Histoire des Sectes religieuses au XIXe siècle

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Histoire des Sectes religieuses au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 961-995).

SECTES RELIGIEUSES


AU XIXe SIECLE.




LES IRVINGIENS ET LES SAINTS DU DERNIER JOUR.


I. The Mormons or Latter-Day Saints, a contemporary hislory, London. 1852. — II. A Narrative of Events affecting the position un the prospects of the whole Christian Church. — A few Words about Irvingism, London, 1848. — III. Publications diverses sur la secte des Mormons, Philadelphie, 1852.




Les églises protestantes ont vu depuis un quart de siècle se produire dans leur sein un mouvement qui mérite l’attention la plus sérieuse. La tendance à l’autonomie, qui est le propre de ces églises, a engendré en Angleterre et en Écosse des conséquences dont il est encore difficile de prévoir la portée ; mais c’est aux États-Unis surtout que les manifestations les plus singulières se sont récemment multipliées : c’est à deux sectes américaines, — celles des Irvingiens et des Mormons, — que revient l’honneur plus ou moins enviable d’avoir formulé avec le plus d’audace les doctrines qui découlent de la nouvelle interprétation du protestantisme. L’histoire de ces deux sectes a donc sa place, comme un chapitre de quelque importance, dans l’histoire des idées religieuses au XIXe siècle. Nous essaierons de la retracer, ou du moins d’en rapprocher ici les principaux élémens, d’après les documens les plus dignes de foi.

Un lien qu’on a trop peu remarqué unit le mouvement religieux de l’Amérique du Nord à celui de l’Angleterre et de l’Écosse. Ce lien est le principe de l’indépendance de l’église vis-à-vis de l’état, pratiqué avec mesure dans le royaume-uni, sans restriction au-delà de l’Atlantique. La liberté religieuse est presque toujours dans un rapport assez étroit avec le milieu politique où elle se développe. C’est ainsi qu’en Angleterre, où le gouvernement est entre les mains de l’aristocratie, l’église a adopté un régime tout aristocratique. L’autorité du monarque est dans l’ordre spirituel encore plus nominale que dans l’ordre temporel, et le pouvoir appartient en réalité aux évêques et aux grands dignitaires : telle est l’origine de cette liberté, de cette vie intérieure qui, sortie de l’église d’Angleterre, se développe dans l’église d’Écosse et atteint ses dernières limites aux États-Unis. En Écosse, l’église presbytérienne (kirk of Scotland) présente comme en Angleterre une hiérarchie aristocratique ; seulement l’aristocratie est, dans l’église comme dans le pays, un peu plus mitigée : elle ne constitue plus une caste et tire son origine de l’élection. L’autorité appartient aux synodes composés des députés des presbytères, et ces députés ont des ministres qui ont été librement choisis par les congrégations. Le presbytérianisme écossais renferme donc déjà en germe les élémens du républicanisme religieux, et de la séparation qu’il admet entre l’église et l’autorité temporelle on a été conduit naturellement à poser en principe que l’état ne doit s’immiscer dans aucune question d’organisation religieuse.

Ce furent ces idées que les presbytériens persécutés portèrent au-delà des mers, dans la Nouvelle-Angleterre. Elles furent encore développées et fortifiées par les sectes dissidentes qui se multiplièrent, au XVIIe et au XVIIIe siècles, dans le sein du protestantisme anglican. Le fondateur des quakers, George Fox, adopta, comme principe fondamental de son église, que l’autorité civile ne devait exercer aucun droit sur la croyance religieuse. À la suite des quakers, les indépendans, les congrégationalistes, les universalistes, les baptistes, une partie des méthodistes, proclamèrent ce même principe de la séparation des églises et de l’état. La liberté religieuse, qui n’existait que d’une manière incomplète dans la Grande-Bretagne, où les dissidens étaient simplement tolérés et où la suprématie restait à l’église anglicane, devint, comme la liberté politique, complète aux États-Unis.

Peuplé d’abord presque exclusivement de dissidens appartenant aux communions les plus diverses, ce pays nouveau consacra dans sa constitution ce qu’on pourrait appeler l’autonomie des cultes. La religion fut abandonnée à la conscience privée, ses manifestations furent réglées par des conventions et des associations particulières. Quand des hommes d’une même foi se trouvent en nombre suffisant pour fonder une église, ils peuvent se réunir librement, se choisir un pasteur, qu’ils font souvent même consacrer par des ministres d’une secte différente de la leur. Avec l’aide de quelques théologiens, ils se formulent une profession de foi, puis s’agrègent, comme ils l’entendent, à d’autres communautés religieuses déjà existantes. Cette indépendance des églises devient en Amérique de plus en plus absolue. Les liens hiérarchiques qui subsistaient dans les sectes primitives se relâchent ou disparaissent dans les nouvelles. Ainsi, tandis que les anciens indépendans donnaient à leurs synodes l’autorité législative, les congrégationalistes n’en ont plus fait que des comités consultatifs, regardant chaque église comme un corps organisé et muni de tout ce qui est nécessaire pour remplir sa mission.

Tel est le mouvement dont les dernières conséquences se produisent aujourd’hui sous une forme si étrange dans les petites communautés dont il nous reste à retracer l’histoire. L’esprit de séparatisme montre ainsi sa puissance. Son action ne se borne pas aux États-Unis ; elle se fait sentir en Écosse même, d’où la première impulsion donnée aux sectes américaines était partie. Elle y a fait naître depuis douze ans un grand schisme, et nombre de pasteurs ont renoncé aux avantages d’une position dans le sein de l’église établie, afin d’être plus libres dans leur foi. La tendance des méthodistes français, suisses, etc., les pousse également à s’organiser en communautés distinctes des églises reconnues et salariées par l’état. Il y a là, en dépit de fâcheuses exagérations, le signe d’une vie religieuse qu’il faut étudier, avec attention, si l’on veut saisir dans sa vraie direction le travail de l’esprit moderne au sein du christianisme.


I

Quelques mots suffiront pour montrer comment l’histoire des Mormons et des induirions se rattache à l’histoire même du protestantisme. Dès l’origine du mouvement religieux provoqué par la réforme, on voit naître deux tendances distinctes, — la tendance rationaliste -la tendance mystique. La première, qui a commencé avec Zwingli, a été représentée par le socinianisme, puis par les unitaires de l’Angleterre et des États-Unis ; elle est venue aboutir en Allemagne au rationalisme de l’école exégétique et hégélienne. Ce protestantisme rationaliste, qui compte aussi quelques adeptes chez les calvinistes hollandais et français, est demeuré plutôt à l’état de doctrine scientifique que de religion. À certaines époques, il a fortement travaillé les esprits et joui d’une faveur assez générale, mais il n’a jamais beaucoup pénétré dans le culte. Voulant des intelligences éclairées, des personnes versées dans les connaissances historiques, il ne parle pas à l’imagination du vulgaire et n’échauffe pas l’enthousiasme ; renfermé dans le cercle des savans et des penseurs, il ne peut donc guère aspirera une grande popularité. En Angleterre, où le protestantisme rationaliste a pris une forme plus religieuse qu’ailleurs, et s’est constitué, sous le nom d’unitarisme, à l’état d’église, il ne compte pas un grand nombre d’adhérens avoués et ne fait que peu de prosélytes. C’est certainement aux États-Unis que l’unitarisme a le plus de fidèles. À Boston, ceux-ci forment la cinquième partie de la population, et ils appartiennent à la classe la plus riche et la plus éclairée. Ce sont eux qui se sobt mis à la tête de l’instruction des classes inférieures : quelques-uns de leurs ministres-, Channing, Sparks, Dewey, ont acquis une grande réputation de science et de vertu ; mais en dehors du Massachusetts on ne retrouve plus, à beaucoup près, autant d’unitaires. Les quakers unitaires, qui existent en Angleterre et aux États-Unis, ne voient pas davantage grossir leurs rangs, et parmi les nombreuses sociétés de missions évangéliques, il n’en est aucune qui appartienne à la catégorie des protestans rationalistes. Les progrès de ceux-ci sont aussi lents que ceux de l’instruction et des lumières, sur lesquels ils s’appuient exclusivement.

Il en est tout autrement du protestantisme mystique. Nous entendons par là celui qui accorde la préférence à l’inspiration et aux lumières de la grâce sur celles de la raison et de la science ; Le protestantisme mystique, ainsi défini, fait de la théologie une intuition et non une étude purement historique et philosophique. C’est cette tendance mystique, développée à des degrés divers et dirigée dans des sens différens, qui a fait naître la grande majorité des sectes protestantes, depuis les méthodistes et les piétistes jusqu’aux récens spiritualistes. Elle est en effet le véritable fondement de la religion évangélique, puisque celle-ci repose tout entière sur la lecture et la méditation de l’Écriture sainte. On cherche à s’inspirer des sentimens divins qui y sont répandus, et cette inspiration est tenue pour si puissante et si formelle, qu’on en fait un guide spirituel bien supérieur à tous les autres. C’est au nom de l’Écriture sainte que la réforme a été faite. La Bible, distribuée à profusion, est placée entre les mains de tous, sans notes et sans commentaires, parce que l’on suppose à son texte une véritable puissance d’illumination. Ce n’est pas dominé par une pure curiosité scientifique et un simple intérêt historique que le protestant doit lire l’Écriture, comme avaient fini par le faire dans ces derniers temps les exégètes allemands : c’est pour se nourrir du sens moral et religieux qui s’y trouve renfermé, et que l’esprit de Dieu communique aux simples comme aux savans qui le cherchent. Ainsi recommandée, la lecture de la Bible provoque l’inspiration individuelle, et de cette façon, l’Esprit saint envoyé par Jésus-Christ aux apôtres continue à nous fortifier, à nous consoler dans notre foi et nos espérances.

Dans la Bible cependant, les mystiques font un choix ; ils passent rapidement sur les livres de l’Ancien Testament ou du Nouveau qui ont un caractère purement narratif, et s’attachent de préférence aux écrits prophétiques. Les livres dont le sens est le plus obscur et les figures les plus bizarres leur fournissent un texte inépuisable d’enseignemens et d’interprétations. Isaïe, Ézéchiel, Daniel, sont expliqués dans les sens les plus divers, les plus contradictoires, et cependant l’interprète protestant fait chaque fois ressortir la clarté et l’évidence de son explication. L’Apocalypse, qui reproduit avec des couleurs plus fortes les images et le style des prophètes, est avant tout l’objet de la prédilection des mystiques. Là les ténèbres de la pensée permettent de proposer à loisir toutes les interprétations. Les prophètes hébreux sont assurément fort peu compréhensibles ; mais dans l’ensemble de leurs œuvres, dans leurs passages principaux, on s’accorde à reconnaître l’annonce des grands événemens qui ont précédé ou accompagné la venue du Messie et la dispersion du peuple juif. L’Apocalypse au contraire, qui appartient à la religion nouvelle, l’Apocalypse, que l’apôtre bien-aimé du Sauveur a écrite peu de temps avant de remonter à lui, n’a point encore reçu, à ce qu’il semble, sa réalisation. Que nous indiquent le drame mystérieux qui s’y trouve décrit, et les bizarres, mais sublimes scènes dont saint Jean a été témoin en esprit ? C’est là une question que s’adressent presque tous les protestans.

La doctrine la plus claire qui ressorte de l’Apocalypse est celle du millenium. L’apôtre distingue deux résurrections. Après que l’ange du Seigneur aura saisi le grand dragon et l’aura jeté pour mille ans dans l’abîme, le Christ règnera durant ce laps de temps avec ses saints : c’est la première résurrection. Quand ces mille ans seront accomplis, Satan sera délivré de sa prison, et il sévira avec fureur sur les nations jusqu’au moment où aura lieu la fin du monde. Dieu fera descendre le feu du ciel, l’univers sera consumé, la seconde résurrection aura lieu ; puis un ciel nouveau et une terre nouvelle apparaîtront. Ce sera la nouvelle Jérusalem où Dieu habitera avec ses élus. Ce fait du règne des mille ans du Christ qui doit précéder la fin du monde est donné dans l’Apocalypse d’une manière trop explicite pour que celui qui croit réellement à son inspiration puisse conserver le moindre doute. Le protestant mystique réfléchit avec inquiétude sur ce chiffre mystérieux et sacramentel, et s’efforce de saisir la liaison qui rattache cette prophétie assez claire à tout le reste du livre. C’est ce qui explique la prodigieuse quantité de traités et de commentaires sur l’Apocalypse qui ont paru chez les réformés et notamment en Angleterre. La plupart de ces livres sont lus et goûtés, et quelques-uns, comme le prouvent des exemples contemporains, arrivent à leur troisième, à leur quatrième édition. Chez les méthodistes de la Suisse et de la Hollande, je veux dire ici les calvinistes zélés et anti-rationalistes auxquels on a étendu cette appellation, ces mêmes ouvrages n’ont pas moins de succès. Dans certaines familles pieuses, ils forment la lecture du soir. Il y a déjà longtemps qu’il en est ainsi, et l’on n’a point oublié que le grand Newton a quitté quelque temps la poursuite de ses admirables découvertes pour expliquer à sa façon l’Apocalypse.

Le millénarisme, qui avait compté de nombreux partisans chez les disciples de saint Jean et qui en a conservé à toutes les époques chez les catholiques, est devenu ainsi par excellence l’enfant d’adoption du protestantisme. Toutefois cette croyance ne fut longtemps pour les réformés qu’un dogme accessoire, qui ne portait aucune atteinte à la constitution de la religion et n’agissait pus directement sur le symbole et sur le culte. Il n’en fut plus de même le jour où certains protestans se persuadèrent que la fin du monde était proche, et que le millenium ou règne de mille ans allait s’accomplir. Comme l’Apocalypse nous annonce formellement un nouveau ciel et une nouvelle terre, comme tout dénote qu’à la fin des temps la foi que le Christ nous a donnée sera changée et qu’une constitution religieuse nouvelle lui succédera, ces protestans admirent qu’une partie des dogmes reconnus aujourd’hui serait modifiée, que de nouveaux rites viendraient remplacer les anciens, en un mot qu’il allait y avoir une phase religieuse analogue à celle qui s’opéra quand le christianisme détrôna le mosaïsme, ou lorsque le mosaïsme fut substitué à la religion patriarcale, de même que l’époque où Dieu avait un peuple d’élection a eu un terme, quoique Jéhovah eût annoncé à Israël une alliance éternelle, le christianisme finira à son tour, bien que la plupart des chrétiens, tombant dans la même erreur que les Juifs, s’imaginent que la seconde alliance doive toujours durer.

Ces idées conduisirent à constituer en quelque sorte le millenium, à le faire choisir pour point de départ d’une autre religion, donnée comme celle de l’église que Jésus-Christ doit gouverner en personne jusqu’à la fin du monde. L’introducteur de cette religion fut un Suédois, Emmanuel Svedenborg, né en 1688, Ce théosophe, doué de connaissances prodigieusement étendues, avait commencé par être un homme émient dans la science, et la noblesse lui avait été conférée comme récompense de ses travaux ; mais vers la fin de sa vie, il se livra exclusivement à des théories religieuses dont le millénarisme constituait le fond. Celle doctrine n’était plus seulement pour lui une opinion, c’était une religion à peu près distincte du christianisme. Il reconnaissait les trois phases ou époques religieuses dont il vient d’être question, — le christianisme, le mosaïsme, la religion de Noé et des patriarches. Il les faisait même précéder d’une autre, l’époque adamique ou de la religion d’Adam, différente ; selon lui, de la religion de Noé, ce qui, joint à la phase nouvelle qu’il annonçait, faisait en tout cinq époques. Les réformateurs religieux de nos jours ont beaucoup affectionné ces grandes divisions de l’histoire religieuse et morale de l’humanité. Saint-Simon et Fourier ont eu les leurs, et dans une foule d’écrits socialistes le progrès de l’humanité est ainsi classifié par colonnes synoptiques.

Svedenborg s’imaginait être en rapport journalier avec le monde invisible, le monde des anges et des esprits ; il conversait avec eux, et dans des hallucinations qui n’avaient altéré en rien son intelligence, quoiqu’elles eussent faussé ses idées, il s’imaginait voyager dans l’univers intellectuel ou supra-sensible ; il en donnait minutieusement la carte et la description. Ces hallucinations devinrent contagieuses, absolument comme les manifestations spirituelles qui font aujourd’hui tant de bruit, c’est le mot, aux États-Unis. Une nouvelle secte prit naissance, celle des nouveaux jérusalémites. Non-seulement en Suède, mais en Hollande, en Angleterre et en général dans toutes les contrées protestantes, parfois même dans certains cantons catholiques ; elle rencontra d’assez nombreux prosélytes ; elle se répandit surtout dans les villes manufacturières anglaises, dont la population ignorante était facilement séduite par les rêveries du théosophe suédois. Manchester devint le grand centre du svedenborgisme, qui se transporta ensuite en Amérique. Il n’y opéra pas de nombreuses conversions : cependant il éleva plusieurs chapelles, et y recrute encore aujourd’hui des adhérens. Si l’église de la nouvelle Jérusalem ne parvint pas directement à son but, elle fit au moins pénétrer ses principes dans une foule de têtes américaines, et donna de la sorte naissance à d’autre sectes qui avaient au fond les mêmes tendances, les mêmes idées qu’elle. Par exemple, c’est du sein des svedenborgiens que sortent en réalité les nex-lights ou nouvelles lumières, dont les croyances forment avec le protestantisme un contraste assez frappant, pour qu’on doive les regarder comme les adhérens d’une religion nouvelle. Ce fut en 1803 que la doctrine des new-lights germa dans le cerveau de cinq ministres qui avaient abandonné l’église presbytérienne, et s’étaient constitués en une congrégation distincte qu’on désigna d’abord sous le nom de Springfield-presbytery. Les événemens extraordinaires dont la révolution française avait été le commencement les avaient persuadés que la fin du monde n’était pas éloignée ; aussi prêchaient-ils l’avènement du millénium, condamnant toutes les croyances, toutes les professions de foi, tous les catéchismes, et puisant dans leurs seules inspirations les principes destinés à constituer la foi nouvelle. Toutefois ils prenaient encore la Bible pour point de départ, la Bible, il est vrai, étrangement expliquée ! La secte des spiritualistes n’a fait plus tard que donner une forme théologique à des rêveries superstitieuses dont l’influence sur la société américaine remontait à une date déjà ancienne. Ces théories sur l’existence des âmes qui reviennent faire des révélations aux vivans avaient joui toujours aux États-Unis de quelque faveur. Nous avons connu des méthodistes qui les tenaient pour avérées et respectables, sans adopter néanmoins toutes les idées du théosophe suédois. Or on sait que ce fut chez des méthodistes, dans la famille Fox, établie à Hydesville, état de New-York, que les manifestations spirituelles ont commencé sous la forme de cognemens (rappings). Les hallucinations auxquelles ces bruits sont vraisemblablement dus, quand la fraude ne vient point au secours des esprits, se produisaient fréquemment chez les nouveaux jérusalémites. Le spiritualisme des Américains se rattache assez étroitement, on le voit, à leur millénarisme.

Du spiritualisme et du millénarisme aux nouvelles sectes américaines il n’y a plus qu’un pas à franchir. C’est sous l’influence en effet du millénarisme que l’idée d’une rénovation religieuse, qui doit précéder la fin du monde, s’est depuis plusieurs années emparée d’une foule de têtes. On rencontre en Amérique bon nombre de ministres qui, sans admettre une reconstruction complète de la religion, croient cependant que le temps est marqué pour une phase nouvelle : ce sont principalement des congrégationalistes et des universalistes. Plusieurs se sont déjà composé une théologie à leur usage, dans laquelle ils ont fait entrer les idées philosophiques modernes. On sait qu’en Amérique il suffit que la majorité des membres d’une communauté religieuse, adopte des principes nouveaux pour que la minorité, tout adhérente qu’elle soit à la doctrine primitive, se voie dépossédé de sa chapelle ; les exclus doivent aller chercher ailleurs une église plus orthodoxe. L’Écriture, s’est-on dit, n’a pas encore donné toutes les lumières qu’elle est appelée à fournir ; c’est une source qui est fort loin d’être tarie. Nous sommes en avant de Luther et de Calvin pour son intelligence, de même que ces réformateurs étaient en avant de saint Bonaventure et de saint Thomas[1]. Ces idées ont conduit à des dogmes en quelque sorte nouveaux, à des principes qui sont en complet désaccord avec le vieux protestantisme. Ces chrétiens progressistes, qui se rapprochent au reste beaucoup des latitudinaires, admettent que tous les hommes peuvent être sauvés, quelle que soit leur croyance. Ils ont renoncé au dogme redoutable de l’éternité des peines, et y ont substitué une sorte d’épuration graduelle de l’âme dans l’autre vie. — Nous mourons, disent-ils, chargés de souillures que nous ont laissées les fautes commises ici-bas, et, suivant le nombre et l’énormité de ces fautes, plus ou moins de temps nous est nécessaire, pour les expier, pour nous en laver, et arriver ainsi à la béatitude éternelle. — Voilà presque la substitution du purgatoire à l’enfer chez des protestans dont une des idées primitives les plus enracinées était la négation du purgatoire !

Le socialisme, qui s’est infiltré non-seulement en Allemagne et en France, mais en Angleterre et aux États-Unis, est venu en quelque sorte se greffer sur ce mouvement religieux. Comme il annonce une régénération sociale complète, une nouvelle ère pour la politique et les croyances en progrès sur le christianisme, il offre par là un point de contact tout naturel avec les doctrines mystiques dont Svedenborg a été le père. Le millénarisme sert merveilleusement son utopie, et l’Apocalypse lui fournit des prophéties, une sorte d’Évangile à son usage. On trouve en effet déjà de bonne heure chez les millénaires la plupart des théories qui ont reparu dans les diverses écoles socialistes ; presque tous s’accordent à faire de la nouvelle Jérusalem une société civile et religieuse en progrès notable sur la nôtre. La misère y sera abolie, et la concorde la plus parfaite régnera entre tous les citoyens ; il n’y aura plus de vices, car les vices ne trouveront plus ni mobiles ni complices[2]. Ces croyances christiano-socialistes ont pris tellement faveur, qu’on les trouve rattachées, par certains spiritualistes, à leurs étranges idées sur les manifestations des esprits ici-bas. Le spiritualisme, sorti des jongleries ou des hallucinations de la famille Fox, tend à se constituer en religion, et voilà pourquoi il s’efforce de s’approprier les opinions aujourd’hui en crédit, et de les convertir en articles de son symbole.

Le journal socialiste des États-Unis, rédigé par les amis de M. Considérant, montre une prédilection marquée pour la doctrine des spiritualistes, — la secte à laquelle nous devons la danse des tables. À Mountain-Cor, en Virginie, où les spiritualistes ont pour chef un certain personnage qui se prétend inspiré par saint Paul, ils travaillent activement à la rédaction d’un nouveau Peutateuque, que les esprits de l’autre monde leur dictent en cognant sur des tables ou même en leur parlant à l’oreille, il paraît que ce Peutateuque sera l’exposé de doctrines socialistes empruntées à Saint-Simon, à Auguste Comte et à Fourier. La banque de M. Proudhon, dont la chute s’est si peu fait attendre, a été reprise avec avantage par les mêmes spiritualistes à Chicago, dans l’Illinois. Au lieu d’un conseil d’administration composé de notables de l’opinion radicale, c’est un comité mi-partie de vivans et de morts. Les morts sont les âmes, qui manifestent leur présence par des bruits et des coups (rappings, knockings), et qui s’occupent encore dans l’autre vie d’affaires commerciales. Les âmes des anciens Scandinaves se livraient dans le ciel à des chasses et à des combats ; le paradis des Américains ne pouvait être qu’une bourse ou une banque !

On voit maintenant par quelle gradation s’est opéré le développement du protestantisme mystique. Parti de l’Apocalypse, il donne l’éveil aux théories de Svedenborg. Pénétrant aux États-Unis, il y crée les sectes millénaires et spiritualistes. Il en vient enfin à s’allier avec le socialisme ! Que peut-il sortir de cette union ? C’est l’histoire des Irvingiens et des Mormons qui va nous répondre.


II

Il y a déjà plus de vingt ans que certains ministres écossais annoncèrent une rénovation complète de l’église du Christ, et prédirent que le temps n’était pas éloigné où l’Esprit saint enverrait de nouveau ses dons aux fidèles. L’idée d’une restauration du christianisme primitif était liée pour eux à celle de rapproche de la fin du monde. Durant les derniers mois de 1827, on fit circuler dans la Grande-Bretagne un écrit soi-disant émané des douze apôtres du Saint-Esprit, et qui était adressé à tous les patriarches, archevêques, évêques et autorités quelconques de l’ordre spirituel, aussi bien qu’aux empereurs, rois, princes, souverains, et en général aux dépositaires du pouvoir parmi les nations baptisées. On y annonçait formellement que de nouveaux apôtres avaient reçu la mission d’appeler le monde chrétien à la pénitence et de préparer les voies du Seigneur, car son sanctuaire allait être bâti. Ces opinions singulières attirèrent contre les ministres qui s’en firent les propagateurs et les adhérens une sorte de persécution. Ces ministres, qui étaient pour la plupart Écossais, se virent repoussés de l’église nationale et contraints d’aller constituer une église à part. Le plus notable de ces pasteurs exclus par leurs confrères les presbytériens était un certain Edouard Irving, ministre de l’église écossaise à Londres. Cet ecclésiastique dissident devint un des plus zélés et des plus fougueux apôtres du néo-protestantisme. Il exposa la croyance à une rénovation chrétienne et à la fin prochaine de l’univers avec tant de chaleur, il s’éleva, du haut de la chaire ou dans ses écrits, si ouvertement contre ce qu’il appelait la corruption du siècle, qu’il finit par devenir l’âme de la nouvelle secte. Il fut regardé, par ceux qui s’étaient laissés persuader, comme l’envoyé du Seigneur, comme un évangéliste et un prophète, et en cette qualité il demeura jusqu’à sa mort, arrivée le 8 décembre 1834, le chef ou, suivant l’expression de ses disciples, l’ange de la nouvelle église.

Les Irvingiens, tel est le nom sous lequel ces sectaires ne tardèrent pas à être connus en Angleterre, étaient en général des chrétiens fort sincères, d’une tournure d’esprit faible et mystique, depuis longtemps tourmentés sur le vrai moyen de faire leur salut. Irving parait, comme ses disciples, avoir souvent adressé à Dieu de fréquentes prières, afin d’obtenir les lumières du Saint-Esprit et le retour de ses dons miraculeux, dont l’église était depuis longtemps déshéritée. En cela, il ne faisait que se conformer aux exhortations que plusieurs pasteurs anglicans et presbytériens adressaient depuis quelque temps à leurs ouailles. Un de ces pasteurs, M. Haldane Stewart, avait notamment publié un livre où il engageait tous les fidèles à réunir leurs prières en vue d’obtenir une nouvelle communication de l’Esprit saint, et ce livre, ainsi que plusieurs sermons éloquens, prêches dans le même sens par M. Hugh M’Neile, avait produit une grande sensation. Suivant les Irvingiens, Dieu exauça ces prières ferventes et réitérées. Des grâces miraculeuses se répandirent sur les membres de la nouvelle église, et réveillèrent ainsi l’esprit et la sainteté du christianisme primitif, qui s’étaient depuis longtemps perdus. Les nouveaux apôtres du Saint-Esprit et leurs disciples rentrèrent en possession des grâces extraordinaires qui avaient marqué la mission des apôtres du Christ. Cela veut dire que le don des langues, celui de prophétie, celui de guérir les malades et en général d’opérer des miracles furent accordés aux Irvingiens. Ceux-ci sont à cet égard pleinement convaincus, et ils citent, comme témoins oculaires, des faits qu’ils opposent à la critique incrédule.

Dans leur organisation, les Irvingiens s’efforcent de reproduire les formes et la hiérarchie de la première société, chrétienne, car ils représentent les saints qui composent le royaume de Jésus-Christ pendant le millenium. Ce royaume, gouverné par le Sauveur comme grand-prêtre, est administré par trois sortes de pasteurs auxquels le Fils de Dieu délègue sa puissance : les iniques ou anges, les prêtres ou anciens, les diacres. Chacun de ces ordres spirituels a le quadruple caractère apostolique, prophétique, évangélique et pastoral. L’ange gouverna chaque église particulière, et il est assisté par les anciens et les diacres ; mais le gouvernement de l’église universelle appartient à Dieu, autrement dit aux apôtres appelés par l’Esprit saint, et qui relèvent directement du Seigneur. Ce sont ces apôtres du Saint-Esprit qui désignent les prophètes, les évangélistes et les pasteurs choisis dans l’ordre des anges ou inspecteurs.

Les Irvingiens justifient cette hiérarchie en l’appuyant sur les Actes des Apôtres, les Epîtres, l’Apocalypse, et même sur les prophètes de l’Ancien Testament. Ce n’est, disent-ils, que par une usurpation que l’un des anges ou évêques, celui de Rome, s’est emparé de l’autorité. Les fonctions de prophètes ont été depuis longtemps abandonnées, elles sont tombées en désuétude, parce que les chrétiens ont négligé l’imposition des mains et l’invocation du Saint-Esprit, par le moyen desquelles les apôtres communiquaient ce don merveilleux. Ils faisaient, disent-ils, l’acte de foi, et le prophète donnait son oracle conformément à cet acte. Les Irvingiens ont transporté cette pratique dans leur église. Il faut, selon eux, la plus grande prudence dans l’exercice du don de prophétie, car l’esprit du mal imite souvint la voix du Consolateur. Tantôt c’est l’Esprit saint qui parle par la bouche même du prophète et qui lui dicte les mois qu’il emploie, tantôt il ne fait qu’illuminer son intelligence, et il le laisse lui-même choisir ses expressions.

Dans leur liturgie, dans le costume qu’ils ont adopté pour leurs prêtres, les irvingiens s’efforcent aussi de revenir à la primitive église ; ils ne s’appuient que sur des passages positifs du Nouveau Testament. Leurs dogmes n’offrent rien de bien exclusif. Les Irvingiens admettent, parmi eux des chrétiens de toutes les communions, et se défendent avec force de l’idée de constituer une secte à part. Ils attachent peu d’importance aux symboles, aux professions de foi, aux décrets et canons des conciles, aux bulles des papes et des patriarches : tout cela est impuissant à leurs yeux pour entretenir la perfection dans l’église et encore plus la sainteté dans l’âme. Il n’y avait pas, disent-ils, de législation dogmatique au temps des apôtres, et les fidèles n’en étaient pas moins religieux.

Les disciples d’Irving n’attachent d’importance qu’aux formes liturgiques, aux sacremens destinés à nourrir l’âme de pensées saintes et à rappeler au Chrétien sa mission ; tels sont la prière de tous les jours, l’office du matin et du soir, car ils se rendent deux fois par jour au temple, — le baptême et la communion. Sur ce dernier sacrement, ils se rapprochent beaucoup plus des catholiques que toutes les sectes protestantes. L’eucharistie a, disent-ils, un caractère double, quoique indivisible : c’est à la fois le sacrifice du corps et du sang du Christ et l’action de le recevoir comme nourriture, ils n’admettent cependant pas, dans l’acception véritable du mot, la présence réelle. Sans doute, les deux espèces deviennent réellement le corps et le sang du Sauveur, mais en tant qu’elles sont agréées comme sacrifice par Dieu, d’une manière supra-sensible. La substance matérielle du pain et du vin n’a pas disparu.

Les Irvingiens ont recruté et recrutent encore de nombreux partisans en Angleterre, en Écosse et en Allemagne. Ils en comptent aussi en Amérique, et ils ont aujourd’hui des missionnaires à Paris. Leurs assemblées religieuses rappellent à beaucoup d’égards celles des quakers et des méthodistes. L’inspiration y joue un grand rôle. Tout à coup, au milieu de l’office, un des prophètes se sent sollicité par l’Esprit saint. « Voilà, dit-il à haute voix, le fiancé [bridegroom] qui vient, » c’est là leur expression favorite, et il se met à prophétiser. D’autres fois, un fidèle parle des langues étrangères, et le miracle de la Pentecôte se renouvelle assez fréquemment. Souvent aussi ce sont des scènes moins édifiantes. C’est, par exemple, un possédé qu’on exorcise. Dernièrement, dans un village de la Poméranie, à Klein-Schweisen, à la fête de Pâques, tandis que les sectaires, au nombre de quarante, se trouvaient réunis dans l’oratoire et se livraient à des chants et à des prières, l’un d’eux s’écria qu’il se sentait possédé du diable, et supplia les assistans de l’en délivrer au plus vite. Ses coreligionnaires, saisis d’horreur, se munirent aussitôt de bâtons et se mirent à frapper le prétendu possédé à coups redoublés. Le malheureux endura cette bastonnade avec un courage vraiment stoïque, et lorsqu’au bout d’une demi-heure, les coups des exorcistes commencèrent à porter sur la partie supérieure de la poitrine et sur celle du dos qui y correspond : « Tout va bien, leur dit-il, le démon chassé par vos coups n’a cessé de monter, et il se trouve déjà dans mon gosier ; vous n’avez qu’à me serrer le cou, et il s’échappera immanquablement par ma bouche. » C’est ce qu’on fit, et le malheureux rendit l’esprit. Ses coreligionnaires, sans s’émouvoir, portèrent le cadavre dans une chambre voisine, puis ils reprirent leurs chants et leurs prières.

C’est surtout par la crainte de la fin du monde que l’irvingisme fait des progrès. Les grands événemens qui se sont accomplis depuis le commencement de notre révolution s’offrent à l’esprit de beaucoup de gens comme les signes précurseurs de la fin toujours ajournée de l’univers. Cette idée travaille encore de nos jours bien des têtes, précisément celles qui sont le plus tournées au mysticisme et dont la foi est la plus vive. Elle a été très répandue chez les jansénistes depuis la fin du siècle dernier jusqu’au commencement de celui-ci, comme on peut en juger en parcourant leurs écrits, et notamment ceux d’Asfeld, de Duguet et du président Agier. La Babylone dont il est question dans l’Apocalypse n’est pas seulement Rome, disent les Irvingiens. Cette ville n’est qu’une des rues de la Cité de confusion. Le christianisme actuel est la grande Babylone. Le mystère de fornication et d’iniquité est arrivé aujourd’hui à un degré que n’avait jamais atteint la Rome, papale avant la réformation ; mais cet état de choses ne tardera pas à cesser l’église de Rome comme celle d’Angleterre aura sa fin, et Jésus-Christ reprendra lui-même la direction de son église. La Bible seule est insuffisante à gouverner nos cœurs, il faut que l’esprit saint nous éclaire et nous conduise. Les nouveaux saints ne craignent ni la persécution, ni les accusations d’hérésie ; ils justifient hautement leur désaccord avec l’église protestante, comme le fît l’année dernière dans sa défense M. John Canfield Sterling devant l’église épiscopale d’Amérique. Leur langage, leur hardiesse et leurs convictions, nous pouvons dire aussi, pour beaucoup, leur sévère moralité, leur donnent une certaine conformité de physionomie avec les premiers chrétiens.

Le mormonisme a avec la doctrine irvingienne une assez grande ressemblance de principes et même quelque analogie d’organisation, quoique les disciples d’Irving n’entendent avoir rien de commun avec ceux de Joseph Smith, qu’ils tiennent pour des envoyés du démon. C’est également sur l’idée de la fin prochaine du monde qu’est fondée la nouvelle église des Mormons. De même que les Irvingiens, les disciples de Smith s’appellent entre eux les saints, seulement ils ajoutent à ce nom les mots du dernier jour (latter day saints), car c’est en vue de cette grande catastrophe, qu’ils tiennent pour n’être pas éloignée, qu’ils se sont séparés du reste de la chrétienté, choisissant un genre de vie qui pût leur assurer une sentence favorable quand Dieu fera le jugement solennel de ses créatures. Pour atteindre à un état de sainteté qui fasse d’eux un peuple élu, les Mormons s’efforcent de revenir à la constitution des âges apostoliques. C’est précisément, comme on l’a vu, ce que font les Irvingiens. Toutefois les Mormons vont plus loin qu’eux. L’Évangile n’est pas le seul livre qu’ils prennent pour loi et fondement de leur organisation : ils entendent se régler sur l’Ancien Testament et renouveler à leur profit la théocratie biblique. Le fondateur de la secte mormonienne, Joseph Smith, exploita d’abord ces craintes de la fin du monde qui agitent de temps en temps les peuples chrétiens, et ont surtout beaucoup d’influence sur les esprits crédules de l’Amérique. Chaque tremblement de terre dont il était question dans les journaux, chaque nouvelle comète découverte, chaque chute de météore observée, chaque bruit de guerre qui circulait, chaque naissance monstrueuse d’hommes ou d’animaux, chaque événement tant soit peu extraordinaire en un mot était représenté par le prophète comme un signe certain de la fin prochaine de l’univers. Il assaisonnait ses prédictions de citations de la Bible, de formules éjaculaloires, de paroles d’un caractère inspiré qui produisaient beaucoup d’effet chez les hommes simples, qui ne manquent pas dans l’état d’Ohio où il résidait. Les têtes se montèrent en sa faveur, et il ne tarda pas à grouper autour de lui des disciples ardens, qui le 1er juin 1830 tinrent dans la ville de Fayette, sous la présidence de Joseph Smith, leur premier concile.

C’est de cette époque que date réellement l’existence du mormonisme ; mais la vocation de leur prophète et les idées qu’il suggéra à ses dupes remontaient plus haut. Dès son enfance, Joseph Smith avait reçu communication des lumières de l’esprit saint, et il nous a raconté fort au long l’histoire, en partie vraie et en partie supposée, mais encore plus supposée que vraie, de sa vocation. Joseph Smith fut tourmenté de bonne heure par des préoccupations religieuses et des réflexions sur les choses célestes. Quoique n’ayant reçu qu’une instruction très imparfaite et n’ayant été presque exclusivement occupé par son père qu’à des travaux agricoles, la tournure de son esprit était sérieuse et réfléchie : il adressait sans cesse à Dieu de ferventes prières, afin de savoir quelles étaient les véritables conditions du salut. S’étant retiré un jour dans un petit bois, non loin de la ferme paternelle, il vit tout à coup comme un feu s’échapper du ciel et illuminer tout l’horizon. Cette flamme mystérieuse s’avançant incessamment, le jeune Joseph s’attendait à voir le feuillage s’allumer, et il allait se retirer, quand il se sentit soudain environné lui-même et pénétré dans tout son être d’une sensation indéfinissable. Ses yeux furent alors détachés des objets environnons, et il fut ravi dans une vision céleste. Deux personnages dont les traits étaient absolument les mêmes s’offrirent à lui et lui annonceront que ses péchés lui étaient remis. Joseph Smith n’aurait pu, sans cette intervention miraculeuse, prétendre au titre d’inspiré, car il avoue lui-même qu’il avait été d’abord cruellement tenté par les puissances des ténèbres, et bien qu’il dise avoir vigoureusement résisté, on entrevoit que l’absolution divine venait là fort à propos pour le mettre en état de paraître devant Dieu. Les deux inconnus étaient, à ce qu’il semble, soit deux anges, soit les deux premières personnes de la sainte Trinité. Smith apprit de la bouche de ces êtres célestes que toutes les religions de la terre étaient entachées d’erreur, et que Dieu n’en reconnaissait aucune pour son église et son royaume. Promesse lui fut faite que la véritable doctrine ne tarderait pas à lui être révélée ; puis la vision s’évanouit, et en revenant à lui-même, il se trouva dans un état de calme et de paix indescriptible.

On pourrait croire que le jeune inspiré attendit dans la prière et les bonnes œuvres l’heureux moment où la promesse qui lui était faite recevrait son exécution. Il n’en fut rien cependant. La seule chose qui paraît l’avoir frappé, c’est le pardon qu’il avait obtenu. Ce pardon lui permit de commettre de nouveaux péchés, de se livrer aux joies de ce monde et aux folies de la jeunesse. Smith comptait certainement sur la rémission de ses nouvelles fautes, et il n’avait pas tort. Le 21 septembre 1823 au soir, le Seigneur vint visiter Smith dans sa propre demeure. Sa maison parut tout enflammée, et, ravi encore en extase, il vit un ange qui lui annonçait que ses péchés lui étaient pardonnés et que ses prières avaient été exaucées. Comment Smith reconnut-il que le visiteur était un ange ? Très certainement ce fut par sa ressemblance avec ceux que nous décrivent les Écritures : un vêtement parfaitement blanc et sans coutures, un regard où brillaient à la fois l’énergie et la douceur. Le messager divin lui apportait la joyeuse nouvelle du prochain rétablissement de l’alliance faite jadis avec Israël. Le Messie devait bientôt commencer son règne ici-bas, règne de paix et de félicité universelle. Il ne restait plus qu’à se préparer à ce grand événement. Nouveau Noé, Smith avait été choisi pour recevoir les confidences du Très-Haut. L’Évangile éternel, l’Évangile complété devait être prêché à toutes les nations, et un peuple nouveau allait être préparé par la foi et la vérité au règne de Dieu sur la terre. Là ne se bornèrent pas les étonnantes révélations de l’ange du Seigneur. Smith apprit que les Indiens d’Amérique étaient des descendans d’une des tribus d’Israël, qu’au temps où ils avaient émigré dans le Nouveau-Monde, ils formaient encore un peuple éclairé, possédant la connaissance du vrai Dieu et obtenant journellement les effets de sa grâce et de ses bénédictions. Chez eux avaient existé des prophètes et des écrivains inspirés qui avaient reçu l’ordre de consigner par écrit l’histoire des événemens les plus importans, et ces annales s’étaient transmises de génération en génération jusqu’au moment où les enfans d’Israël étaient tombés dans une extrême perversité. La majeure partie de la nation périt ; mais le livre saint, qui renfermait un grand nombre de révélations relatives à la fin des temps, avait été déposé en lieu sûr, pour être ainsi soustrait aux mains de ceux qui voulaient le détruire. — Voilà comment finit la vision, qui fut accompagnée pour Smith de circonstances intérieures semblables à celles qui avaient marqué la première. Elle se renouvela encore, dans la nuit, l’ange ajoutant chaque fois quelque chose à ses instructions.

Enfin, le lendemain matin, comme Joseph Smith sortait pour se rendre à son travail accoutumé, le messager divin se trouva là devant, lui pour lui enseigner le lien mystérieux du dépôt, c’était sur la grande mule qui conduit de Palmyre à Camandigua, dans le comté d’Ontario, état de New-York, au voisinage du petit village de Manchester, qu’habitait la famille de Smith. À main droite, sur le côté occidental d’une haute colline, était pratiquée une excavation au fond de laquelle se trouvait un petit caveau formé de quatre pierres polies, scellées par une cinquième. C’est là que Smith, conduit par l’ange, put contempler le précieux dépôt fait il y avait trente siècles, en ce moment il fut illuminé des lumières du Saint-Esprit, les cieux s’ouvrirent, la gloire du Seigneur brilla à ses côtés et s’arrêta sur sa tête. L’ange lui dit : « Regarde, » et le prince des ténèbres passa devant lui, suivi de son nombreux cortège. « Tout cela t’est montré, reprit le messager divin, le bien et le mal, le saint et l’impur, la gloire de Dieu et le pouvoir des ténèbres, afin que tu puisses désormais distinguer les deux puissances et n’être jamais ni vaincu ni influencé par la mauvaise ; mais tu ne peux pas encore obtenir le livre que tu aperçois, le commandement de Dieu est formel : c’est par la prière et l’exacte observance de ses lois que l’on peut seulement acquérir les choses saintes. Elles sont destinées non point à devenir un moyen de richesse et de puissance, mais uniquement à glorifier son nom. »

Quatre ans s’écoulèrent avant que Smith fût jugé digne d’entrer en possession des annales sacrées, quoique recevant fréquemment des instructions de l’ange, qui était vraiment devenu son génie familier. Le matin du 22 septembre 1827, le, précieux trésor lui fut enfin délivré. L’ange du Seigneur lui remit des feuilles de métal qui avaient l’apparence de l’or, et qui étaient reliées à la manière d’un volume. Ces plaques étaient attachées ensemble par trois anneaux qui les traversaient toutes. L’épaisseur des feuilles était légère, et sur une partie d’entre elles on voyait apposé un sceau mystérieux. Les caractères que portaient ces plaques métalliques avaient un aspect étrange, ils étaient disposés en colonnes. Smith nous a appris que c’étaient des lettres égyptiennes. À en juger par le spécimen qui nous en est parvenu, on peut croire que Champollion et ses disciples n’eussent pas été précisément du même avis. Telle fut aussi l’opinion d’un savant de New-York, M. Charles Anthon, auquel un des nouveaux convertis, Martin Harris, apporta une copie des caractères déterrés à la colline de Cumorah. Toutefois la science humaine ne saurait avoir rien de commun avec la révélation, et l’ange ayant dit à J. Smith que c’était de l’égyptien, cela a suffi aux Mormons. D’ailleurs l’objection que pourraient élever les égyptologues contre l’authenticité des plaques tombe d’elle-même, puisque Smith ajouta que ces caractères n’étaient pas de l’égyptien pur, mais de l’égyptien réformé ; c’est ce qui se lit dans le livre même. Or, comme nous ne savons pas en quoi a consisté la réforme que les descendans d’Israël ont fait subir à la langue des pharaons, on peut très bien admettre qu’elle a été assez profonde pour que le nouvel égyptien ne ressemblât plus du tout à l’ancien. Ces plaques portaient en outre la trace de la plus haute antiquité. Leur authenticité étant donc désormais hors de conteste, il ne restait plus qu’une seule chose à faire, c’était de les interpréter.L’entreprise eût été certainement des plus difficiles, si ceux qui les avaient enterrées n’avaient pas paré à la difficulté en déposant à côte deux pierres transparentes comme du cristal, montées à la manière d’une lorgnette, et qui n’étaient autres que l’urim et le thummim placés jadis sur le pectoral du grand’prêtre hébreu. Ces gemmes, qui ont tant exercé la sagacité des érudits, servaient à consulter la volonté du Seigneur, et permettaient de lire dans l’avenir Tel était aussi l’usage qu’en devaient faire les descendans américains des Israélites. Il n’y avait donc plus besoin de philologue pour déchiffrer les caractères égyptiens réformés ; il suffisait de braquer la lorgnette magique sur les plaques en question, et le sens vous en était révélé. Grâce à ces lunettes merveilleuses, Smith traduisit tout le contenu des plaques, et il écrivit de la sorte le Livre de Mormon ou Histoire sacrée des peuples aborigènes de l’Amérique, dont l’un des apôtres de la secte, M. John Taylor, a donné une version en français.

Le Livre de Mormon renferme plusieurs parties distinctes portant chacune le nom du patriarche américain qui en est l’auteur : Nephi, Jacob, Enos, Alma, Hélaman. Mormon enfin, dont le nom a été étendu à tout le livre, et qui est censé avoir composé la dernière partie. C’est ce patriarche qui nous apprend que les caractères sont de l’égyptien réformé, langue que ces Israélites ont préférée à l’hébreu, parce que les lettres hébraïques eussent occupé trop de place, et que les plaques n’étaient point d’une largeur suffisante. Voilà qui nous donne à penser que les mots de l’égyptien réformé ont, comme les mots turcs du Bourgeois-Gentilhomme, la propriété de dire toute une phrase en quelques syllabes. Après le Livre de Mormon vient une sorte de post-scriptum dont l’auteur est un ange du Seigneur du nom de Moroni, qui avait été lui-même un ancien prophète parmi les descendans de la tribu de Joseph sur le continent américain. C’est Moroni qui a scellé les annales en les accompagnant d’une exhortation à ses frères.

Le Livre de Mormon est une contrefaçon évidente de la Bible, une sorte de pastiche de la Genèse, des Livres des Rois, des Épîtres des Apôtres et de l’Apocalypse. Non-seulement on y rencontre des imitations fort transparentes, mais jusqu’à de véritables emprunts. On ne saurait dire cependant que ce livre, pour des personnes naïves et habituées à la lecture de l’Écriture sainte, soit dépourvu de toute espèce d’intérêt. Pour celles au contraire qui sont moins faciles et plus éclairées, les anachronismes, les invraisemblances, l’étrange discordance des noms, enlèvent au livre toute autorité. Les prophéties placées dans la bouche de personnages antérieurs au christ, sur sa venue et sur l’établissement du christianisme, celles de Jésus lui-même, que l’on suppose s’être rendu en Amérique après sa résurrection, et avoir annoncé son Évangile aux descendans d’Israël, sont assez transparentes pour qu’on s’aperçoive aisément de la supposition ; mais n’en était-il pas de même des oracles des sibylles inventés par les premiers chrétiens ? Et cependant que de fidèles s’y sont laissés prendre, des pères de l’église compris !

Trois peuples figurent dans le Livre de Mormon — le peuple de Jared, dont les ancêtres sont venus en Amérique après la confusion des langues ; le peuple de Zarahemla, qui a quitté Jérusalem au temps de la captivité de Sédécias ; enfin les descendans de Lehi, qui ont aussi abandonné la ville sainte sous le même roi, mais au commencement de son règne. Ces trois peuples occupent dans le livre de Smith une place fort inégale : le premier, qui a péri, a laissé des plaques mystérieuses dont le contenu constitue le Livre d’Ether ; le second n’est guère mentionné qu’en passant ; le troisième fait le sujet véritable de la Bible nouvelle. Il se divise en Néphites et en Lamanites. Les Nephites sont bons, les Lamanites méchans. Les premiers se laissent corrompre à leur tour, et disparaissent en punition de leur faute. Les Lamanites seuls restent maîtres de l’Amérique. Ce sont les Indiens ou Peaux-Rouges.

Comment un homme aussi peu lettré que semble l’avoir été Smith a-t-il pu composer un pareil livre ? C’est ce qu’on ne saurait suffisamment expliquer. Il y a toujours dans l’origine des religions je ne sais quoi de mystérieux, d’obscur, qui empêche qu’on puisse rendre compte de bien des faits extraordinaires, et qui sert singulièrement la foi des fidèles. On prétend, et la chose parait vraisemblable, que Smith n’est pas l’auteur de son livre, c’est un roman qui fut jadis composé par un révérend Salomon Spaulding, dont l’imagination fut éveillée par la découverte d’antiquités américaines aux environs de New-Salem, où il habitait. Cela se passait vers 1812. Il prêta son manuscrit à ses voisins, qui donnèrent à ce roman le nom de Bible d’or (Golden Bible). L’auteur, par un artifice bien souvent renouvelé, supposait que ce livre était l’œuvre d’un des derniers descendans d’une race éteinte, et l’avait intitulé pour ce motif : Manuscrit trouvé (Manuscript found). Le roman fut remis à un imprimeur de Pittsbourg, en Pennsylvanie, du nom de Palterson. Celui-ci, qui trouvait sans doute le livre bizarre et jugeait qu’il était nécessaire d’avertir le public de la fiction, voulait une préface et un nouveau titre. Spaulding les refusa, et le manuscrit resta pendant longtemps oublié dans l’imprimerie de Palterson, où un certain Sidney Rigdom vint enfin le copier ; mais comment la copie passa-t-elle ensuite entre les mains de Smith ? C’est ce que nous ne savons pas parfaitement. Il n’y eut là du reste rien de bien inexplicable : Rigdom, qui parait avoir été aussi simple qu’ignorant, devint un des premiers disciples du nouveau prophète. Il en fut donc la dupe ou le complice. Toujours est-il que la femme, l’associé, plusieurs amis et le frère de Salomon Spaulding ont affirmé sous serment l’identité des principales parties du Livre de Mormon avec le Manuscrit trouvé. Quant à l’auteur, mort en 1816, il ne pouvait plus, bien entendu, déposer contre son plagiaire le prophète. Smith a dû faire subir au roman de l’innocent ministre un remaniement approprié à ses projets, et c’est ici que se montre son génie de faussaire. Les fautes grammaticales, les anachronismes, abondent dans le Livre de Mormon ; mais, nous le répétons parce qu’on nous semble avoir un peu trop déprécié la nouvelle Bible, toutes ces fautes disparaissent au milieu du récit, dont le fond captive l’attention. Le livre peut n’être pas entièrement approprié à notre esprit et à nos idées ; il l’est certainement au goût de plusieurs Américains. D’ailleurs, si les écrits de Smith ne sont pas tous d’une grande valeur littéraire, les Mormons ont heureusement rencontré un théologien qui a prêté à leur cause le secours de sa dialectique et de son érudition : c’est Orson Pratt, l’avocat par excellence de la nouvelle révélation. Cet apôtre, qui a organisé à Liverpool une agence d’émigration mormonienne, est un des amis du successeur de Smith, Brigham Young. C’est lui qui s’est chargé du soin d’abattre toutes les objections qui se sont dressées en foule sur la nouvelle voie qu’avait ouverte Smith, et qui menaçaient de lui barrer le passage. Orson Pratt est, comme tous les ministres protestans, extrêmement versé dans la connaissance de la Bible, et il excelle à y découvrir les textes qui peuvent justifier ses idées.

Il serait trop long ici d’inscrire in extenso le credo mormon[3]. Cependant nous devons en extraire ce qui est de nature à compléter le tableau que nous venons de donner de la religion nouvelle. Nous passerons ce qui est purement et simplement emprunté ; à la loi chrétienne, à laquelle les Mormons ont la prétention de se rattacher.

« Nous croyons qu’il n’y a qu’un seul vrai système de doctrines et de culte religieux, révélé du ciel aux hommes, par lequel ils puissent être dirigés et gouvernés, et obtenir la vie éternelle ; — que ce seul vrai système a été révélé au commencement du monde par le Créateur et le Père du genre humain, en se manifestant lui-même à ses enfans et en conversant avec eux, en leur envoyant des anges, et leur donnant des visions et l’esprit de révélation et de prophétie ; — que cet unique plan de salut a été souvent perverti et perdu de vue par l’homme, à tel point qu’il devint nécessaire que le Père du ciel et de la terre le révélât de nouveau par les mêmes voies qu’au commencement. De là la nécessité de diverses dispensations et manifestations de la miséricorde divine envers les hommes à différentes époques et en divers pays (Noé, Abraham, Moïse. Jean-Baptiste). — Nous croyons que Jésus-Christ le Messie, après sa résurrection, les administra en personne aux Juifs en Palestine, aux restes de la tribu de Joseph en Amérique, aux dix tribus perdues d’Israël dans les pays du Nord, aux esprits en prison, ou à ceux qui étaient morts sans l’Évangile, et que l’Évangile et le royaume de Dieu furent établis par ce moyen dans les différentes parties de la terre ; — que les gentils aussi eurent part à ce plan de salut après Jésus-Christ, non par son ministère personnel parmi eux, mais au moyen de ses apôtres et par le Saint-Esprit, qui le révélait et rendait témoignage à leurs esprits qu’il était ressuscité des morts comme roi et sauveur des hommes ; — que cet unique plan de salut a été corrompu, altéré par les Juifs et les gentils, au point que ses vrais principes et son pouvoir ont été perdus de vue depuis de longs siècles, et qu’ils ne sont nulle part compris et possédés dans leur plénitude parmi les hommes. De là cette anarchie universelle, ces guerres sans fin qui ont désolé la terre et fourvoyé l’esprit humain. »

Telle est, réduite à quelques points essentiels, la révélation mormonienne. Nous avons raconté une partie de l’histoire de son prophète. À partir du moment où la nouvelle révélation trouve des adeptes, ce n’est plus la vie de Smilh, ce sont les progrès de toute une secte que nous avons à suivre.


III

La propre famille de Joseph Smith fut une des premières à se ranger sous sa bannière. Peu de temps après le concile de Fayette, le nombre des adhérens s’élevait à trente. Smith commença à donner le baptême par immersion, et fit, pour faciliter l’administration de ce sacrement, construire une digue dans un cours d’eau des environs de la ville de Fayette. La populace, qui voyait d’assez mauvais œil le nouveau prophète, et qui n’attend pas d’ordinaire les tribunaux pour exécuter les arrêts de ce qu’elle appelle la justice, fit irruption sur la digue, poussant des cris et des menaces contre Smith et les siens, le traitant d’imposteur et d’escroc. Le prophète ne se laissa pas intimider par ce premier symptôme de persécution. Il fit devant tout le monde une humble confession de sa vie passée, dont il ne dissimula ni les torts ni les désordres ; mais il ajouta avec fermeté, avec une apparence de profonde conviction, que le Seigneur lui avait remis ses péchés. C’était le Seigneur qui, dans ses insondables desseins, l’avait choisi, tout faible et tout peccable qu’il était, pour être l’instrument de sa gloire. « Je suis, ajouta-t-il, sans lettres, sans instruction ; mais saint Pierre n’était-il pas aussi ignorant que moi ? Saint Jean et les autres apôtres que le Christ appela à lui ne sortaient-ils pas d’une condition aussi humble que la mienne ? Dieu ne peut-il pas faire une seconde fois ce qu’il a fait une première ? » Cette allocution produisit son effet ; elle fortifia la foi du petit nombre de ses disciples, et ferma la bouche à quelques-uns de ses adversaires. Quant aux autres, leur haine ne fit que s’échauffer davantage. Ils méditèrent contre J. Smith des projets de vengeance. Le nouvel envoyé de Dieu sentit que son éloquence pourrait bien n’avoir pas deux fois raison ; aussi abandonna-t-il avec sa famille Palmyre, et Fayette, et alla-t-il se fixer à Kirtland, petite ville située, comme Fayette, dans l’état d’Ohio.

La persécution fit naître chez les Mormons l’idée d’émigration. On songea dès lors parmi eux à aller choisir dans le Far-West quelque territoire où ils pourraient en sécurité pratiquer leur nouvelle foi. Ils envoyèrent à la découverte l’un d’eux, nommé Olivier Cowdery, qui ne tarda pas à revenir en faisant un rapport si favorable sur la beauté, la fertilité du comté de Jackson, dans le Missouri, que Smith se détermina à aller examiner cette nouvelle terre promise. En compagnie de quelques-uns de ses plus zélés apôtres, il se rendit, non sans peine, après un voyage de plus d’un mois, dans le Missouri. Le nouveau prophète approuva le choix qu’avait fait Cowdery, et il prit la résolution irrévocable de fixer dans le Missouri la Nouuvelle-Sion. Aussi, dès le premier dimanche après son arrivée, avait-il commencé à convertir au milieu du désert une troupe d’indiens et de pionniers attirés par la vue de ces hommes inconnus arrivés depuis peu. Il rallia au mormonisme quelques-uns de ses auditeurs, puis prépara tout pour l’établissement de sa prochaine colonie. Il commit à Martin Harris, l’un des anges de Dieu, c’est-à-dire un des évêques de la nouvelle église, le soin du petit troupeau. Après avoir choisi l’emplacement du nouveau temple et en avoir fait solennellement la consécration, il reprit le chemin de Kirtland. Il retrouva là les saints restés au bercail, mais dont le nombre n’avait pas grossi en son absence. Poursuivant avec une ardeur infatigable son apostolat, Smith courut alors une partie des États-Unis, prêchant à droite et à gauche sa nouvelle doctrine. Le nombre des convertis s’augmentait de jour en jour, mais à ce succès se mêlaient pour le prophète certaines amertumes. Il voyait poindre dans sa nouvelle église les divisions, les schismes. Déjà, à son retour du Missouri, un dissentiment s’était élevé entre lui et un de ses disciples les plus ardens, Sidney Rigdom. Ce disciple ambitieux aspirait à l’autorité suprême dans la communauté, et le prophète n’avait pu apaiser le dissentiment qu’en lui donnant la charge fort importante de caissier de la banque mormonique ; car M. Smith, qui, en sa qualité d’Américain, entendait fort bien les affaires commerciales, avait fondé à Kirtland, pour faire, aller sa communauté, un comptoir, un entrepôt de marchandises et un moulin. Toutefois Rigdom n’était pas le seul qui fût pris de ces tentations de Lucifer. Un autre, nommé E. Maclellan, qui avait trouvé assez facile le procédé de révélation dont Smith faisait usage, et qui avait plus d’instruction que Rigdom, voulut se mettre à parler au nom du ciel. Un troisième, nommé Ezra Booth, dénonça le prophète comme un imposteur et un homme pervers, et mit en danger sa réputation et ses jours. Enfin des obstacles d’autre sorte entravèrent momentanément l’exécution des projets du théosophe. Il était temps de quitter l’Ohio, qui menaçait de devenir une terre de malédiction, et autant pour échapper à ses persécuteurs que pour aller savoir ce qu’était devenu le troupeau de Martin Harris, laissé dans le Missouri, J. Smith partit pour Louisville, toujours menacé sur sa route par ses ennemis, et obligé de recourir à la protection du capitaine du steamer sur lequel il s’était embarqué.

Smith arriva à la Nouvelle-Sion le 20 avril 1832, et eut la satisfaction, peut-être fort inattendue, de trouver dans l’état le plus florissant le champ qu’il avait semé à la hâte. Le grain avait levé au centuple. Il fut reçu avec enthousiasme par les saints, qui attendaient avec impatience son arrivée et qui le proclamèrent leur prophète, leur seigneur, le grand-prêtre de la nouvelle église. En son absence, et conformément à un ordre que Dieu avait donné par sa bouche à son départ, une imprimerie avait été montée, et un journal mensuel créé en faveur de la foi mormonique par W. W. Phelps. Il avait pour titre l’Étoile du soir et du mutin [Evening and morning Star). Smith forma aussitôt le projet de fonder un journal hebdomadaire, qui prit le litre de l’Avertisseur du haut Missouri [Upper Missouri Advertiser). Ces journaux inondèrent le pays et les territoires ou états voisins des déclamations inspirées de Smith et de ses apôtres. Grâce à cet actif moyen de publicité, le nombre des Mormons ne tarda pas à s’élever à deux ou trois mille, la plupart habitans du Missouri.

Toul prospérait donc dans la Nouvelle-Sion, et ce n’était plus là que la présence du prophète devenait le plus nécessaire. On avait laissé le mormonisme dans une position assez critique au milieu des populations de l’Ohio. Smith dut donc retourner à Kirtland pour veiller à son moulin, à son entrepôt, à sa ferme, dont il avait plus que jamais besoin pour faire face aux nécessités inséparables d’une colonie naissante. Le départ du prophète faillit devenir funeste à la communauté qu’il croyait si définitivement constituée dans le Missouri. Les nouveaux sectaires étaient vus de très mauvais œil par les habitans de cet état. Des gens d’assez médiocre réputation qui s’étaient agrégés à eux n’avaient fait qu’accroître les préventions à leur égard. Mille accusations circulaient sur leur compte. On répétait qu’ils ne reconnaissaient pas la propriété, et qu’ils admettaient non-seulement la communauté des biens mais encore celle des femmes. Les journaux mormons avaient beau démentir ces accusations, elles n’en prenaient pas moins de plus en plus crédit. Et puis le caractère de peuple élu que s’attribuaient les sectaires leur donnait ce même orgueil, cette même aversion des infidèles, qui faisaient détester les Juifs des autres nations. On redoutait d’autant plus les Mormons, qu’ils ne cachaient pas leur espoir d’être un jour maîtres de tout le Missouri. Des germes de dissension et de schisme venaient encore compliquer leur position. Enfin, en juin 1833, un des journaux mormons ayant prêché l’émancipation complète des hommes de couleur, la secte ameuta encore contre elle les partisans très nombreux de l’esclavage. La presse anti-mormonienne signala Smith comme un faux prophète, et fit tout un corps d’accusations des reproches et des calomnies dont les Mormons étaient l’objet. Un meeting de plus de 3,000 personnes prit la résolution unanime de chasser les sectaires du territoire du Missouri, et sur différens points du comté de Jackson de pareilles propositions reçurent une adhésion publique. On signifia à M. Phelps, le rédacteur du journal l’Étoile du soir et du matin, à l’évêque, M. Partridge, et aux principales autorités de la colonie, une adresse fort peu rassurante pour eux. Il s’agissait de leur interdire de s’accroître dans le pays, de leur faire donner caution de leur futur départ du canton qu’ils s’étaient choisi pour patrie, de fermer sur-le-champ leur imprimerie, leurs boutiques et tous leurs magasins. Les Mormons demandèrent un délai pour répondre à une adresse si insolente et si impérative. Il fallait avoir le temps d’écrire à Joseph Smith, dans l’Ohio. Les anti-mormoniens ne voulurent rien entendre. La populace du Missouri s’empara de Phelps, de Partridge et d’un autre saint. Le premier parvint à se soustraire à la fureur du mob ; mais les deux autres furent moins heureux. Suivant la méthode de Lynch (Lychiamn method), ils furent dépouillés de leur vêtement, goudronnés, enduits de plumes et renvoyés dans cet état ridicule. Le lieutenant gouverneur du Missouri, Lilburn W. Boggs, prêta la main à toutes ces violences, et dans certaines églises les Mormons furent signalés du haut de la chaire comme des ennemis du genre humain qu’il fallait à tout prix détruire. Une troupe armée, qui avait arboré le drapeau rouge, en signe de vengeance, annonça les intentions les plus sanguinaires dans le cas où les sectaires n’abandonneraient pas le pays. Toute résistance était impossible. Il fallut capituler, et les Mormons prirent l’engagement de se retirer du Missouri en deux caravanes, à trois mois d’intervalle ; la publication de leur journal cessa : à ces conditions, on respecta leur vie.

Dans cette position critique, les saints expédièrent en toute hâte un des leurs, Cowdery, à Kirtland, auprès du prophète. Un conclave solennel fut tenu. On y décida que l’Étoile du soir et du matin serait continuée à Kirtland, et qu’on créerait en outre un nouveau journal. Puis la résolution fut prise, d’en appeler au nom de la justice à la protection du gouverneur de l’état du Missouri, M. Dunklin ; mais le prophète ne se hasarda pas à faire le voyage fort dangereux de la nouvelle Jérusalem, qui venait de rencontrer son Titus, et suivi de quelques-uns de ses disciples, il alla recruter des fidèles au Canada. L’appel fait au gouverneur Dunklin fut néanmoins écouté. Ce magistral blâma ouvertement les violences que l’on voulait faire aux Mormons, et menaça leurs ennemis de les traduire devant les tribunaux. Le manifeste du gouverneur du Missouri rendit quelque confiance aux sectaires, et au lieu de continuer leurs préparatifs de départ, ils songèrent à organiser une troupe pour se défendre ; mais la menace des tribunaux ne produit, comme on sait, pas grand effet aux États-Unis : les citoyens y ont peu de respect pour les juges qu’ils font eux-mêmes. Les exhortations de M. Dunklin n’eurent donc d’autre résultat que de faire donner le sac par les anti-mormoniens à la Nouvelle-Sion, ou, comme on appelait généralement cette ville, à Independence. Une lutte assez chaude s’engagea. La milice, commandée par le lieutenant-gouverneur Boggs, vint prêter main-forte aux anti-mormoniens. L’exaspération devint générale, et la colonie de J. Smith fut définitivement obligée de vider son territoire au plus vite. La fuite des Mormons rappela un peu celle des Israélites au milieu du désert. Ils emportèrent avec eux tous les biens, tous les meubles, toutes les provisions qu’ils purent réunir, et ils allèrent çà et là chercher un refuge, les uns, et c’était le plus grand nombre, dans le comté de Clay, les autres dans celui de Van-Buren, plusieurs dans celui de Lafayette ; mais, moins heureux que les premiers, les fugitifs de ces deux dernières catégories furent repoussés bientôt de leurs asiles.

Les malheurs des Mormons excitèrent dans les parties du Missouri qui étaient restées étrangères à l’effervescence de la population du comté de Jackson une sympathie universelle. L’attorney-général du Missouri écrivit que, si la nouvelle communauté voulait rentrer dans la possession de ses biens, il lui enverrait des forces pour l’appuyer. Il lui proposa même des armes dans le cas où elle voudrait s’organiser en milice. Cependant le prophète, de retour à Kirtland après son excursion en Canada, écrivait à son troupeau dispersé que les maux qui le frappaient étaient une punition envoyée par le ciel pour leurs fautes, leurs discordes, leur manque de soumission à ses décrets. Il engageait les Mormons à acheter dans le comté de Clay des terres qu’ils cultiveraient en attendant qu’ils laissent rentrer dans Sion, que Dieu avait formellement désignée comme l’héritage de ses saints. Les Mormons suivirent les conseils de leur chef, et jetèrent dans le comté de Clay les fondemens de deux villes, Far-West et Adam-on-Diahman ; mais ses prédictions sur leur retour à Indépendance ne se réalisèrent pas, et Dieu ne vint point en personne, comme il leur avait été annoncé, les faire rentrer dans la terre de promission.

J. Smith se décida à partir pour la nouvelle colonie du comté de Clay, afin d’en animer les travaux par sa présence. Il organisa une caravane, le 5 mai 1834, et prit le chemin de l’Illinois. Rien n’offrait un coup d’œil plus étrange que la petite armée mormonienne qui allait rejoindre ses frères du désert. Les jeunes gens étaient armés ; suivaient les anciens et les différens membres du sacerdoce ; derrière eux était une longue suite de chariots remplis d’ustensiles et d’instrumens de toute espèce. On marchait à petites journées. Tous les soirs, on dressait les tentes, et au son de la trompette on s’agenouillait devant le Seigneur. Le matin, la prière se faisait de même, puis l’on reprenait sa marche à travers des contrées encore à peine peuplées. Cette singulière expédition attirait les regards de tous ceux qui la rencontraient ; mais les Mormons, qui avaient tant de fois bu à la coupe de la persécution, se gardaient bien de se faire connaître. Arrivés au bord de l’Illinois, ils le traversèrent en bac et allèrent camper à deux journées plus loin, sur l’emplacement d’un ancien cimetière indien. C’était là une belle occasion pour le prophète de rappeler l’histoire merveilleuse du peuple primitif de l’Amérique qu’il avait lue sur les lames de métal. Il fit creuser la terre à un pied environ de profondeur, et l’on découvrit un squelette entre les côtes duquel une flèche était engagée. Alors se renouvela le miracle accompli jadis en Égypte par le solitaire Macaire. Le crâne d’un ancien Egyptien avait appris à l’anachorète chrétien l’histoire de l’homme à la tête duquel il avait appartenu ; Joseph Smith sut de même toute celle du guerrier dont on venait de découvrir les ossemens : c’était un nommé Zelph, tué dans un grand combat entre les Lamanites et les Néphites, et qui servait sous le célèbre prophète Omandagus. Cette petite comédie produisit son effet ; elle fortifia la foi des fidèles, peut-être un peu ébranlée parmi si long voyage. La caravane poursuivit, sa route, passa le Mississipi malgré les menaces de la population qu’elle rencontra, et qui voulait l’empêcher de se rendre de l’Illinois dans le Missouri. Les Mormons n’avaient à leur disposition qu’un seul bateau, et au lieu où ils traversèrent le Mississipi, ce fleuve n’a pas moins d’un mille et demi de large. Deux jours furent donc employés pour accomplir ce difficile passage. Les saints croyaient toucher au terme de leurs fatigues ; ils se trouvaient enfin dans le voisinage du pays d’où ils avaient été chassés. Une députation fut envoyée dans le comté de Jackson afin de traiter de l’achat de toutes les terres qu’on avait contraint les Mormons d’abandonner à Independence ; mais à peine la nouvelle se fut-elle répandue du retour de la secte maudite, que l’agitation gagna les habitans du Missouri. Un nommé Campbell jura de tuer le prophète et de donner sa chair à manger aux oiseaux de proie. Cet enragé courut au-devant des Mormons. Comme il voulait passer le Missouri, son bateau coula, et il fut noyé, lui et ses compagnons, on pense bien quel parti tira Joseph Smith de la fin inattendue de Campbell. Cette mort fut l’occasion d’une nouvelle révélation que Dieu lui envoya pour consoler les saints.

Les Mormons n’étaient cependant pas arrivés au terme de leurs épreuves. Le choléra avait éclaté parmi eux. Le prophète tenta vainement de guérir les malades par l’imposition des mains ; le fléau allait son train, et M. Smith dut reconnaître que, quand le grand Jehovah a décrété la destruction, nul ne doit se mettre en travers de ses volontés. La seule consolation qu’il procura aux Mormons, ce fut de leur annoncer que leurs ennemis auraient encore plus à souffrir qu’eux de la maladie, ce qui se réalisa.

Le prophète arriva enfin parmi les colons du comté de Clay : mais il ne fit qu’un court séjour dans leurs cités naissantes, il y laissa la petite troupe qu’il avait amenée à travers tant d’épreuves et reprit le chemin de Kirtland. Malgré les persécutions, les attaques incessantes dont les Mormons étaient l’objet, leur nombre augmentait de jour en jour. Tout l’état de Missouri se passionnait pour ou contre eux. Pendant ce temps-, J. Smith tachait d’activer dans l’Ohio ses opérations commerciales ; mais il parait qu’elles ne furent pas toujours prospères, puisque dans l’automne de 1837 sa banque fut obligée de suspendre ses paiemens, et tout le district de Kirtland se trouva inondé de son papier sans valeur. Le prophète n’avait plus qu’une ressource : Dieu. Une révélation vint lui commander de retourner dans le Missouri et d’aller s’y établir définitivement.

La fuite était le grand moyen de Smith, et ses hégires se comptent par dizaines, il décampa nuitamment, en vrai banqueroutier, et alla tombée, quand on ne l’attendait pas, au milieu du comté de Clay, où il trouva son église dans le plus fâcheux état. L’anarchie, le schisme, y levaient insolemment la tête. Le théosophe se vit dans la nécessité de frapper de grands coups et de se séparer de ses plus anciens et de ses plus fidèles serviteurs. Il dénonça comme des traîtres et Martin Harris, l’évêque de la première église du Missouri, et Sidney Rigdom, qui était presque son égal dans le pontificat, et Olivier Gowdery, qu’on avait vu plusieurs fois lui servir d’ambassadeur, et qui était de plus l’un des trois témoins de l’authenticité des plaques. La populace du pays, plus hostile que jamais aux Mormons, profita de cette désunion pour attaquer les saints en diverses occasions et essayer de les expulser une seconde fois. Ces tentatives aboutirent à une attaque en règle à la fin d’octobre 1838, dirigée par la milice, du pays et commandée par le brigadier-général Doniphan. Les autorités avaient définitivement pris parti contre les sectaires. Après divers pourparlers, on surprit les Mormons à Haun’s Mill, et on en massacra impitoyablement un grand nombre. La nouvelle église devint alors toute militante. Ses membres ne s’occupèrent plus guère que des moyens de se défendre d’abord, et ensuite d’aller chercher un refuge dans l’Illinois. Le major-général Clarke, qui commandait les troupes du pays, annonçait tout haut le projet de leur entière extermination. Le prophète tomba avec son frère Hyrum au pouvoir de ses ennemis, ainsi que trois autres des principaux Mormons. Les saints du dernier jour s’étaient détendus et avaient combattu à la fois pour leurs propriétés et pour leur vie. On les accusait de trahison comme s’étant insurgés contre l’état de Missouri ; de meurtre, parce que dans un des engagemens ils avaient tué quelques-uns des assaillans ; de félonie, parce qu’à la suite de ces luttes à main armée, il y avait eu des biens pillés et saccagés. Joseph et Hyrum Smith parvinrent, non sans peine, à se faire acquitter, après six mois de détention et de souffrances. Pendant ce temps, les habitans du Missouri obligeaient les Mormons, désormais sans défense, de quitter leur établissement, et dans l’hiver fort rude de 1838 à 1839, toute la colonie fut inexorablement chassée sans avoir le temps de traiter de la vente de ses fermes. Obligés de s’enfuir dans les prairies et dans les forêts, les infortunés gagnèrent par petites troupes et dans le plus affreux dénûment l’état d’Illinois, où heureusement les attendait l’accueil hospitalier des habitans américains et indiens. Des souscriptions furent ouvertes en leur faveur ; on leur procura des fermes, des moulins, des magasins. La société des saints du dernier jour entra dans une période de prospérité qui fut marquée comme toujours par de nombreuses conversions. C’est au milieu de son église régénérée que M. Smith, sorti de prison, vint tout à coup faire son apparition au printemps de 1839. Il réchauffa par son éloquence l’enthousiasme des sectaires et appela de tous les points des États-Unis vers l’Illinois ceux qui avaient embrassé sa religion, les invitant à venir apporter à la nouvelle Jérusalem le secours de leurs bras et de leur argent.

Le grand développement que prit dans l’Illinois la secte mormonique inspira à ses adhérens une confiance qui survit la cause des latter day saints. Ils organisèrent des missions en Angleterre, et en 1843, le nombre des convertis dans la Grande-Bretagne s’élevait déjà à dix mille. L’année suivante, l’un des apôtres, Lorenzo Snow, présentait à la reine Victoria et au prince Albert un exemplaire du Livre de Mormon. Une partie des nouveaux convertis alla joindre ses coreligionnaires et grossir la population, déjà assez considérable, de leur colonie. La construction d’une magnifique église, dont au reste les journaux mormons, qui avaient reparu de plus belle, exagérèrent beaucoup la grandeur et la somptuosité, fut poussée activement. Joseph Smith, qui avait appris en outre par tout ce qui s’était passé combien sa communauté avait besoin d’une force armée, organisa un corps de troupes dont il se fit le lieutenant-général. Il passa plusieurs fois en revue, avec apparat et en présence d’étrangers, cette légion de saints dans laquelle toute sa famille avait reçu des grades.

Le chiffre des Mormons s’élevait alors environ à cent cinquante mille. J. Smith présidait, avec une incroyable activité à l’administration de la colonie, quittant les armes pour examiner les opérations commerciales de la communauté, qui étaient son grand moyen de ressource, ou les cultures, qui prospéraient à vue d’œil, puis abandonnant parfois ses frères pour aller porter chez les sauvages indiens de l’Illinois ce qu’il appelait la parole de vie. Malheureusement cette ère de grandeur ne fut pas de bien longue durée. L’aversion que les sectaires avaient soulevée contre eux dans les comtés de Jackson et de Clay ne tarda pas à se déclarer aussi dans l’état d’Illinois. La puissance des Mormons inspirait d’ailleurs de légitimes appréhensions. Leurs prétentions à se gouverner par eux-mêmes et à décliner l’autorité de l’état fut une première occasion d’hostilité. Leur prospérité commençait à faire un grand bruit dans toute l’Amérique. Joseph Smith ne manquait aucune occasion de se mettre en évidence, il ouvrit une correspondance avec plusieurs hommes d’état éminens de l’Union, et finit même par poser en 1844 sa candidature à la présidence de la république. Loin de le fortifier dans la position qu’il avait prise, cet accroissement de renommée ne l’exposa que davantage aux attaques de ses ennemis. Peu de temps avant la candidature de J. Smith à la présidence, un guet-apens avait déjà été dressé contre lui. Des habitans du Missouri avaient profité de sa présence à Dixon, sur la frontière de cet état et de celui d’Illinois, pour l’enlever par surprise. Plus tard, l’ancien lieutenant-gouverneur Boggs, qui poursuivait les Mormons de sa haine implacable, fit demander officiellement à l’état d’Illinois l’extradition du prophète, afin qu’il pût être jugé devant un jury du Missouri, sous les chefs d’accusation dirigés depuis longtemps contre lui. Comme pour ajouter à tout le merveilleux de cette histoire, une prophétie réalisée d’une manière éclatante vint déjouer les projets perfides de Boggs. Le conseiller J. Arlington Bennett prit la défense des Mormons et engagea les citoyens de l’Illinois à ne point souffrir l’extradition de Smith ; il annonça formellement que les persécutions dirigées contre la nouvelle secte tourneraient bientôt contre leur but, que J. Smith serait mis à mort, mais que cette mort ne ferait qu’accroître le nombre de ses partisans, et que, repoussés de tous côtés, on verrait ceux-ci aller un jour s’établir au-delà des Montagnes-Rocheuses, où ils formeraient un état puissant.

Les dangers auxquels la société des saints du dernier jour était exposée de la part de ses ennemis du dehors n’étaient peut-être pas les plus redoutables. Les divisions intestines la travaillaient plus que jamais : les schismes et les hérésies sont la plaie de toutes les religions naissantes, et nulle n’en était moins exemple que celle des Mormons. Un certain Higbee, qui parait avoir été du reste un aventurier d’assez triste espèce, était devenu un ennemi acharné du prophète, dont il avait pourtant embrassé la foi. Accusé par celui-ci d’avoir séduit plusieurs femmes et chassé en conséquence de Nauvoo, la capitale des sectaires, Higbee attisa tous les ressentimens contre J. Smith. Un docteur Foster, membre aussi de la nouvelle église, retourna contre son chef les accusations dont Bigbee avait été l’objet. Il accusait l’homme de Dieu d’avoir voulu faire de sa femme à lui son épouse spirituelle. Il fonda, sous le titre de Expositor, un journal à Nauvoo même, uniquement dirigé contre J. Smith. Celui-ci, en sa qualité de moire de Nauvoo, et assisté des aldermen et des principaux magistrats, tous Mormons, condamna le journaliste imprudent, ordonna la destruction de son imprimerie et la suppression de son journal. On en brûla tous les numéros, Foster et Law, son complice, furent obligés de fuir et allèrent se réfugier dans la ville de Carthage, où ils déposèrent leurs plaintes.

L’aventure de Foster et celle de Higbee ne faisaient que confirmer davantage la population de l’Illinois dans l’opinion peu favorable qu’elle avait des nouveaux sectaires. Le reproche de polygamie et de mauvaises mœurs, qu’on leur faisait depuis bien longtemps, trouvait là une très claire justification. Les autorités de Carthage prirent donc la défense des persécutés, et Foster et Law ayant déposé une plainte en règle contre J. Smith, son frère Hyrum et seize autres personnes qui avaient pris part à son abus d’autorité contre les rédacteurs de l’Expositor, on intima l’ordre au maire de Nauvoo et à ses coaccusés d’avoir à se présenter devant le tribunal de Carthge. Les Mormons, qui se sentaient plus puissans que jamais et qui avaient fortifié leur ville, refusèrent d’obtempérer à la sommation des autorités du comté, et déclarèrent leur intention de combattre jusqu’à la dernière extrémité plutôt que de livrer leur prophète.

Lorsque la conduite des habitans de Nauvoo fut connue dans l’Illinois, elle produisit une agitation générale. Les uns soutenaient les sectaires ; les autres, et c’est le plus grand nombre, se prononçaient énergiquement contre eux. Une lutte pareille à celle dont le Missouri avait été le théâtre était à craindre. Le gouverneur de l’état, M. Ford, craignant l’effusion du sang, obtint que les deux frères Smith se rendraient volontairement devant la cour du comté, et il donna sa propre parole, il engagea l’honneur de l’état qu’il ne serait rien fait d’illégal contre les Mormons et leur chef. À cette condition, Nauvoo devait abandonner son attitude hostile, et la légion qu’elle entretenait pour sa défense devait accepter le commandement d’un officier de l’état.

La patience, la parfaite modération dont J. Smith faisait preuve dans toutes ces conjonctures sont vraiment remarquables. Jamais il n’avait mieux paru convaincu de la divinité de sa mission que depuis qu’il était en butte de tous côtés, au dedans et au dehors, à des attaques contre sa vie et sa réputation. Des visions, des apparitions d’anges venaient fortifier son courage et lui inspirer une énergie qu’il savait allier avec la résignation et la douceur. « Je vais, dit-il à ses frères de Nauvoo, en les quittant pour se rendre à Carthage, comme un agneau à la boucherie ; mais je suis calme comme un matin d’été, j’ai conscience de n’avoir offensé personne, et je mourrai innocent. » J. Smith n’avait qu’un trop juste pressentiment de ce qui l’attendait à Carthage, en dépit des garanties données par le gouverneur. À peine fut-il écroué dans la prison de cette ville avec Hyrum, son frère, que la populace, n’attendant pas l’issue du procès dirigé contre lui, fit retentir les rues de menaces et de cris de vengeance. La milice, au lieu de maintenir l’ordre, fit cause commune avec les agitateurs. Les Mormons, naturellement fort inquiets sur le sort de leurs apôtres, exigèrent qu’une garde fut placée à la prison. Le matin du 16 juin 1844, le gouverneur était venu visiter les détenus et les avait assurés de sa protection contre les violences dont ils étaient incessamment menacés. Bientôt le bruit se répandit dans la ville qu’on voulait acquitter les Mormons et que le gouverneur était de connivence avec eux. Une bande de misérables s’écria que, puisque la loi ne pouvait pas les atteindre, ce serait la poudre et les balles qui s’en chargeraient. Le lendemain, à sept heures du soir, une troupe d’environ deux cents hommes, qui s’étaient noirci le visage afin de n’être pas reconnus, força l’entrée de la prison et pénétra dans la chambre où se trouvaient ceux à qui ils en voulaient. Les Smith étaient alors en consultation avec deux de leurs amis. Les furieux tirèrent. Hyrum tomba le premier en s’écriant : « Je suis un homme mort. » Joseph essaya de sauter par la fenêtre, mais il fut atteint avant d’y réussir, et expira en prononçant ces mots : « Seigneur ! mon Dieu ! » Enfin l’un des deux autres Mormons, John Taylor, fut grièvement blessé, mais il guérit heureusement de ses blessures.

Ce guet-apens produisit un effet déplorable : il consterna tous ceux qui, opposés à la doctrine des Mormons, blâmaient cependant toute violence exercée à leur égard ; il fit de Joseph Smith un martyr, et tous les détracteurs se turent devant son cadavre ; l’enthousiasme, le fanatisme de la nouvelle église n’en gagnèrent que plus de terrain. Mille légendes commencèrent à circuler sur le compte du prophète. Comme ses assassins n’avaient pas été découverts, que son corps n’avait point été d’abord retrouvé, l’imagination des sectaires se donna libre carrière. On compara Smith à Moïse et à Jésus-Christ, dont le corps avait de même disparu. Les Mormons réunirent leur légion et se tinrent en armes, tant pour leur défense (car ils ignoraient à quelle autre extrémité on pouvait se porter contre eux) que pour assister aux funérailles des deux martyrs. Ces funérailles furent célébrées avec la plus grande pompe, et furent conduites par le plus jeune frère du prophète, Samuel H. Smith, qui ne survécut que peu de semaines à la mort de ses aînés. Le gouverneur Ford redoutait la vengeance des Mormons : il chercha à les calmer par une adresse où il laissait cependant entendre qu’il repousserait avec énergie toute agression de leur part ; mais, loin de songer à des représailles, les Mormons témoignèrent les dispositions les plus pacifiques, ils consentirent même à rendre leurs armes à la condition qu’on opérerait le désarmement de leurs adversaires, et protestèrent de leur soumission aux lois.

La secte, en perdant son chef, allait passer par une nouvelle crise. Les fidèles sentaient qu’ils avaient besoin d’éloigner tout obstacle du dehors, afin de vider les difficultés intérieures. Il s’agissait de remplacer J. Smith, et une rivalité terrible s’était établie entre Sidney Rigdom et Brigham Young, l’un des douze apôtres[4]. Rigdom avait eu une révélation qui ordonnait aux saints d’abandonner Nauvoo et d’aller s’établir en Pennsylvanie. Cet ordre du ciel était en contradiction formelle avec tout ce qu’avait dit Joseph Smith de son vivant. Rigdom fut sommé de comparaître devant le tribunal des douze apôtres, parmi lesquels, outre Brigham Young, figuraient Héber C. Kimball, Parley P. Pratt, Orson Hyde, Willard Richards, John Taylor et Orson Pratt Rigdom fut condamné devant ce premier concile. Ainsi, chose remarquable, se trouvèrent successivement évincés de la société mornionienne ceux qui en avaient été les véritables fondateurs, les premiers compagnons de J. Smith, Rigdom, Cowdery, Martin Harris.

Les saints du dernier jour ne restèrent guère que deux années à Nauvoo, sous le gouvernement de Brigham Young, devenu l’héritier de Smith. Malgré les adhérens que la secte ne cessait de recruter dans les différens états de l’Union, et qui venaient chaque jour accroître la population de la colonie dans l’Illinois, les attaques, les accusations contre les saints se succédaient sans interruption. Leur grand publiciste Phelps, dans son journal intitulé Times and Seasons, les défendait de son mieux Le temple qu’ils avaient construit était surtout le thème de ses amplifications complaisantes, il s’élevait comme par enchantement ; l’argent abondait pour faire face aux dépenses de sa construction, et tout promettait un édifice plus splendide qu’aucun de ceux qu’avaient érigés les religions anciennes. Les Mormons n’appelaient plus Nauvoo que la Cité sainte, la Cité de Joseph ; mais ces mots leur portaient malheur, et la Cité sainte se voyait assaillie par des cohortes prêtes à recommencer contre la nouvelle Jérusalem l’œuvre de destruction accomplie sous Vespasien contre l’ancienne. Une fois, la populace anti-mormonienne vint incendier les maisons et les greniers possédés par les sectaires dans le sud du comté de Handcock ; une autre fois, on alla mettre un siège en règle devant Nauvoo. Ces attaques furent si réitérées, que la nouvelle église prit le parti d’abandonner son territoire et d aller chercher encore ailleurs sa terre promise.

C’est ici que commence véritablement L’exode des nouveaux Israélites. Le peuple élu, car les Mormons formaient déjà tout un peuple, après avoir subi les horreurs d’un siège où il fut bombardé pendant trois jours, laissant le sol couvert de cadavres, s’enfuit à grand’peine, en septembre 1846, dans la direction de la vallée du grand Lac-Salé, où il fonda son établissement définitif. Qui guida les Mormons dans le choix de ce territoire si fort éloigné de leurs anciennes demeures ? Il semble qu’ils aient marché un peu à l’aventure. Leur voyage fut plutôt une succession d’émigrations, une vie nomade qu’une expédition proprement dite. Des éclaireurs avaient été en avant ; ils avaient traversé, les Montagnes-Rocheuses, avaient vécu avec les indiens, poussant devant eux les troupeaux qui fournissaient à leur alimentation, et dressant leurs tentes à chaque station ; une longue file de chariots portait leurs bagages et les grains dont ils avaient besoin pour leurs semailles. Une fois établis dans le territoire d’Utah, ou, comme ils l’appellent, dans celui de Déséret, sans rivaux, sans voisins, unis par la nécessité de vivre, éclairés par l’expérience de longues souffrances, les Mormons se soumirent à une organisation qui en fil bientôt, non plus une secte, mais une nation.


IV

La société mormonienne est en grande partie modelée sur l’ancien peuple d’Israël : les sectaires ont emprunté à la Bible, à l’Ancien Testament leurs notions théologiques et leurs doctrines politiques. Peuple de Dieu, ils se croient gouvernés par Dieu directement, et se le donnent comme chef immédiat ; dès lors ils ont été entrâmes, à l’instar des Hébreux, mais plus encore qu’eux, à se représenter Dieu comme un roi tout humain qui a nos passions, nos idées et même notre figure. Joseph Smith, dans un de ses écrits, nous dit que Dieu est une intelligence matérielle organisée, qui possède un corps et des parties ; il a, selon lui, la forme humaine, et appartient en réalité à notre espèce, quoique infiniment supérieur à nous en perfection ; de là la négation de ce que l’on appelle l’ubiquité de la Divinité. Jéhova n’est pas à la fois présent partout : c’est là une vieille erreur qui date des premiers temps du Christianisme. Saint Épiphane a parlé de certains hérétiques qui soutenaient que Dieu avait une figure humaine d’après laquelle l’homme avait été créé, et ce qu’il y a de particulier, c’est que ces anthropomorphistes conservaient aussi, comme les Mormons, beaucoup des prescriptions Juives, s’inspirant exclusivement, ainsi qu’eux, de la lettre matérielle de l’Ancien Testament.

La constitution mormonique repose sur le code qui a pour titre : Le Livre de la Doctrine et des Alliances de l’église de Jésus-Christ, des Saints du dernier jour (the Booh of Doctrine and Covenants), seconde composition de J. Smith, sorte de Coran qui lui fut, comme à Mahomet, révélé par un ange. Si Smith n’a pas été aidé dans la rédaction de ce second ouvrage par Orson Pratt, il avait certainement beaucoup gagné comme écrivain depuis sa traduction des lames d’or. Les Mormons sont actuellement gouvernés par un prophète ou président qui est le représentant de Jésus-Christ sur la terre, un véritable pape. Les Irvingiens, les saints-simoniens, ont aussi eu le leur. L’autocratie est, comme on le voit, la forme primitive de presque toutes les religions. Au-dessous du prophète sont douze apôtres, puis un conseil dit des soixante-dix, et un certain nombre d’anciens, de prêtres, d’enseignans et de diacres. C’est l’apôtre qui ordonne les différens membres de cette hiérarchie sacerdotale ; il administre le pain et le vin, qui sont les emblèmes de la chair et du sang du christ ; il confirme ceux qui ont été baptisés, en leur donnant par l’imposition des mains le second baptême, celui du feu et du Saint-Esprit ; il préside les assemblées, et en son absence est remplacé par les anciens. Le prêtre prêche, enseigne, explique, exhorte ; au défaut de l’apôtre, il administre le baptême et le sacrement ; il visite les membres de l’église dans leur demeure, se mêle à leurs prières qu’il dirige au besoin, et peut aussi ordonner des prêtres, des enseignans et des diacres. L’enseignant assiste le prêtre ; il prêche la parole sainte, mais ne peut ni baptiser, ni donner l’eucharistie. Les anciens sont nommés par les autres anciens ; ils composent l’administration de l’église et se réunissent de temps en temps en conférences et en synodes. Il existe deux ordres de prêtrise, celui de Melchisédech et celui d’Aaron. C’est au premier qu’appartient la supériorité, parce que Melchisédech était le grand-prêtre de Dieu, l’homme qui avait été commis par le Christ. Le sacerdoce saronique ne tenait au contraire que les clés du ministère des anges. La prêtrise de Melchisédech a autorité sur toutes les choses saintes, et le ministre de cet ordre peut officier dans toutes les églises. Les prêtres d’Aaron, qui sont gouvernés par des évêques, n’administrent que le baptême de repentance ; ceux de Melchisédech ont vraiment les clés du royaume des deux.

Dans les rites comme dans la hiérarchie, les Mormons cherchent à se rapprocher des premiers chrétiens ; ils baptisent par immersion, et le baptême ne doit être administré qu’aux personnes qui croient et se repentent, conformément aux paroles de saint Marc. Celui qui baptise doit être appelé et autorisé par Jésus-Christ ; il se plonge avec le catéchumène dans l’eau baptismale, en appelant celui-ci à haute voix par son nom. Cette cérémonie du baptême par immersion est un emblème frappant de la purification de l’âme : sur des imaginations vives et impressionnables, elle exerce une action vraiment puissante. C’est par là qu’il faut expliquer les progrès considérables qu’une autre secte, celle des baptistes, qui administre de la sorte le baptême, ne cesse de faire en Amérique, et surtout dans les classes inférieures, chez les noirs et les pionniers du Far-West. En Californie, la première église protestante qui ait été construite est une église baptiste, et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’une des branches des baptistes, les general-baptits, qui ont substitué le baptême par aspersion au baptême par immersion, ont beaucoup moins de succès que les particular-baptists, qui tiennent pour l’immersion. On peut même dire que c’est ce mode d’administration du baptême qui constitue la différence essentielle entre les sectaires baptistes et les autres protestans. Ils n’ont guère d’unité de dogme, et un de leurs premiers apôtres, Jean Smith, qui prêchait en Angleterre vers le commencement du XVIIe siècle, faisait surtout consister dans le baptême par immersion sa nouvelle doctrine.

Quand on étudie la statistique des églises baptistes, on est frappé de leur accroissement considérable. En Amérique, il y avait déjà en 1793 – 956 églises de particular-baptists, 20 de general-baptists, 12 de baptistes-sabbataires et quelques autres congrégations avec des nuances différentes. Aujourd’hui le nombre en a plus que doublé. Dans le seul état de Virginie, où ils n’étaient en 1771, que 1, 335 membres, on en comptait 31, 052 en 1810, et, il y a quelques années, près de 50, 000. Les baptistes ont envoyé des missionnaires jusque dans les Indes, et l’un d’eux, M. Carey, a été un orientaliste fort distingué. En Angleterre, ils demeurent encore fort nombreux, et leurs chapelles se multiplient tous les jours. Cette influence qu’exerce le baptême par immersion, principalement sur l’esprit des noirs, n’a point échappé aux méthodistes dont le zèle ne le cède guère du reste à leurs rivaux les rebaptisans, et beaucoup ont pris le parti d’administrer le baptême par immersion, que les nègres s’entêtent à tenir pour le plus efficace. Les négresses surtout ont un goût particulier pour le sacrement ainsi donné. On en a vu souvent qui se faisaient baptiser à chaque nouvelle mission. Il est vrai que les robes blanches dont on les habille, et les souliers à boucles d’argent dont on les chausse le jour de leur baptême, entretiennent singulièrement leur ferveur de néophyte. Les rigides méthodistes sont contraints de recourir à ces moyens pour faire des prosélytes ; on en a vu même, poussant plus loin l’indulgence, permettre aux nègres, — dont ils mettaient un peu trop par leurs discours la patience à l’épreuve, — des rondes et des mouvemens cadencés autour de la chaire, ce qui finissait par dégénérer en gambades exécutées au chant des psaumes.

Le baptême par immersion n’est, on le voit, qu’un emprunt fait par les Mormons à des sectes plus anciennes : l’imposition des mains a, chez les Mormons comme chez les Irvingiens, un tout autre caractère. Les deux sectes se fondent sur les Actes des Apôtres pour établir que le don du Saint-Esprit est perpétué parmi les saints à l’aide de cette cérémonie. Le droit d’imposer le mains appartient aux apôtres ou aux anciens, leurs délégués, et le don du Saint-Esprit ne doit être communiqué qu’à ceux qui croient, se repentent et sont baptisés dans la nouvelle église de Jésus-Christ. Cette imposition des mains constitue le baptême de l’esprit. De même que l’immersion, le baptême de l’eau. Ceux auxquels ces deux baptêmes ont été administrés ont leurs péchés pardonnés, et deviennent les enfans, les héritiers présomptifs du royaume de Dieu.

L’argumentation par laquelle John Taylor, qui est, après Orson Pratt, le théologien mormon le plus exercé, soutient la continuation des manifestations de l’Esprit saint dans l’homme, est une des plus serrées et des plus logiques qui soient sorties de la chaire des saints du dernier jour. On dirait que John Taylor a emprunté une partie de ses raisonnemens à son prédécesseur Irving, qui le premier a défendu en Angleterre la même cause avec adresse. Le don des langues, celui de prophétie, celui même des miracles, sont les effets de l’inspiration du Saint-Esprit, et les Mormons, à l’instar des Irvingiens, en allèguent des preuves journalières. Je ne parle pas seulement de Smith, qui a prophétisé l’étonnant succès de son église et son établissement dans le Far-West, mais des autres apôtres, des autres saints, dont la vertu prophétique se décèle en une route de circonstances particulières. Cet esprit de prophétie finit souvent par dégénérer en contagion, comme on en peut juger dans ces assemblées étranges si fréquentes aux États-Unis, et qui sont connues sous le nom de general camp meetings. Là on voit des hommes appartenant aux sectes les plus diverses, méthodistes d’abord, puis quakers, presbytériens, unitaires même, s’imaginer être possédés par l’Esprit saint, et, sous l’influence de cette idée délirante, danser, sauter, grogner, japper, et finir par tomber à la renverse, en proie à de véritables accès d’épilepsie. Ces protestans, qui sont si révoltés de l’encens et des génuflexions de l’église romaine, empruntés au paganisme, ne se font aucun scrupule de renouveler les folies des galles et des corybantes. Ces prédications en plein air sont un grand moyen de prosélytisme dans le Kentucky, l’Ohio et la Virginie. Là, on voit sans cesse au milieu des clairières les field-methodists dresser leurs tréteaux, comme le font certains moines à Naples, et, à part leurs gambades, il faut reconnaître qu’ils donnent souvent de très bonnes paroles à la population.

La nouvelle secte revendique avec L’esprit de prophétie le don des miracles. Ici encore elle s’appuie sur la tendance singulière des populations d’un pays où la croyance au merveilleux est partout répandue. Nous n’insisterons pas sur ces traits bien connus de la physionomie des Mormons ; c’est sur les causes plus profondes de leur succès, sur leur situation actuelle et leur avenir que notre attention doit se porter.

Il est incontestable que les Mormons ont fait et font encore beaucoup de prosélytes, non-seulement chez les pionniers des nouveaux territoires de l’Union, mais encore en Angleterre et dans diverses parties du nord de l’Europe. Tout récemment, 1,300 nouveaux convertis sont partis du Danemark et des duchés pour les bords du grand Lac-Salé et la nouvelle Jérusalem, il s’est même rencontré au Havre quelques gens crédules qui, avant de s’embarquer pour l’Amérique, se sont fait baptiser mormoniquement. En Océanie, le mormonisme fait aussi de grandes conquêtes. Les missionnaires rencontrent là des populations vierges de toute incrédulité et d’une innocence intellectuelle vraiment primitive. Elles sont indifféremment préparées à admettre que le grand Atowa s’appelle Jésus-Christ ou n’est autre que Joseph Smith. Leur conversion à telle ou telle religion dépend en réalité de la vitesse de tel ou tel steamer, de tel ou tel baleinier. On s’empare de leur foi comme de leur terre, par droit de premier occupant. On peut donc prédire aux Mormons un grand succès dans la Polynésie, s’ils sont en mesure de prévenir l’arrivée des missionnaires catholiques ou méthodistes, et le zèle que déploient leurs apôtres rend la chose fort possible. Leurs missions ont depuis longtemps commencé. Brigham Young, Orson Pratt et Heber Kimball, trois des fondateurs du mormonisme, sont venus évangéliser eux-mêmes la Grande-Bretagne, et en 1843 ils avaient déjà gagné à leur religion plus de vingt milles personnes. John Taylor s’est rendu en France, mais son apostolat a été moins heureux.

La cause principale du succès de la nouvelle religion n’est pas tant néanmoins dans les efforts de ses missionnaires que dans l’ignorance des émigrans auxquels ils s’adressent. On sait que l’Angleterre, l’Irlande, l’Allemagne, versent chaque année dans le Nouveau-Monde une foule d’indigens de leurs villes et la portion la plus simple, la plus grossière de leur population rurale. Pour ces gens-là, les anachronismes du livre de Joseph Smith et l’absurdité de l’égyptien réformé ne sauraient être des abjections. Ils appartiennent d’ailleurs à une race qui s’est toujours fait remarquer par sa tendance mystique ou théosophique, comme on voudra. C’est chez eux que les nouveaux prophètes recrutent principalement leurs dupes, et cela non-seulement dans le peuple, mais chez les classes prétendues éclairées.

Une autre cause de succès pour la secte mormonique, particulière aux États-Unis, tient à l’extrême orgueil national de leurs habitans. Les Américains ont des annales fort courtes, qui ne remontent pas très haut, mais qui n’en sont ni moins intéressantes ni moins belles. Cela ne leur suffit point. Ils voudraient posséder une histoire ancienne, et les Peaux-Rouges ne leur ayant pas laissé de mémoires sur leurs émigrations, ils font les plus énergiques efforts pour tirer des antiquités américaines des indications historiques. L’idée favorite de bon nombre de savans américains, c’est que les Indiens viennent de l’Orient, de la Palestine. Il a été écrit plusieurs livres dans ce sens. Josiah Priest, dans ses American Antiquities and discoveries in the West [1835), fait arriver dans le Nouveau-Monde des tribus d’Israël, et l’Arsareth mentionna dans le livre d’Esdras est, selon lui, l’Amérique. M. George Jones, dans une Histoire de l’ancienne Amérique publiée en 1843, identifie les Peaux-Rouges aux Tyriens et aux Juifs, et reprend toutes les rêveries des missionnaires espagnols sur l’introduction du christianisme en Amérique par saint Thomas. Ces antiquaires sont encore les plus réservés. Il en est d’autres, comme M. William Pidgeon, qui en ont découvert beaucoup plus long, grâce au dernier des Indiens-Élans [Elks), De-coo-Dah, qui a confié à M. Pidgeon toutes les traditions de sa contrée, et lui a raconté les aventures des Mound-Builders. Une monnaie romaine découverte sur les bords de la rivière d’Espères dans le Missouri, et une monnaie persane trouvée sur les bords de l’Ohio prouvent d’ailleurs d’une manière irréfragable que les Égyptiens sont venus dans le Nouveau-Monde, où ils ont laissé des momies ! Ce sont des antiquaires de cette force qui ont sans doute inspiré à M. Spaulding son étrange roman, mis au jour par J. Smith, et le succès des ouvrages dont je viens de parler explique et justifie celui du Livre de Mormon. L’ancien monde avait sa Bible, pourquoi le nouveau n’aurait-il pas la sienne ? D’ailleurs les Indiens étant définitivement venus de l’Égypte, ils avaient tous les droits à obtenir un second Moïse.

Le choix de la nouvelle patrie adoptée par les Mormons, et dans laquelle leur société a pris un si rapide et si étonnant accroissement, parait être un des élémens principaux de leur prospérité. Le Déséret comprend la vallée du grand Lac-Salé. Cette vallée s’étend, à moitié chemin, entre le vaste territoire du Mississipi et la Californie. L’île occupe une large dépression appelée le Grand-Bassin, qui forme comme une oasis au milieu de l’aride solitude des Montagnes-Rocheuses, il était impossible de mieux tomber, tant pour la sécurité de la communauté naissante que pour l’avenir de ses relations. La vallée du Grand-Bassin n’est dans la dépendance d’aucun autre canton. Nulle rivière ne va porter au dehors le tribut de ses eaux ; la chaîne de montagnes qui l’entoure lui forme un rempart naturel. Tandis qu’aucune végétation ne vient reposer l’œil de l’émigrant qui se rend en Californie après avoir quitté la Blue-River, de magnifiques arbres ombragent la ville des Mormons, et lui ont valu le surnom de Diamant-du-Désert. Ce ne fut que dans l’été de 1847 que les Mormons atteignirent la vallée du grand Lac-Salé, et trois ans après (1850), c’était déjà un pays cultivé, qui fournissait en grande partie à la subsistance de ses habitans. Ce fait montre quelle est la fertilité du sol, et quelque activité, quelque intelligence agricole que l’on prête d’ailleurs aux colons, il faut reconnaître qu’ils ont dû être grandement servis par la libéralité de la nature en ce pays.

Tout donne à penser que la Californie est appelée aux plus belles destinées. La découverte providentielle des gisemens aurifères y a réuni une population nombreuse, et ces aventuriers deviendront la souche d’une nation riche, et puissante. Un sol vierge, un climat tempéré, de vastes cours d’eau, une magnifique position par rapport à l’Océan Pacifique, feront peut-être passer un jour dans ces contrées la prospérité et la civilisation de notre Europe, qui n’occupera plus que le second rang. En même temps que l’état de Déséret domine ce pays de l’avenir, il se lie par les affluens du Mississipi et du Missouri, qui n’en sont pas très éloignés, à l’Union, et par suite à l’ancien monde.

Le danger que court peut-être la société mormonienne tient à son annexion aux États-Unis. Déjà, depuis 1849, le pays des Mormons est reconnu comme territoire, mais il aspire à devenir un état. Une fois entré dans la grande fédération américaine, il subira l’influence des autres populations. Le gouvernement, qui aujourd’hui est au fond une théocratie, ayant à sa tête Brigham Young, devra se moduler et se mettre à l’unisson de l’organisation républicaine des autres provinces. Cette droiture, cette loyauté que les voyageurs ont admirée chez les nouveaux sectaires, ce sentiment d’ordre et de discipline, qui anime la colonie depuis son arrivée au bord du Lac-Salé, ne peuvent que perdre au contact des autres hommes. L’esprit de séparatisme, favorisé par le territoire qu’ils se sont choisi, leur inspire cette force, cette rigidité de principes par laquelle ils veulent se distinguer des gentils. Leur qualité de peuple élu, sur laquelle repose leur religion, ne saurait s’accorder avec des relations trop fréquentes entre eux et les disciples des vieilles croyances. Il y a certainement une assez frappante ressemblance entre les Mormons et les anciens Israélites. Institutions et territoires sont analogues. Les États-Unis ont été véritablement leur Égypte, et le grand Lac-Salé rappelle tout à fait la Mer-Morte. Pour ajouter à l’analogie, les Mormons ont baptisé du nom de Jourdain la rivière qui en sort. Or la nationalité juive, le mosaïsme primitif, reçurent une atteinte mortelle le jour où l’extension du commerce et les conquêtes des monarques assyriens firent sortir les Hébreux de la terre promise, où ils restaient auparavant confinés. Plus ce peuple se répandit sur la terre, plus l’esprit du Pentateuque s’affaiblit parmi eux pour faire place à des idées et à des croyances étrangères. Les Mormons, une fois entrés dans l’Union, seront donc entraînés à modifier les dogmes que leur a imposés J. Smith, et de deux choses l’une : ou ils se rapprocheront des sectes chrétiennes déjà existantes, dont ils ne constitueront plus qu’une variété, ou ils amalgameront à leurs doctrines actuelles les idées nouvelles qui courent les têtes aux États-Unis, sans avoir pris encore une forme religieuse.

Certainement le plus grand obstacle apparent qui s’oppose à ce que les Mormons puissent entrer dans le mouvement de notre civilisation européenne est leur tolérance en matière de polygamie. Les Mormons prétendent, il est vrai, qu’on les calomnie sur ce point ; mais les témoignages du capitaine Stansbury[5] et du lieutenant Gunnison[6] sont formels à cet égard. Ces deux officiers, qui ont visité le territoire d’Utah et qui d’ailleurs se montrent très favorables aux Mormons, ne peuvent laisser aucun doute. Chez ces sectaires, lorsqu’un homme déjà marié désire prendre une seconde femme, il faut qu’il obtienne d’abord, comme chez nous, le consentement de l’épouse qu’il a en vue et celui de ses parens ou tuteurs, après quoi il doit faire approuver son union par le voyant, et la femme lui est alors scellée sous la sanction solennelle de l’église. La seconde épouse entre alors dans la maison de son mari absolument sur le même pied que la première ; elle jouit, d’autant de respect et de considération. Ce second mariage peut prendre même le caractère d’un véritable sacerdoce, et dans ce cas il est considéré comme infiniment plus sacré et plus obligatoire une l’union matrimoniale ne l’est dans le monde des gentils. Cela tient à ce que la loi mormonique met le salut futur de la femme dans une dépendance étroite de celui de l’homme. Aucune femme, disent les saints, ne peut atteindre à la gloire céleste sans le mari, ni celui-ci arriver à la plénitude de la perfection dans le monde à venir sans au moins une femme. Plus est donc grand le nombre des épouses qu’un homme peut prendre, plus il fera d’élues, et plus élevé sera son siège dans le paradis. Ces idées expliquent pourquoi la polygamie est désignée chez les Mormons sous le nom de système de la femme spirituelle. Il est digne de remarque que la polygamie fut aussi prêchée par les premiers anabaptistes. Ces excentricités mondes ont été chez eux de peu de durée : elles n’ont point empêché leurs disciples et leurs successeurs d’être des gens de mœurs simples et pures. Il en pourra fort bien être de même des Mormons. Le système de la femme spirituelle, ne constitue pas une partie assez essentielle de leur credo pour qu’ils ne le laissent pas tomber en désuétude, lorsque la politique l’ordonnera. N’est-ce pas ce qui est arrivé pour les Juifs, chez lesquels la loi talmudique a aboli la polygamie, afin de les mettre à l’unisson des peuples chrétiens ? Et en effet des informations datées du 15 juin dernier nous apprennent qu’un schisme s’est opéré chez les Mormons d’Utah. Un grand nombre de ces Mormons qui ont pris la désignation de gladdonistes, du nom de leur chef, repoussent la pluralité des femmes.

Ce qui fait avant tout la force des Mormons, c’est leur énergie colonisatrice ; cette énergie a toujours sauvé leur société près de périr et assure maintenant leur triomphe. Ce sont eux qui les premiers ont exploité les gîtes aurifères, exploitation qui a été une des premières sources de leur prospérité. Ils frappèrent des monnaies d’or à leur titre, portant d’un côté l’œil de Jehovah surmonté d’une espèce de mitre avec cette inscription : Holiness to the Lord, et de l’autre deux mains jointes en signe d’amitié, puis la date et la valeur de la pièce. Cependant les saints du dernier jour ont compris de bonne heure que ce n’était pas dans l’abondance de ce métal que consistait la véritable richesse : ils se sont tournés avant tout vers la culture et l’industrie, et les progrès qu’ils y ont faits sont vraiment extraordinaires. La propreté, l’élégance de leurs maisons, chacune entourée d’un jardin et pourvue de tous les ustensiles et de tous les bestiaux nécessaires, frappent le voyageur qui tombe dans l’oasis de Déséret. Il y a deux ans, la ville comptait plus de six mille âmes et sept mille aux environs, tant au nord, du côté de la rivière Weber, qu’au sud, vers le lac d’Utah ou Salé, dont les rives sont à environ neuf milles de la ville. Le reste de la population est distribué dans tout le territoire. Les Mormons sont déjà parvenus à y introduire plusieurs de nos arbres fruitiers, les pommiers et les pêchers. Les vêtemens des habitans sont propres et bien tenus. Les enfans surtout se distinguent par un caractère de fraîcheur et de santé ; leurs pareils en prennent un grand soin. Les enfans sont en effet l’avenir de la colonie et de la religion, et c’est peut-être afin de multiplier le nombre de ces rejetons de la société des saints que les sectaires se permettent la polygamie.

Toute colonisation demande une grande persévérance. Voilà pourquoi nous sommes aujourd’hui, nous autres Français, de si mauvais colons. Voilà aussi pourquoi la race germanique est la race colonisante par excellence. La patience, dans le travail est la vertu distinctive des Allemands, et il est à noter que les meilleurs colons qu’ait la France viennent précisément de contrées d’origine germanique : ce sont les Alsaciens et les Francs-Comtois. L’entreprise de Joseph Smith n’avait rien de bien original en Amérique : c’est la persévérance qui l’a fécondée. Coloniser par un mobile religieux, répéter le procédé de Moïse et promettre une nouvelle terre de Canaan est une idée qui s’était déjà présentée plusieurs fois aux compatriotes du théosophe de Kirtland. On connaît la tentative de la célèbre Jemimah Wilkinson. Cette quakeresse se fit passer à Philadelphie pour une incarnation de Jésus-Christ. Elle avait auprès d’elle deux autres femmes assez naïves pour croire à sa mission, qu’elle donnait comme les deux témoins dont il est parlé au chapitre XI de l’Apocalypse. Chassée de la société des quakers, elle proposa à ses partisans (elle en avait recruté un bon nombre) d’aller s’établir dans une terre nouvelle aux environs du lac Seneca et du lac Crooked. Une compagnie de New-York, qui avait acheté aux Indiens des terres dans ce canton, lui en céda une certaine étendue, où les disciples du Christ féminin vinrent s’établir ; mais le Friends-Settlement n’eut pas de longues destinées. Jemimah, qui, sous le nom de l’Amie, gouvernait la colonie, et, comme Joseph Smith, recevait ses inspirations du ciel, dut abandonner la nouvelle Jérusalem.

Si Joseph Smith et ses adhérens eussent montré moins de persévérance, moins de ténacité dans leurs projets, le prophète n’eût été qu’une pâle copie de Jemimah Wilkinson ; il mît purement et simplement grossi d’un nom la liste des fanatiques et des imposteurs qui font tous les jours des dupes aux États-Unis, et trouvent encore des disciples, même après qu’ils sont démasqués. C’est la persistance des saints du dernier jour à réédifier chaque fois leur église renversée par la persécution, qui les distingue d’autres sectes moins vigoureusement trempées. Cette persistance est la grande condition de vitalité qu’apporte avec elle la communauté établie à Déséret. — Il lui reste aujourd’hui à choisir entre deux destinées, celle d’une petite église qui grossirait le nombre des mille associations du même genre sorties du sein du protestantisme, ou celle d’une société nouvelle qui s’élèverait à l’existence d’un état indépendant entre le Mexique et la fédération américaine. Quelque choix que fassent les Mormons, c’est à leur esprit de persévérance qu’ils devront, dans l’une ou dans l’autre voie, demander le succès.


ALFRED MAURY.

  1. Voyez à ce sujet le discours du pasteur Robinson, cité par M. Ch. Lyell dans sa Seconde Visite aux États-Unis.
  2. Un des plus célèbres millénaires, Towers, dans son Illustration des Prophéties, publiée en 1796, est un de ceux qui ont poussé le plus loin ces idées. On dirait, en parcourant son livre, avoir sous les yeux la Théorie des Quatre Mouvemens.
  3. Ce credo a été inséré dans l’Etoile du Déséret, organe de l’église de Jésus-Christ et des Saints du dernier jour, publiée à Paris en décembre 1851 et les mois suivans, par John Taylor.
  4. La hiérarchie mormonienne, on la verra plus loin, comprend, outre un prophète, douze apôtres, soixante-dix conseillers et plusieurs anciens ou prêtres.
  5. Exploration and Survey of the valley of the great Salt Lake of Ulah, by Howard Stansbury ; Philadelphie 1852, in 8° [publié par ordre du sénat des États-Unis). Cet ouvrage nous a fourni sur les Mormons divers renseignemens.
  6. The Mormons or Latter-Day Saints in the valley of the great Salt Lake, by lieut. J.-W. Gunnison ; Philadelphie 1852, in-12.