Histoire de la vie et des ouvrages de Saint-Évremond/Chapitre V

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V. Madame de Sablé. — Trois écrits de Saint-Évremond, en 1647.
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CHAPITRE V.
Madame de Sablé. — Trois écrits de Saint-Évremond, en 1647.

La littérature du dix-septième siècle est marquée d’un caractère particulier : elle est à l’adressé des salons ; c’est là qu’elle a cherché, c’est là qu’elle trouve encore ses plus assurés succès. Sous une forme qui diffère de la parole, la pensée y respire encore le bon air des salons du dix-septième siècle. Elle n’a pas l’ambition de frapper la multitude ; on diroit que le suffrage d’un public choisi lui est plus cher que le suffrage de tout le monde : pour avoir celui-ci, peut-être faudroit-il trop abaisser le niveau. C’est pourquoi les principaux monuments de la littérature de ce temps sont de petits ouvrages, travaillés à la perfection, comme ceux des anciens, et dont un goût très-délicat peut seul apprécier toute la valeur. Il est telle pensée de Pascal qui, dans un cercle étroit, renferme une œuvre achevée. Ces ouvrages si parfaits étoient lus, approuvés, critiqués, dans les salons, bien avant que le gros du public fût admis à les connoître. L’auteur, à cette époque, employoit la presse avec discrétion, et la circulation manuscrite d’une œuvre littéraire précédoit le plus souvent sa circulation imprimée. La publicité restreinte est aussi la seule qu’aient connue les anciens, et l’esprit humain n’y a pas beaucoup perdu. Un mode pareil et si réservé de production n’est que la représentation fidèle des habitudes et de l’esprit du dix-septième siècle.

À partir de Montaigne, les gros volumes sont abandonnés aux gens qu’il avoit nommés des pédants ; on en publia beaucoup encore : toutefois le nombre en diminua chaque jour. Après avoir enlevé la littérature proprement dite à cet effrayant format, on essaya de lui arracher l’histoire. Le cardinal de Retz, Sarrazin, et après eux Saint-Réal et Vertot écrivirent de petits volumes qui sont restés d’agréables lectures. Racine mit, en quelques pages, l’Histoire de Port-Royal, qui est une perle littéraire ; l’abbé Fleury, une petite Histoire du droit français, que nos lourdes publications sont encore condamnées à délayer. La vraie littérature de ce temps étoit folliculaire. Tout Boileau a paru de cette façon, et en pièces détachées. Les grands seigneurs, hommes de lettres, faisoient désirer pendant dix ans l’impression de leurs ouvrages, et le public attendoit patiemment. Les libraires étoient alors aux genoux de cette qualité d’auteurs, ou de ces auteurs de qualité. Ô siècle d’or !

Dans le développement graduel et caractérisé de l’urbanité françoise, Saint-Évremond personnifie un progrès de délicatesse, de bon ton, de goût et de raison. Quelle distance du gentil Voiture, comme on l’appeloit, au chevalier de Saint-Évremond ! mais ce que celui-ci représente, surtout, c’est l’esprit critique du grand monde de son temps : esprit poli, discret et fin, qui voit de haut et d’un œil juste, qui ne commerce qu’avec gens de facile entendement et de bonnes manières ; esprit que la même idée ne captive pas longtemps ; avec lequel il faut surtout être clair et résumé ; qu’on attache par des traits vifs, prompts, rapides. Nous en avons un modèle remarquable dans ce petit chef-d’œuvre de Saint-Évremond, intitulé : Lettre à M. le maréchal de Créqui, qui m’avoit demande en quelle situation étoit mon esprit, et ce que je pensois sur toutes choses, en ma vieillesse1. Toutes les applications de l’intelligence y sont successivement et brièvement appréciées ; c’est une revue encyclopédique des connoissances humaines, réduite en quelques feuilles d’impression, écrite avec une liberté d’esprit, avec une originalité de jugement, et une finesse de touche, d’autant plus faites pour nous plaire qu’elles s’allient avec la simplicité même du langage. Ouvrage exquis de la critique françoise ! style et manière inimitables, qu’on ne retrouve plus jusqu’à Voltaire !

Saint-Évremond débutoit en ce genre de compositions, dès 1647, entre le siège de Dunkerque et la campagne de Catalogne, près de dix ans avant les Lettres provinciales, dans trois légères compositions, fine fleur de la littérature de salon, dont la première est le manifeste d’une opinion philosophique à laquelle nous rendrons bientôt la part d’importance qui lui revient dans l’histoire intellectuelle de notre pays ; la seconde est une profession de foi politique, honnête et modérée, à laquelle Saint-Évremond est resté fidèle toute sa vie ; la troisième est l’analyse ingénieuse d’un sentiment délicat qui a beaucoup occupé le dix-septième siècle, celui de l’amitié. Ces trois ouvrages, à ne les considérer qu’au point de vue littéraire, ont une valeur singulière, par leur date même, comme monuments de la prose françoise.

Cette date (1647) est attestée par Des Maizeaux, qui est ici l’organe de Saint-Évremond lui-même, à qui on ne peut refuser créance en ce point. Hésitât-on à l’en croire, ces opuscules portent leur date en eux-mêmes et sont unis entre eux par un lien qui est visible aux yeux les moins clairvoyants. Ils ont été destinés au salon de Mme de Sablé, alors établie à la place Royale. Je viens d’écrire un nom qui brûle ma plume. Je demande, très-humblement, à un grand écrivain, la permission de courir un moment ici sur ses terres, et d’y recueillir, s’il se peut, quelques épaves échappées de ses mains, dans le voyage charmant où il convie ses lecteurs, à travers le dix-septième siècle. Tout me prouve la destination des trois opuscules de Saint-Évremond : une dédicace, écrite par l’éditeur Barbin en 1668 ; le genre particulier d’ouvrage dont il s’agit ; enfin, les relations intimes qui ont dû exister entre Saint-Évremond et la marquise de Sablé.

On connoît le goût du temps, et spécialement de la société de Mme de Sablé, pour les Maximes ou Pensées. Dans les trois compositions dont il s’agit, Saint-Évremond examine : 1º la maxime qu’on ne doit jamais manquer à ses amis ;

2º Cette autre maxime, que l’homme qui veut connoître toutes choses ne se connoît pas lui-même ;

3º Et enfin une maxime qui couroit, savoir : qu’il faut mépriser la fortune, et ne se point soucier de la cour.

Elles circuloient encore en manuscrit, dans les salons de Paris, comme celles de La Rochefoucauld et de l’académicien Jacques Esprit, lorsque Saint-Évremond fut obligé brusquement de prendre le chemin de l’exil en 1661. Barbin les recueillit en 1668, à l’insu de l’auteur, en un volume in-12, où il réunit quelques autres opuscules, mais sans oser les imprimer avec le nom de Saint-Évremond. Les bibliophiles ont pu voir ce rarissime volume, dont j’ai découvert et feuilleté jadis le seul exemplaire connu2. Les trois maximes y sont reproduites, mais avec beaucoup d’altérations, qui furent un sujet de chagrin pour le noble exilé ; et Barbin, qui savoit sans doute que ces pages avoient été écrites pour le salon de Mme de Sablé, les fit précéder d’une dédicace à la marquise, dans laquelle il lui disoit que son suffrage étoit le moyen le plus infaillible pour avoir la voix publique. Et il ajoutoit : « Je me sers de ce moyen, Madame, pour élever la gloire d’un auteur inconnu ; il avouera peut-être son ouvrage, quand il saura que vous l’avez approuvé. Cependant, le hasard m’ayant rendu maître de son bien, je prends la liberté d’en disposer, sans son aveu. »

Trompé par ces apparences, qui n’auroit pris au pied de la lettre la dédicace de Barbin ? et un concours singulier de circonstances aidant à l’illusion, n’étoit-il pas naturel de croire que la modestie d’un auteur débutant se cachoit en effet sous le voile dont Barbin couvroit Saint-Évremond. On a pu penser encore, que l’auteur s’exercoit à imiter La Rochefoucauld, et recherchoit l’appui de Mme de Sablé, pour se ménager un accueil favorable dans le monde. De là toute une série d’appréciations, qui nous paroissent susceptibles d’être éclairées d’un jour nouveau.

En effet, si Barbin parle d’un auteur inconnu, dans sa dédicace, c’est qu’il n’étoit pas permis, ou prudent, de le nommer, à Paris, en cette année 1668, car il avoit encouru la colère du roi, et il expioit cette disgrâce par un dur exil, comme nous le verrons plus tard. Mais Saint-Évremond étoit alors connu de tout le monde. La Comédie des académistes avoit fait le bruit qu’on sait, et le nom de son auteur principal a retenti à toutes les oreilles dès 1643. La Conversation du maréchal d’Hocquincourt étoit écrite en 1656. La Retraite de M. de Longueville, imprimée en 1650, avoit comblé de joie la société du cardinal Mazarin. Elle étoit reproduite dans toutes les éditions des Mémoires de La Rochefoucauld, depuis 1662 ; l’Apologie du duc de Beaufort amusoit tout Paris, pendant la Fronde ; les Réflexions sur les divers génies du peuple romain avoient été imprimées en partie dès 1663 ; enfin la Lettre sur la paix des Pyrénées avoit tant fait d’éclat, au vu et au su du monde dont faisoit partie Mme de Sablé, que l’auteur avoit été obligé de se soustraire au courroux du roi par la fuite et l’expatriation. Dès 1661, les libraires de Hollande avoient imprimé cette pièce satirique, reproduite plusieurs fois, par la presse, depuis cette époque3. En 1659, Saint-Évremond étoit inscrit parmi les auteurs du volume des Divers portraits, de Mademoiselle : livre qui étoit dans les mains de Mme de Sablé, comme de toute la société parisienne. Enfin, rien n’étoit plus connu de la marquise, que la personne de Saint-Évremond, vieux ami et hôte familier de la maison de Souvré. Le nom de Saint-Évremond avoit donc eu du retentissement bien avant 1668, surtout pour Mme de Sablé ; et si Barbin en parloit à celle-ci comme d’un inconnu, ce ne pouvoit être que par des motifs particuliers. À la ville et à la cour, en France, en Hollande et en Angleterre, le chevalier de Saint-Évremond avoit presque autant de célébrité que le chevalier de Grammont, comme le témoigne Hamilton lui-même. Le mot d’inconnu, dans l’épître de Barbin, n’étoit donc qu’à l’adresse de la police, et ne pouvoit tromper personne chez Mme de Sablé.

Le goût régnant à la place Royale, et principalement chez Mme de Sablé, étoit déjà celui des Maximes, comme au Luxembourg ce fut plus tard le goût des Portraits, comme chez Mme de Rambouillet ce fut celui des Lettres, où Voiture avoit donné le ton. La Rochefoucauld avoit commencé à écrire des Maximes, et communiqué ses premières ébauches aux grands salons de Paris, bien longtemps avant de les livrer à l’impression. Un académicien, oublié aujourd’hui, mais qui méritoit peut-être de ne l’être pas, M. Esprit, y excelloit, et même il y faisoit autorité. Mme de Sablé s’y est appliquée toute sa vie et y recueilloit des succès de société ; Saint-Évremond, intimement lié avec le frère et les deux fils de Mme de Sablé, paya aussi son tribut à la mode régnante. Un déluge de Maximes parut vers ce temps-là4. L’invention et la rédaction des Maximes fit longtemps partie de la belle éducation, et Mme de Maintenon ne manqua pas d’y former le jeune duc du Maine, son élève. On en trouve de la façon de ce prince, dans les Œuvres diverses d’un auteur de sept ans, si connues des curieux. Bayle vante cet exercice comme donnant beaucoup de solidité à l’esprit. Dans les salons où régnoit le goût de ces bluettes littéraires, les formules de Maximes passoient de main en main ; chacun y mettoit sa part d’esprit, d’observation et même de rédaction, et l’œuvre finissoit par appartenir à tout le monde. C’est ainsi qu’on rencontre, dans plusieurs ouvrages contemporains, des sentences toutes faites, dont on peut constater l’identité avec les Maximes de divers auteurs, arrivées jusqu’à nous, et même avec celles de La Rochefoucauld5.

Mme de Sablé étoit, de naissance, Madeleine de Souvré, d’une grande et ancienne famille. Son père avoit été gouverneur de Louis XIII. Un de ses frères étoit le célèbre commandeur de Souvré, gourmet raffiné, immortalisé à ce titre par Boileau, constructeur du bel hôtel du Temple, aujourd’hui démoli, chez lequel Saint-Évremond dînoit souvent, et dont on voit encore au Louvre le tombeau sculpté par Anguier, transporté naguère, de l’église de Saint-Jean de Latran, au musée des Petits-Augustins. Mme de Sablé avoit été accordée d’abord au marquis de Fontenay-Mareuil, allié de la famille de Saint-Évremond ; puis elle épousa le marquis de Sablé, fils du maréchal de Boisdauphin, de la maison de Montmorency-Laval : époux qu’elle perdit en 1640. Un de ses fils étoit Guy de Laval, connu dans le monde sous le nom de chevalier de Boisdauphin, puis de marquis de Laval : beau cavalier, héroïque officier, compagnon d’armes de Saint-Évremond à Nordlingue, fort attaché, comme ce dernier, à la personne du duc d’Enghien, et qui fut tué au fameux siége de Dunkerque, en 1646, en laissant des regrets consignés dans l’histoire6. Malgré quelque différence d’âge, Guy de Laval et Saint-Évremond ont été liés d’une étroite amitié, en tiers avec le comte d’Olonne, de la maison de la Tremoille, soldat de Nordlingue comme eux7, et proche parent du marquis de Noirmoutier, qui fit avec Guy de Laval des prodiges de valeur à Dunkerque. Indépendamment de la fraternité des armes et des champs de bataille, il y avoit, entre ces gentilshommes, une communauté de goût, peu héroïque peut-être, mais dont il faut bien dire quelque chose, puisqu’au dix-septième siècle tout le monde en a parlé. Ils étoient les gourmands les plus déterminés de leur époque.

Guy de Laval avoit de qui tenir ; il étoit le neveu du commandeur de Souvré ; et, disons-le tout bas, pour n’être pas entendu de M. Cousin, il étoit le fils de cette grande dame marquise de Sablé, connue elle-même de tout Paris par un goût pour la bonne chère, dont ce drôle de Tallemant a raconté des traits qui ne peuvent être de son invention. Saint-Évremond ne le cédoit en rien à la race sensuelle des Souvré, et, pécheur moins pénitent que Mme de Sablé, gourmand il est resté jusqu’à sa mort. Il suffirait pour juger de ses vices délicats, à cet égard, de lire une charmante lettre qu’on trouvera dans notre troisième volume, à l’adresse du comte d’Olonne, illustré par une autre réputation, commune hélas ! à bien d’honnêtes gens, mais amateur très-déclaré de bonne table, comme ses deux amis. Tous trois se rendirent célèbres, à Paris, par leur sensualité en fait de mets. N’attribuons pas, toutefois, leur recherche à un grossier appétit ; c’étoit de l’art, c’étoit l’application de la finesse de l’esprit à la finesse de la bouche ; c’étoit le côté gastronomique de la philosophie épicurienne, dont ces trois amis faisoient profession, et à laquelle je soupçonne Mme de Sablé d’avoir elle-même sacrifié, en son temps, comme bien d’autres, avant que Port-Royal eût pieusement transformé son âme. Quoi qu’il en soit, on nomma nos trois gourmets les trois coteaux, nom qui a fait bruit dans le dix-septième siècle ; et voici comment Des Maizeaux, le plus instruit de tous ceux qui en ont parlé, parce qu’il a été le mieux placé pour l’être, raconte l’origine du nom et de la chose.

« M. de Saint-Évremond, dit-il, étoit très-sensible à la joie et au plaisir de la table, et il se rendit fameux par son raffinement sur la bonne chère. Mais, dans la bonne chère, il recherchoit moins la somptuosité et la magnificence, que la délicatesse et la propreté. Tels étoient les repas du commandeur de Souvré, du comte d’Olonne, et de quelques autres seigneurs qui tenoient table ; il y avoit entre eux une espèce d’émulation à qui feroit paroître un goût plus fin et plus délicat. M. de Lavardin, évêque du Mans et cordon bleu, s’étoit mis aussi sur les rangs. Un jour que M. de Saint-Évremond mangeoit chez lui, cet évêque se prit à le railler sur sa délicatesse, et sur celle du comte d’Olonne, et du marquis de Boisdauphin. Ces messieurs, dit le prélat, outrent tout, à force de vouloir raffiner sur tout ; ils ne sauroient manger que du veau de rivière ; il faut que leurs perdrix viennent d’Auvergne ; que leurs lapins soient de la Rocheguyon, ou de Versine ; ils ne sont pas moins difficiles sur le fruit ; et pour le vin, ils n’en sauroient boire que des trois coteaux d’Ay, d’Haut-Villiers et d’Avenay. M. de Saint-Évremond ne manqua pas de faire part à ses amis de cette conversation, et ils en plaisantèrent si souvent qu’on les appela les trois coteaux. — Voilà l’origine véritable des coteaux.... M. de Saint-Évremond lui-même me l’a apprise. Il me dit aussi que l’abbé de Boisrobert.... avoit fait contre eux une espèce de satire intitulée les coteaux. »

Ce dernier fait est confirmé par Tallemant, dans l’historiette de Boisrobert. Plus tard, en 1665, il parut une comédie intitulée : les Costeaux, ou les marquis frians, et qui fut attribuée à de Villiers. C’est aujourd’hui une pièce fort rare, payée assez cher à la vente de Soleinne8, et récemment à la vente Favart.

De là vient donc ce fameux ordre des Coteaux, célébré par Boileau, par le P. Bouhours, par Tallemant, et plusieurs autres auteurs ; ordre nouveau dans lequel on n’étoit admis qu’après avoir fait ses preuves de friandise, comme ailleurs on faisoit preuve de noblesse, ou de piété, et dont je ne dirai rien de plus, après tant de gens qui en ont parlé9, sinon qu’il est possible que celui des fils de Mme de Sablé, qui fut Coteau, ne soit pas Guy, mais Urbain, qu’on appeloit le marquis de Boisdauphin, lequel est en effet celui que nomme Des Maizeaux. Comme la chose est indifférente, en ce qui touche les relations de Saint-Évremond avec Mme de Sablé, je n’insisterai pas sur ce détail, du cadet ou de l’ainé des deux frères, et je m’y dispenserai de frais d’érudition.

Saint-Évremond avoit, avec Mme de Sablé, une autre communauté de goût d’un genre plus élevé. La noble dame étoit aussi sensée que spirituelle et délicate ; et, dès les premières fermentations de la Fronde, elle avoit jugé, avec droiture, cette folie de la société parisienne, où la plupart de ses amis se laissèrent entraîner : elle sut être fidèle à la raison, sans se brouiller avec eux. Mme de Sablé resta donc attachée à la cause de la reine et du cardinal, mais avec cette indépendance d’esprit qui ne satisfait point les partis, lorsqu’on n’entre pas dans la complicité de toutes leurs passions. Son salon royaliste, quoique indépendant, fut souvent, pour Mazarin, un objet d’inquiétude, qu’a démêlé M. Cousin avec son incomparable sagacité. Saint-Évremond suivit exactement la ligne politique de Mme de Sablé. Il se prononça contre les mécontents dès 1647 ; mais la tournure libre de son esprit gênoit autant le parti qu’il soutenoit que celui qu’il combattoit ; aussi, malgré les services qu’il en tira, Mazarin finit, à certain jour, par mettre à la Bastille cet ami fort incommode.

Il faut être initié dans l’histoire intime des divisions de la société parisienne, en 1647, et avoir approfondi les causes qui ont préparé l’explosion de la Fronde, pour comprendre, et pour apprécier le petit ouvrage de Saint-Évremond, intitulé : Observation sur la maxime, qu’il faut mépriser la fortune, et ne se point soucier de la cour. Cette maxime, attribuée à La Rochefoucauld, circuloit dans les salons de Paris. On y affichoit une aversion profonde et patriotique pour le ministeriat, comme disoit le cardinal de Retz : le ministeriat, dans lequel on s’obstinoit à ne voir qu’une forme du favoritisme ; le ministeriat, dont avoit tant abusé Richelieu, et pour sa fortune, et pour ses vengeances ; le ministeriat, qu’on voyoit se relever dans Mazarin, avec des défauts qu’il n’avoit pas sous Richelieu, et qui reportoient l’imagination vers le souvenir de Luynes, ou du maréchal d’Ancre. Tel a été le premier sujet des agitations de l’opinion, et de la révolte des esprits, dans les salons, vers l’année 1647 ; et telle est la clef de cet opuscule de Saint-Évremond, qui porte avec lui le cachet de son époque, qui ne peut avoir une autre date que celle de 1647, et dont l’âge, au reste, est attesté par Saint-Évremond et par Des Maizeaux. La haine du ministeriat survécut même aux manifestations de la Fronde ; elle a favorisé l’établissement du gouvernement personnel de Louis XIV après la mort du cardinal Mazarin, et a jeté la France, à la fois fatiguée du pouvoir ministériel et de la lutte anarchique des indépendants, dans un excès contraire, celui de l’applaudissement au pouvoir royal absolu, dont il a fallu supporter tous les caprices, grands ou petits, pendant deux règnes, avec la perte de la monarchie en fin de compte.

Saint-Évremond a donc voulu répondre avec l’arme des salons, celle de l’esprit et du beau langage, à l’attaque des salons contre le favori de la reine Anne d’Autriche. Il discute les griefs des mécontents, fait la part de la liberté, de la dignité, reconnoît certains abus et conclut en bon citoyen.

« Je vais finir ce discours, dit-il, par le sentiment qu’on doit avoir pour les favoris. Il me semble que leur grandeur ne doit jamais éblouir ; qu’en son âme on peut juger d’eux comme du reste des hommes ; les estimer ou les mépriser, selon leur mérite ou leurs défauts ; les aimer ou les haïr, selon le bien ou le mal qu’ils nous font ; ne manquer, en aucun temps, à la reconnoissance qu’on leur doit, cacher soigneusement les déplaisirs qu’ils nous donnent ; et, quand l’honneur ou l’intérêt nous veulent porter à la vengeance, respecter l’inclination du maître, dans la personne de l’ennemi ; ne confondre pas le bien public avec le nôtre, et ne faire jamais une guerre civile d’une querelle particulière.

« Qu’on les méprise, qu’on les haïsse, ce sont des mouvements libres, tant qu’ils sont secrets ; mais du moment qu’ils nous portent à des choses où l’État se trouve intéressé, nous lui devons compte de nos actions, et la justice a ses droits sur des entreprises si criminelles. »

Voilà la contre-Maxime que Saint-Évremond oppose aux formules séditieuses qui faisoient déjà pressentir la guerre civile : la révolte étoit dans l’air. Mais, vienne une victoire de Lens, et la reine n’hésitera pas à faire arrêter Broussel et Blancménil, et de revendiquer les droits de sa justice, que préconise Saint-Évremond. Je suis bien assuré que son ouvrage a eu l’approbation de Mme de Sablé, habitante alors de la place Royale, où sa belle-fille, la marquise de Boisdauphin, première épouse d’Urbain de Laval-Boisdauphin, frère aîné de Guy, avoit de son côté un salon de grande réputation, à coup sûr ouvert à Saint-Évremond, et qu’a regretté Scarron dans son Adieu au marais :

La non pareille Boisdauphine
Entre dames perle très-fine.

Conrart nous a laissé les archives des samedis de Mme de Scudéry. Je lui en demande pardon, mais rien n’étoit plus pédantesque, ni plus ennuyeux. Quelle différence d’intérêt avec cette histoire du salon de Mme de Sablé, à Port-Royal, que nous devons à M. Cousin, et dont il a trouvé les précieux matériaux dans les portefeuilles inexplorés de Valant. Quant à l’histoire de Mme de Sablé, à la place Royale, nous n’avons encore que peu de documents. À cette période appartient la composition de la Maxime ou contre-Maxime politique, dont je viens de parler, et de l’autre ouvrage de Saint-Évremond, dédié par Barbin à Mme de Sablé en 1668. Je veux parler de la Maxime : Qu’on ne doit pas manquer à ses amis. Sur ce dernier point, j’ai tout un procès à soutenir contre M. Cousin, mon maître. Je le perdrai, à coup sûr, et je m’y résigne ; qu’il me soit permis, du moins, de le plaider.

La Maxime dont je viens de parler a été composée en 1647. Voilà mon point de départ. Cette date est attestée par le véridique Des Maizeaux, et revendiquée par Saint-Évremond lui-même. Leur affirmation est confirmée par les allusions qu’on remarque dans la Réponse à la Maxime de la Fronde, dont la date est incontestable ; et l’une et l’autre font corps avec une troisième Maxime, tout épicurienne, dont il sera question plus tard. Elles furent lancées dans le monde au même moment, et on lit en tête de l’une d’elles : Il est plus difficile de persuader cette Maxime-ci que les autres ; c’est ce qui forme lien de la première à la dernière. On n’a qu’à lire ; l’évidence saute aux yeux10. Seulement, lorsque Barbin a voulu imprimer ces trois pièces, en 1668, et sans l’aveu de l’auteur, il n’a obtenu de l’indiscret possesseur qui les lui a livrées, qu’un texte altéré par les copistes, et c’est celui qu’on lit dans toutes les anciennes éditions. L’altération est telle que Saint-Évremond ne s’y reconnut plus, lorsqu’on lui montra son ouvrage imprimé. Il voulut bien alors remettre à Des Maizeaux le texte original de la Maxime politique, et celui de la Maxime philosophique ; mais, pour celle de l’amitié, il ne voulut aucunement la corriger, quoiqu’il en avouât la plus grande partie : je dirai bientôt pourquoi. Il aima mieux que son éditeur la reléguât parmi ses ouvrages non authentiques. Des Maizeaux a exécuté ses ordres ; cette maxime est inter spuria, au tome VII de l’édition de 1753. C’est là que je l’ai prise, en préférant cependant la leçon de Barbin, qui indique, avec bonne foi, les lacunes, et jusqu’à un certain point les altérations. Mais le cachet de Saint-Évremond y est trop reconnoissable pour tromper personne, là où le texte primitif est respecté, et le tact exquis de M. Cousin ne s’y est pas trompé.

« En 1647, dit Des Maizeaux, M. de Saint-Évremond composa deux ou trois petits ouvrages, à l’occasion de quelques conversations qu’il avoit eues avec ses amis. C’étoient des réflexions sur les maximes suivantes : Que l’homme qui veut connoître toutes choses ne se connoît pas lui-même ; qu’il faut mépriser la fortune, et ne pas se soucier de la cour ; qu’il ne faut jamais manquer à ses amis. On imprima ces trois pièces à Paris, en 1668, mais toutes changées. M. de Saint-Évremond a rétabli les deux premières, et vous les trouverez dans le tome II de ses ouvrages11. » Pour ce qui touche la troisième, Des Maizeaux l’a reproduite, au tome VII, telle que Barbin l’imprima, en 1668, avec cette note qui n’a pas été remarquée : « Quoique la pièce suivante ait été défigurée, dans les éditions des Œuvres de M. de Saint-Évremond, jusqu’au point que l’auteur a marqué qu’il n’y reconnoissoit rien, cependant, puisqu’il n’a pas voulu se donner la peine de la refaire, on a cru ne pas désobliger le public en la mettant ici, telle qu’on la trouve imprimée dans les anciennes éditions. » Et dans la préface du même volume, Des Maizeaux dit de notre Maxime qu’elle étoit originairement de M. de Saint-Évremond, mais, qu’il la désavouoit de la manière qu’on l’avoit imprimée. Sur mon exemplaire, ajoute Des Maizeaux, il a écrit : « Tout est changé ici, je n’y reconnais rien ; ce n’est point la même chose que j’ai faite. »

Me voilà loin de l’hypothèse du grand écrivain qui attribue la Maxime, telle qu’elle est, à Saint-Évremond ; qui en a cru la composition postérieure à l’édition des Maximes de La Rochefoucauld ; et qui, par conséquent, fait du premier un imitateur, un écolier du second. Je crois que le fond de l’ouvrage est en effet de Saint-Évremond, et que s’il n’a pas voulu le retoucher, ou lui rendre sa couleur originale, c’est qu’il avoit changé d’opinion sur la nature de l’amitié. Son matérialisme s’étoit épuré, en vieillissant, et auprès de la duchesse Mazarin ; et dans de charmantes pages12 qu’on peut lire en ces volumes, l’amitié ne lui apparoissoit plus, comme en 1647, au milieu des intrigues de la Fronde naissante, un trafic, mais une vertu, mais la plus délicieuse des affections humaines, bien préférable à l’amour lui-même. Voilà sans doute pourquoi il a dit à Des Maizeaux qu’il ne s’y reconnoissoit plus, et qu’il n’a pas voulu corriger les altérations de Barbin.

Il est probable qu’en 1647 il a écrit ces paroles : Il est certain que l’amitié est un commerce ; le trafic en doit être honnête ; mais enfin c’est un trafic13. Cette maxime avoit été discutée dans le salon de Mme de Sablé, et y avoit soulevé des tempêtes. Les âmes délicates s’en étoient révoltées, et la noble nature de Mme de Sablé la première. C’est pour répondre à Saint-Évremond qu’elle ne nomme pas, et non pas à La Rochefoucauld, que M. Cousin croit reconnoître à travers le papier de Mme de Sablé ; c’est pour répondre à Saint-Évremond, qu’elle composa cet écrit sur l’amitié : écrit perdu, pendant longtemps, et retrouvé et publié par M. Cousin, dans son ravissant volume de Madame de Sablé ; j’en suis à ses genoux, de reconnoissance. « Il y faut voir, dit M. Cousin, dans son style inimitable14, une réponse à quelqu’un de la société de Mme de Sablé qui devant elle avoit exprimé de basses pensées sur l’amitié. Ce quelqu’un-là est, à n’en pouvoir douter, La Rochefoucauld. Il avoit communiqué à Mme de Sablé sa maxime sur l’amitié : L’amitié la plus désintéressée n’est qu’un trafic, où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. »

Je crois que ce quelqu’un-là est plutôt Saint-Évremond que La Rochefoucauld ; et je crois de plus, ce qui est un moyen de me raccommoder, sur-le-champ, avec M. Cousin, que La Rochefoucauld, quinze ans plus tard, n’a fait que copier Saint-Évremond.

Il est prouvé que Mme de Sablé avoit composé son écrit sur l’amitié, bien longtemps avant la publication des Maximes de La Rochefoucauld, laquelle est de l’année 1665. En 1660, Mme de Sablé communiquoit cet écrit à d’Andilly, dont la réponse, datée du 28 janvier 1661, est rapportée par M. Cousin. On voit, par là, quelles étoient les habitudes de la société de ce temps. Toute une littérature y circuloit en manuscrit, et à petit bruit, à l’usage d’un petit nombre de lecteurs, qui ne souhaitoient pas d’autre publicité. C’étoit, pour les auteurs, une sorte de distinction littéraire que de n’être pas dans les mains de tout le monde. La littérature de la bonne compagnie restoit alors longtemps sous clef ; aussi, quel butin y a recueilli M. Cousin, quand il a pu fouiller dans ces papiers.

On est informé, d’un autre côté, que Mme de Sablé s’employa beaucoup, pour assurer le succès des Maximes de La Rochefoucauld, qui étoit de sa société la plus intime ; elle le défendit envers et contre tous ; elle envoya même au Journal des Savants un article approbatif, qu’elle avoit communiqué à La Rochefoucauld. Est-il vraisemblable qu’elle ait écrit tout à la fois l’éloge et la critique ? elle étoit moins gênée avec Saint-Évremond, ami intime de ses deux fils, il est vrai, mais qu’elle ne voyoit plus, depuis qu’elle étoit à Port-Royal. Lorsque parut l’opuscule de Saint-Évremond, dans le volume de Barbin, en 1668, personne n’a crié au plagiat ; et remarquez que Barbin étoit l’éditeur même de La Rochefoucauld. La société de ce temps savoit à quoi s’en tenir sur la propriété des Maximes. Depuis vingt ans, elles étaient discutées, retournées en tout sens, dans les salons. Tout le monde y avoit mis la main. La Rochefoucauld avoit été un intime ami de Saint-Évremond15 ; il connoissoit parfaitement le petit écrit de ce dernier ; il ne se gêna pas pour reprendre les mêmes idées. Saint-Évremond n’étoit pas à Paris, pour réclamer ; car c’étoit le moment le plus rigoureux de son exil. La Rochefoucauld ne peut même être tenu plagiaire, pour ce fait ; car les Maximes étoient, à vrai dire, l’ouvrage de toute une société ; nul ne les avoit inventées. C’étoit une observation fine et délicate, dont la formule étoit en quelque sorte arrêtée en commun, et à laquelle chacun ajoutait un trait, un tour particulier. La Rochefoucauld s’est mis tellement à l’aise, à cet égard, que, non content de l’expression de trafic, prise de Saint-Évremond en 1665, il l’a développée, dans sa dernière édition de 1678, en copiant un autre mot de Saint-Évremond, celui de commerce, qui depuis dix ans étoit imprimé dans le volume de Barbin, et même dans deux éditions différentes, celle de 1668 et celle de 1671 ; et de même que personne n’accusa Saint-Évremond de plagiat, en 1668 ; de même personne n’accusa la Rochefoucauld de plagiat, en 1678. D’autres Maximes de La Rochefoucauld se retrouvent ainsi dans des livres contemporains. La célèbre Maxime que l’hypocrisie est un hommage rendu à la vertu, est lettre pour lettre, dans les Mémoires de Hollande, attribués à Mme de La Fayette, et dont le manuscrit couroit aussi le monde, avant 1665. Dans un volume d’Œuvres inédites de La Rochefoucauld, récemment publié, on lit une lettre où il s’agit d’un volume imprimé par Barbin, et qui ne peut être que le Saint-Évremond de 1668. La Rochefoucauld n’y élève aucune réclamation pour revendiquer la propriété de sa pensée.

La Maxime de Saint-Évremond qu’on ne doit jamais manquer à ses amis, ne pouvoit échapper au coup d’œil de M. Cousin, par son air de parenté avec celles de La Rochefoucauld, et par sa liaison avec les discussions du salon de Mme de Sablé. « Il semble en vérité, dit-il, que Saint-Évremond ait assisté aux débats du salon de Mme de Sablé, sur la nature et les causes de l’amitié. » M. Cousin a même soupçonné que c’était Saint-Évremond qui, sous le nom de son libraire, s’était plu à offrir à la spirituelle marquise l’hommage de son talent. Cette supposition s’évanouit devant les explications que je viens de donner, mais le fond de la remarque de M. Cousin est parfaitement juste. De son œil pénétrant, il a vu la vérité, quoiqu’il ne s’y soit point arrêté, faute d’avoir eu sous la main les notes et les dates de Des Maizeaux.

Pour fixer la vérité, il ne s’agit que de rétablir la chronologie de tous ces divers écrits. Si l’on songe que bientôt après la composition des trois petits ouvrages de Saint-Évremond, la guerre civile a éclaté ; que la société parisienne a été dispersée ; que la plupart des salons ont été fermés ; que chacun a pris parti, pour ou contre Mazarin ; que la politique a tout absorbé, jusqu’à la paix de 1652 ; que même après cette paix, La Rochefoucauld est resté, dans sa retraite de Verteuil, éloigné de Paris ; et que pendant longtemps encore subsistèrent, dans la société, les traces des dissentiments politiques ; qu’un nouveau monde a succédé à celui d’avant la Fronde ; que les belles et galantes dames de la place Royale, ou de la rue Saint-Thomas du Louvre, ont été se consoler à Port-Royal, où ne les a pas suivies Saint-Évremond ; qu’enfin, en 1661, est survenue la disgrâce accablante de Fouquet et de Saint-Évremond, qui a livré le bien de celui-ci au pillage universel : l’on aura l’explication complète de ce mystère d’une composition de l’an 1647, restée près de vingt ans inédite, et publiée à l’insu de son auteur, en 1668 : mystère qui peut nous surprendre, aujourd’hui où nos habitudes de publicité s’éloignent tant de celles de l’époque en question, mais qui se dévoile avec clarté, quand on entre dans le détail précis des événements et des preuves.

On peut même expliquer comment, malgré ses aperçus si vrais, M. Cousin a été induit à ne voir dans Saint-Évremond qu’un imitateur de La Rochefoucauld. En effet, en même temps qu’il est l’un de nos premiers écrivains, M. Cousin est l’un de nos premiers bibliophiles. Or, il n’avoit trouvé la Maxime de Saint-Évremond que dans l’édition rarissime de Barbin, de 1671. Il a donc cru tenir l’édition originale et vraie de Saint-Évremond ; et la date étant de 1671, il a fait naturellement, de ce dernier, un commentateur de La Rochefoucauld, dont le livre étoit imprimé depuis 1665. Son sentiment plausible a été corroboré par cette circonstance, qu’il n’a plus retrouvé la Maxime dans les Œuvres complètes de Saint-Évremond, qu’il a consultées, et qu’avoient publiées, à Londres, Silvestre et Des Maizeaux. Elle en avoit, en effet, disparu par les ordres de Saint-Évremond ; mais Des Maizeaux lui a donné place, parmi les œuvres supposées ou altérées, au tome VII de 1753, pages 271 et suivantes, après avoir expliqué, dans la préface de ce volume, page xiii, et au tome I, page 16, et au tome II, page 7, comment et pourquoi cet opuscule avoit cessé de figurer aux Œuvres authentiques. Déjà, dans l’édition de 1740, sur laquelle est faite celle de 1733, Des Maizeaux avoit donné les mêmes explications.

Ainsi, les causes de l’erreur seroient, si je ne m’abuse : 1° que l’illustre historien de Madame de Sablé n’a pu connoître notre édition de 1668 ; 2° qu’il a dû croire que Barbin avoit l’aveu de Saint-Évremond, tandis qu’il est prouvé que ce dernier a désavoué son imprimeur : indépendamment de l’observation de Des Maizeaux, il y en a une lettre formelle à Ninon de Lenclos, que nous avons déjà rapportée ; 3° qu’on ne pouvoit, en effet, s’expliquer la disparition de notre Maxime dans les Œuvres authentiques publiées par Des Maizeaux. Du reste M. Cousin lui-même nous fournit nos meilleurs arguments, car il nous apprend que les Maximes de La Rochefoucauld sont sorties du salon de Mme de Sablé. « La Rochefoucauld, dit-il, n’y a pas introduit le goût de ce genre d’occupation, il l’y a trouvé établi. » Ailleurs, M. Cousin nous dit qu’il y a des pensées de Pascal qu’on diroit appartenir à La Rochefoucauld. Telle est celle du nez de Cléopatre. En effet, en fréquentant le salon de Mme de Sablé, à Port-Royal, Domat et Pascal y trouvèrent tellement en faveur le goût des Sentences et Maximes, qu’ils n’échappèrent point à l’influence régnante. Les Pensées de Pascal ne sont qu’une forme des Maximes à la mode. Or, c’est en 1654, M. Cousin a démontré cette date, que Mme de Sablé quittoit le Marais pour Port-Royal. Pascal étoit alors dans le voisinage, car les Provinciales ont été composées rue des Poirées, en face même du collège de Clermont. Et, à cette date de 1654, ou 1655, Saint-Évremond composoit la Conversation du maréchal d’Hocquincourt, après laquelle il ne pouvoit plus se présenter chez des jansénistes qu’il avoit persiflés, à l’égal des jésuites. D’ailleurs, la cessation des assiduités de Saint-Évremond chez Mme dé Sablé, pourroit bien dater de l’époque (1648-1650) où elle fit à M. de Maisons cette vente simulée de Sablé qui la brouilla avec son fils le marquis de Boisdauphin, l’un des amis particuliers de Saint-Évremond16. Quoi qu’il en soit, le rapport intime de la Maxime de Saint-Évremond avec ce qui se passoit au salon de Mme de Sablé, nous étant démontré, il faut que la composition de la Maxime soit antérieure à l’année 1654, où Mme de Sablé a quitté le Marais. Cette conséquence étant admise, nous nous trouvons bien près de la dislocation de la société parisienne par la Fronde, et de l’année 1647, indiquée par Saint-Évremond, par Des Maizeaux, et par un ensemble irrécusable de preuves. La Rochefoucauld n’en est pas amoindri, mais Saint-Évremond est rendu à lui-même. En 1668, il n’étoit donc pas un inconnu pour Mme de Sable.

Quant à l’altération de la Maxime de Saint-Évremond, c’est le sort de tout ouvrage qui circule en manuscrit. Le Dialogue des héros de roman de Boileau fut répandu en cette forme, pendant longtemps, parmi les curieux ; et Boileau nous apprend lui-même qu’à la fin il ne s’y connoissoit plus17. Les portefeuilles de Conrart sont remplis de compositions apocryphes ou altérées ; on ne peut les consulter qu’avec précaution.

Il ne nous reste qu’à dire pourquoi, dans tout ce débat si curieux de 1665, ouvert à propos des Maximes de La Rochefoucauld, dans le grand monde parisien, et dont M. Cousin a rendu compte avec tant d’éclat et d’intérêt, le nom de Saint-Évremond n’a pas été prononcé. Un mot suffit à cet égard ; il est triste, mais il est vrai. Saint-Évremond étoit exilé ; il étoit l’objet de toute la colère du souverain : peu de monde osoit alors s’avouer son ami, ni l’avoir connu. Qui a prononcé le nom de Fouquet, depuis le jour de son départ pour Pignerol, jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant vingt ans ? Personne : l’élégie de la Fontaine est de 1661, antérieure au jugement. Le poëte a eu le courage de revenir sur le même sujet, en 1663 ; et puis le silence s’est fait sur Fouquet, qui n’est plus nommé, dans la Correspondance même de Mme de Sévigné, jusqu’au jour où la mort du malheureux fut annoncée au public, dix-sept ans après. Voilà ce que le pouvoir absolu de Louis XIV avoit fait d’un pays, le plus noble de l’univers. Barbin se garda bien de mettre un nom d’auteur au volume de 1668. Il n’y en a pas davantage au volume de 1671.


NOTES

1. Voy. infra, pag. 85 et suiv.

2. Voy. Brunet, Manuel, vº Saint-Évremond.

3. Voy. la Biblioth. du P. Le Long, III, nº 30924.

4. Voy. M. Cousin, Madame de Sablé, pag. 180 et suiv. ; et M. Paulin Paris, sur Tallemant, III, pag. 155.

5. Voy., par exemple, les Mémoires de Hollande.

6. Voy. M. Cousin, Sablé, p. 17 et alibi ; Tallemant et Paulin Paris, V, p. 257 et suiv. ; et Sarrazin, Hist. du siége de Dunkerque.

7. Voy. Moréri, vº La Tremoille.

8. Imprimée chez Quinet, 36 pag. in-12. M. de Monmerqué en a cité quelques vers dans sa préface des Mém. de Villette, à la suite de ceux de Saligny.

9. Voy. la satire iiie de Boileau ; Tallemant, Histor. de Sablé, Tom. III, pag. 130-145-153-156 ; Histor. de Boisrobert, tom. II, pag. 412 et 429, 430 ; Desnoiresterres, les Cours galantes, I, pag. 263 et suiv. Brossette et Cizeron-Rival, sur Boileau, ont exclu Saint-Évremond de l’ordre des Coteaux, pour mettre à sa place Villarceaux ; mais le témoignage de Tallemant, la satire de Boisrobert, l’affirmation de Des Maizeaux, et Saint-Évremond lui-même, qui se qualifie Coteau, dans une lettre à la duchesse Mazarin, ne peuvent laisser aucun doute.

10. Voy. inf., pag. 3, 13 et 19, et mes notes.

11. La Vie de M. de Saint-Évremond, pag. 16, tom. I de l’édition de 1753.

12. Voy. inf., p. 140 et suiv., et surtout tom. II, pag. 451 et suiv.

13. Voy. pag. 4 de ce volume.

14. Madame de Sablé, pag. 115.

15. Voy. la Conversation du duc de Candale, infra, t. II, pag. 187.

16. Voy. Tallemant, III, p. 139, et cf. M. Paulin Paris ibid., p. 152, avec M. Cousin, Madame de Sablé.

17. Voy. la Corresp. de Brossette avec Boileau, publ. par M. Laverdet, pag. 175, 176.