couloirs, se pile et se passe une seconde fois. Enfin on donne le dernier marc au bétail et aux volailles.

» Ce qui a passé par les couloirs est mis à reposer dans un ou plusieurs vases. Comme la quantité d’eau est abondante, l’espèce de farine de Patates se précipite en assez peu de temps. On verse l’eau par inclination, et on la conserve, parce qu’étant chargée de parties farineuses, elle peut servir pour pétrir le pain, pour faire de la soupe, pour préparer les possons[25] du bétail, etc. La substance des Patates qui demeure au fond du vase, se met dans des tamis plus ou moins serrés, pour s’y égoutter pendant 24 heures. On substitue ensuite au tamis un sac de toile forte, qu’on décharge d’un poids pour achever d’égoutter l’eau.

» Après ces préparations, il reste une espèce de pâte. On fait le levain à l’ordinaire avec la farine de Froment ou de Seigle. On ajoute la portion de Patates qu’on veut mélanger, on laisse fermenter ou lever le tout, et on suit, pour le reste, l’usage accoutumé pour faire du pain.

» On peut mettre jusqu’à parties égales de Patates avec le Froment et le Seigle ; mais le pain est meilleur lorsqu’on n’employe qu’une partie de Patates sur deux parties de Seigle et surtout de Froment. M. Faiguet de Villeneuve, qui n’a perdu de vue aucune des épargnes qu’on peut faire en cultivant ces racines, a éprouvé que la pâte dont on vient de parler, étoit une espèce de purée qu’on pouvoit employer dans la soupe. Elle est certainement beaucoup moins chère que la purée de Pois ou de Fèves ».

Voici maintenant ce qu’on peut lire au Chapitre IV (Livre IX) du 2e Volume des Éléments d’Agriculture dont la 1re Édition a été publiée par Duhamel du Monceau, en 1762.

« DES RACINES QU’ON CULTIVE POUR LA NOURRITURE DU BÉTAIL

» Art. l. De la Pomme de terre que quelques-uns nomment improprement Patate ou Truffe rouge (Solanum tuberosum esculentum de G. Bauhin), en anglais Potatoes.

» Cette plante pousse plusieurs tiges de deux ou trois pieds de hauteur, grosses comme le doigt, anguleuses, un peu velues ; elles panchent de côté et d’autre, et se divisent en plusieurs rameaux qui partent des aisselles des feuilles qui sont conjuguées et composées de plusieurs folioles d’inégale grandeur : à l’extrémité de ces rameaux, qui est d’un vert terne, il sort des aisselles des feuilles qui y sont placées, des bouquets de fleurs formées d’un calice qui est divisé en cinq parties, d’une pétale qui représente une étoile de couleur gris de lin ; les étamines jaunes et rassemblées au centre forment, par leur réunion, une espèce de clou ; le pistil se change en une grosse baie charnue, qui devient jaune en mûrissant, et dans laquelle se trouve quantité de semences. Cette plante pousse en terre vers son pied trente ou quarante grosses racines tubéreuses, qui ressemblent en quelque façon à un rognon de veau. Sur la superficie de ces racines on apperçoit des trous d’où sortent les tiges et les racines chevelues qui nourrissent la plante, et qui donnent naissance à de nouvelles pommes. Il y a de ces pommes dont la peau est d’un rouge de pelure d’ognon, d’autres sont presque blanches.

» Les Irlandois font tant de cas de cette plante qu’ils nomment Potatoes, qu’ils n’épargnent aucun soin pour s’en procurer en abondance. Ils labourent et hersent leur champ ; et après y avoir fait des trous d’un pied de profondeur sur deux de largeur, éloignés les uns les autres de trois pieds, ils les remplissent de fumier qu’ils foulent bien ; ils mettent sur ce fumier une Pomme de terre dans chaque trou, qu’ils recouvrent avec la même terre qu’ils en ont tirée : à mesure que les Pommes de terre poussent, ils les rehaussent avec le reste de la terre qui est à leur portée, ce qu’on répète jusqu’à deux fois, en observant de ne pas tirer dehors les tiges qui se couchent sur la terre. Au moyen de ces précautions, il est arrivé quelquefois qu’une seule Pomme en a produits à 900[26]. Comme cette pratique consomme beaucoup de fumier, elle ne peut guère être avantageuse qu’aux environs des grandes villes. Voici maintenant la culture la plus ordinaire de cette plante.

» Je ne parle point de la nature du terrein, parce que cette plante s’accommode assez bien de toutes sortes de terres ; à cette différence seulement que les productions seront proportionnées à la bonne ou mauvaise qualité du sol.

» Le champ qu’on destine à produire des Pommes de terre ayant été bien labouré, on fait dans toute son étendue, vers la fin de février ou au commencement de mars, des rigolles de cinq à six pouces de largeur : ou en règle la profondeur sur celle du sol ; en conséquence on les fait plus profondes dans les terres qui ont beaucoup de fond.

» On met dans ces rigoles l’engrais dont on peut disposer : outre que ces fumiers feront prospérer les Pommes, ils amélioreront en même temps le fond pour le froment qu’on pourra semer ensuite. On répand les petites Pommes de terre toutes entières dans les tranchées, à deux pieds les unes des autres ; et on coupe les grosses par tranches, car il suffit qu’il y ait sur chacune de ces tranches un ou deux yeux pour qu’elles puissent pousser : on met à une plus grande distance les Pommes dans les terres qui n’ont pas de fond, afin de pouvoir trouver dans le terrein qui les environne, une quantité suffisante de terre pour les butter.

» On recouvre sur le champ ces Pommes et l’engrais avec la terre qu’on a tirée des tranchées : lorsque les tiges se sont élevées de cinq à six pouces de hauteur, on fouille la terre qui est entre les rangées pour rehausser le pied de ces tiges ; et l’on répète encore la même opération quand les tiges ont atteint douze à quinze pouces de hauteur, ayant soin de pas recouvrir les tiges qui se couchent : plus le champ a de fond, plus on trouve de terre pour ce rehaussement, et meilleure est la récolte.

» Quand ces Pommes sont en maturité, ce qu’on reconnaît aux tiges qui commencent à périr, on renverse avec un crochet la terre qui les couvre, et l’on ramasse avec soin toutes ces Pommes, soit grosses, soit petites ; car s’il en restoit quelques-unes en terre, elles ne manqueroient pas de repousser, et infecteroient la terre, comme font les mauvaises herbes.

» Cette plante n’effruite point la terre destinée au froment ; au contraire, les labours qu’exigent sa culture et les engrais dont elle a peine à se passer, disposent admirablement un champ à donner une bonne récolte.

»…..On peut encore abréger la culture de cette plante en pratiquant la nouvelle culture. Pour cet effet, après que la terre aura été fumée et labourée trois fois, on formera les rigolles avec la charrue même, en faisant de profonds sillons, et en passant deux fois la charrue dans chaque sillon : on mettra les Pommes à un pied de distance au fond de chaque sillon, et on les recouvrira avec la main, en abattant un peu de la terre des côtés. Quand les tiges seront élevées de six à sept pouces, on remplira le sillon avec la charrue qu’on fera passer, à droite et à gauche, ce qui chaussera pour la première fois les Pommes : il restera un billon au milieu de la platebande ; on refendra ce billon un mois ou six semaines après, et on piquera beaucoup pour remplir les raies qu’on avait faites en premier lieu ; ensuite on renversera de la terre jusques sur le pied des Pommes. Si les terres sont sableuses et légères on pourra faire ce labour sur un arpent en trois ou quatre heures et avec un seul cheval.

» On met les Pommes en terre à la fin d’Avril ou au commencement de Mai, et on les arrache ordinairement dans le mois d’Octobre suivant. Ces Pommes doivent être conservées dans un cellier et garanties de la gelée.

» En suivant cette méthode, M. de Villiers-en-Lieu a recueilli jusqu’à 330 à 340 boisseaux par journal, et M. de Chozanne a eu 400 boisseaux par arpent.

» Cette racine est d’un rapport surprenant : elle sert utilement pour la nourriture et l’engrais des bestiaux. On fait cuire ces Pommes dans l’eau ; et il ne leur faut que quelques bouillons pour cuire, quand même elles auroient été conservées pendant deux mois dans la serre. Les animaux les mangent crues ; mais pour l’usage de la table elles sont plus saines étant cuites.

» J’exhorte fort les cultivateurs à ne point négliger la culture de cette plante ; outre qu’elle est très utile pour toute espèce de bétail, elle est encore d’une grande ressource dans les années de disette, pour la nourriture des hommes. Quand on est accoutumé à cette nourriture, elle plaît au goût, autant au moins que les navets, et surtout si l’on fait cuire ces pommes avec un peu de lard et du porc salé. Il est étonnant combien on en fait de consommation dans les Isles angloises et même dans plusieurs provinces de France[27]. On en peut retirer une farine très blanche, laquelle mêlée avec celle du froment, fait d’assez bon pain. J’en ai mangé où il n’était entré de farine de froment que ce qui avoit été nécessaire pour faire lever la pâte ».

Ajoutons immédiatement ici les lignes qui terminent le même chapitre, dans l’édition que Duhamel du Monceau a fait paraître du même ouvrage en 1779.

« M. Parmentier est même parvenu à en faire du pain assez bon, sans aucune addition de farine de grain. Mais ces opérations pénibles et coûteuses sont plus curieuses qu’utiles, puisque les gens riches préfèrent le pain de farine de froment, et les pauvres s’en nourrissent à merveille, sans en faire du pain : dans les pays où ce légume est commun, on en fait des ragoûts très appétissants.

» On en peut faire aussi de très bel amydon. Pour cela on râpe les Pommes dans l’eau, avec laquelle on délaie bien la râpure, l’amydon se précipite au fond de l’eau ; mais pour qu’il soit blanc, il le faut laver dans plusieurs eaux : quand les grains sont rares, cet amydon peut servir aux mêmes usages que celui de grains. »

Il nous faut noter, dans cet ouvrage, d’abord la consécration définitive d’un nom nouveau. Pommes de terre qui devait remplacer ceux de Truffes ou de Patates, ensuite des indications suffisantes pour nous apprendre que depuis un certain nombre d’années la culture de notre Solanée avait fait d’assez grands progrès. Nous arrivons, en effet, à une époque où cette culture ne va pas tarder à prendre un grand essor. Nous y reviendrons plus loin. En attendant, consultons la Grande Encyclopédie publiée en 1765 sous la direction de Diderot et d’Alembert. Dans l’Article consacré à la Pomme de terre, nous n’y trouvons qu’une description assez médiocre, qui la désigne comme une « Racine tubéreuse, oblongue, inégale, quelquefois grosse comme le poing, couverte d’une écorce brune ou rouge, ou noirâtre, blanche en dedans et bonne à manger… » Cette description est suivi du passage suivant dont la fin est assez singulière.

» Pomme de terre, Topinambour[28], Batate, Truffe blanche, Truffe rouge. — Cette plante qui nous a été apporté de la Virginie[29], est cultivée en beaucoup de contrées de l’Europe ; et notamment dans plusieurs provinces du Royaume, comme en Lorraine, en Alsace, dans le Lyonnais, le Vivarais, le Dauphiné, etc. Le peuple de ces pays, et surtout les paysans, font leur nourriture la plus ordinaire de la racine de cette plante pendant une bonne partie de l’année.

Ils la font cuire à l’eau, au four, sous la cendre, et ils en préparent plusieurs ragoûts grossiers ou champêtres. Les personnes un peu aisées l’accommodent avec du beurre, la mangent avec de la viande, en font des espèces de beignets, etc. Cette racine, de quelque manière qu’on l’apprête, est fade et farineuse. Elle ne sauroit être comptée parmi les aliments agréables ; mais elle fournit un aliment abondant et assez salutaire aux hommes, qui ne demandent qu’à se sustenter. On reproche avec raison à la Pomme de terre d’être venteuse : mais qu’est-ce que des vents pour les organes vigoureux des paysans et des manœuvres ? »

L’auteur de l’article n’était évidemment pas de ceux qui, comme le disait Des Combles, aimaient passionnément la Pomme de terre. Toutefois, ce qu’il dit nous montre combien la classe aisée lui accordait peu d’estime. Après les exhortations adressées aux cultivateurs par Duhamel du Monceau, on serait peut-être conduit à se demander ce que l’on pouvait bien penser de la Pomme de terre dans les conseils du Roi Louis XV. Nous trouvons une réponse à cette question dans un très curieux document que nous devons à l’obligeance de M. le Dr Laboulbène, professeur à la Faculté de Médecine de Paris. Ce document est un extrait des délibérations en 1771 de cette Faculté, dont les procès-verbaux étaient rédigés alors en langue latine. Nous les traduisons in extenso, comme il suit.

« Le Dimanche, 2 mars 1771, il y eut convocation de tous les Docteurs médecins des Écoles supérieures, à 10 heures du matin, après la messe. Dans cette séance, lecture fut donnée de la Lettre suivante, adressée au Doyen de la Faculté par le très illustre Contrôleur général des finances[30] :

« à Paris, le 26 février 1771.

« Je vois, Monsieur, par une feuille hebdomadaire de Normandie, que je vous envoye, une lettre d’un auteur anonyme d’un sentiment bien opposé aux principes reçus jusqu’à ce jour sur l’usage des Pommes de terre ; je vous prie de me marquer si ces objections sont fondées et méritent quelque attention. Vous voudrez bien, à cet effet, en conférer avec ceux de Messieurs vos confrères que vous jugerez à propos de choisir et me faire part de leurs observations, de manière que s’ils ne pensent pas conformément à cette lettre, il soit possible par un suffrage tel que celui de la Faculté de détromper le public sur l’usage d’une nourriture qui peut-être d’une très grande ressource pour lui, si elle n’est pas contraire à sa santé. Je suis, Monsieur, votre très humble et très affectionné serviteur. Signé : Terray[31] Au dessous de la signature était écrit : à Monsieur le Doyen de la Faculté de médecine de Paris.

» Lecture fut ensuite donnée de l’extrait du Journal qui avait pour titre : Annonces, affiches et avis divers de la haute et basse Normandie. Cinquième feuille hebdomadaire du Vendredi, premier février 1771. page 19. Lettre d’un vrai citoyen adressée aux médecins sur le pain fait avec les pommes de terre etc.

» Après cette lecture et la discussion qui s’ensuivit, une Commission fut nommée à la majorité des suffrages. Elle fut composée, parmi les anciens, de MM. de Gévigland, Bercher et Macquer, parmi les nouveaux, de MM. Salin, Roux et Darcet, et chargée de répondre à la question posée au Doyen par M. l’abbé Terray, et de faire un Rapport sur ce sujet devant la Faculté, dans une prochaine séance. Ainsi conclu. L. P. F. R. Le Thieullier, Doyen ».

« Le Dimanche, 23 Mars 1771, il y eut convocation de tous les Docteurs médecins des Écoles supérieures, à la même heure, 10 heures du matin, après la messe. Les éminents Commissaires devaient donner lecture de leur Rapport en réponse à la Lettre du très illustre Contrôleur général des finances, et il en devait être ensuite délibéré.

» Dans cette séance, les éminents Commissaires ont réfuté clairement, savamment et complètement les objections émises dans l’opuscule ayant pour titre : Lettre d’un vrai citoyen sur le pain fait avec les Pommes de terre. Leur Rapport érudit fut loué unanimement, et, de l’assentiment général, il fut décidé qu’il serait envoyé, au nom de la Faculté, au très illustre Contrôleur général des finances. — Ainsi conclu. L. P. F. R. Le Thieullier, Doyen »

« Peu après, ce Rapport fut imprimé aux frais du Trésor royal et rendu de droit public pour toute la France, par les soins et la volonté du Contrôleur général des finances ». Nous sommes reconnaissant à M. le Dr Calbet d’avoir pu nous procurer le texte authentique de cette Lettre d’un vrai Citoyen sur le pain fait avec les Pommes de terre, dont il vient d’être question, et celui de la réponse au Rapport de la Faculté de médecine de Paris que publia la Feuille hebdomadaire de Normandie, grâces aux obligeantes recherches faites dans les Archives de Rouen par M. le D J. Magniaux, que nous, ne saurions trop remercier ici.

Voici d’abord cette Lettre, publiée le 1er Février 1771.

« Il n’est presque point d’art en France qui ne soit soumis à l’empire de la mode. Les sçavans n’ont pu s’y soustraire. C’est elle qui multiplie les ouvrages didactiques de ces génies féconds ; c’est elle qui ne leur fait que trop souvent imaginer des systèmes, dont la nouveauté fait tout le mérite ; c’est elle, en un mot, qui a produit pour les Pommes de terre des Apologies d’autant plus séduisantes, qu’elles semblent dans les temps de calamité, présenter aux malheureuses victimes de l’indigence un aliment peu dispendieux. Cet aliment, ce pain tant préconisé, est-il aussi salubre que le pain ordinaire ? Ne serait-il point nuisible à la santé des hommes ?

» Cette question n’a point encore été agitée : elle est cependant assez importante pour mériter de l’être. C’est à vous. Messieurs, qu’il appartient de la décider. Tout vrai citoyen doit à cet égard vous proposer ses doutes. Voici les miens. Je vous prie d’y donner toute votre attention.

» Accoutumé depuis plusieurs années à voir le pain, composé avec du Froment et des Pommes de terre, publiquement annoncé comme un aliment digne d’entrer dans le corps humain, j’étais bien éloigné de le regarder comme capable d’exciter des maladies.

» M. Tissot est le premier qui m’ait sur cet article inspiré des soupçons ; j’ai lu dans son Traité sur les maladies des gens du monde (Édition de 1770, p. 267) que « les Pommes de terre sont placées dans la classe des aliments gras, visqueux et épaississants ».

» Dans un nouveau livre d’Agronomie, intitulé : Le Guide du Fermier, j’ai trouvé une Instruction sur la manière d’opérer pour la composition du pain fait avec les Pommes de terre, et j’y ai vu des choses qui me feroient trembler, si j’étois réduit à la triste nécessité de ne vivre qu’avec un aliment de cette espèce.

« Il faut, dit l’Auteur (pages 228, 229 et 230 de la seconde partie), râper les Pommes de terre dans de l’eau claire et pure… L’eau devient d’un verdâtre sale : il faut la décanter et en remettre de nouvelle. Cette nouvelle eau, en brassant la farine, se charge encore d’une couleur aussi foncée que la première. Il faut la jeter et en remettre d’autre… Ce n’est qu’au sixième ou au septième lavage que l’eau cesse de se teindre… On conçoit par là que les Pommes de terre jettent beaucoup d’impuretés qui y restent toutes, lorsqu’on suit le procédé de la cuisson… Cette farine ainsi râpée, lavée et séchée, se conserve… Mais elle se corrompt au mois de Mai, devient verte, se pourrit et n’est bonne à rien ».

» Si réellement toutes ces opérations sont nécessaires pour purger la farine que rendent les Pommes de terre de ce qu’elle a d’impur et de dangereux ; si après tant de préparations elle ne se conserve que jusqu’au mois de Mai ; si elle se corrompt alors, devient verte et pourrit, comme l’auteur le certifie, j’infère de là que le principe d’impureté et de putréfaction, qui réside en elle, ne peut être entièrement extirpé, qu’il peut se communiquer à la farine de Froment avec laquelle on le môle, et qu’un aliment ainsi composé ne peut causer dans l’estomac humain que de mauvaises digestions, que des sucs viciés, qu’un chyle impur et grossier : source trop ordinaire de plusieurs maux qui troublent l’économie animale.

» J’adopte d’autant plus volontiers cette opinion, qu’elle est fortifiée par l’autorité de Daniel Lang-haus, célèbre médecin suisse. Voici comment il parle dans un Livre qui a pour titre : L’art de se guérir soi-même, tome 2, page 78, édition de 1768.

« Les Ecrouelles, dit-il, sont communes en Suisse, où le bas peuple se nourrit surtout de Pommes de terre… Je suis persuadé, ajoute cet auteur, que les maladies scrophuleuses, qui régnent dans nos Cantons, ne viennent que de cette mauvaise nourriture, et du défaut d’exercice, et la preuve en est, qu’elles sont extrêmement rares dans le pays où l’on ne connaît point les Pommes de terre ».

» Après toutes ces différentes observations, seroit-il prudent d’admettre au nombre de nos aliments, les Pommes de terre ? Ne devons-nous pas au moins douter de leur prétendue salubrité et en différer l’usage jusqu’à ce que, par une décision précise, vous nous ayez appris à quoi nous devons nous en tenir ?

» Je suis avec respect, Messieurs, votre etc. »

C. de F***

Il ne nous a pas été possible, malgré de nombreuses recherches, de retrouver le Rapport de la Faculté de médecine de Paris, qui cependant avait dû être distribué dans toute la France. Mais nous sommes heureux de pouvoir insérer ici la réponse que la Feuille hebdomadaire de Normandie crut devoir publier à la réception de ce Rapport médical. Voici l’article de cette Feuille hebdomadaire, en date du Vendredi, 5 Juillet 1771.

« POMMES DE TERRE.

» Tout ce qui concerne l’humanité est précieux aux yeux de l’homme sensible, et mérite bien en effet qu’on y regarde de près. Une lettre insérée dans notre cinquième Feuille du premier Février dernier, par un Anonyme (connu de nous), sembloit douter d’après divers Auteurs, d’une partie des bonnes qualités attribuées aux Pommes de terre. Les raisons employées dans cette Pièce sont venues aussi-tôt à la connaissance de M. le Contrôleur général ce Ministre, pour qui la conservation des citoyens est précieuse, a sur le champ consulté la Faculté de Paris qui, après un examen et une délibération dignes d’elle, a décidé que la nourriture des Pommes de terre est bonne et saine, nullement dangereuse et qu’elle est même très utile. La longueur de cette Pièce ne nous permet pas de la rapporter ; elle mérite sûrement l’attention du public, et ne peut être trop répandue. Nous avons la double satisfaction d’exécuter les ordres de M. l’Intendant, dont le zèle est connu, et d’annoncer qu’on la trouvera en notre Bureau. Une troisième, qui ne nous touche pas moins, est de n’avoir pas été désapprouvés par un grand Ministre et par la Faculté de Paris, comme nous l’avons été crûment par plusieurs personnes, d’ailleurs respectables ; mais telle est notre position, qu’avec les vues les plus droites, nous ne pourrons plaire à tout le monde : les hommes parlent souvent comme ils sont affectés ; il n’appartient qu’à un petit nombre de voir l’ensemble, de l’apurer, de le sentir ; c’est l’approbation de ceux-là, sur-tout, que nous nous efforçons tant de mériter, et à qui nous serions au désespoir de déplaire.

«… Si nous pensons (dit la Faculté) que les soupçons (de l’Auteur de la Lettre en question) n’ont aucun motif réel, nous sommes bien éloignés de blâmer le zèle de ce citoyen ; nous sommes au contraire persuadés qu’on ne sçauroit en faire trop long voir dans une affaire aussi importante, que tout ce qui concerne la nourriture des hommes et des bestiaux, et qu’on ne doit rien négliger pour écarter jusqu’aux moindres doutes, et dissiper les craintes les plus légères, etc. »

Si en 1771, on tenait, dans les Conseils du roi Louis XV, à ne pas laisser dénigrer les ressources que pouvaient offrir les Pommes de terre dans les temps calamiteux, c’est qu’on venait de souffrir, en 1770, toutes les horreurs de la disette. La Revue scientifique du 19 Décembre 1896 a publié, à ce sujet, un extrait d’une Monographie de la Commune d’Auxy, arrondissement d’Autun, faite en 1890 par l’Instituteur, M. Trenay, qui a relevé la mention suivante, inscrite à la fin du Registre de 1770 de l’État civil, tenu par le Curé.

« L’année 1770 a été l’une des plus malheureuses qu’on eût encore vue depuis longtemps. Les pluies continuelles qui commencèrent depuis le 15 août 1769 empêchèrent de semer par leur continuité, et tout ce que l’on sema fut semé dans l’eau, ce qui fit que la plupart des semences pourrirent en terre, et il survint dans le mois d’Avril une neige de 4 à 5 pouces qui dura plusieurs semaines et qui brûla une partie des blés, de sorte qu’au mois de Mai, le blé commença à monter de prix et coûta, toute l’année, malgré la moisson, jusqu’à 7 livres 10 sols et 8 livres, tant le Froment que le Seigle ; encore ne pouvait-on en avoir pour son argent, ce qui causait des émeutes dans les marchés. Le petit vin de Couches se vendait jusqu’à 40 écus, le vin vieux de la Montagne de Couches, jusqu’à 100 écus. L’orge s’est vendu jusqu’à 4 livres 10 sols ; l’avoine 2 livres ; ce qu’on n’avait jamais vu.

» Les Pommes de terre, qui furent d’un très grand secours pour le peuple, se vendaient jusqu’à 9 livres le poinçon ; on enleva, de force, une quantité de pauvres, par ordre du Roi, qu’on transporta dans des maisons disposées dans différentes villes ».

Cette famine de 1770, qui se fit sentir en France et même en Europe, produisit cet effet salutaire de faire chercher des remèdes à une aussi pénible situation. C’est ainsi qu’en 1771, l’Académie de Besançon crut utile de mettre au concours la question suivante : Indiquer les végétaux qui pourraient suppléer en tems de disette à ceux que l’on emploie communément à la nourriture des hommes et quelle en devrait être la préparation ? Cette Académie fit connaître son appréciation sur les Mémoires qu’elle avait reçus et qui traitaient cette question, dans sa séance du 24 Août 1772. M. Tripard, membre actuel de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, a publié dans les Annales franc-comtoises de 1895 de curieux détails sur ce Concours, qui est resté célèbre dans l’histoire de la Pomme de terre. Nous extrayons ce qui suit de son consciencieux travail.

« Sept mémoires, dit M. Tripard, furent envoyés à l’Académie. Nous les avons lus avec grand intérêt. Tous sont unanimes sur un point : c’est que la culture de la Pomme de terre était déjà ancienne dans la province de Franche-Comté. « Les Pommes de terre, dit le mémoire no 2, tirent leur origine de l’Amérique….. Les habitants de la Franche-Comté trouvent à cultiver la Pomme de terre un tel profit que s’ils n’avaient la liberté que de semer du Blé ou des Pommes de terre, ils donneraient la préférence à celles-ci ». L’auteur cite un Curé de Meslay qui en avait semé 15 boisseaux dans 15 boisselées de terrain, et en avait obtenu 771, soit 51 pour un.

» On ne peut retirer du no 3 qu’une particularité assez curieuse : « Une manufacture de poudre établie à Metz ne se sert que de farine de Pommes de terre, qui est aussi blanche que celle du Froment ».

» Dans le no 4, on voit que « le produit d’un arpent planté en Pommes de terre, à supposer le terrain convenable et bien cultivé, comme on le supposerait au manyoc, produira pour la subsistance du peuple plus que ne le feraient six arpens en Bled ». L’auteur ajoute que « on les accommode de toutes les façons et on les mange sur les meilleures tables… on a trouvé le moyen d’en faire du pain. »

» Le mémoire no 5, qui paraît le moins intéressant, se borne à classer « les poires de terre d’Amérique, ou cassaves, parmi les végétaux qui servent à la nourriture de l’homme ».

» Le P. Prudent de Faucogney, religieux capucin de la Comté de Besançon, auteur du no 6, ne s’occupe que de la préparation de la Pomme de terre ; « les expériences qu’on a faites le dispensant d’en parler davantage ». » Dans le no 7, on trouve un passage absolument démonstratif : « Tout le monde, est-il dit, connaît les avantages qu’on peut tirer des Pommes de terre pour suppléer au Froment. Depuis longtemps on en a usé, plus de la moitié de l’Europe s’en nourrit ».

» Arrivons au Mémoire couronné à juste titre par l’Académie, au no 1, dont l’auteur était Parmentier. Le début de ce mémoire contribuera à nous fixer sur la disposition des esprits à l’époque où Parmentier écrivait : « Entre les différents objets dont la philosophie s’occupe, dit-il, aucun ne mérite plus la reconnaissance du genre humain que ceux qui tendent à sa conservation ; si de tout tems l’économie et la nourriture eussent été approfondies avec le même zèle qui anime depuis quelques années les Sociétés académiques, quels maux n’eussent pas été prévenus ? quels biens ne se fussent pas répandus ?

» Transportons-nous en idée à ces époques malheureuses consignées dans les histoires, où tous les fléaux de l’humanité réunis ne laissent de place qu’à la famine la plus affreuse, et si, comme hommes, nous ne voyons ces tableaux qu’avec horreur, admirons-y, comme philosophes, l’énergie de l’industrie humaine dans ces temps calamiteux. Préjugés vaincus, essais souvent funestes, combats contre la superstition, vous fûtes tous les fruits de l’industrie devenue nécessiteuse. Mais combien cette industrie était-elle aveugle ? Combien d’autres calamités en ont résulté ? Si dès lors les sciences plus communicatives et moins rebutées eussent mis ceux qui les cultivaient à l’abri des coups de la superstition jalouse, en quelque petit nombre que fussent les Sçavants, nous n’en doutons pas, ils auraient suffi pour éclairer leur siècle.

» Sans rien ôter de la gratitude que nous devons aux Aristotes, aux Descartes et aux Newtons, dont le génie a éclairé l’univers, n’eût-il pas été à désirer qu’un d’entre eux, au lieu de planer dans la région la plus élevée, se fut abaissé jusqu’à considérer les premiers besoins de ses semblables ? Qu’importe, en effet, au commun des hommes de quelle manière les astres se conduisent dans leur route, si pendant ce tems ils meurent de faim ? Vraisemblablement leur génie ou les circonstances déterminent ces grands hommes à d’autres spéculations que nous admirons avec justice, mais dont l’utilité paraîtra toujours éloignée pour ceux qui s’accoutument à distinguer dans l’homme ses besoins réels de ses besoins fictifs. Notre siècle s’occupe plus immédiatenant de ces premiers besoins, et l’on voit de toute part les Sociétés académiques en faire l’objet des recherches qu’elles proposent aux sçavants qu’elles veulent couronner… »

» Après cette introduction, Parmentier divise ses recherches en deux parties et fait connaître le résultat de ses expériences : il parle, dans les termes suivants, de la Pomme de terre.

« Comme la substance amylacée se trouve ailleurs que dans les graminées et les semences légumineuses, j’ai voulu savoir en quelle proportion elle s’y trouvait et si sa nature était la même que dans l’amidon de Bled. En conséquence j’ai pris pour exemple seize livres de Pommes de terre que j’ai divisées à l’aide d’une râpe de fer blanc ; j’ai renfermé la pulpe dans un sac pour la soumettre à la presse. Le suc qui en est sorti était trouble, brun, un peu visqueux, et le marc ne pesait plus que huit livres ; je le délayai dans l’eau en le frottant avec les mains, l’eau devint laiteuse, je la passai à travers un linge et j’obtins par le repos et par la décantation une fécule blanche qui, desséchée avec une très douce chaleur, pesait deux livres six onces. La partie restante sur le linge étant exprimée et desséchée pesait une livre. Le suc évaporé sur des assiettes donna huit onces d’un extrait salin qui attirait l’humidité de l’air.

» L’amidon des Pommes de terre est entièrement semblable à celui du Bled. Il en a le toucher, la finesse ; il se délaye dans l’eau chaude et prend la forme gélatineuse qu’on appelle empoix. Les pains que j’en fis étaient même meilleurs que ceux de l’amidon de Bled, vraisemblablement à cause d’une petite portion de mucilage surabondant.

» J’ai soumis ces deux amidons à la distillation dans de petites cornues de grais placées sur un même fourneau à feu nud, les produits ont été les mêmes, c’est-à-dire peu de phlegme, beaucoup d’acide, une petite portion d’huile tenace et épaisse ; les résidus incinérés et lessivés dans de l’eau distillée montrèrent des signes d’alkalicité… »

» Dans la seconde partie de son Mémoire, Parmentier insiste en ces termes sur l’usage qu’on peut faire de la Pomme de terre. « L’amidon, dit-il, ne pouvait se convertir en pain sans qu’au préalable on y ajoutât une substance mucilagineuse, et d’un autre côté, je n’ai en vue, en proposant les nouvelles fécules dont je viens de parler (marrons d’Inde, racines d’Iris, etc.), que de mettre tout à profit dans un tems de disette où je suppose qu’on manquerait de grains. J’ai cru ne pouvoir mieux faire que de donner à ces fécules pour récipient les Pommes de terre qu’on trouve maintenant partout et dont la culture ne saurait être trop multipliée. Voici donc comme j’ai procédé. J’ai délayé dans un peu d’eau chaude la doze ordinaire de levain de froment. J’y ai ajouté peu à peu quatre onces de fécule de marrons d’Inde, par exemple, et pareille quantité de Pommes de terre cuites épluchées et réduites en pulpe par une passoire. J’ai laissé cette pâte dans un lieu chaud pendant une heure, je l’ai fait porter ensuite au four pour cuire, et j’ai eu un pain doré, levé, très blanc, de bonne odeur, n’ayant d’autre défaut que d’être un peu fade, défaut que quelques grains de sel corrigeaient bien vite… »

Parmentier ne fit connaître au public ses idées et ses expériences que dans son ouvrage intitulé : Examen chimique de la Pomme de terre, qui parut en 1778.

Cependant la Grande Encyclopédie du XVIIIe siècle ne devait pas s’en tenir à l’article que nous avons reproduit ci-dessus. Nous trouvons, en effet, dans le Supplément paru en 1777, un second et très long article, signé du célèbre agronome Engel, et qui présente un tout autre intérêt. Nous en extrairons les passages suivants.

« La Pomme de terre, dit Engel, est le fruit[32] qui fait la nourriture de plus de la moitié de l’Allemagne, de la Suisse, de la Grande-Bretagne, de l’Irlande, de la Suède et de plusieurs autres pays. Il n’est pas douteux que les Colons François qui en remarquent l’avantage infini que les autres peuples en tirent, ne s’appliquent davantage à cette culture dans la suite, qu’ils n’ont fait par le passé, aussi-tôt qu’ils en seront mieux instruits et que la confusion des noms aura disparu, avec les méprises qu’elle peut causer.

» En certains endroits de France on le nomme patates, et il m’en a coûté quelque chose pour en connaître un autre nom. Au commencement de Janvier 1772, les Pommes de terre que j’avais fait venir d’Irlande étant en route, sous le nom de patates, de Bordeaux à Lyon, on les désignait à Toulouse, dans la lettre de voiture pour Lyon, par celui de truffes (dans le Dictionnaire raisonné des sciences on les nomme aussi truffes blanches, truffes rouges) ; dans les bureaux on supposa que c’était des truffes sèches et on m’en fit payer les droits à proportion. Elles ont le même nom dans une petite province qui était de mon gouvernement, et les places où on les a plantées, celui de truffières,.. Le nom le plus généralement reçu est celui de Pommes de terre, que nous conserverons… Il me paraît tout simple que les espèces rondes étant les plus goûtées, et le fruit servant à la nourriture, rien de plus naturel que la dénomination de pomme, en y ajoutant l’épithète de terre, pour indiquer qu’elles vivent dans la terre et non dehors, »

Suivent plusieurs paragraphes historiques erronés, qui dénotent qu’Engel était intimement convaincu de l’origine anglaise de la Pomme de terre. Cette fausse croyance explique ce qui suit.

» Il est surprenant, dit-il, qu’en Suisse, pays bien plus éloigné des contrées où on en faisait usage, on les ait connues de si bonne heure, et dans les montagnes les plus reculées. En 1730, j’allais faire avec d’autres curieux, une course botanique dans un vallon de ces montagnes du Canton de Berne : nous profitâmes de l’hospitalité d’un Ministre qui nous dit que les Pommes de terre se vendoient alors dans ce vallon à six sols le boisseau comble, et que la dixme qu’il en tiroit pouvoit se monter de 130 à 140 livres par an. Or alors on avoit commencé d’y en cultiver depuis bon nombre d’années, ce que je prouve par l’usage qu’ils avoient dès lors de couper les Pommes de terre par tranches, de les faire sécher au four et moudre au moulin ordinaire pour en faire du pain, parce qu’on ne peut semer de bled entre ces montagnes ; déjà, en 1734, l’avantage de cette culture étoit si bien connu dans le même canton, qu’ayant vu, sur la route depuis la capitale vers ces montagnes, un champ de 2 à 3 arpens tout planté de Pommes de terre, et en étant surpris, parce qu’en général on n’en plantoit encore vers la capitale qu’un terrein de 1/8 ou 1/4 d’arpent, et en ayant demandé la raison, on me dit que ce paysan ayant acheté ce champ, un an et demi auparavant, il comptoit de le payer cette année par le seul produit des Pommes de terre.

» Depuis tant d’années cette culture s’est augmentée considérablement en Suisse, et depuis le commencement de la dernière disette encore plus : un ami, patriote zélé et père des peuples de son gouvernement, m’a assuré depuis peu, qu’en 1770, ils y ont recueilli au moins 150,000 boisseaux, en 1771 encore plus, et que celle-ci 1772 cela pourra bien aller à 200,000. Que l’on juge de la quantité immense que produit ce canton, et toute la Suisse : cette denrée étant cultivée partout du plus au moins.

»….. On a été jusqu’ici dans une certaine erreur : par la distinction entre hâtives et tardives, on entendoit que les premières étoient à leur point de maturité à la St-Jacques et pendant le mois d’Août ; que les autres ne l’atteignoient qu’en Octobre : on se trompe. Au lieu de dire que ces espèces sont mûres à la St-Jacques, on doit dire qu’elles sont alors mangeables. Toutes les espèces ne sont-elles pas dans ce cas ? Non. Depuis deux ans on en a examiné plusieurs ; on en a trouvé qui en Juillet, au commencement d’Août même, ne donnoient aucun signe de la formation d’un fruit, et qui pourtant à la fouille d’Octobre ou de Novembre, se trouvoient en avoir produit le plus et les plus beaux ; d’autres par contre en montrent au mois de Juillet, même en Juin. Un Anglois arrivant dans notre pays au commencement de Juillet 1771, et se rendant d’abord chez moi, tous deux comme membres de la Société des Arts, de l’Agriculture, etc., de Londres, nous nous demandâmes des nouvelles de leurs progrès ; et en parlant des Pommes de terre, il m’assura en avoir mangé déjà avant son départ de Londres, qui fut environ le 20 Juin. Comment, dis-je, avez-vous donc une espèce si précoce à Londres, qu’elle soit mûre en Juin ?… Mais les Anglois aimant ce fruit, on en apporte au marché, lors même qu’il n’est que de la grosseur d’une noisette, tout comme les Raiforts, les Raves, les Carottes jaunes, etc.

» Au commencement d’Août 1771, j’en trouvai (des Hollandoises) qui avoient actuellement 15 à 18 fruits pour un : ceci paraissoit assez riche, vu que dans le général on est content d’avoir une récolte de 10 pour un. Cependant, leur laissant faire des progrès ultérieurs, on en a trouvé en Septembre jusqu’à 150 ; vers la fin d’Octobre et le commencement de Novembre, près de 300, sans compter grand nombre de très petits de la grosseur d’une noisette, d’un pois même, formé tout nouvellement… ».

Suit un passage concernant les diverses variétés connues à cette époque, dont il sera question dans un des chapitres suivants. Engel s’occupe ensuite de la Culture.

« Si la terre, dit-il, a trop de densité, les racines ne pouvant s’étendre, elles produisent souvent d’assez gros fruits, mais en petit nombre ; la place leur manque et tout forme un grouppe.

» Engrais. L’expérience m’a prouvé qu’il falloit connoître les espèces de Pommes de terre pour juger de l’engrais qu’elles exigent. Celles qui paroissoient les plus vigoureuses par les feuilles ont un produit moindre en grosseur et quantité que les autres. En général, les blanches et jaunâtres veulent une terre bonne et un peu humide ; les rouges réussissent fort bien en terre légère et dans les champs, avec moins d’engrais. Dans une terre trop fumée, l’engrais ne leur fait produire presque que de l’herbe…

» Choix des Pommes de terre pour planter. Autrefois on voulut aussi économiser en ceci, on se servit des plus belles et des plus grosses pour la nourriture des hommes, les moyennes pour le bétail, et on crut que les plus petites seroient aussi propres à planter que les autres : ce sont là de ces économies ruineuses… On a remarqué à la fin que cette épargne étoit nuisible, que les petites pommes en produisoient des petites ; il y a plus : j’ai trouvé que les yeux même produisoient de grosses pommes, si on les tiroit des grosses, et de petites s’ils étoient pris de petites. Il faut donc choisir en Automne, après la récolte, de belles grosses pommes pour les planter au Printemps : je ne veux pas dire que la grosseur en doive constituer la principale qualité, il s’en trouve souvent qui ont quelque défaut ; il faut plutôt examiner si elles sont fermes et saines, ce sont celles qu’on plante le plus avantageusement ; alors on peut disposer des autres pour la nourriture des hommes et du bétail.

» Des morceaux et des yeux. L’expérience a fait ouvrir les yeux aux habitans de diverses contrées où on s’est appliqué le plus à la culture des Pommes des terre, en plantant seulement des morceaux et non des pommes entières ; au lieu qu’en d’autres, on continue à en planter encore, ou comme ils le nomment, semer : cette expression est très applicable chez ceux-ci, vu que, comme nous l’avons remarqué, ceux qui regrettent la peine, jettent ou sèment des pommes de terre par poignées dans les sillons… Au reste morceaux et yeux sont souvent des synonymes, d’autres fois non : si les pommes ne sont pas grosses, s’il s’y trouve des yeux en grand nombre, si, dans certaines espèces, ils sont si enfoncés qu’on ne puisse pas si bien les séparer seuls, alors on est bien obligé de faire autant de morceaux qu’il y a d’yeux ; mais si les pommes sont grosses, et qu’on veuille en profiter encore pour la nourriture, on en sépare ou excave les yeux, comme ceux des pommes ou poires : on les plante souvent de la grosseur d’un pois, et ils produisent autant, et s’ils sont tirés de gros fruits, d’aussi grosses pommes que les morceaux, les pommes même entières.

» On a poussé cette invention encore plus loin. Lorsqu’on a des pommes unies, lisses, sans excressences ou inégalités, on en coupe la peau de l’épaisseur d’une ligne ou plus, de manière que l’œil ne soit point blessé ; on coupe ces tranches de peau en autant de morceaux qu’il s’y trouve d’yeux, et on les plante avec le même succès.

» Graine. Il y a plus de 20 ans que, remarquant tant de boules de graine aux plantes des Pommes de terre, je demandai aux cultivateurs si l’on ne s’en servoit point pour en semer la graine ; on me dit que non… Les Anglois qui se sont avisés depuis peu de semer de la graine des Pommes de terre, n’ont d’autre but que de les renouveler, par la réflexion que toute plante, légumes, bleds, etc., dégénèrent peu à peu, et qu’il y faut remédier par de la nouvelle graine ; or, se proposant d’acquérir par là des plantes plus vigoureuses, des fruits plus gros, plus parfaits, plus sains et de meilleur goût, il est incontestable que pour atteindre ce but, il faut semer une graine qui le soit de même, celle qui est faible, légère, mal mûre, ne sauroit faire cet effet, encore moins celle qu’on tire par lavage du marc des boules de graine.

» Tems de planter… On me conseilla de planter des Pommes de terre en Automne. J’en voulus faire l’essai : j’en plantai quelques-unes, par quatre fois, pendant tout le cours de Septembre 1771 ; elles poussèrent de belles tiges le printemps suivant et furent vigoureuses pendant tout l’été. Je me flattai d’avoir réussi, et pour n’y rien déranger, je n’y touchai point pendant tout ce tems. En Octobre je voulus faire ma récolte. Quelle surprise pour moi de n’y point trouver, non seulement les pommes plantées (car on ne les retrouve jamais, puisqu’elles servent à former les racines et les nouveaux fruits), mais point de fruits de l’année, que je supposois en devoir être provenus, plus gros et en plus grand nombre que des pommes ou morceaux plantés au printems ! Il n’y eut donc qu’un tissu très fort de racines, des jeunes jets sans nombre, et une infinité de fruits qui, de la grosseur d’une noisette, tout au plus d’une noix, commençoient à se former, l’espèce rouge comme la blanche, tout également. A quoi donc la Nature s’est-elle occupée pendant tout ce tems ? Voilà qui mérite d’être approfondi.

» Tems et manière de ramasser les Pommes de terre. Je distingue quant au tems : jamais je ne conseillerois d’en faire la récolte entière, même des plus précoces, dès le mois d’Août, mais seulement autant qu’on a besoin alors pour la nourriture ; l’expérience prouve que toutes les espèces, lors même que les tiges sont sèches, augmentent en quantité et en grosseur jusqu’au commencement du froid. Il y a plus : ceux qui préféreront leur intérêt et profit au désir de s’épargner quelque peine, trouveront bien leur compte, si en cueillant quelques fruits en Juillet et Août pour la nourriture, ils n’arrachent aucune plante, mais la déchaussent, en détachent doucement quelques-uns des plus gros fruits, et recouvrent les autres de terre, ces fruits augmentant, comme nous venons de le dire, indépendamment de cela, vers l’Automne, ce retranchement de quelques-uns contribuera à multiplier et grossir les autres ; de manière que pour le moins, ce qu’on en aura recueilli sera en pur profit.

» Objections. Pourroit-on croire que l’utilité si grande des Pommes de terre, étant aussi généralement connue qu’elle l’est, il se trouvât encore des gens qui se déclarent contre, et surtout soutiennent que leur culture est fort préjudiciable à celle des bleds ?… L’autre objection roule sur la prétendue insanité des Pommes de terre et que « depuis qu’on use de cette nourriture, on voit des maladies plus opiniâtres, plus fréquentes et plus multipliées qu’autrefois ». On dit ce fruit mal sain et indigeste : voici de quoi le laver de cette imputation. Un auteur qui a parcouru l’Irlande et y a fait des observations intéressantes, assure que les habitans, quoique de taille médiocre, sont très robustes, vigoureux, et jouissent d’une parfaite santé ; que plusieurs maladies qui affligent d’autres peuples, leur sont absolument inconnues ; enfin, que les jumeaux y sont assez communs, qu’on en voit sortir par couple de chaque cabane, et que pourtant depuis leur 13° ou 15° année les Pommes de terre leur servent de nourriture unique. Dans les diverses provinces de l’Allemagne, et dans d’autres pays, des millions d’habitants vivent quasi uniquement de Pommes de terre. Un de mes amis, gouverneur d’une petite province, se trouvant avec moi en 1772 dans une Compagnie où on éleva cette question, dit en riant que les habitans de cette contrée n’avoient quasi eu pour nourriture depuis trois ans que des Pommes de terre, et que jamais on n’avoit moins entendu parler de maladies que pendant ce tems… En général, on peut dire que sans les Pommes de terre, on auroit vu périr de faim dans toute l’Allemagne, dans les pays du Nord, en Suisse, etc., des cent mille personnes, peut-être des millions, vu la disette extrême des bleds qu’on ne pouvoit pas se procurer en quantité nécessaire, même pour de l’argent : chacun demandoit du pain, on n’en avoit pas et les Pommes de terre y suppléèrent…

» En Allemagne, on se sert des Pommes de terre pour toute espèce d’animaux, chevaux, brebis, chèvres, cochons, volailles, les poissons même et les écrevisses s’en engraissent dans les réservoirs… Le commun du peuple les mange simplement bouillies à l’eau avec du sel, ou cuites au lait qui font une nourriture agréable aux personnes de condition même ; grillées, frites au beurre, en beignets et de tant d’autres manières… »

Voyons maintenant de quelle façon la culture de la Pomme de terre a pu s’établir dans le reste de la France. Nous nous servirons pour cela des documents que M. Clos a rassemblés et qu’il a publiés, en 1874, sous ce titre : Quelques documents pour l’histoire de la Pomme de terre, dont nous avons déjà cité plusieurs extraits.

« On lit, dans un des articles de fond les plus récents, dû à la plume de M. Gossin (Encyclopédie de l’Agriculture, 1866), que la Pomme de terre, après s’être propagée rapidement en France, vers 1592, dans la Franche-Comté, les Vosges et la Bourgogne, subit, comme tant d’autres choses utiles, l’épreuve de la persécution et qu’au milieu du XVIIIe siècle, elle était encore fort peu estimée en France, sa culture en grand n’existant nulle part, si ce n’est peut-être sur quelques points des Vosges.

» Cette assertion est beaucoup trop générale : mais il n’en est pas moins vrai que c’est en effet dans le Nord de la France que la Pomme de terre prend possession de notre sol avant le milieu du XVIIe siècle.

La Pomme de terre, écrit Kirschleger, était probablement cultivée au XVIIe siècle en Alsace dans quelques jardins ; en 1691, elle l’était certainement au jardin botanique de Strasbourg. Vers 1709, sa culture était très répandue dans notre province et même au Ban de la Roche, d’après H. Oberlin. Lindern la dit cultivée communément dans les champs des jardiniers-cultivateurs à Strasbourg, en 1728.

» J’ai souligné l’expression très répandue, car l’assertion du savant botaniste ne cadre pas avec ce renseignement puisé dans les Mémoires d’Agriculture publiées par la Société d’Agriculture de la Seine, t. XII, en date de 1809 : « Il y a cinquante ou soixante ans que cette plante était presque inconnue dans la ci-devant Alsace : quelques personnes la cultivaient comme une rareté ; mais on ne voulait pas faire l’essai en grand. Le Gouvernement avait tenté en vain d’en introduire la culture. Il fallut presque employer des moyens coactifs. Un Intendant d’Alsace ordonna que chaque village aurait une certaine étendue de terrain ensemencé en Pommes de terre. Plusieurs maires furent punis pour n’avoir pas exécuté les ordres de l’Intendant. Depuis ce temps, la persuasion, l’exemple, les écrits et les instructions ont fait sans effort ce que l’autorité n’avait point obtenu ». Et l’auteur ajoute que la Pomme de terre est pour le Haut-Rhin la ressource du pays, la base de la nourriture des habitants de la campagne ; enfin qu’elle n’a jamais fait de mal.

» Cette culture existait déjà ou tendait à s’introduire dès la première moitié du XVIIIe siècle dans d’autres localités du sol français. Plusieurs documents en font foi.

» On lit, dans les Mémoires du Puy de 1864-65, qu’Aymard a prouvé par des actes de donation remontant à 1735, que les Pommes de terre ou Truffes étaient alors cultivées dans le Velay.

» Dans une discussion soulevée au sein de la Société centrale d’Agriculture en 1871 (?) sur l’histoire de la Pomme de terre, le Maréchal Vaillant annonçait qu’un de ses amis venait de découvrir un Traité, portant la date de 1749[33], et où sont indiquées les diverses préparations de la Pomme de terre.

» On lit d’autre part dans un ouvrage de Buchoz, intitulé Tournefortius Lotharingiæ, imprimé à Nancy en 1764, au mot Solanum tuberosum : « On cultive cette plante dans les jardins et champs. »

» En 1761, Turgot était appelé à l’Intendance de la Généralité de Limoges : les préjugés, plus forts que la misère, y faisaient proscrire le précieux tubercule, accusé d’engendrer la Lèpre. Turgot, bien convaincu de son importance, « en fît servir, écrit M. Batbie, à sa table et distribuer aux membres de la Société d’Agriculture et aux curés, en les priant d’en recommander l’usage. Lui-même, lorsqu’il se rendait dans les communautés, s’asseyait à la table des paysans et en leur présence mangeait de la Pomme de terre. Le préjugé ne résista pas à cette démonstration, et les habitants du Limousin étaient habitués à cette nourriture avant que Parmentier ne l’eût popularisé. »

» Cependant, d’après M. Gossin, « en 1765, un évéque de Castres, Mgr. du Barral, se procure le plus qu’il peut de tubercules, les distribue entre les curés de son diocèse ; puis, il leur adresse de nombreuses Instructions sur les véritables qualités de la Solanée, dont, par mandement, il leur impose la propagation comme devoir sacré. Enfin, il demande aux Grands propriétaires la cession temporaire de quelques parcelles incultes en faveur des pauvres qui les planteraient en Pommes de terre ».

» Toutefois, la Pomme de terre ne paraît pas s’être alors beaucoup répandue dans le Département du Tarn, tandis que, s’il faut en croire Picot de Lapeyrouse, elle était en grande faveur dans certaines parties des Pyrénées, mais encore presque inconnue aux environs de Toulouse. Dans sa Topographie rurale du Canton de Montastruc [Haute-Garonne), ouvrage auquel la Société d’Agriculture de la Seine décernait un prix en 1814, ce savant écrivait : « La Pomme de terre (ou patane) n’obtient pas dans les assolements du Canton la faveur que ses éminentes qualités devraient lui mériter. Elle y était entièrement inconnue ; je l’avais vue dans les Pyrénées, où on la cultive en grand, depuis plus de cinquante ans, et où elle console ces industrieux montagnards, de l’ingratitude et de l’âpreté de leur sol. J’y en pris quelques hectolitres en 1776 : je les fis planter et bien soigner. À la seconde récolte, j’en obtins deux cents hectolitres ; j’en distribuai, j’en fis préparer de différentes manières, j’essayai d’en faire manger aux chefs de famille les plus accrédités. Tous les rebutèrent avec horreur et dédain. Les laboureurs, les bergers s’obstinèrent à n’en donner à aucune espèce de bétail. Mon obstination devait vaincre la leur : à la quatrième récolte, je m’aperçus qu’on avait volé des Pommes de terre dans mes champs. Les vols continuèrent, j’en fus avertis : « Tant mieux, répondis-je ; ils commencent donc à s’y accoutumer ; mais ils ont tort de les prendre à mon insu, car je ne demande pas mieux que de les leur donner ». Depuis lors, cette culture s’est propagée dans tout le canton, non qu’elle ait acquis l’importance qu’elle doit avoir, mais presque chaque famille en a une petite provision. Seul encore, je lui consacre une étendue considérable de terrain… Cette année qui, à la vérité, a été des plus favorables, nous en avons recueilli 1,527 hectolitres sur une jachère de six hectares de contenance[34] ; la moitié de cette superbe récolte a été retirée par les colons et est allée alimenter vingt-quatre familles. La Pomme de terre que je cultive est la blanche jaune marbrée de rouge ; elle réussit bien et est d’un gros volume. J’ai essayé plusieurs variétés ; elles ont dégénéré promptement ».

» Cette culture devait avoir pénétré en Dauphiné dès le milieu du XVIIIe siècle : car Villars écrivait en 1787 : « On cultive la Pomme de terre depuis les basses plaines de la Province jusqu’aux derniers plateaux des Alpes, où la rigueur du climat refuse l’accroissement à la plante, le développement aux fleurs, tandis que la température du globe fait végéter sa racine, d’autant plus agréable qu’elle croît dans une terre plus fine, dans un climat plus élevé ».

» De son côté, M. Quizard, propriétaire à Thonon, déclarait en 1809 que, depuis 40 ans, cette culture s’était fort étendue dans les Alpes de la Savoie, ajoutant : « Il n’y a pas un habitant qui n’en cultive ; nos paysans ne peuvent s’en passer (Mémoires de la Société d’Agriculture de la Seine).

» C’est encore vers cette époque qu’elle s’était répandue dans le Lyonnais. On lit, en effet, à la page 130 du Voyage au Mont Pilat de La Tourette, de l’année 1771 : « Cette plante se cultive à Pilat et dans tout le Lyonnais ; sa racine tubéreuse fournit un aliment bon et sain ; son goût est préférable à la truffe du Taupinambour des Anglais ».

M. Clos, dans son Mémoire si rempli de précieux documents, ne nous parle pas de ce que la Pomme de terre était devenue à Montpellier. Et cependant, dans son Hortus regius monspeliensis ou Catalogue des plantes qui sont démontrées dans le Jardin royal de cette ville, publié par Magnol en 1697, elle figure comme étant cultivée dans ce Jardin, sous son nom botanique de Solanum tuberosum esculentum (Pinax) forte Papas Perüanorum (Clusius).

Mais fermons un instant le Mémoire de M. Clos, pour le rouvrir plus tard quand il s’agira de l’extension qu’a prise la culture de la Pomme de terre, à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe siècle, dans nos départements, et revenons à Paris, où des événements importants pour notre Histoire ne vont pas tarder à s’accomplir, et pour lesquels des documents intéressants ne manqueront pas. En effet, l’influence d’un homme, Parmentier, qui avait pour ainsi dire pris à cœur de propager sérieusement la culture et la consommation de la Pomme de terre, et celle de la Société royale d’Agriculture qui devait l’aider puissamment à réaliser ce désir humanitaire, allaient toutes les deux se faire bientôt sentir par des effets inattendus. Parmentier, assez maltraité comme prisonnier de guerre en Allemagne, n’y avait été guère nourri que de Pommes de terre. Loin d’en être affecté, il se passionna pour cette nourriture. Il avait remarqué aussi que beaucoup de soldats, dans cette contrée, séparés du gros de l’armée, auraient succombé à la fatigue et à une faim dévorante, s’ils n’avaient déterré et mangé de ces tubercules après leur cuisson dans l’eau. Il n’en fallut pas plus pour lui faire comprendre tout le parti que l’on pouvait tirer de cette Pomme de terre, si stupidement dédaignée et calomniée. À son retour en France, il ne cessa de parler en sa faveur. D’autres voix, du reste, se firent entendre avec la sienne, et nous avons vu que Duhamel du Monceau en avait déjà chaleureusement conseillé l’emploi.

« On pouvait espérer, dit Cuvier (Éloge de Parmentier) que bientôt le royaume jouirait pleinement de cette nouvelle branche de subsistances, lorsque quelques vieux médecins renouvelèrent contre elle les inculpations du XVIIe siècle. Il ne s’agissait plus de lèpre, mais de fièvres. Les disettes avaient produit dans le Midi quelques épidémies qu’on s’avisa d’attribuer au seul moyen qui existât de les prévenir. Le Contrôleur général se vit obligé de provoquer, en 1771, un avis de la Faculté de médecine, propre à rassurer les esprits[35] ».

D’un autre côté, Parmentier devait peu à peu réussir à se faire bien venir des Conseillers du Roi, et surtout à s’attirer la faveur et les bonnes grâces de Louis XVI, qui s’était presque laissé convertir aux idées humanitaires du Propagateur de la Pomme de terre.

Cuvier dit, en effet, dans son Éloge de Parmentier : « Il aurait voulu que le Roi, comme on le rapporte des Empereurs de la Chine, eût tracé le premier sillon de son champ : il en obtint du moins de porter, en pleine Cour, dans un jour de fête solennelle, un bouquet de fleurs de Pommes de terre à la boutonnière, et il n’en fallut pas davantage pour engager plusieurs grands seigneurs à en faire planter ».

Et Cuvier ajoute que Parmentier avait découvert un moyen nouveau de faire la propagande en faveur du précieux tubercule : « Il n’est pas jusqu’à l’art de la cuisine raffinée que M. Parmentier voulut aussi contraindre à venir au secours des pauvres, en s’exerçant sur la Pomme de terre ; car il prévoyait bien que les pauvres n’auraient partout des Pommes de terre en abondance que lorsque les riches sauraient qu’elles peuvent aussi leur fournir des mets agréables. Il assurait avoir donné un jour un dîner entièrement composé de Pommes de terre, à vingt sauces différentes, où l’appétit se soutint à tous les services ».

Un autre de ses biographes, Silvestre, représentait aussi Parmentier « comme un homme que le Roi avait honoré de ses bontés particulières, auquel il destinait le Cordon de St-Michel, et dont il voulait lire les ouvrages de préférence à tous autres ».

Cuvier raconte également « qu’à une certaine époque de la Révolution, l’on proposait de porter M. Parmentier à quelque place municipale ; un des votants s’y opposait avec fureur : « Il ne nous fera manger que des Pommes de terre, disait-il, c’est lui qui les a inventées ! »

L’histoire de la Pomme de terre est si peu connue en France, que nombreuses sont les personnes qui partagent encore cette dernière croyance.

Mais parlons maintenant de la Société royale d’Agriculture. Cette Société avait été établie par Arrêt du Conseil d’État du Roi, en date du 1er Mars 1761. Elle fit d’abord peu parler d’elle, car elle ne publia qu’un seul volume contenant les extraits de ses délibérations du 12 Mars au 10 Septembre 1761. Elle se borna, pendant vingt-quatre ans, à donner plusieurs prix et à faire distribuer quelques instructions aux cultivateurs. Mais, en 1785, elle prit une vie nouvelle, s’affirma par des publications régulières et commença à rendre de grands services. Parmentier y remplissait alors les fonctions de Censeur royal, ce qui devait faire de lui une sorte de membre privilégié, et il en profita pour y faire des communications et y lire des Rapports et surtout des Mémoires, qu’on ne trouve pas dans ses ouvrages, et qui nous ont paru avoir un assez grand intérêt pour figurer dans cette Histoire. Il existait à cette époque un Comité d’Administration de l’Agriculture au Contrôle général des Finances. Parmentier, appelé par le Contrôleur général à faire partie de ce Comité, s’excusa sur l’impossibilité de concilier ses devoirs comme membre de la Société d’Agriculture avec ces nouvelles fonctions. Ceci se passait en Septembre 1785 (d’après Pigeonneau et de Foville, 1882).

Nous trouvons, dans les Mémoires de cette Société royale d’Agriculture, séance du 16 Juin 1785, l’article suivant, après l’annonce d’un ouvrage de M. Parmentier, intitulé : Instruction pour la culture et l’usage du Maïs en fourrage, etc. « La Pomme de terre, dont la culture est encore plus essentielle que celle du Maïs, parce qu’elle réussit dans tous les cantons, a été encore plus cultivée cette année dans la Généralité de Paris que les années précédentes. M. l’Intendant a fait distribuer, dans plusieurs endroits, l’espèce appelée Hâtive, qui convient mieux que toute autre aux Bestiaux ; et quoiqu’elle n’ait été plantée qu’à la fin de Juin, elle a très bien réussi : ce qui n’a pas peu contribué à répandre le goût de cette culture parmi les cultivateurs ».

Dans la séance du 21 décembre 1786, Thouin et Parmentier rendent compte en ces termes de diverses observations, faites sur la culture du Sorgho, du Maïs et des Pommes de terre, par M. Dussieux à Maison-Blanche, Paroisse de Lézigny, en 1786 : « … M. Dussieux a étendu davantage sa culture de Pommes de terre : il a employé un arpent et 10 perches de terrain. Une partie fut labourée à la bêche, une autre avec la petite charrue, nommée le Cultivateur américain. Dans la première partie, les morceaux de Pommes de terre furent distribués deux à deux dans des trous de 5 à 6 pouces de profondeur, disposés en quinconce, éloignés entre eux d’environ 18 pouces. Dans l’autre partie, les tubercules de Pommes de terre furent plantés derrière la charrue, dans des sillons tracés à trois pieds de distance les uns des autres, et recouverts ensuite par la charrue, avec la terre du sillon voisin. Ces deux plantations furent garnies de fumier consommé. M. Dussieux n’a point remarqué de différence dans le produit de ces deux manières de planter les Pommes de terre, si ce n’est que celle qui avait été faite à la bêche a fourni un plus grand nombre de tubercules ; ceux qu’on a tirés des sillons étaient beaucoup plus gros, et le poids de chaque récolte était égal à peu de chose près. Enfin le produit de cette culture a été de 85 setiers[36] de Pommes de terre belles et saines, qui ont servi de nourriture aux hommes, aux bestiaux et aux volailles, sans comprendre la coupe des fanes de la plante qui a été faite après sa fleuraison, et qui a procuré un fourrage vert, aussi abondant que profitable aux bestiaux. M. Dussieux évalue les frais de la culture d’un arpent de Pommes de terre, cultivé par la charrue américaine, à 54 livres 14 sols, et il croit que le produit doit être ordinairement de 70 à 75 setiers de tubercules[37] ; enfin il est convaincu qu’un arpent de terre employé à la culture de cette plante équivaut à six arpents semés en avoine, et qu’il suffit à l’attelage d’une charrue, c’est-à-dire de trois chevaux La seule chose dont M. Dussieux se glorifie avec raison, c’est d’avoir introduit le premier dans son canton, des cultures qui non seulement n’y étaient pas pratiquées, mais même contre lesquelles les habitans étaient prévenus, et pour lesquelles ils avaient une forte répugnance, surtout pour celle des Pommes de terre. Il est parvenu à donner aux habitans de son voisinage une opinion avantageuse de cette culture et à la leur faire mettre en pratique ».

Dans la séance publique du 30 mars 1786, lecture a été donnée par son auteur du Mémoire suivant : « MÉMOIRE SUR LES SEMIS DES POMMES DE TERRE, par M. Parmentier.

» Si le froment a acquis et conservé le droit d’être placé à la tête des semences farineuses par rapport à la nourriture salutaire que ce grain fournit abondamment à l’homme et aux animaux, on peut avancer avec la même certitude que la Pomme de terre est bien digne de tenir le premier rang parmi les racines potagères, puisqu’il est possible de la faire servir également en boulangerie, dans les cuisines et dans les basses-cours.

» Un avantage précieux qui semble distinguer la Pomme de terre des autres racines alimentaires de cet ordre, c’est qu’il n’y a pas de sol qui, secondé par l’industrie, ne devienne propre à sa culture ; toutes les expositions lui conviennent ; sa végétation est facile et sa fécondité si merveilleuse, qu’un arpent de terre sablonneuse qui avait à peine rendu le grain ensemencé, a fourni 600 boisseaux de Pommes de terre[38], et qu’une seule de ces racines garnie de 22 œilletons, en a produit jusqu’à 634 de toute grosseur. Ces exemples si communs de fécondité, que l’expérience justifie journellement, annoncent la force végétative de la Pomme de terre, en même temps qu’ils servent à prouver qu’un petit coin de jardin qui en serait planté, suffirait pour offrir à une famille très nombreuse de quoi subsister pendant la saison morte de l’année.

 » Dégénération des Pommes de terre.

» La nature, en signalant son excessive libéralité envers la Pomme de terre, ne lui a pas donné une constitution capable de résister à toutes les intempéries des saisons ; et quoiqu’elle puisse soutenir longtemps les effets de la sécheresse et de l’humidité, braver l’action destructive de la grêle, des vents et des brouillards, elle n’en est pas moins assujettie à des accidents et à des maladies qui dérangent et détruisent son organisation.

» Ainsi, malgré les avantages réunis de la saison, du sol et de tous les soins que demande sa culture, la Pomme de terre dégénère, et cette dégénération plus marquée dans certains cantons, a été portée à un tel degré, que dans quelques endroits du Duché des Deux-Ponts et du Palatinat, la plante, au lieu de produire des tubercules charnus et farineux, n’a plus donné que des racines chevelues et fibreuses, quoiqu’elle fût pourvue comme à l’ordinaire de feuilles, de fleurs et de fruits ou baies.

» Cette espèce de calamité pour les pays qui l’éprouvent, a été attribuée à plusieurs causes qui n’ont aucune part directe ; les uns ont prétendu qu’elle dépendait du défaut de maturité des racines employées à la plantation, ou de ce qu’elles avaient été endommagées par la gelée ; les autres, qu’elle était due à la méthode de les multiplier par les œilletons ; enfin, beaucoup croyant avoir remarqué que cet accident s’était manifesté plus particulièrement dans les Cantons où l’on cultivait la Pomme de terre grosse blanche hâtive, arrivée nouvellement de l’Amérique, n’ont pas fait difficulté de lui assigner pour cause le mélange des poussières séminales de cette espèce inférieure en qualité, et que la proscription de sa culture deviendrait le remède le plus assuré et le plus facile pour arrêter le mal à sa source.

» Sans vouloir discuter ici en détail les différentes opinions auxquelles a donné lieu la dégénération des Pommes de terre, je ferai seulement observer que ces tubercules plantés peu de temps après leur formation, et bien avant leur parfaite maturité, n’en ont pas moins rapporté des racines pourvues de toutes leurs propriétés ; qu’une fois la Pomme de terre frappée par la gelée et abandonnée à elle-même, n’est plus susceptible d’aucune reproduction quelconque, et que les Pommes de terre originaires de l’œilleton détaché de la Pomme de terre sans pulpe, n’en ont pas moins rapporté l’année d’ensuite une abondante moisson.

» Quant aux mélanges des poussières séminales, d’une espèce différente, regardés comme la cause de la dégénération d’une autre espèce, ce mélange peut bien apporter des changemens notables à la qualité des fruits pulpeux et des semences qui s’y trouvent contenues, mais il ne parait pas que son influence puisse exercer une action aussi marquée sur la constitution d’un végétal qu’on perpétue immédiatement par la voie des racines ; d’ailleurs on a remarqué que la Pomme de terre n’avait point été susceptible de cet abâtardissement, là où il y avait en culture, à peu de distance, la nouvelle espèce.

» Toutes ces raisons et beaucoup d’autres qu’il serait superflu de détailler ici, puisqu’elles n’apprennent rien sur la question principale, ne m’ont donc pas paru suffisantes pour expliquer la dégénération dont il s’agit.

Cause de la dégénération des Pommes de terre.

» Après m’être assuré que cette dégénération ne provenait point des circonstances que je viens d’exposer, comme aussi de la négligence du cultivateur et du choix du sol, j’ai cru en apercevoir la principale origine dans l’affaiblissement du germe des racines, et voici sur quoi je fonde mon opinion ; je la soumets volontiers aux lumières de la Société d’Agriculture.

» Si la Bouture, le Drageon, la Marcotte, dont la nature se sert pour perpétuer l’espèce, et que l’homme a su mettre à profit pour jouir plus promptement des richesses du Règne végétal, si ces différents moyens donnent des individus entièrement semblables entre eux ; le principe de leur reproduction, disséminé dans tout le corps de la plante, s’affaiblit d’une manière insensible, et diminue de force végétative à mesure qu’elle approche du terme de son extinction ; enfin, il ne paraît pas aussi vivace que celui des mêmes individus originaires de semences, qui semble au contraire aller en augmentant de vigueur, jusqu’à l’époque où cette vigueur, pour être trop subdivisée, a perdu nécessairement de sa force ; d’où il suit qu’en général, une postérité qui a eu pour père primitif, une branche, une tige, une racine, ne prolonge jamais la durée de son existence aussi longtemps que si elle était due à la graine, à ce précieux dépôt de la multiplication.

» Cela posé, on peut avancer que la Pomme de terre des endroits où sa dégénération s’est manifestée le plus, y a été apportée d’Irlande par exemple, que depuis un siècle et plus, le sol et l’aspect où elle se trouve maintenant transplantée, soit de nature entièrement différente, il n’est pas douteux, dis-je, que le germe de cette plante, toujours propagée par un moyen qui n’est point celui de la nature, ne doive s’affaiblir chaque année, puisqu’entre la bouture et la graine, il y a cette différence, que dans la graine toute l’énergie de la reproduction se trouve rassemblée, tandis que dans la bouture, cette reproduction ne parait avoir lieu que par une sorte de communication qui approprie des sucs sans développer cette même énergie.

» Cette explication sur la cause de la dégénération des Pommes de terre peut s’appliquer également à celle de beaucoup d’autres végétaux, dont les changements successifs dans la qualité, dans le produit et même dans la forme, sont attribuées tous les jours à l’épuisement du terrain, à la nature des engrais et aux différentes méthodes de culture employées, lorsqu’il est prouvé que ces circonstances ne jouent point le rôle principal.

Moyens de prévenir la dégénération.

» Consulté à plusieurs reprises sur les moyens qu’on pourrait efficacement employer contre les suites fâcheuses de cette dégénération, j’ai cru devoir rappeler d’abord la pratique sage des bons Cultivateurs qui ont grand soin de changer chaque année de semence, de se servir toujours de celle moissonnée dans des terrains ou à des aspects opposés.

» D’après ce principe, confirmé par l’expérience, j’ai engagé à préférer, pour la plantation, les Pommes de terre venues à quelque distance du lieu qu’on veut en enrichir, à mettre celles récoltées sur des terres fortes un peu élevées, dans les fonds bas et légers ; et comme leur fécondité diminuait à mesure que la même espèce occupait un même terrain plusieurs années consécutives, j’ai recommandé expressément de ne jamais faire produire ce végétal dans la même pièce, qu’il valait mieux l’ensemencer en grain, qui, conformément aux observations de M. Duhamel, dont le nom sera toujours cher à l’Agriculture, donne une récolte plus abondante que si elle n’avait pas été précédée par cette culture.

» Mais, éclairé par quelques recherches sur la véritable cause de la dégénération des Pommes de terre, il m’a paru essentiel d’insister davantage sur la nécessité urgente de renouveler les espèces par l’emploi de la graine : on a suivi mon conseil ; je l’ai moi-même mis en usage, et nous avons obtenu le succès qu’il était possible de désirer en pratiquant la méthode que je vais indiquer.

Des baies ou fruits de Pommes de terre.

» Ces baies ou fruits sont plus ou moins grosses, nombreuses et abondantes en semences, suivant l’espèce et la vigueur de la plante ; elles ne sont d’aucun usage dans les pays mêmes où la culture des Pommes de terre est en grande considération : on a bien fait quelques tentatives pour en retirer par la fermentation et la distillation, une liqueur spiritueuse analogue à l’eau-de-vie, mais je ne pense point qu’on puisse les destiner à un emploi plus utile que celui des semis.

» Pour faire la récolte des baies, il faut attendre qu’elles soient parfaitement mûres, et c’est assez ordinairement dans le courant de Septembre ; elles commencent alors à blanchir et à se ramollir, il ne s’agit plus que de les conserver pendant l’hiver jusqu’au retour du printemps.


Des graines de Pommes de terre.

» On pourrait se dispenser sans doute d’extraire des baies de Pommes de terre la semence qu’elles contiennent ; il suffirait de renfermer ces fruits aussitôt après leur récolte dans une caisse avec du sable, lit sur lit, ou bien de leur laisser le pédicule commun qui les attache immédiatement à la tige, et de les suspendre ainsi au plancher, aux murs ou sur des cordes ; ils se conservent dans cet état sans altération jusqu’au moment des semailles ; il ne resterait plus alors qu’à les écraser et les mêler avec du sable pour les semer ensuite ; mais indépendamment que cette méthode est embarrassante, elle ne permet pas d’envoyer au loin et aussi commodément la graine, comme celle des autres végétaux enveloppée dans un péricarpe moins humide et moins charnu.

» Le moyen qui m’a paru le plus expéditif, consiste à laisser entrer en fermentation les baies dès qu’elles sont cueillies, afin de diminuer un peu de viscosité ; on les écrase ensuite entre les mains, et on les délaye à grande eau, pour séparer, à l’aide d’un tamis, la graine du gluten pulpeux qui la renferme, après quoi on la fait sécher à l’air libre.

» Cependant, comme il y a tout lieu de présumer que le séjour d’une graine aussi petite et aussi délicate, dans l’eau employée à l’extraire, pourrait quelquefois lui nuire, il serait possible, surtout quand il s’agirait d’une petite quantité, de substituer à ce procédé celui d’écraser les baies de Pommes de terre, de les étendre sur du papier gris ou sur des cordes à l’instar des Mûres dont on veut avoir la graine ; la semence alors ne pourrait souffrir aucune altération, la matière muqueuse absorbée et détruite par ce moyen, présentant à l’air beaucoup de surface, la semence sécherait promptement.

» La semence de Pomme de terre est petite, oblongue, et contient une amande ; elle est blanche lorsqu’elle est encore enfermée dans la baie ; elle est jaune, quand elle est extraite par le papier ou par des cordes, et d’une couleur fort brune, quand on l’a retirée ; au moyen des lavages à l’eau, j’ai tiré d’une de ces baies de moyenne grosseur, jusqu’à 302 graines.


Culture des Pommes de terre par semis.

» L’idée de multiplier les Pommes de terre par semis, se sera présentée sans doute à l’esprit de quiconque aura bien observé la végétation de cette plante : car on ne saurait disconvenir que ce ne soit de cette manière que la nature s’y prend pour régénérer les espèces et multiplier les variétés : il reste toujours sur terre, après la récolte, des baies qui échappent aux rigueurs de l’hiver ; leurs semences germent au Printemps, et se confondent avec la plantation nouvelle ; plusieurs cultivateurs distingués ont tenté cependant cet essai intéressant, quelques-uns sans but : la voie des semis leur ayant toujours paru longue, coûteuse et difficile, ils ne l’ont pas suivie pour connaître le tems que devait parcourir la Pomme de terre avant de completter sa récolte ordinaire, et qu’elle pouvait être par la suite la qualité de cette production originaire des semences, comparée avec celle venue par la racine.

» On sèmera la graine à la fin d’Avril, par rangs, dans des rigoles de trois pouces de profondeur, pratiquées sur des planches de terre disposées à cet effet ; il y aura un pied de distance entre chaque rang, et les rigoles seront recouvertes de terre.

» Lorsque les jeunes tiges de Pommes de terre paraîtront, il faudra en éclaircir le nombre, afin qu’il y ait toujours 8 à 9 pouces d’intervalle entre chaque pied : on pourra transplanter les autres de la même manière ; dès que la plante commence à jaunir, on enlèvera les racines, et on les préservera de la gelée et de la germination ; au mois d’Avril, on les plantera par rangées, on les cultivera, on les recueillera à la manière ordinaire, et la moisson de la troisième année sera aussi riche que de coutume.

» Nous observerons cependant que, moyennant un bon terrain et des soins entendus, la Pomme de terre pourrait acquérir par semis sa grosseur et sa fécondité ordinaire, dans un cercle de tems moins considérable. M. Engel, dans son Instruction sur la Culture des Pommes de terre, assure avoir eu par ce moyen, dès la première année, des racines qui pesaient jusqu’à une livre un quart, et beaucoup d’autres dont le pied était de 8 à 9 pouces. M. Hill et moi, avons fait des observations à peu près semblables ; mais je crois devoir avertir qu’il faut toujours soigner avec plus d’attention les Pommes de terre, venues par ce moyen : elles paraissent d’une constitution moins forte et plus tendres à la gelée ; alors leur feuillage n’a pas autant de vigueur, ni la même étendue.


Avantages des semis de Pommes de terre.

» En faisant des semis de Pommes de terre, à l’instar des Pépinières, on rajeunit l’espèce dont le germe est fatigué, et qui s’abâtardit tous les jours ; on distingue les précoces de celles qui sont tardives ; on a créé même des espèces nouvelles, qui, appartenant à notre sol et à notre climat, seront par conséquent moins susceptibles de l’inconvénient dont il s’agit.

» Voilà donc un moyen d’envoyer d’un bout à l’autre de l’Univers sous un très petit volume, et même dans une lettre, de quoi propager les Pommes de terre de bonne qualité, multiplier le nombre de leurs variétés, prévenir leur dégénération, et surtout les acclimater. C’est ainsi que j’ai cherché cette année à opérer ces effets ; je me propose de continuer d’en faire autant pour les années suivantes, en donnant à quiconque s’intéressera à cette production, la graine mélangée des bonnes espèces que je viens de récolter.

» Occupé depuis longtemps à suivre la chaîne des variétés des Pommes de terre, j’ai cru ne devoir pas me borner à revivifier cette plante par semis ; mon travail aurait été incomplet, si je n’eusse songé à tirer les meilleures espèces de l’Amérique septentrionale, leur première patrie[39].

» M. le Maréchal de Castries a bien voulu donner des ordres aux Consuls du Roi employés dans cette partie du monde, et les vues du Ministre ont été parfaitement secondées par M. Saintjean de Crévecœur, correspondant de la Société d’Agriculture, qui s’est empressé d’envoyer la Pomme de terre ronde blanche de New-York, et la rouge ronde de l’Ile Longue.

» Une circonstance que je ne saurais oublier ici, parce qu’elle sert à prouver de plus en plus combien les Pommes de terre ont de force végétative, c’est que, quoique soigneusement encaissées, elles ont végété pendant leur trajet, et n’ont plus offert à leur arrivée qu’une masse composée de germes entrelacés, en partie desséchés ou pourris ; mises en terre dans cet état avarié, elles se sont développées à merveille ; frappées avant la fleuraison par une grêle énorme qui a haché la totalité du feuillage, leur végétation n’a été suspendue qu’un moment ; bientôt elles ont repris leur première vigueur, et ont donné une abondante récolte. M, l’Intendant a désiré que le produit qui en est résulté, fût destiné à couvrir plusieurs arpents de terre dans les environs de Paris, afin de présenter un grand exemple aux habitans de la Capitale, et de pouvoir en enrichir sa Généralité ; sans doute que, de proche en proche, ces deux espèces qui joignent l’abondance à la qualité, se répandront dans toutes les autres Provinces du Royaume : puissent-elles, comme en Irlande et en Amérique, ajouter à la force de l’Agriculture, devenir pour ceux dont la subsistance dépend de récoltes incertaines, un heureux supplément, et écarter pour jamais de nos foyers, le fléau de la disette ! »

Ce mémoire est tout à l’honneur de Parmentier, et est certainement instructif à plusieurs points de vue. La culture des Pommes de terre par semis n’était pas une idée tout à fait nouvelle : elle avait eu des promoteurs, comme il le reconnaît lui-même. Mais cette idée, il sait la faire sienne, il réussit à faire valoir tous ses avantages, à signaler ses inconvénients. On ne peut que reconnaître la justesse de son opinion au sujet de la nécessité de la régénérescence par l’emploi de la graine. Puis, cette pensée d’une dégénération de la Pomme de terre au moment même où il s’efforçait d’en préconiser la culture et la consommation, ne devait-elle pas l’inciter à trouver tous les moyens possibles pour la combattre, et prévenir par là un nouvel argument que lui auraient opposé les ennemis de la Pomme de terre, qui alors étaient encore fort nombreux ?

M. de Chancey, l’un des correspondants de la Société d’Agriculture, résidant à Saint-Didier, au mont d’Or, près de Lyon, avait adressé à la Société plusieurs Mémoires sur la culture des Pommes de terre. Parmentier, qui avait été chargé de rendre compte de ces Mémoires, donna lecture de son Rapport le 14 Juin 1887.

« Pour connaître d’abord, dit-il, la vraie préparation qu’exigeait la terre destinée à être plantée en Pommes de terre, M. de Chancey a commencé par s’assurer de la différence qu’il y avait dans le produit, entre un champ fumé et un autre qui ne l’aurait point été ; entre un terrain labouré et un terrain bêché ; enfin entre celui-ci et un champ défoncé. Dans ce dernier la maturité a été plus prompte et la récolte plus abondante d’un sixième que dans le champ labouré ; le produit a augmenté d’un cinquième dans celui qui a été bêché, et d’un quart dans celui qui a été défoncé ; d’où il résulte que :

L’arpent labouré et fumé a produit de Pommes de terre, 501 boisseaux ;
L’arpent labouré sans être fumé 450 »
L’arpent bêché et fumé 600 »
L’arpent bêché sans être fumé 498 »
L’arpent défoncé et fumé 753 »
L’arpent défoncé sans être fumé 633 »

» Il s’agissait ensuite d’établir quelle espèce d’engrais convenait le mieux aux Pommes de terre. M. de Chancey a employé, pour éclaircir cette nouvelle question, le même esprit de recherches et d’observations qui l’a dirigé dans la discussion de la première. Toutes les plantes fumées sont constamment plus belles, plus vigoureuses que les plantes non fumées et plus hâtives ; mais en même temps le goût de leur fruit est généralement moins délicat que dans celles-ci : ce qui fait que, dans certains Cantons, on achète plus volontiers les Pommes de terre des gens de la campagne que celles des jardiniers. Après avoir essayé successivement, et dans des proportions différentes, plusieurs genres d’engrais, M. de Chancey s’est convaincu qu’ils avaient tous un égal succès, et qu’il fallait bien se garder d’en employer une plus grande quantité que pour la culture des grains : au reste, il en est de la Pomme de terre comme des autres plantes ; c’est au cultivateur exercé et intelligent, qu’il appartient spécialement de déterminer ce qui est propre à son sol, et de régler sa conduite sur ses ressources locales.

» De ces observations en quelque sorte préliminaires, M. de Chancey passe à l’examen de plusieurs questions relatives à la culture des Pommes de terre considérées sous tous les rapports. Faut-il planter ces racines par œilletons, par morceaux ou entières ? Doit-on préférer les grosses aux moyennes, et celles-ci aux petites ? La méthode de les cultiver doit-elle varier à raison des espèces et du sol ? C’est encore l’expérience qui répond à toutes ces questions. Quelques auteurs ont prescrit de mettre jusqu’à trois Pommes de terre dans chaque trou ; d’autres conseillent d’y mettre simplement l’œil détaché de la racine ; d’autres sans pulpe. Dans le premier cas, on employe en pure perte beaucoup de racines ; dans le second, au contraire, on court le risque d’avoir de chétives récoltes. M. de Chancey a entrepris, en 1784, une suite d’expériences qui confirment, comme je l’avais déjà annoncé, qu’il était avantageux de partager les espèces de Pommes de terre longues, et moins les rondes, surtout lorsqu’il y a lieu de craindre les ravages du Ver du Hanneton. Malheur alors à ceux qui n’ont planté que des morceaux pourvus seulement d’un œil : la plupart des pieds manquent, et ceux qui échappent au fléau destructeur dont nous venons de parler, ne produisent pas abondamment. Quant à l’espèce de culture à suivre, il existe plusieurs méthodes dont la bonté est déjà constatée par des expériences décisives ; mais ces méthodes varient entre elles ; dans les terres légères et sablonneuses, un simple labour suffit. Il faut défoncer celles qui sont argileuses ; mais quelle que soit la méthode adaptée à la nature du sol, pourvu que la terre soit rendue aussi meuble qu’il est possible avant d’y déposer la plante et tout le temps de son accroissement, le rapport sera toujours proportionné au travail.

» On s’est trompé en croyant qu’en coupant la tige et les feuilles de Pommes de terre un peu tard, et avant que le froid ou la maturité ne les flétrisse, on risquait de nuire au produit des tubercules, et que ces feuilles données pour nourriture aux vaches, faisait tarir leur lait. Mes expériences ont prouvé qu’une pareille assertion était sans fondement. M. de Chancey est du même avis, puisqu’il insiste sur l’avantage de les donner en fourrage au bétail ; mais les tentatives qu’il a faites pour les réserver pour l’hiver et les conserver saines, ont été sans succès, soit qu’il ait voulu enlever à ce fourrage son humidité qui est très considérable, soit qu’il les ait mises à macérer dans l’eau comme on le pratique pour les feuilles de Vigne. Il observe qu’on pourrait, dans certains endroits, faire de l’eau-de-vie avec les baies ou fruits de la Pomme de terre, seules parties de la plante susceptibles d’une fermentation spiritueuse ; en vain y soumettrait-on les racines, l’absence de la matière sucrée deviendra toujours un obstacle au succès de cette opération[40].

« Les Pommes de terre épuisent-elles, ou non, le sol ? La culture en est-elle avantageuse à celles des grains qui leur succèdent ? Pour répondre à ces deux questions, il faut prendre en considération les différentes espèces de Pommes de terre, la qualité du terrain où on les plante, l’époque de leur plantation, la manière de les cultiver, le genre de production qu’on fait venir ensuite sur le même sol.

»… Il s’ensuit que lorsque l’on a recueilli des Pommes de terre dans des terres à froment, on peut, en fumant de nouveau, les ensemencer de ce grain ; le fumier est même quelquefois inutile, quand le sol est gras ; d’ailleurs, une expérience non interrompue de deux siècles prouve que les plus beaux prés et les champs les plus productifs de l’Irlande doivent leur fertilité à la culture des Pommes de terre.

» Le Froment et les autres grains dont nous formons la base de la subsistance journalière, n’admettent point ordinairement parmi eux des plantes d’un autre genre : du moins cette admission n’est pas exempte de reproches ; les succès que j’ai obtenus en cultivant le Maïs dans des planches de Pommes de terre auxquelles ce grain communique un ombrage salutaire et une sorte d’humidité végétative, a déterminé M. de Chancey à faire le même essai. Un arpent bêché, fumé et planté en Pommes de terre et Maïs, lui a fourni 1,005 boisseaux de tubercules, tandis que la même étendue de terrain servant de comparaison n’en a rapporté que 753, sans compter, dans le premier cas, la récolte du Maïs, dont les pieds sont devenus aussi forts et aussi vigoureux que s’ils avaient été seuls. On peut encore, en faisant succéder au Colsa, au Lin et au Seigle, les Pommes de terre, obtenir une double récolte du même champ : mais on suppose que le fond soit excellent et la température très favorable ; car dans les endroits où les gelées blanches se manifestent dès les premiers jours de Septembre, on ne doit pas s’attendre à jouir constamment de pareils avantages.

» Le deuxième Mémoire de M. de Chancey a pour objet les différentes manières dont les Pommes de terre se reproduisent. On sait que cette plante est du nombre de celles à qui la nature a accordé la faculté de se régénérer, en les divisant ; c’est aussi ce qui a fait donner à la Pomme de terre le nom de Polype végétal ; on la multiplie ainsi au moyen des yeux, des germes, de la bouture et du semis : cette dernière méthode est sans contredit la plus intéressante, puisqu’à l’avantage de rajeunir l’espèce lorsque le germe est fatigué, elle joint celui de donner des espèces nouvelles qui, appartenant à notre sol et à notre climat, seront susceptibles de s’abâtardir. La voie des semis a souvent été tentée par des cultivateurs distingués, mais sans aucun but particulier ; ils ne l’ont même jamais bien suivie, sous prétexte qu’elle était longue, coûteuse et difficile pour la production ; cependant M. de Chancey a obtenu, au moyen de ses semis, des Pommes de terre de l’espèce Grosse-blanche qui pesaient jusqu’à 21 onces[41] et des Rouges-longues, de 4 à 5 onces[42]. M. Hell qui a fait les mêmes expériences en Alsace, et M. de Ladebat, en Guyenne, en ont également récolté beaucoup d’un égal volume ; ils ont remarqué que les pieds transplantés donnaient généralement plus de bulbes que ceux qui ne l’avaient pas été. Les Cultivateurs qui se plaignaient de la dégénération des Pommes de terre n’ont désormais qu’à recourir au semis s’ils veulent avoir des plantes plus vigoureuses, des tubercules plus gros, plus nombreux, plus sains et de meilleur goût que ceux qu’on a ordinairement. Il n’est plus maintenant de Canton, si petit qu’il soit, dans le Royaume, où je n’aie envoyé de la graine au moins par la voie du Courrier.

» L’examen des différentes espèces de Pommes de terre est aussi entré dans le plan du travail de M. de Chancey. Quelques auteurs les avaient fait monter à plus de soixante ; mais il est facile de juger qu’ils ont compté dans ce nombre beaucoup de variétés. Les onze espèces de Pommes de terre que je me suis procurées de l’Amérique, la première patrie de cette plante, et dont je distribue chaque année, depuis quatre ans, des échantillons, se sont soutenues quant à leur port et à leur forme, dans les divers Cantons où on les a cultivées. Une seule envoyée, il y a quatre ans, à M. de Chancey, l’a mis à portée d’en couvrir trois arpents et demi, dont le produit est destiné à être répandu dans le Lyonnais. Ce ne sera pas là le seul service dont ses concitoyens lui seront redevables : il a engagé, il y a deux ans, quelques personnes charitables à faire cultiver des Pommes de terre au profit des pauvres : l’un a prêté son champ ; l’autre a fourni l’engrais ; un troisième s’est chargé des frais de labour, de semence et de culture, et cela a suffi pour subvenir aux besoins pressants de bien des familles : le même acte de bienfaisance a été renouvelé cette année. Puisse cette manière de soulager les malheureux avoir partout des imitateurs ! Tel est le précis des deux Mémoires de M. de Chancey : sa passion favorite paraît être la culture des Pommes de terre ; et son motif, le bien qu’elle procurera à la classe la plus indigente des citoyens. Je pense donc qu’en s’occupant ainsi de tout ce qui peut tendre au bonheur de l’humanité et aux progrès de l’Agriculture, cet auteur patriote a acquis des droits à l’estime publique, et que ses travaux sont dignes de l’approbation de la Société ».

En 1888, on célébrait le centenaire de Parmentier, en inaugurant la statue que la reconnaissance publique lui avait élevée sur une des places de Neuilly-sur-Seine, non loin de cette plaine des Sablons dont la culture de Pommes de terre, en 1787, est devenue historique. Le mémoire de Parmentier que nous citons ici, puis le Rapport des commissaires de la Société d’Agriculture qui lui fait suite, extraits tous deux des publications de cette Société, feront mieux saisir dans tous ses détails ce que signifiait cet essai de culture, dont les résultats ont été inespérés. Il ne faut pas oublier, non plus, que la Société d’Agriculture s’y était complètement associée, et qu’elle a été faite en somme avec son concours.

MÉMOIRE SUR LA CULTURE DES POMMES DE TERRE A LA PLAINE DES SABLONS ET DE GRENELLE, par M. Parmentier. (Lu à la Séance publique du 19 Juin 1787.)

« L’année rurale 1785 a été remarquable par deux espèces de calamités qui n’ont épargné aucune de nos provinces : toutes ont éprouvé plus ou moins sensiblement, et la disette de fourrages qui a entraîné la perte d’une partie des bestiaux, et la moucheture des blés qui, dans certains Cantons, a réduit au tiers les récoltes en froment : le Gouvernement, justement alarmé de ces fléaux passagers, s’est empressé d’en arrêter les suites, en chargeant plusieurs membres de la Société royale d’Agriculture, de rédiger des Instructions sommaires sur les différentes ressources qu’il était possible d’employer, selon les Cantons et la nature du sol, pour remédier aux maux que l’extrême sécheresse occasionnait, et prévenir en même temps ceux que cette température désastreuse présageait encore ; les efforts n’ont pas été infructueux, puisque beaucoup de propriétaires, au lieu d’être forcés, comme certains fermiers, de se défaire de la plupart de leurs bestiaux, se sont trouvés en état d’en nourrir un plus grand nombre, et qu’ils songent à profiter de l’expérience acquise pour se ménager des secours contre les mêmes inconvénients.

» Parmi les ressources indiquées, la Pomme de terre a été spécialement recommandée, et elle a rempli le plus complètement les espérances : ces racines, quoique plantées bien après la saison, n’en ont pas moins prospéré dans des terrains où les menus grains avaient entièrement manqué, et les vides entre les arbres, qui bordent quelques grands chemins neufs, en ont également fourni d’abondantes récoltes.

» Encouragé par ce succès presque inattendu, M. l’Intendant de la Généralité de Paris[43] a désiré qu’on essayât cette culture dans la Plaine des Sablons ; en conséquence, deux arpens, pris au hasard dans ce vaste champ inculte, ont été labourés et plantés en même temps, sans aucune sorte d’engrais ; et malgré les circonstances les plus contraires à l’expérience, puisque la Pomme de terre n’a pu être plantée que le 15 de Mai, c’est-à-dire six semaines après l’époque ordinaire de la plantation, et que, pendant un mois et cinq jours, elle n’ait pas reçu une goutte d’eau, sa végétation n’en a pas moins été considérable, au point de faire croire que le sol aride qu’elle recouvrait était un excellent fond, qu’il avait été disposé par plusieurs labours, amendé par les meilleurs fumiers, et que tous les périodes de son développement avaient l’avantage d’être continuellement favorisés par la saison. Il est résulté de ces essais 520 boisseaux de Pommes de terre[44], sans compter les pieds que la cupide avarice ou la curiosité ont fait arracher. La totalité de la récolte a été donnée à la Société philanthropique ; cette première tentative n’ayant été, dans l’origine, qu’un essai, en quelque sorte préliminaire, il était important de la répéter plus en grand sur le même terrain ; ainsi au lieu de deux arpens, on en a pris trente-sept : la Pomme de terre, divisée par morceaux, a été jetée dans la raye derrière la charrue, à cinq pouces environ de profondeur, et à un pied de distance : on a laissé entre les rangées un espace suffisant pour permettre à la petite charrue américaine l’exécution des différens travaux de culture, et démontrer à la fois ce qu’on peut épargner de soins, de temps et de frais par cette méthode, tandis que le produit, destiné à être distribué aux pauvres des campagnes de la Généralité de Paris, concourra à inspirer au peuple du goût pour un aliment si propre à sa constitution et à ses facultés.

» Mais il ne suffisait pas de prouver par un fait incontestable que le sol le plus aride était en état de rapporter des Pommes de terre, et que cette plante pouvait être encore employée, avec grand profit après l’ensemencement de Mars, pour suppléer aux fourrages dans les années où l’on était menacé d’une disette prochaine, il fallait multiplier les meilleures espèces, en créer même de nouvelles, rajeunir par les semis celles qui sont abâtardies, et présenter les moyens certains d’empêcher partout leur dégénération. Dix sept arpens dans la Plaine de Grenelle vont encore remplir cet objet d’utilité, et la récolte que M. l’Intendant a promise à sa Généralité, substituera bientôt aux mauvaises Pommes de terre qui existent dans nos marchés, les meilleures qualités ; il n’y a plus même un coin dans le Royaume où la Société n’ait mis ses correspondans à portée de procurer cet avantage inestimable aux Cantons qu’ils habitent.

» Voilà donc cinquante-quatre arpens de terrain dont les noms seuls caractérisent la stérilité, et qui, de mémoire d’homme, n’ont rapporté aucune production, consacrés aujourd’hui à donner une leçon d’Agriculture pratique, à faire plusieurs actes de bienfaisance, à naturaliser en France les nouvelles espèces de Pommes de terre, et à fixer d’une manière irrévocable celles qui conviennent à chaque terroir, à chaque exposition, à chaque climat ; quel exemple plus imposant pour les habitans de la Capitale, que d’avoir presque sous les yeux, les sables d’une terre aussi ingrate, couverts dans ce moment de verdure, au mois de Juillet des fleurs, et renfermer en Automne, à quelques pouces de leur superficie, plusieurs milliers de sacs, d’une racine précieuse, presqu’aussi substantielle que le pain, qui pendant six mois de l’année constitue la nourriture fondamentale de quelques Cantons, et qui a déjà concouru à en sauver plusieurs de la disette.

» Je ne puis me dispenser de donner ici de justes éloges à M. Aubert, subdélégué, que M. l’Intendant avait chargé de me seconder dans cette entreprise ; son zèle éclairé a infiniment contribué au succès de l’expérience, et il a acquis des roits bien mérités à la reconnaissance de la Société.

» Quoique la culture des Pommes de terre fasse aujourd’hui une des principales richesses de plusieurs nations agricoles, bien instruites en matières rurales, il s’en faut encore qu’elle soit aussi généralement répandue qu’elle mériterait de l’être ; sans doute que les circonstances qui viennent d’en faire apprécier l’utilité, serviront à réveiller l’attention de ceux des Agriculteurs qui comptent trop exclusivement sur leurs foins et leurs avoines ; mais il fallait un grand exemple pour déterminer l’impulsion générale ; déjà une multitude d’hommes du premier ordre ont abandonné des terrains pour un certain temps à quiconque y mettrait des Pommes de terre ; ils ont même procuré gratuitement la semence. L’Empereur a exempté pendant un grand nombre d’années ses sujets Hongrais de certaines taxes, à condition qu’ils cultiveraient cette plante et qu’ils en formeraient une partie de leur nourriture, ainsi que celle de leurs bestiaux ; enfin le Roi vient d’ordonner à deux de nos confrères d’admettre au nombre des plantes utiles rassemblées à Rambouillet sous les yeux de Sa Majesté, les différentes Pommes de terre réduites maintenant à onze espèces particulières.

» La culture de la Plaine des Sablons est donc une des époques les plus mémorables dans l’histoire des travaux de la Société, elle peut même devenir la source d’un très grand bien, puisque dans tous les pays du monde, il y a des terrains absolument nuls à l’Agriculture et qui pourraient fournir à nos besoins réels. Quelle est la plante, en effet, dans la multitude innombrable de celles qui couvrent la surface du globe, plus digne de l’attention des bons citoyens, que la Pomme de terre, soit qu’on l’envisage du côté de la culture ou qu’il s’agisse des ressources alimentaires que ces racines offrent aux hommes et aux animaux pendant la saison la plus morte de l’année ; elles peuvent servir également en boulangerie, dans les cuisines et dans les basses-cours ; en un mot, il n’existe pas de végétal plus propre à commencer les défrichemens, à vérifier les terrains que la charrue ne sillonne jamais ou qui ne rapportent pas, en grains, la semence qu’on y a jetée : combien de landes ou de bruyères autour desquelles végètent tristement plusieurs familles, seraient en état de procurer la subsistance, le superflu même à beaucoup de nos concitoyens toujours aux prises avec la nécessité, et qui souvent n’ont d’autres ressources pour vivre, que le lait d’une vache ou d’une chèvre, et un peu de mauvais pain ; ces infortunés goûteraient pour la première fois les douceurs de l’abondance et, leurs foyers rendus plus sains par l’influence bienfaisante d’une plante aussi vigoureuse en végétation, ils seraient moins susceptibles des maladies qui les épuisent, et leurs enfants deviendraient plus robustes : alors, le voyageur charmé ne détournerait plus les regards de ces chaumières situées sur des champs arides, dès qu’il en verrait le sol, fécondé par la Pomme de terre, annoncer pour l’avenir de riches récoltes et un préservatif assuré contre les funestes effets de la cherté et les malheurs de la famine ».

Le Rapport suivant, qui a été lu à la Société d’Agriculture le 14 février 1788, nous fait connaître les détails et les résultats de cette culture devenue historique ; à ce titre même, ce document est précieux.


« RAPPORT SUR LA CULTURE DES POMMES DE TERRE FAITE DANS LA PLAINE DES SABLONS ET CELLE DE GRENELLE, PAR MM. THOUIN, BROUSSONET, DUMONT ET CADET.

» L’attention de M. l’Intendant de la Généralité de Paris sur tout ce qui peut encourager l’Agriculture et fournir aux gens de la campagne des récoltes variées qui leur assurent une nourriture abondante, ainsi qu’à leurs bestiaux, s’est marquée l’année dernière, d’une manière signalée, par une expérience faite en grand sous ses auspices, dans la Plaine des Sablons et dans celle de Grenelle, concernant les Pommes de terre.

» La Société nous a nommés, MM. Thouin, Broussonet, Cadet de Vaux et moi, pour suivre cette expérience, et lui rapporter quels en ont été les procédés et les résultats.

» C’est à M. Parmentier, si connu pour les excellens ouvrages qu’il a publiés, et par ses travaux assidus sur le Froment, sur le Maïs, sur la panification et sur la Pomme de terre, que l’on doit l’idée et la conduite de l’expérience dont nous allons avoir l’honneur de rendre compte à la Compagnie.

» Jusqu’ici l’on avait cru que la Pomme de terre voulait un sol au moins de qualité médiocre, et qu’elle devait être plantée vers la fin de Février ou dans le commencement de Mars, époque où se font les semailles de l’Avoine, de l’Orge, des légumes farineux, en un mot, de ce qu’on appelle les Mars et Tremois. Les laboureurs ont tant d’occupations dans cette saison, que souvent, faute de temps, lorsque la pluie, la gelée, ou quelque accident les contrarient, ils sont obligés de laisser une partie de leurs champs sans l’employer. C’est leur rendre un fort grand service que de leur indiquer des cultures qui peuvent être commencées quand les autres travaux de la campagne sont déjà finis.

» Les essais et les observations de M. Parmentier l’ont convaincu que la Pomme de terre, du moins une certaine espèce qui précisément est la plus féconde, pouvait, avec succès, être plantée beaucoup plus tard qu’on ne le pensait. Il a de plus reconnu que le terrain le plus sec, pourvu qu’il fût de nature légère, convenait à cette même espèce, et que toutes les autres s’en accommodaient plus ou moins, excepté les espèces rouges qui demandent un sol médiocrement humide.

» La Pomme de terre est d’une grande fécondité. Un seul labour suffit pour préparer le terrain qui doit la recevoir ; un binage pour en butter la tige, cinq ou six semaines après sa plantation, est le plus grand travail qu’elle exige. Il faut seulement avoir soin de la tenir nette et dégagée des herbes inutiles ; elle fournit, comme on le sait, par ses racines tuberculeuses, un aliment sain, agréable au goût, qui s’apprête aisément, sans dépense, et qui convient aux animaux comme aux hommes ; elle a de plus l’avantage de cacher sous la terre les productions qui la rendent utile, en sorte que la récolte que l’on attend, dépend moins que toute autre de l’intempérie des saisons. Par ces diverses considérations, il est fort à désirer qu’une pareille denrée se multiplie partout de plus en plus. Rien n’est plus propre à lui faire prendre faveur que la facilité qu’offre sa culture aux Laboureurs, de s’en occuper, pour ainsi dire, à leur loisir, et d’y consacrer des friches abandonnées de tout temps.

» Ainsi l’espèce de découverte qu’a faite M. Parmentier sur une plante d’une utilité si grande, est véritablement importante à plus d’un égard, puisqu’elle fournit aux gens de la campagne une culture qu’ils peuvent avancer ou remettre à leur gré, jusqu’à des temps où nulle autre ne pourrait être commencée, et qu’elle leur donne de plus le moyen de mettre en valeur des fonds de mauvaise qualité qu’ils négligent, persuadés qu’en les travaillant, ils n’en tireraient aucun parti.

» Pour rendre cette découverte utile aux Cultivateurs et les en faire profiter, il s’agissait de la divulguer par une épreuve éclatante, capable de servir d’exemple et d’encouragement, en montrant, par un fait authentique, la justesse de la théorie.

» Dans cette vue, M. Parmentier a choisi, pour faire une expérience en grand et bien décisive, la Plaine des Sablons, et celle de Grenelle, où se trouvent des terrains arides, de pur sable, stériles et délaissés depuis fort longtemps.

» On ne pouvait préparer la terre dans la Plaine des Sablons et la planter qu’après la revue que le Roi fait tous les ans de ses deux Régimens des Gardes dans cette plaine, vers le milieu du Printemps, et qui, l’année dernière, s’est faite le 10 de Mai : circonstance qui ne permettant d’opérer que dans un temps où la saison est déjà fort avancée, pouvait inspirer des doutes à des Cultivateurs ordinaires sur le succès de l’entreprise ; mais M. Parmentier, que ses diverses tentatives et ses réflexions éclairaient et rassuraient, ne balança point à suivre son dessein.

» La revue faite le 10 de Mai, on a mis la charrue dès le lendemain sur un espace de trente-cinq arpents : ils n’ont reçu qu’un seul labour ; l’ouvrage, à cause de son étendue, et par la difficulté d’avoir à point nommé les ouvriers, n’a été fini que le 25 du même mois. Deux chevaux tiraient la charrue ; quelques charretiers en avaient mis trois sans nécessité, seulement par l’habitude où ils sont de manœuvrer avec un semblable attelage.

» A mesure que chaque arpent était labouré, on y plantait les Pommes de terre, en sorte que les labours et la plantation ont été terminés en même temps.

» On n’a fait aucune autre préparation ; on n’a point employé d’engrais, excepté sur un seul arpent, sur lequel des boues de Paris ont été répandues, dans la vue de comparer son produit avec celui des autres arpens que l’on n’amendait point.

» La Grosse Pomme de terre blanche, tachée de points rouges à la surface et dans l’intérieur, commune dans les marchés de Paris, est celle qu’on a plantée dans la Plaine des Sablons ; la végétation vigoureuse de cette espèce, qui croîtrait dans du verre pilé, pourvu qu’il fût souvent arrosé, l’a fait préférer. On n’attendait point des autres espèces la même réussite, surtout des espèces rouges : celles-ci veulent, comme on l’a dit, un sol moins aride.

» Après la fleuraison de la plante, on l’a buttée avec la houe américaine : on n’a point eu besoin de sarcler le terrain ; il est si sec, que la seule verdure qu’il ait produite est le feuillage de la Pomme de terre.

» La récolte s’est faite à la fin d’Octobre, quoique la plante ait été privée de la sève de Mai, et mise en terre, les labours étant tout frais ; quoique la sécheresse ait régné longtemps, et qu’il soit ensuite survenu des froids constans, on a recueilli 621 sacs de Pommes de terre, de 16 boisseaux chaque, faisant 9.936 boisseaux ou 828 setiers, qui, divisés par 35, nombre des arpens plantés, donnent pour chacun, l’un dans l’autre, près de 23 setiers 2/3 ou 23 setiers 8 boisseaux[45].

» Ce produit n’est pas le produit total des 35 arpens. Il n’est point possible d’énoncer la quantité véritable à laquelle il s’est monté ; celui des 621 sacs doit être augmenté de ce que les maraudeurs ont enlevé furtivement dès le mois de Septembre et dans le courant d’Octobre ; de ce que les gens, chargés de la récolte, ont pris pour eux-mêmes à la dérobée[46], et de ce qu’ils ont laissé par négligence dans la terre. Ce dernier article est certainement considérable. Dix ou douze jours après la récolte enlevée, on voyait encore sur la place un nombre de Glaneurs qui fouillaient la terre, et qui ne perdaient point leur temps.

» Comme le produit de ces 35 arpens devait être partagé gratuitement entre les Pauvres, on n’a point veillé soigneusement à ce qu’il n’en fût rien détourné. La vigilance n’a point paru nécessaire en cette occasion, par une considération toute simple. On voyait que malgré ce qui serait soustrait, la production avérée serait assez grande pour justifier l’entreprise et démontrer ce qu’on avait prétendu faire connaître. D’ailleurs, ceux qui s’appropriaient subtilement de ces Pommes de terre étaient vraisemblablement pauvres ; par conséquent, du nombre de ceux à qui l’on destinait des distributions.

» Les 621 sacs de ces racines récoltées à la Plaine des Sablons ont, en effet, été donnés, partie à des Paroisses, partie directement à des Pauvres en particulier, partie aux Sociétés philanthropiques.

» On avait porté, dans la plaine, pour la plantation des 35 arpens, 101 setiers, dont dix au moins, suivant ce que l’on nous a dit, ont été pillés tant par les ouvriers que par d’autres. Ainsi le produit net de cette culture est de 520 sacs de 16 boisseaux chacun, en partant seulement du produit connu ; et le total du produit connu se trouve être neuf fois et demi plus considérable que la quantité mise en terre pour la plantation.

» Dans l’arpent fumé, la fane avait plus de vigueur ; les Pommes de terre étaient un peu plus grosses, et le produit a surpassé d’un tiers environ celui des autres arpens.

» Deux arpens qui l’année précédente, en 1786, avaient été plantés par forme d’essai, n’ont pas moins rapporté l’année dernière qu’en 1786.

» Quelques agronomes prétendent que la fane de la Pomme de terre ne plaît point aux moutons, et que, si par malheur ils y touchent, ils en sont incommodés. M. Parmentier que ses expériences ont persuadé du contraire, a permis aux Bergers des environs de la Plaine des Sablons et de celle de Grenelle, de conduire leurs troupeaux dans la partie qu’il avait plantée ; les moutons ont brouté la totalité du feuillage en peu de temps, et n’ont laissé que les tiges. M. Parmentier assure qu’il n’en est résulté pour ces animaux aucun des accidens prétendus.

» On a fait sur cette plantation, en présence des Commissaires de la Société, l’essai du Petit cultivateur américain, sorte de petite charrue attelée d’un cheval. Ils ont vu qu’avec cet instrument, on pourra butter suffisamment à peu de frais les plantes qui veulent être buttées. Il a pareillement été démontré qu’on peut employer la charrue pour récolter les Pommes de terre : manière expéditive et qui diminue de beaucoup la dépense de la main-d’œuvre.

» Nous devons observer que les Pommes de terre qui ont cru dans le sable, semblables à cet égard au Blé moissonné sur des terres sèches, sont plus farineuses, plus fermes, et d’une pesanteur spécifique plus considérable, que si des fonds humides les avaient produites. Celles de la Plaine des Sablons ont plus de saveur que les Pommes de terre de même espèce que l’on achète dans les marchés n’en ont communément ; et soumises à la préparation par laquelle on en extrait la fécule, elles en ont donné plus abondamment.

» L’expérience, dont nous venons de rendre compte, apprend que l’on peut différer de planter la Pomme de terre jusqu’au 25 de Mai, le 25 compris, jour auquel les arpens façonnés les derniers ont été plantés ; car ces arpens ont autant rapporté que ceux qu’on avait plantés les premiers, c’est-à dire 10 ou 12 jours plus tôt.

» Elle nous apprend de plus que le terrain le plus aride ne doit point être abandonné, et qu’on peut y trouver une grande ressource en le plantant de Pommes de terre, lorsqu’il est d’une nature légère. Le calcul le plus simple va mettre à portée d’en juger et d’apprécier en cela le mérite du travail de M. Parmentier.

» Un boisseau de Pommes de terre, nous parlons toujours ici de l’espèce blanche, pèse 18 livres ; le boisseau de Froment pèse 20 livres ; le setier de Froment pèse donc 240 livres, et celui de Pommes de terre 216 livres.

» Une bonne terre, ensemencée en Froment, rend par arpent six à sept setiers. Prenons sept setiers pour n’être point accusés de partialité. Un arpent de terrain aride, sablonneux, dont on ne peut faire aucun autre usage, rend 23 setiers 2/3 ; à 216 livres le setier, c’est 5,112 livres pesant.

» Il faut trois livres pesant de Pommes de terre pour équivaloir à une livre de Froment ; par conséquent, 5,112 livres de ces racines font l’effet de 1,714 livres de Froment : poids que, dans la supputation présente, nous regarderons comme égal à celui de 1,680 que donnent 7 setiers de Froment ; la différence de 1,714 à 1680 est trop petite pour mériter d’être marquée.

» Ainsi on tirera, dans certaines circonstances, sans grande dépense, d’un arpent du plus mauvais terrain, planté de Pommes de terre blanches, un produit égal, soit en argent, soit en nourriture, à celui qu’on tirerait à grands frais d’un arpent de bonne terre ensemencée en Froment.

» La quantité de Pommes de terre nécessaires pour planter un arpent de mauvais terrain, et la quantité qu’il faut de Froment pour ensemencer la même mesure de bonne terre, sont à peu près dans la même proportion avec la quantité de leur produit respectif.

» Mais les façons et les fumiers indispensables pour qu’un arpent de bonne terre rapporte 7 setiers de Froment, sont beaucoup plus chers que les façons qu’exige un arpent sablonneux pour fournir 23 setiers 2/3 de Pommes de terre[47].

» Il résulte encore de ce que la Pomme de terre peut être plantée très tard avec fruit, que dans une année qui s’annoncerait par une sécheresse, telle que celle de 1785, qui ferait craindre une disette de fourrage durant l’Hiver, on pourrait, en rassemblant tout ce que l’on trouverait encore de Pommes de terre vers la fin de Mai, et les plantant, se procurer un supplément abondant de subsistance pour les animaux. » Tels sont les avantages des travaux de M. Parmentier, et sur lesquels l’expérience qui vient d’être faite, ne saurait laisser de doute. On ne peut assez louer cet estimable citoyen de ses efforts persévérans pour étendre et perfectionner la culture des Pommes de terre. On lui doit encore de l’avoir introduite dans des Cantons d’où les préjugés et l’esprit de contradiction paraissaient l’avoir bannie pour toujours. Il ne s’est point contenté de publier des Traités, de donner des instructions particulières, il a déterminé plusieurs Sociétés savantes à décerner des Prix pour l’encouragement de cette culture. Il a sollicité par lettres, et de vive voix avec la chaleur d’un apôtre du bien public, une foule de Seigneurs Propriétaires de donner l’exemple, tant en faisant cultiver cette plante chez eux, qu’en ordonnant qu’on en servît sur leurs tables ; son zèle ingénieux lui a suggéré des ruses innocentes, des stratagèmes officieux pour inspirer à leurs vassaux le goût de cette nourriture. Ce sont ses soins sans relâche, ses exhortations non interrompues qui rendent aujourd’hui commune dans les marchés de Paris, cette denrée, espèce de Manne, comestible sain, capable de suppléer non seulement le Blé, mais même le pain, surtout commode pour les Pauvres, par la facilité de le cuire, et le peu d’apprêt qu’il demande. M. Parmentier mérite des témoignages de la reconnaissance publique.

» Les Pommes de terre plantées dans les 14 arpens de la Plaine de Grenelle, l’ont été vers le temps ordinaire, c’est à dire dans le courant de Mars. L’état de leur produit ne nous a pas été remis. Les 14 arpens de cette plaine étaient consacrés à multiplier les nouvelles espèces, pour les distribuer aux Comices agricoles, lors de leur première tenue, afin de propager la culture de ces plantes dans la Généralité de Paris.

» Ces nouvelles espèces jardinières sont au nombre de onze qui se sont soutenues pendant six années dans leur caractère spécifique, par là démontrées variétés constantes contre le sentiment de quelques Naturalistes qui ne voulaient les regarder que comme de simples variétés accidentelles[48] ». Peut-être ne sera-t-on pas fâché ici de prendre connaissance de quelques détails intimes sur cette Société d’Agriculture qui faisait de si louables efforts pour seconder les vues philanthropiques de Parmentier. Arthur Young, dans le récit de son Voyage en France (1787-1789), a écrit quelques lignes à ce sujet. Voici comment s’exprimait l’humoristique agronome, d’après une traduction anonyme de ce Voyage, parue en 1793.

« Le 12 Juin 1789. — J’allai à la Société royale d’Agriculture dont je suis membre, qui s’assemble à l’Hôtel de Ville : je votai et reçus un jeton, qui est une petite médaille donnée aux membres toutes les fois qu’ils y vont, enfin de les engager à s’occuper des affaires de leur institution : c’est la même chose dans toutes les Académies royales, etc., et ces jetons causent tous les ans une dépense considérable et fort mal employée, car quel bien peut-on attendre d’hommes qui ne vont là que pour recevoir des jetons[49] ? Quel que soit leur motif, la Société paraît bien suivie : il y avoit trente personnes présentes ; entre elles étoient MM. Parmentier, vice-Président, Cadet de Vaux, Fourcroy, Tillet, Desmarets, Broussonet, secrétaire, et Crété de Paluel, à la ferme duquel je fus il y a deux ans, et qui est le seul de la Société qui pratique l’Agriculture. Le Secrétaire lit les titres des Mémoires présentés et en rend compte, mais on ne les lit pas, à moins qu’ils ne soient particulièrement intéressans. Alors les membres lisent des Mémoires ou font des Rapports, et quand ils discutent et délibèrent, il n’y a pas d’ordre, mais ils parlent tous ensemble, comme dans une chaude conversation particulière. L’abbé Raynal leur a donné 1.200 livres pour un Prix sur quelque sujet important, et on me demanda mon opinion pour savoir ce que l’on proposeroit : Donnez-le, repliquai-je, pour l’introduction des Navets ; mais ils pensent que c’est un objet que l’on ne sauroit atteindre ; ils ont tant fait, et le Gouvernement a tant fait en vain, qu’ils regardent cela comme impossible. » Le 19 Juin 1789. — J’accompagnai M. Broussonet pour aller dîner chez M. Parmentier, à l’Hôtel des Invalides. Il s’y trouvoit un Président du Parlement, M. Mailly, beau-frère du Chancelier, l’abbé Commerel, etc., etc. Je remarquai, il y a deux ans, que M. Parmentier étoit le meilleur homme du monde, et qu’indubitablement il entendoit tous les détails de la Boulangerie mieux que personne, comme ses ouvrages le démontrent clairement. Après dîner, nous allâmes à la Plaine des Sablons, pour voir les Pommes de terre de la Société[50] et les préparatifs qu’elle fait pour les Navets. À cela je dirai que je conseille à mes confrères de s’en tenir à leur Agriculture scientifique, et d’en laisser la pratique à ceux qui l’entendent. Quel malheur pour des Cultivateurs philosophes que Dieu ait créé du Chien-dent ! »

Mais après tous ces efforts pour encourager et propager la culture de la Pomme de terre, quels résultats était-on parvenu à obtenir à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle. Nous trouvons, à ce sujet, des renseignements fort instructifs dans le Mémoire déjà cité de M. Clos : Quelques documents pour l’histoire de la Pomme de terre.

« L’importance de la Culture des Pommes de terre, dit M. Clos, paraît avoir été reconnue dans le Nord et le Nord-Est de la France, à l’époque où Parmentier cherchait à la démontrer : elle avait dû y acquérir une assez grande extension ; car : 1o en 1809, le curé Aubry déclarait qu’à dater de 1760, elle s’était considérablement augmentée dans les Ardennes, notamment dans le Canton de Bouillon, ajoutant qu’avant l’introduction de la Pomme de terre les Hautes-Ardennes étaient souvent exposées à des espèces de famine, fléau qu’on n’y connaît plus ; 2o elle était même exportée en Angleterre par le port de Dunkerque, si bien qu’en 1775 on crut devoir en défendre la sortie du Royaume, fait que j’emprunte au Mémoire déjà cité de M. Gourdon ; 3o de nombreux documents témoignent de l’étendue de cette culture dans nos Départements de Nord-Est ; au rapport de Parmentier, vers la fin du XVIIIe siècle, les Anabaptistes introduisirent sur les bords du Rhin, dans l’ancien Département du Mont-Tonnerre, la distillation en grand de la Pomme de terre fermentée, et en tirèrent des produits fort importants.

» Voici des renseignements officiels extraits des Mémoires statistiques publiés par ordre du Gouvernement : A. — En l’an XII (1803) pour le Département de Rhin et Moselle : « La Pomme de terre, qui est devenue un des mets du riche, est dans plusieurs Cantons la seule nourriture du pauvre ; on en fait aujourd’hui une telle consommation que l’on doit s’étonner comment, avant sa culture, les pays un peu populeux ont pu nourrir leurs habitans ». B. — En l’an XI (1802), pour le Département de la Moselle : « Elle est cultivée surtout dans l’arrondissement de Sarreguemines… Elle s’est prodigieusement multipliée depuis 1794, où elle est devenue d’un grand secours dans la disette qui s’est fait sentir… Elle était même presque inconnue au milieu du dernier siècle : elle a commencé à s’introduire dans les vignobles dont la population nombreuse, privée de plantes céréales, s’en était fait une précieuse ressource ; elle est aujourd’hui répandue partout ; c’est le légume dont la consommation est la plus grande, en même temps qu’il sert de nourriture aux bestiaux et d’engrais aux porcs. ». C. — En l’an XIII (1804), pour la Meurthe : « Quelques Cantons montagneux sont consacrés uniquement à la Pomme de terre… En 1789, la proportion des terrains plantés de Pommes de terre à ceux ensemencés en Fèves, en Pois, était comme 10 à 6, tandis que ce rapport est aujourd’hui de 10 à 3. Cette faveur qu’a obtenue la culture de la Pomme de terre est l’effet du défrichement des Communaux, de la vente au détail des grandes fermes, des diverses causes ayant multiplié le nombre des petits propriétaires dont ce précieux légume est la principale nourriture

». D. — En l’an XII, pour le Doubs : « La culture de la Pomme de terre augmente toujours, sensiblement… Outre la nourriture qu’elle fournit au Cultivateur, la Pomme de terre sert aussi de nourriture aux bestiaux qu’elle engraisse… Les nombreux avantages que le Cultivateur a trouvés dans la culture facile de la Pomme de terre paraissaient avoir beaucoup diminué la culture du Maïs, qui, plus exposé aux intempéries des saisons, laisse plus d’incertitude sur la récolte, sans donner plus d’avantage par ses produits… »

» Enfin, on lit dans les Annales de l’Agriculture française, qu’en 1814, la Pomme de terre était cultivée en grand dans le Département de l’Aisne, où « sa culture, ajoute l’auteur, a beaucoup augmenté depuis 20 à 30 ans, offrant à la classe indigente une ressource précieuse ».

» Toutefois, les Pommes de terre paraissent avoir pénétré assez tard dans le Cambrésis, car il est dit dans une Notice sur Beauvois, commune du Département du Nord : « Ce ne fut que vers 1789 que des fabricants de toile, allant vendre du lin en Hollande, en rapportèrent quelques-unes dans leur valise et en propagèrent peu à peu la culture ».

» En 1807, M. Feral de Rouville, rendant compte d’une culture de cent hectares dans la Commune de Rouville. (Loiret), écrivait :

« Dans le Canton que j’habite, personne avant moi n’avait cultivé la Pomme de terre en grand ; elles n’y étaient pas inconnues, mais quelques carrés destinés à cette plante, choisis près des habitations et labourés à la bêche, n’étaient pas des données pour une culture étendue ».

» Sageret, à son tour, traitant à la même époque de l’Agriculture du pays compris entre Lorris et Montargis (Loiret), déclarait « que la Pomme de terre était circonscrite dans les jardins, n’étant pas assez commune pour être à bas prix et ne servant guère à la nourriture des bestiaux ».

» Quant au Département de la Sarthe, M. Deslandes donnait, en 1809, le renseignement suivant : « Il y a cinquante ans que l’on connaissait à peine les Pommes de terre : elles y furent répandues par les soins et l’exemple des grands propriétaires et surtout des curés. Leur culture fit de rapides progrès ; il n’y a point de fermier qui n’en plante annuellement un douzième de ses terres ».

» La résistance à l’extension de ce tubercule semble avoir été plus grande dans l’Ouest de la France, à l’exception de la Seine-Inférieure, grâce peut-être à l’influence de Parmentier, originaire de Montdidier. En effet, Lieutaud écrivait à Rouen, en 1783 :

« Cette plante, qui se cultive dans les jardins et dans les champs, donne des tubercules bons à manger ; ils sont également estimés des riches et des pauvres : leur saveur est assez agréable, ils se digèrent aisément ».

» Mais je ne vois pas la Pomme de terre signalée parmi les plantes cultivées en grand nombre dans la Statistique du Département de l’Eure, publiée en l’an XII.

» En 1818, Duhamel, dans son Mémoire sur le sol de l’Arrondissement de Coutances (Manche), disait : « La culture de la Pomme de terre s’est répandue dans presque toutes les communes, et il n’en est pas où elle ne réussisse ; mais on ne la fait point en grand, et l’on n’y sacrifie que peu de terrain ».

» En 1806, P. de Candolle écrivait, dans son Rapport sur un voyage botanique et économique dans les Départements de l’Ouest :

« Les Pommes de terre sont, dans presque tous ces départements, cultivées seulement pour la nourriture des Bestiaux et pour l’usage de quelques particuliers riches qui, moins soumis aux préjugés, aiment à s’en nourrir. Dans les environs de Quimper-Corentin, on trouve, au contraire, l’usage et la culture de la Pomme de terre bien naturalisés, ce qui est dû aux efforts soutenus et sagement conduits par M. Ledéau. Elles sont introduites dans les assolements du District de Quimper à la place du Blé noir. Le peu de Pommes de terre qu’on trouve dans les environs de Nantes y est cultivé de la même manière ».

» C’est vers 1788 que la culture de la Pomme de terre pénétrait en Vendée, car Cavoleau écrivait en 1818 : « Il y a un peu plus de trente ans que, le Dr  Loyau et moi, nous avons commencé à cultiver la Pomme de terre dans les champs pour la nourriture des bestiaux. Cet exemple que l’on a vu d’abord avec indifférence a cependant gagné insensiblement. Dans le commencement, les paysans se sont bornés à cultiver ce tubercule dans les jardins comme légume ; ensuite, ils en ont nourri leurs cochons, puis leurs vaches, et maintenant ils l’appliquent à tous les usages dont il est susceptible dans l’économie rurale et domestique. La culture de cette plante commence à être très étendue dans le Bocage. J’entends tous les jours proclamer ses louanges par les hommes les plus ennemis des nouveautés, et il est reconnu que, dans les deux disettes qui ont suivi les mauvaises récoltes de 1811 et 1816, la Pomme de terre a sauvé du désespoir une foule de malheureux. La culture n’en est sans doute pas encore aussi étendue quelle devrait l’être ; mais l’impulsion est donnée, et je ne crois pas que rien puisse désormais l’arrêter ».

» La Statistique du Département des Deux-Sèvres, publiée en l’an XII, fournit les renseignements suivants : « Il y a 50 ans que les Pommes de terre ont été introduites dans la Gâtine par M. Bouteiller, médecin à Châtillon : il en nourrissait ses chiens de chasse, sa volaille et ses cochons ; mais bientôt une foule de préjugés et de petits intérêts s’élevèrent contre cette révolution. En 1784, Clément Cendré renouvela en grand les essais. Aujourd’hui la culture de la Pomme de terre est connue dans tous les villages de la Gâtine. Il paraît qu’elle commença à s’établir dans la partie sud-ouest du Département des Deux-Sèvres, voisine de celui de la Charente, en 1775, par les soins du Comte de Broglie, et de là elle se répandit dans le pays Mellois ; mais elle n’occupait guère qu’un ou deux mètres carrés dans les jardins, lorsqu’en 1785 le citoyen Jard-Panvilliers y employa à peu près un hectare : l’abondante récolte qu’il obtint et dont il engraissa sa basse-cour et une quantité de cochons, donna l’éveil aux autres cultivateurs qui s’empressèrent de l’imiter. Ce fut surtout dans les années II et III de la République que la culture de la Pomme de terre s’étendit sensiblement. Le Dr Brisson, en 1784, l’introduisit dans le Canton de Coulange, Arrondissement de Niort, où cette plante était absolument inconnue : il en fournit de la semence à plusieurs métayers et bordiers… Cependant cette culture ne s’y fait toujours qu’en petit et reste dans un état languissant ».

» M. de Fayolle déclarait en 1809 que, dans la Dordogne, cette culture était inconnue à la majorité des cultivateurs avant 1785, ajoutant : « Maintenant chaque année on voit augmenter la portion destinée à cette culture ».

» Quant au Lot, on lit dans la Statistique de ce Département :

« La Pomme de terre n’a vaincu que depuis peu d’années tous les obstacles qui s’opposaient à sa culture, quoique dès l’année 1789, M. H. de Richeprey eût annoncé que ce tubercule était la seule production qui pût être une ressource certaine contre la famine. Encore en 1812, on connaissait à peine la Pomme de terre sur le sol calcaire, et si quelques particuliers l’y cultivaient, ce n’était que comme plante potagère. Mais on sentit bientôt combien il était avantageux de propager une plante qui n’est point attaquée par la grêle, par les brouillards, par les trop longues pluies, par les froids tardifs ».

» Dans le Gévaudan, disait M. Broussous, en 1809, l’adoption des prairies artificielles fut suivie de celle des Pommes de terre, qui y est devenue plus générale et n’y a point rencontré d’obstacles. À son tour, Prost écrivait en 1821 : « La Culture de la Pomme de terre a fait des progrès considérables dans le Département de la Lozère depuis une quinzaine d’années ».

» Dans les Cévennes, les Pommes de terre firent leur apparition vers 1774, si l’on en croit ce passage de Loiseleur-Deslongchamps de 1824 : « Ce n’est que depuis une cinquantaine d’années qu’on les connaît dans les montagnes des Cévennes où elles sont aujourd’hui la base de la nourriture du peuple ».

» La Pomme de terre n’est guère qu’incidemment mentionnée dans la Description du Département du Tarn par Massol, en 1818, l’auteur se bornant à dire qu’elle est cultivée dans les Cantons de Saint-Àmans-Labastide, de Mazamet et dans le bourg de Valence ; il spécifie cependant qu’on récolte beaucoup de Pommes de terre dans le canton d’Angles.

» Enfin, voici des renseignements précis qui m’ont été fournis sur les premières tentatives, faites sur le versant septentrional de la Montagne-Noire, aux environs de Sorèze. C’est vers l’année 1790 qu’on essaya la culture de la Pomme de terre dans quelques métairies ; mais elle restait confinée dans les jardins ou autour des maisons d’habitation. En 1814, elle n’avait encore pris aucune extension, et elle gagna peu jusqu’en 1832 ; à cette date, un riche propriétaire de la Montagne rassemble les paysans de ses dix métairies et leur enjoignit de cultiver en grand le tubercule, s’ils ne voulaient être remplacés. Ce fut un excellent exemple.

» Le progrès avait été plus rapide dans des localités peu éloignées, car le baron Trouvé écrivait, dès 1818, dans sa Description du Département de l’Aude : « La Pomme de terre est celle de ces cultures qui se pratique avec le plus de succès surtout dans la Montagne noire, dans l’Arrondissement de Limoux et dans les Corbières. On dit que ce fut un mendiant qui la fit connaître et qui l’introduisit dans cette dernière contrée. Elle est devenue d’une grande ressource pour les habitants ».

» Si, comme on l’a vu plus haut, la Pomme de terre était dès 1776 l’objet d’une culture en grand dans certaines parties des Pyrénées, elle était loin d’avoir pénétré dans toutes. C’est ainsi que dans la vallée de Lourou (Hautes-Pyrénées), cette culture ne remonte pas au delà de 77 ans. « En 1795, un Commissaire du Gouvernement fut chargé de faire ensemencer en Pommes de terre une certaine étendue de terrain proportionnée à l’importance de chaque famille. Dans les commencements les habitants ne cessaient de se plaindre de cet ordre et suppliaient l’autorité de les dispenser d’y obéir ; entre autres griefs, ils prétendaient qu’on leur faisait perdre une année de revenu, en chargeant leur terre d’une récolte inutile. On tint bon ; peu à peu les préjugés tombèrent : la Pomme de terre devint une partie de la nourriture habituelle et passa de l’homme aux animaux. Aujourd’hui on regrette de ne pouvoir lui consacrer plus de terrain [Agriculture française) ».

» L’exemple se propagea. Aussi, dès 1813, M. de Saint-André écrivait-il dans sa Topographie de la Haute-Garonne : « Le genre de production qui y devient universellement une des premières ressources et dont le succès est certain, parce qu’il craint peu la rigueur des hivers, c’est la Pomme de terre, qui est d’une qualité bien supérieure à celle de notre climat. On a appris à préférer la Blanche à la Rouge, et l’on y a introduit celle qu’on nomme de Hollande, qui est plate, très blanche et très féculente, mais qui n’y paraît pas encore bien acclimatée. »

» Le département de Tarn-et-Garonne était aussi très avancé sous ce rapport, car Gatereau disait, en 1789, que « la Pomme de terre est cultivée dans les champs. » Témoignage que confirmait Baron, en 1823, écrivant : « Cette plante est très cultivée. » Au commencement de ce siècle, M. Depère y avait introduit la culture de ce tubercule dans le Canton de Mézin.

» En ce qui concerne les environs de Paris, je lis dans un Mémoire de Poiteau, de 1831 : « Dans ma jeunesse, il y a cinquante ans, on la méprisait encore, et peu de personnes osaient en manger. »

» Ces citations ne confirment-elles pas l’assertion émise par M. Pépin, au sein de la Société centrale d’Agriculture, qu’encore au commencement du siècle, la Pomme de terre était cultivée à Paris, surtout pour les animaux ? Et cependant, elle devait avoir alors de chauds partisans ; car, en 1793, Chaumette annonçait le projet de planter ce fécond tubercule sur toute la surface des jardins du Luxembourg. »

Nous pourrons ajouter qu’à la même époque, la Convention nationale ne dédaignait pas de s’occuper de prescrire la culture de la Pomme de terre, comme nous l’avons déjà vu, d’après M. Clos, au sujet des Hautes-Pyrénées. M. Hariot a publié une Note dans le Journal de la Société d’Horticulture de France de 1893, de laquelle il résulte que le 23 nivôse, an II, la Convention avait publié un Décret chargeant le Représentant du peuple en mission près les Côtes de Brest et de Lorient de faire cultiver la Pomme de terre dans les Départements du Finistère, du Morbihan, des Côtes-du-Nord et de l’Ille-et-Vilaine. « Le citoyen Laignelot, dit M. Hariot, dans la crainte que les Instructions qui accompagnent ce décret ne puissent recevoir assez d’exécution, en ordonne la traduction dans l’idiome celtique et la distribution dans chaque municipalité. Il arrête en outre que, dans ces quatre Départements, il sera cultivé au moins un vingtième de terrain labourable de chaque fermier, en Pommes de terre, et sous peine d’une amende du double de l’imposition foncière de la totalité de leurs propriétés ».

La même année, Parmentier faisait de son côté tous ses efforts pour activer la propagation de la Pomme de terre. M. Bienaymé, ancien bibliothécaire du Ministère des finances, a bien voulu nous signaler le document suivant, publié par la Direction générale des Archives nationales en 1872. Il s’agit de la Lettre suivante de Parmentier, avec une annotation explicative.

« A Paris, ce 24 Frimaire, l’an 2 de la République.

»…. Sa publicité me paraît urgente. Les autres plantes potagères qu’il est si important de propager sur le sol de la patrie pour doubler la ressource des Mars, exigeront aussi des instructions particulières que nous nous empresserons, Villmorin (sic) et moi, de rédiger, si la Commission des subsistances le juge à propos ; mais il n y a pas un instant à perdre.

(Signé) Parmentier. »

» — Le Mémoire joint à cette Lettre est en entier de la main de Parmentier, sur dix feuillets grand in-folio, écrits recto et verso. En marge de la première page existe la Note suivante : « Sera imprimé au nombre de 10,000 exemplaires, envoyé aux Districts, avec ordre de le faire réimprimer en quantité suffisante pour le faire circuler dans leurs Communes respectives ».

Arch. de l’Emp. Fe 256 (Administ. gén. : Agriculture).

Il ne paraît pas qu’il ait été déféré au désir de Parmentier, et que ce Mémoire ait été imprimé et distribué. Malgré toute l’impulsion qui était ainsi donnée à la culture et à la consommation de la Pomme de terre, il est curieux de lire dans un ouvrage, qui plus tard devait tant servir à préconiser cette Solanée, ce que disait, en 1805, le rédacteur du Bon jardinier.

« Pomme de terre (Morelle, Truffe, Patate, Solanum tuberosum). — Il n’y a point de légume sur lequel on ait tant écrit, et pour lequel on ait montré tant d’enthousiasme. On en a fait du pain, trouvé excellent par les riches, des biscuits de Savoie, des gâteaux, des ragoûts de toutes les sortes, et puis on a dit : Le pauvre doit être fort content de cette nourriture. Notez que les premiers pains faits avec la pulpe de ce tubercule étoient mêlés de bonne farine ; que les ragoûts étoient bien assaisonnés, etc. Les têtes échauffées par les prédications des Économistes, ont employé des terres à froment à la culture de ce légume, qui, anciennement, étoit à bas prix, et qui est devenu cher pour le peuple, surtout à Paris et aux environs. Ce n’est pas ici le lieu de réfuter tous les systèmes imaginés sur cette matière. D’ailleurs, l’enthousiasme tombe et en même temps le prix de la denrée. Avant qu’on l’eût tant prônée, elle étoit d’un très grand usage dans plusieurs Provinces, et le pauvre en avoit toujours fait sa nourriture ; ainsi, il étoit inutile de tant écrire sur ce sujet. Il est bon d’observer que, quand une fois on en a planté dans un terrain, il en produit toujours, quelque chose qu’on fasse, parce qu’en relevant les tubercules il s’en échappe de très petits qui forment d’autres Pommes dans la suite. Dans les différens écrits où l’on a présenté ce légume comme une nourriture saine et de facile digestion, on n’a pas eu soin de distinguer le sol et le climat qui lui convenoit pour qu’il fût sain et de facile digestion. Les Patates auront ces deux qualités, si elles sont cultivées dans un terrain sec et chaud ; mais elles seront lourdes et indigestes, si elles proviennent d’un sol froid et humide. Il semble que cette observation étoit nécessaire à faire. »

On peut considérer cet Article comme une Note discordante qui se faisait alors entendre dans le concert d’éloges dont la Pomme de terre était l’objet, et comme un dernier écho des préjugés de l’époque.

Mais le mouvement était donné, la culture de la Pomme de terre devait prendre chaque année une extension de plus en plus grande. Elle était à peu près partout répandue en France, en 1845, lorsque l’invasion de la maladie menaça de la faire abandonner, alors même que tous les esprits commençaient à se pénétrer de son utilité bienfaisante. On reprit heureusement courage, les attaques de cette déplorable maladie diminuèrent insensiblement d’intensité, et, de nos jours où l’on est obligé de faire encore la part du fléau, on peut dire que la Culture de la Pomme de terre est, à tous les points de vue, plus florissante que jamais. Voici ce que nous relevons dans l’Ouvrage déjà cité de M. Ch. Baltet :

« Après le Blé, la Pomme de terre tient le premier rang en France. Tout le monde en consomme. Les 4,500 hectares de 1789 sont arrivés à 1,512,136 hectares en 1892. La récolte, en France, dépasse aujourd’hui 136,000,000 de quintaux métrique, représentant une valeur de 600 millions de francs, y compris les espèces fourragères ou à féculerie. Chaque Département cultive le précieux tubercule pour l’alimentation ou l’industrie. Treize Départements ont affecté chacun plus de 30.000 hectares à la Pomme de terre, depuis Saône-et-Loire, avec 53,000 hectares, jusqu’à Maine-et-Loire ; 31,000 hectares, en passant par la Dordogne, la Charente-Inférieure, la Sarthe, l’Ardèche, la Charente, le Puy-de-Dôme, les Vosges, l’Aveyron, la Loire, l’Allier, le Tarn, sans tenir compte de la superficie territoriale. Quant au rendement, la moyenne étant de 90 quintaux à l’hectare, la tête appartient au Département des Ardennes, 163 quintaux à l’hectare ; puis le Nord, 162 ; les Vosges, 159 ; la Vienne, 153 ; Meurthe-et-Moselle, 141 ; les Bouches-du-Rhône, les Hautes-Alpes et l’Ardèche, chacun 140 l’Aisne, 138 ; l’Oise, 137 ; la Meuse, 135 ; la Somme, 133 ; la Seine, 132 ; en partie de culture maraîchère ; puis le Rhône, le Doubs, le Var, la Marne, les Côtes-du-Nord, le Pas-de-Calais, le Puy-de-Dôme et Belfort, arrivant avec 130 à 120 quintaux. Les plus faibles rendements appartiennent au Cantal, à la Lozère, à l’Aude, aux Basses-Alpes, à la Charente-Inférieure, soit de 20 à 37 quintaux par hectare. La statistique de 1892 ajoute que les plus fortes évaluations, quant à la vente du produit, reviennent aux Alpes-Maritimes, à la Corse, au Vaucluse, à l’Aude, à la Savoie, au Calvados, à la Manche, aux Basses-Alpes, aux Bouches-du-Rhône, à la Seine, aux Pyrénées-Orientales, au Gard, au Finistère, à l’Ille-et-Vilaine, à la Loire-Inférieure, passant de 6 francs à 10 francs le quintal.

» Enfin, la Pomme de terre, élevée libre ou sous cloche, de tous les pays, dépasse, dans ses arrivages parisiens, le chiffre de 700,000 hectolitres, pesant 70 kilogr. chacun.

» L’Algérie ne reste pas en arrière. La Pomme de terre de primeur est pour elle une des cultures importantes d’exportation : elle a pour but d’arriver pendant la première saison printanière de la France, à la majoration des prix. Les chiffres d’exportation s’élèvent annuellement aux environs de 3,000,000 de kilogrammes. »

On ne consomme pas en France tous les produits de cette importante culture de la Pomme de terre. M. Aimé Girard a constaté que leur exportation va toujours en augmentant. D’après les chiffres que ce savant a fait connaître, le mouvement d’exportation des Pommes de terre représentait pendant les six premiers mois de 1895 un chiffre en poids de 70 millions de kilogrammes, dont la valeur pouvait être estimée à une somme de 3,503,000 francs. Pendant les six premiers mois de 1896, la France avait expédié : en Angleterre, 25,179,200 kilos de Pommes de terre ; en Belgique, 16,123,600 kilos ; en Suisse, 1,641,900 kilos ; en Égypte, 966,000 kilos ; au Brésil, 4,989,300 kilos ; en Algérie, 6,093,900 kilos ; en divers autres pays, 15,068,800 kilos ; ensemble, 70,062,700 kilos.

Quelle agréable surprise eût-ce été pour les promoteurs, au XVIIIe siècle, de la culture française de la Pomme de terre, s’ils avaient pu prévoir qu’un siècle après, cette culture devait prendre une telle extension et donner d’aussi remarquables résultats !


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  1. — Ceci nous apprend que le nom de Truffes, donné aux tubercules de la Pomme de terre, date de l’époque même de son introduction en France.
  2. — Par le fruit, il faut entendre tubercule. Le mot fruit, dans le sens de produit ou de production, est du reste employé de même par nombre d’auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles.
  3. — Nous avons vu aussi que, d’après G. Bauhin, le provignage des tiges de la Pomme de terre était en usage dans la Franche-Comté, à cette époque.
  4. — On remarquera qu’il est question de fleurs blanches. Ce devait être une variation obtenue par semis de la variété primitive, qui avait les fleurs violacées.
  5. — Au XVIe siècle, le mot viande était employé dans le sens général de nourriture.
  6. — Nous avons vu plus haut, d’après les descriptions des Botanistes du XVIe siècle, que la tige de la Pomme de terre, à cette époque, s’élevait en effet à cette hauteur.
  7. — Invasion suédoise pendant la guerre de Trente ans.
  8. — L’Arrêt étant du 28 juin 1715, l’introduction de la culture de la Pomme de terre dans les Vosges daterait de 1665.
  9. — Dans cet Arrêt, la Pomme de terre est également désignée sous le nom de Topinambour.
  10. — La grande culture de la Pomme de terre ne remonterait par suite dans cette région qu’à 1690 ou 1695.
  11. — C’est la première fois qu’il est question d’une variété jaunâtre, comme celle d’Angleterre.
  12. — L’auteur, par fruits entend ici parler du tubercule.
  13. — C’est-à-dire que le tubercule avait alors dix centimètres de long sur quatre de large, ce qui prouve qu’il avait déjà beaucoup augmenté de volume, depuis son arrivée en Europe.
  14. — Il s’agit encore du tubercule.
  15. — Il s’agit de même du tubercule.
  16. — C’est la première fois que nous trouvons les Pommes de terre désignées sous leur nom actuel par un agronome. On se rappelle que Frezier s’était déjà servi de ce nom, en 1716.
  17. — Le journal représentait, d’après Duhamel du Monceau, 80 perches carrées : la perche ayant 22 pieds-de-roi de longueur, et la perche carrée, 484 pieds carrés, c’est-à-dire 51 mètres carrés, chaque journal avait une superficie de 4.080 mètres carrés et les quatre journaux, 16.320 mètres carrés.
  18. — C’est-à-dire environ 43 hectolitres, et pour les 4 journaux 172 hectolitres, ce qui représenterait seulement 105 hectolitres à l’hectare. L’hectolitre (mesures combles) pesant environ 80 kilogr, l’hectare aurait produit 8.400 kilogr.
  19. — 50 seliers équivalant à 78 hectolitres et l’arpent de 100 perches de 22 pieds à environ un demi-hectare, le produit à l’hectare pourrait être évalué aujourd’hui après de 156 hectolitres, soit en poids 12.480 kilogr.
  20. — Le boisseau ancien équivalant à 13 litres et l’arpent à environ un demi-hectare, le rendement n’aurait produit que 52 hectolitres, soit par hectare 104 hectolitres, ou en poids, 8.320 kilogr.
  21. — C’est encore sous ce nom de Patates qu’on désigne les Pommes de terre dans la Bretagne et qui ne doit être que la reproduction du mot anglais Potatoes.
  22. — « Le boisseau dont il s’agit pèse 60 livres lorsqu’il est rempli de froment. La corde est une étendue de terre de 4 toises en carré. »
  23. — « Le boisseau de Rennes, rempli de bon froment, pèse environ 45 livres. »
  24. — « Les Patates ne sont point des racines proprement dites. Ce sont des tubercules attachés aux racines propres de la plante. Mais on a mieux aimé se servir d’un terme court et que tout le monde pouvoit entendre » que de s’astreindre à une précision inutile dans cette occasion, et qui n’eût servi qu’à embarrasser l’exposition des faits. »
  25. — « On nomme Posson, dans quelques cantons, l’eau chargée de son, de navels, etc., dont on se sert pour rafraîchir ou pour engraisser le bétail. On en a formé le verbe Possoner. »
  26. — Il doit y avoir erreur pour ces nombres. Mais les deux éditions de 1762 et 1779 indiquent bien ces chiffres de « 8 à 900 ». C’est évidemment une évaluation singulièrement exagérée.
  27. — Cette allégation de Duhamel du Monceau est très instructive.
  28. — Il a eu des confusions faites du Topinambour avec la Pomme de terre, mais ce synonyme a été peu employé.
  29. — C’était la croyance de l’époque, que partageait du reste Parmentier.
  30. — Cette lettre avait été reproduite d’après son texte même, en langue française, ainsi que le titre de la Feuille hebdomadaire de Normandie, dont il est plus loin question.
  31. — L’abbé Terray (Joseph-Marie), Contrôleur général des finances, né en 1715, mort en 1778.
  32. — Engel emploie souvent à tort le mot fruit pour tubercule.
  33. — Il s’agit probablement de l’École du Jardin potager, par De Combles, dont il a été plus haut question.
  34. — Soit par hectare 254 hectol., ou en poids 20.320 kilogr.
  35. — Nous avons fait connaître plus haut ce qui avait motivé cette consultation médicale.
  36. — Environ 133 hectolitres.
  37. — L’arpent de Paris correspondait à un tiers environ de l’hectare, 70 setiers à 109 hectolitres et 75 setiers à 117 hectolitres, ce qui représentait au plus 350 hectolitres à l’hectare (en poids, environ 28.000 kilogr.)
  38. — Soit par arpent, 78 hectolitres, ou 234 hectolitres à l’hectare (en poids, 18.720 kilogr.)
  39. — Nous avons appelé l’attention sur cette croyance de Parmentier, à propos de son opinion sur la Cartoufle d’Olivier de Serres.
  40. — On verra, dans un autre Chapitre, par quels procédés on a réussi à fabriquer de l’eau-de-vie avec les tubercules de Pommes de terre.
  41. — Un peu plus de 640 grammes.
  42. — De 122 à 153 grammes.
  43. — Il nous semble juste de consigner ici le nom de cet Intendant : c’était M. Bertier, maître des requêtes, qui fut Intendant de la Généralité de Paris, de 1768 à 1788.
  44. — Soit environ 67 hectolitres, ce qui ne représentait qu’un peu plus de 100 hectolitres à l’hectare (en poids, 8,000 kilogr. environ).
  45. — Environ 37 hectolitres par arpent, ou 111 hectolitres à l’hectare (en poids, 8,880 kilogr.). Les 828 setiers représentaient à peu près 1,292 hectolitres (en poids, 103,360 kilogr.).
  46. — On sait ce que Parmentier pensait de ces vols, d’après ses biographes. Voici ce que disait, dans sa Notice biographique sur feu Parmentier, lue à la Société d’Agriculture le 9 avril 1815, M. Silvestre, secrétaire perpétuel. « Il avait demandé des gendarmes pour garder sa plantation de la Plaine des Sablons, mais il avait exigé que leur surveillance ne s’exerçât que pendant le jour seulement ; ce moyen eut tout le succès qu’il avait prévu. Chaque nuit, ou voloit de ces tubercules dont on auroit méprisé l’offre désintéressée, et Parmentier était plein de joie au récit de chaque nouveau larcin, qui assuroit, disoit-il, un nouveau prosélyte à la culture et à l’emploi de la Pomme de terre ».
  47. — Soit environ 37 hectolitres, ou 111 hectolitres à l’hectare (en poids, 8,880 kilogr.).
  48. — Le mot espèces, dont on se sert dans tous ces mémoires, a pris aujourd’hui un sens plus précis. La Pomme de terre elle-même est un type spécifique, appelé Solanum tuberosum : toutes les sortes ou formes qu’on en obtient par la culture n’en constituent que des variétés, sinon des variations ou des races.
  49. — Cette boutade exprime bien l’opinion d’un Anglais qui ne comprenait pas l’utilité de cette rémunération égalitaire, assurant l’assiduité aux séances et rétribuant en même temps les services rendus. La précédente Société d’Agriculture, qui n’était guère composée que de grands personnages du Royaume, plus honorifique qu’utile, s’était contentée de donner des prix et des encouragements, sans publier quoi que ce fût qui laissât supposer qu’elle s’était occupée, dans ses réunions, de traiter aucune question agricole.
  50. — Ce passage indique nullement que cette grande expérience de culture de la Pomme de terre se faisait avec le concours de la Société d’Agriculture.