Histoire du Diable

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HISTOIRE DU DIABLE
SES ORIGINES, SA GRANDEUR ET SA DECADENCE

Geschichte des Teufels (Histoire du Diable), par M. Gustave Roskoff, professeur à la faculté impériale de théologie protestante à Vienne.

Parmi les majestés déchues que le temps, plus encore que de brusques révolutions, a fait lentement descendre du trône qu’elles occupèrent, il en est peu dont le prestige ait été aussi imposant et aussi prolongé que celui du roi des enfers, — Satan. Nous pouvons, en parlant de lui, employer en toute sécurité l’expression de majesté déchue, car ceux de nos contemporains qui font encore profession de croire à son existence et à son pouvoir vivent absolument comme s’ils n’y croyaient pas, et, quand la foi et la vie ne se pénètrent plus, on a le droit de dire que la première est morte. Je parle, bien entendu, de nos contemporains instruits ; les autres ne comptent plus dans l’histoire de l’esprit humain. Aussi il nous a semblé qu’il serait intéressant de ramener à une vue d’ensemble et de décrire dans leur genèse logique les transformations et les évolutions de la croyance au diable. C’est presque une biographie. L’occasion nous en est offerte par un récent et remarquable ouvrage que nous devons à un professeur en théologie de Vienne. Malgré quelques longueurs, le livre du professeur Roskoff n’en est pas moins une encyclopédie de tout ce qui concerne la matière, et l’auteur ne se plaindra pas des nombreux emprunts que nous ferons à son opulente érudition. Puisse l’université de Vienne, rajeunie, elle aussi, par les événemens qui ont changé la face de l’Autriche, payer les arrérages dont elle est redevable à l’Europe savante en produisant beaucoup de livres comme celui-là !


I

Les origines de la croyance au diable remontent très haut, et, comme celles de toute croyance plus ou moins dualiste, c’est-à-dire basée sur l’opposition radicale de deux principes suprêmes, elles doivent être cherchées dans l’esprit humain se développant au sein d’une nature qui lui est tantôt favorable, tantôt hostile. Il est un certain dualisme relatif, un antagonisme du moi et du non-moi, qui se révèle dès la naissance de l’homme. Sa première respiration est douloureuse, car elle le fait crier. C’est en luttant qu’il apprend à manger, à marcher, à parler. Plus tard, le travail indispensable à sa conservation reproduira cette lutte perpétuelle sous d’autres formes. Quand le sentiment religieux s’éveille en lui et cherche d’abord son objet et ses alimens dans la nature visible, il se trouve en face de phénomènes qu’il personnifie, qui sont les uns aimables et aimés, tels que l’aurore, la végétation nourricière, la pluie qui rafraîchit et fertilise, les autres effrayans et redoutés, comme l’orage, le tonnerre, la nuit. De là des dieux bons et des dieux mauvais. En règle générale et en vertu de cet égoïsme naïf qui caractérise les enfans et les peuples dans l’enfance, les dieux redoutés sont plus adorés que les dieux aimables, qui leur feront toujours du bien d’eux-mêmes et sans qu’on les en prie. Tel est du moins le résultat convergent des observations de tous les voyageurs qui ont vu de près dans les deux hémisphères les peuples demeurés dans l’état sauvage. Inutile d’ajouter que leurs divinités n’ont point de caractère moral proprement dit. Elles font le bien ou le mal parce que leur nature est ainsi faite, voilà tout. En cela, elles ne font que ressembler à leurs adorateurs. L’homme en effet projette toujours son propre idéal sur la divinité qu’il adore, et, tout bien considéré, c’est encore de cette manière qu’il arrive à posséder tout ce qu’il peut comprendre de la vérité divine. Il a toujours le sentiment que son dieu est parfait, et c’est là l’essentiel ; mais les traits de cette perfection sont toujours plus ou moins ceux de son idéal. On demandait un jour à deux petits gardeurs de pourceaux dans je ne sais plus quelle province reculée de l’Autriche : — Que feriez-vous tous les deux, si vous étiez Napoléon ? — Moi, dit le plus jeune, j’irais tous les matins beurrer ma tartine à même le pot au beurre. — Et moi, dit l’autre, qui trouvait sans doute cette réponse trop prosaïque, moi, je garderais mes cochons à cheval ! — De même un Bushman invité par un missionnaire qui s’était efforcé de lui donner quelques notions de moralité, — à citer quelques exemples montrant qu’il savait distinguer le bien du mal : — Le mal, dit-il, c’est un autre qui vient prendre mes femmes ; le bien, c’est moi qui prends les siennes. — Les dieux des sauvages sont donc nécessairement des dieux sauvages. Ils ont le plus souvent des formes hideuses, comme leurs adorateurs se croient tenus de se rendre hideux pour aller au combat ou simplement pour se parer. Le beau pour eux, c’est le bizarre et le grotesque ; le mystérieux, c’est l’étrange, et l’étrange, c’est l’effrayant. Pour nos ancêtres européens, l’étranger était tout à la fois l’hôte et l’ennemi (hostis). N’en déplaise aux poètes, la religion des peuples de cette catégorie revient en fait à l’adoration de génies ou démons d’un mauvais caractère. Lorsque des peuples sauvages, qui ne vivent que de chasse et de pêche, on passe aux peuples pasteurs et surtout aux agriculteurs, cette adoration des dieux méchans n’est plus aussi exclusive. Cependant on retrouve encore le plus souvent chez eux la prédominance du culte des dieux redoutables. Citons seulement à titre d’exemple cette naïve prière des Madécasses, qui reconnaissent, entre beaucoup d’autres, deux divinités créatrices, Zamhor, qui fait les bonnes choses, et Nyang, qui fait les mauvaises :


« O Zamhor ! nous ne t’adressons pas de prières. — Le dieu bon n’a pas besoin qu’on le prie. — Mais il nous faut prier Nyang. — Il nous faut apaiser Nyang. — Nyang, méchant et puissant esprit, — ne fais pas gronder le tonnerre sur nos têtes ! — Dis à la mer de rester dans ses bords. — Épargne, Nyang, les fruits qui mûrissent. — Ne sèche pas le riz dans sa fleur. — Ne fais pas accoucher les femmes pendant les jours maudits. — Tu le sais, tu règnes déjà sur les méchans, — et il est grand, Nyang, le nombre des méchans. — Ne tourmente donc plus les bonnes gens. »


Il serait facile de multiplier les faits attestant ce trait caractéristique de la religion des peuples primitifs, que la terreur tient plus de place dans leur piété que la vénération ou l’amour. De là l’énorme quantité d’êtres malfaisans de second ordre que connaissent toutes les religions inférieures et qui se retrouvent dans les superstitions populaires longtemps adhérentes aux religions d’un niveau spirituel plus élevé. Dans les grandes mythologies, comme celles de l’Inde, de l’Égypte ou de la Grèce, le dualisme apparent de la nature se reflète dans la distinction qui s’opère entre les dieux de l’ordre et de la production et les dieux de la destruction et du désordre. Le sentiment qu’en définitive l’ordre l’emporte toujours dans les combats que se livrent les forces opposées de la nature inspire les mythes comme ceux d’Indra vainqueur du nuage orageux, de Horus vengeant son père Osiris, méchamment mis à mort par Typhon. Dans le brahmanisme développé, c’est Çiva, dieu de la destruction, qui concentre et met en œuvre les élémens perturbateurs de l’univers. Çiva est encore le plus adoré des dieux hindous. Dans le polythéisme sémitique, le dualisme devient sexuel, ou bien, le soleil étant toujours l’objet principal de l’adoration, le dieu suprême est conçu sous deux formes, l’une riante, l’autre terrifiante, Baal ou Moloch.

Ce double caractère des divinités adorées n’est pas moins frappant lorsqu’on étudie le plus poétique et le plus serein des polythéismes, celui de la Grèce. Comme tous les autres, il plonge par ses racines dans le culte du monde visible, mais plus qu’ailleurs, si ce n’est toutefois en Égypte, les dieux grecs joignent à leur nature physique une physionomie morale correspondante. Ils ont vaincu les agens de désordre qui, sous le nom de titans, de géans, de typhons, menaçaient l’ordre établi. Ils sont donc les conservateurs invincibles de l’ordre régulier des choses ; mais, comme après tout cet ordre régulier est loin de se conformer toujours au bien physique et moral de l’homme, il en résulte que les dieux grecs ont tous, en proportion variée, leur face aimable et leur côté sombre. Par exemple, Phébus Apollon est un dieu de lumière, civilisateur, inspirateur des arts, purificateur du sol et des âmes, et pourtant il envoie aussi la peste, il est impitoyable dans ses vengeances, et il n’est pas très prudent de nouer avec lui des relations d’amitié. On en pourrait dire autant de sa sœur Diane ou plutôt de la lune, qui se personnifie tantôt sous les traits enchanteurs d’une belle et chaste vierge, tantôt sous la physionomie sinistre d’Hécate, de Brimo ou d’Empuse. Les horizons azurés de la mer sont d’abord de beaux oiseaux bleus, puis des filles de la mer admirablement belles jusqu’à la ceinture, qui ensorcellent les navigateurs avec leurs doux chants d’amour ; mais malheur à ceux qui se laissent séduire ! Cette physionomie mélangée de bien et de mal est un trait commun du panthéon hellénique, et se continue sans jamais se démentir du couple suprême, Jupiter et Héré (Junon), au couple souterrain d’Ædoneus ou Pluton et de son épouse la belle Proserpine, l’étrangleuse.

La mythologie latine suggère le même genre de réflexions, et, par ce qu’elle possède en propre, elle est encore plus dualiste que le polythéisme grec. Elle a son Orcus, ses Stryges, ses Larves, ses Lémures, etc. La mythologie slave a son dieu blanc et son dieu noir. Nos pères gaulois n’avaient pas des divinités fort attrayantes, et les dieux germains-scandinaves joignent à de précieuses qualités des défauts qui rendent le commerce avec eux tout au moins difficile. Partout où de nos jours on a conservé la croyance aux lutins, aux dames blanches, aux fées, aux sylphes, aux ondines, nous retrouvons ce même mélange de qualités bonnes et mauvaises. Ces derniers débris de la grande armée divine d’autrefois sont tout à la fois gracieux, attirans, généreux quand ils le veulent, mais aussi capricieux, vindicatifs, dangereux. Il importe de relever tout cela du moment qu’il s’agit de rechercher les origines du diable, car nous verrons qu’il est d’ordre composite, et que par plusieurs de ses traits essentiels il se rattache aux élémens sombres de toutes les religions qui ont précédé le christianisme.

Il est toutefois une de ces religions qui, à ce point de vue spécial, mérite qu’on s’arrête un peu plus longtemps sur ses doctrines fondamentales : c’est la religion du Zend-Avesta, ou, pour employer l’expression usuelle, celle des Perses, C’est en effet dans cette religion que la hiérarchie divine et les croyances se montrent à nous dominées par un dualisme systématique s’appliquant au monde entier, y compris le mal moral. Les dieux de lumière et les dieux de ténèbres se partagent le temps et l’espace. Ne parlons pas ici du Zerwan Akérène, le temps sans bornes, qui aurait donné naissance à Ahuramazda ou Ormuzd, dieu du bien, et à son frère Angramainju ou Ahriman, dieu du mal. C’est évidemment une notion philosophique bien plus récente que ce point de vue original et originel de la religion zende, qui ne connaît que deux puissances également éternelles toujours en lutte, se rencontrant pour se combattre à la surface de la terre aussi bien que dans le cœur des hommes. Partout où Ormuzd plante le bien, Ahriman sème le mal. L’histoire de la chute morale des premiers hommes, due à la perfidie d’Ahriman, qui a pris la forme d’un serpent, offre les analogies les plus surprenantes avec le récit parallèle de la Genèse. Là-dessus on a bien souvent prétendu que le récit biblique de la chute n’était qu’un emprunt aux doctrines de la Perse. Je crois cette opinion mal fondée, parce qu’il est question dans le mythe iranien d’un déguisement du génie du mal. Dans le récit hébreu au contraire, c’est bel et bien un serpent qui parle, agit et entraîne toute sa descendance dans le châtiment qu’il s’attire. Il faut donc adjuger à celui-ci le privilège de l’antiquité supérieure, sinon dans sa rédaction actuelle, du moins quant à son idée-mère. La substitution d’un dieu déguisé à un animal qui raisonne et qui parle dénote une réflexion inconnue aux âges de formation mythique. C’est la réflexion aussi qui plus tard conduisit les Juifs à voir leur Satan sous les traits du serpent de la Genèse, bien que le texte canonique soit aussi revêche que possible à cette supposition. Je préfère donc regarder les deux mythes, hébreu et iranien, comme deux variantes inégalement anciennes d’un même thème primitif, remontant peut-être aux temps où Iraniens et Sémites vivaient encore ensemble à l’ombre de l’Ararat.

Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que dans le polythéisme le plus sérieusement moral de l’ancien monde l’on rencontre une conception religieuse qui touche de fort près à celle que le monothéisme sémitique nous a léguée sous le nom du diable ou de Satan. Ahriman, comme Satan, a ses légions de mauvais anges qui ne songent qu’à tourmenter et à perdre les mortels. Ce ne sont pas seulement les maux physiques, les orages, les ténèbres, les débordemens, les maladies, la mort, qui leur sont attribués ; ce sont aussi les mauvais désirs et les actes coupables. L’homme de bien est par cela même un soldat d’Ormuzd combattant sous ses ordres les puissances du mal ; le méchant est un serviteur et devient un instrument d’Ahriman. La doctrine zende enseignait qu’à la fin Ahriman serait vaincu et même se convertirait au bien. Ce dernier trait le distingue à son avantage de son confrère judæo-chrétien, mais on peut se demander là aussi jusqu’à quel point cette belle espérance faisait partie de la religion primitive[1]. Ce qui est certain, c’est que la parenté entre le Satan juif et l’Ahriman persan est des plus étroites, et cela n’a rien que de fort naturel quand on pense que de tous les peuples polythéistes les Perses sont les seuls avec lesquels les Juifs, émancipés par eux de la servitude chaldéenne, entretinrent des rapports prolongés de bonne amitié.

Cependant on doit encore s’inscrire en faux contre l’opinion très répandue qui ne voit dans Satan qu’une transplantation de 1*Ahriman persan sur le sol religieux du sémitisme. Il est vrai, le diable juif et chrétien doit beaucoup à Ahriman. A partir du moment où le Satan juif fait sa connaissance, il l’imite, il adopte ses manières, ses mœurs, sa tactique, il établit sa cour infernale sur le même patron : en un mot, il se transforme à sa ressemblance ; mais il existait déjà, bien que menant une vie encore obscure et mal définie. Tâchons de résumer son histoire dans l’Ancien-Testament.

Les Israélites, nous l’avons démontré dans une autre étude[2], ont cru longtemps, avec les autres peuples sémites, à la pluralité des dieux, et le dualisme qui se retrouve au fond de tous les polythéismes a dû par conséquent revêtir chez eux les formes particulières aux religions du groupe ethnique dont ils font partie. A mesure que le culte de Jéhovah devint exclusif de tous les autres, ce dualisme dut changer de formes. Croyant encore à l’existence réelle des divinités voisines, telles que Baal et Moloch, l’adorateur fervent de Jéhovah dut considérer ces dieux immoraux, cruels, hostiles au peuple d’Israël, à peu près du même œil qu’on regarda les démons d’un autre âge. On peut aller plus loin et soupçonner quelques débris d’un dualisme primitif, ou d’une opposition entre deux dieux autrefois rivaux, dans cet être énigmatique, désespoir des exégètes, qui, sous le nom d’Azazel, hante le désert, et à qui, le jour des expiations, le grand-prêtre envoie un bouc sur la tête duquel il a fait passer tous les péchés du peuple. Seulement il faut ajouter qu’aux temps historiques le sens de cette cérémonie semble perdu pour ceux mêmes qui l’accomplissent, et il n’y a en réalité rien de plus opposé à tout dualisme que le point de vue jéhoviste dans sa rigueur absolue. Si nous exceptons les livres de Job, de Zacharie et des Chroniques, tous trois comptant parmi les moins anciens du recueil sacré, il n’est pas dit un mot de Satan dans l’Ancien-Testament, pas même, nous le répétons à dessein parce que presque tout le monde se trompe encore là-dessus malgré l’évidence des textes, pas même dans le livre de la Genèse. Jéhovah, une fois adoré comme le seul dieu réel, n’a point, ne saurait avoir de compétiteur. Il tient dans sa main toutes les forces, tous les ressorts du monde. Rien n’arrive, rien ne se fait sur terre qu’il ne le veuille, et plus d’un auteur hébreu lui attribue directement, sans la moindre réserve, l’inspiration des erreurs ou des fautes que l’on attribuera plus tard à Satan. Jéhovah endurcit ceux qu’il veut endurcir, Jéhovah foudroie ceux qu’il veut foudroyer, et nul n’a le droit de lui en demander compte ; mais, comme on le croit aussi souverainement juste, il est admis que, s’il endurcit le cœur des méchans, c’est pour qu’ils creusent eux- mêmes leur propre tombe, et que, s’il distribue à sa guise les biens et les maux, c’est de manière à récompenser les justes et à châtier les injustes. On ne pouvait pas en rester toujours à cette notion trop commode en théorie et trop souvent démentie par l’expérience ; mais on y resta longtemps, et ce qui le prouve, c’est le genre d’idées religieuses au sein desquelles nous allons enfin voir naître Satan.

Le monothéisme hébreu n’excluait pas la croyance aux esprits célestes, aux fils de Dieu (bené Elohim), aux anges, qui étaient censés entourer comme une milice divine le trône de l’Éternel[3]. Soumis à ses ordres, exécuteurs de ses volontés, ils étaient en quelque sorte les fonctionnaires du gouvernement divin des choses. L’application directe des châtimens ou des grâces de Dieu leur était dévolue. Par conséquent il y en avait dont les fonctions inspiraient plus d’effroi que de confiance. Par exemple, c’est un esprit envoyé par Dieu qui vient punir Saül de ses méfaits en l’affligeant d’idées noires que la harpe de David parvient seule à dissiper. C’est un ange de l’Éternel qui apparaît à Balaam, l’épée nue à la main, comme pour le transpercer, ou qui détruit en une nuit toute une armée assyrienne. Il vint un moment où l’on distingua tout particulièrement un ange qui pourrait passer pour la personnification de la conscience coupable, car il remplissait dans la cour céleste les fonctions spéciales d’accusateur des hommes. Sans doute la justice souveraine décidait seule et dans la plénitude de sa souveraineté, mais c’était après débat contradictoire. Or celui qui faisait ainsi profession de poursuivre les hommes devant le tribunal divin, c’était un ange dont le nom de Satan signifie l’adversaire au sens juridique aussi bien qu’au sens propre de ce mot. Tel est bien le Satan du-livre de Job, encore membre de la cour céleste, faisant encore partie des fils de Dieu, mais ayant pour spécialité d’accuser continuellement les hommes, et devenu si soupçonneux dans sa pratique d’accusateur public qu’il ne croit à la vertu de personne, pas même à celle de Job le juste, et suppose toujours des motifs intéressés aux manifestations les plus pures de la piété humaine. On voit que le caractère de cet ange commence à se gâter, et l’histoire de Job démontre que, lorsqu’il veut venir à bout de la résignation d’un juste, il n’épargne rien. C’est aussi comme accusateur d’Israël que Satan paraît dans la vision de Zacharie (III, 1). De ce caractère particulier, et une fois admis que les anges interviennent dans les affaires humaines, résulte que Satan n’avait pas besoin d’Ahriman pour être redouté des Israélites comme le pire ennemi des hommes. On incline depuis lors à soupçonner ses maléfices dans les malheurs nationaux et privés. Par conséquent les inspirations fatales que le jéhovisme antérieur attribuait directement à Jéhovah seront désormais regardées comme provenant de Satan. On trouve dans l’histoire du roi David un curieux exemple de cette évolution de la croyance religieuse. Le roi David eut un jour l’idée malencontreuse, et même impie au point de vue théocratique-républicain des prophètes de son temps, de faire un dénombrement de son peuple. Là-dessus le second livre de Samuel (XXIV, 1) dit que « Dieu courroucé contre Israël excita David » à donner les ordres nécessaires pour cette opération ; au contraire le premier des Chroniques (XXI, 1), racontant absolument la même histoire, la commence en ces termes : « Satan s’éleva contre Israël et excita David à faire le dénombrement de son peuple. » Rien ne montre mieux que ce rapprochement le changement qui s’était accompli dans l’intervalle de la rédaction des deux livres. Dorénavant le monothéiste reportera sur l’adversaire les mauvaises pensées et les calamités qu’il eût jadis fait remonter directement à Dieu. Il est même à présumer qu’il trouvera quelque soulagement religieux à cette solution de certaines difficultés qui doivent commencer à lui peser, car, à mesure que la notion de Dieu s’élève, on ne peut plus se contenter des théories naïves qui avaient pu suffire à des âges moins réfléchis.

Le rôle d’adversaire des hommes, de malintentionné, de l’ange Satan, voilà l’origine proprement dite du diable juif et chrétien. Il ne faut donc pas l’identifier brusquement avec les divinités plus ou moins méchantes des religions polythéistes. Qu’il ait avec elles des affinités qui deviendront de plus en plus étroites, c’est ce que nous admettons pleinement ; mais enfin son acte de naissance est distinct, et, dans la supposition même où les Juifs n’auraient jamais été en contact avec les Perses, nous aurions reçu de la tradition juive un Satan aimé de pied en cap. Satan n’est donc ni le fils ni même le frère d’Ahriman ; mais on peut dire que le temps vint où la ressemblance fut si grande qu’il fut possible de les confondre. En effet, dans les livres dits apocryphes de l’Ancien-Testament et qui se distinguent des livres canoniques du même recueil par les élémens alexandrins et persans qu’ils renferment, on voit Satan grandir en importance et en prestige. Les septante en traduisant son nom par diabolos, d’où vient notre mot diable, définissent encore exactement son caractère primitif d’accusateur ; mais désormais il est bien autre chose que cela. Il est agent provocateur de première classe. C’est un très haut personnage qui comptait parmi les anges de premier rang, et qui, jaloux de s’élever plus haut encore, a été banni du ciel avec les autres anges complices de son ambition. Maintenant la haine de Dieu se joint chez lui à la haine des hommes. Voilà l’imitation d’Ahriman qui commence. Comme le dieu persan, il est à la tête d’une armée d’êtres méchans qui exécutent ses ordres. On en connaît plusieurs par leurs noms, entre autres Asmodée, démon de la volupté, qui joue un grand rôle dans le livre de Tobie, et dont l’origine persane, depuis les savantes recherches de M. Michel Bréal, ne peut plus être mise en doute. Par suite de cette importance croissante et de sa séparation absolue d’avec les anges fidèles, Satan a son royaume à part et sa résidence dans l’enfer souterrain. De même que l’Ahriman persan, il a voulu gâter l’œuvre de la création et s’est attaqué aux hommes, dont le bonheur innocent lui était insupportable. Depuis lors on veut que ce soit lui qui, comme Ahriman, s’est adressé à la première femme sous la forme du serpent. C’est donc lui qui a introduit la mort et ses horreurs ; c’est pourquoi les adversaires qu’il redoute le plus, ce sont les hommes capables par leur sainteté supérieure de prémunir leurs semblables contre ses attaques insidieuses. Une foule de maladies, celles surtout qui, par leur étrangeté et l’absence de symptômes extérieurs, défient les explications naturelles, la folie, l’épilepsie, la danse de Saint-Guy, le mutisme, certains genres de cécité, etc, sont attribuées à ses agens. On suppose que les milliers de démons qui sont sous ses ordres s’échappent continuellement des soupiraux de l’enfer, et — par analogie avec les démons de la nuit auxquels on avait cru toujours — hantent de préférence les régions désolées et les déserts ; mais là ils s’ennuient, ils ont soif, ils tourbillonnent çà et là sans trouver de repos, et leur grande ressource est d’aller se loger dans un corps humain pour en pomper la substance et se rafraîchir dans son sang. Parfois même ils s’y logent à plusieurs. De là les démoniaques ou possédés, dont il est tant de fois question dans l’histoire évangélique. Toutefois la mythologie juive ne voulut pas pousser jusqu’au bout cette ressemblance avec Ahriman. Jamais Satan, par exemple, n’oserait s’attaquer directement à Dieu. Il suffit même ordinairement de certaines formules, dans lesquelles le nom du Très-Haut se présente en première ligne, pour l’exorciser, lui ou ses représentans, c’est-à-dire pour le chasser. Son pouvoir est strictement resserré dans le cercle qu’il a plu à la sagesse divine de tracer à sa domination. Le dualisme demeure donc très incomplet. En revanche, le Satan juif ne se convertira jamais. Prince du mal incurable, se sachant condamné par les décrets divins à une défaite finale et irrémédiable, il persistera toujours dans le mal, et il servira de bourreau à la justice suprême pour tourmenter éternellement ceux qu’il aura entraînés dans ses terribles filets.

Tel fut l’état d’esprit dans lequel la première prédication de l’Évangile trouva sur ce point le peuple juif. Les idées messianiques, en se développant aussi de leur côté, avaient beaucoup contribué à cet enrichissement de la croyance populaire. Si le diable, dans cet ordre d’idées, n’osait pas s’en prendre à Dieu, ni même à ses anges de haut rang, il ne craignait pas de résister en face à ses serviteurs sur la terre. Or le messie devait être le serviteur de Dieu par excellence. Il allait paraître pour établir le royaume de Dieu dans cette humanité qui presque tout entière était assujettie au pouvoir des démons. Par conséquent le diable défendrait ses possessions contre lui jusqu’à la dernière extrémité, et l’œuvre du messie attendu pouvait se résumer dans une lutte corps à corps et victorieuse avec le « prince de ce monde. » C’est un point de vue qu’il ne faut jamais oublier quand on lit les Évangiles. Satan et le messie personnifiaient, chacun de son côté, la puissance du mal et celle du bien se livrant un combat à outrance sur toute sorte de points de rencontre. Jamais Jésus, par exemple, n’eût pu passer pour le messie aux yeux de ses compatriotes, s’il n’avait eu la réputation d’être plus fort que les démons toutes les fois qu’on lui amenait des possédés.

C’est une question qui a beaucoup préoccupé les théologiens modernes, qui ne croient guère au diable, que de savoir si Jésus lui-même a partagé les croyances de ses contemporains en fait de satanisme. Pour la traiter comme il le faudrait, nous aurions besoin de nous arrêter longtemps sur d’autres questions étrangères à cette histoire. Disons seulement que rien ne nous autorise à penser que Jésus se serait prêté, par condescendance pour les superstitions populaires, à feindre des croyances qu’il ne partageait pas, mais ajoutons que les principes de sa religion n’étaient pas en eux-mêmes favorables à ce genre de croyances. Nulle part Jésus ne fait de la foi au diable une des conditions de l’entrée dans le royaume de Dieu, et le diable ne serait qu’une idée, qu’un symbole, ces conditions resteraient littéralement les mêmes. La pureté du cœur, la soif de la justice, l’amour de Dieu et des hommes, ce sont là toutes exigences complètement indépendantes de la question de savoir si Satan existe ou non. C’est ce qui fait que là où Jésus parle d’une manière abstraite, générale, sans préoccupation aucune de circonstances de lieu et de temps, il élimine régulièrement la personne de Satan de son champ d’enseignement. Par exemple, il déclare que nos mauvaises pensées viennent de notre cœur ; selon la théorie satanique, il aurait dû les faire remonter au diable. Parfois il est visible qu’il se sert des croyances populaires comme d’une forme, d’une image, à laquelle il n’attribue pas lui-même de réalité positive ; il en fait une matière à paraboles ; il appelle satan l’un de ses disciples qui l’engage à se soustraire aux douleurs qui l’attendent, et qui par son affection même devient pour lui un tentateur momentané. On peut faire une observation du même genre en étudiant la théologie de saint Paul, du moins dans ses épîtres authentiques. Saint Paul évidemment croit au diable, et pourtant chez lui le mal moral est rattaché à la nature terrestre de l’homme, et non pas à l’action extérieure et personnelle du démon. En un mot, l’enseignement de Jésus et de Paul ne combat nulle part la croyance au diable, mais il peut s’en passer, et il tend à s’en passer. On le voit de nos jours, où tant d’excellens chrétiens n’ont plus le moindre souci du roi des enfers ; mais ce fut là un de ces germes, comme l’Évangile en contient beaucoup, qui avaient besoin pour éclore d’une autre atmosphère intellectuelle. Tout ce qui précède nous explique pourquoi il est bien plus question du diable dans le Nouveau-Testament que dans l’ancien. La croyance au diable et l’attente du messie avaient grandi parallèlement. Remarquons toutefois que si le Nouveau-Testament parle très souvent de Satan, de ses anges, des esprits « qui sont dans l’air » et du diable, quœrens quem devoret, il est plus que sobre dans les descriptions qu’il en donne. Une certaine réserve spiritualiste plane encore sur tout cet ordre de conceptions ; les diables sont invisibles ; on ne leur attribue point de corps palpable, et une foule de superstitions qui dériveront plus tard de l’idée qu’on peut les voir et les toucher sont encore inconnues. Pourtant, à partir de notre ère, nous pouvons considérer la période des origines de notre Satan comme close. Il représente le point de jonction du dualisme polythéiste et de ce dualisme relatif que le monothéisme juif pouvait à la rigueur supporter. On va le voir grandir encore et revêtir des formes nouvelles ; mais, tel qu’il est déjà, nous ne pouvons plus le méconnaître. C’est bien lui, le vieux Satanas, cauchemar de nos pères, en qui se concentre toute impureté, toute laideur, tout mensonge, en un mot l’idéal du mal.


II

Les premiers siècles du christianisme, bien loin de développer ce côté de l’Évangile, par lequel la doctrine nouvelle tendait logiquement à reléguer le diable dans les régions du symbole et de l’inutilité personnelle, ne firent au contraire qu’accroître son domaine en multipliant ses interventions dans la vie humaine. Il servit de bouc émissaire à l’horreur des premiers chrétiens pour les institutions du paganisme. Dans les premiers jours même, les chrétiens ne distinguaient pas très clairement l’empire romain de l’empire de Satan. Ce point de vue trop juif ne dura pas, mais le thème favori de la plupart des apologistes fut d’attribuer aux ruses et à l’orgueil du diable tout ce que le polythéisme présentait de beau et de laid, de mauvais et de bon. Le beau et le bon qui pouvaient s’y trouver mêlés n’étaient autre chose à leurs yeux que des parcelles de vérité artificieusement mélangées par l’ennemi du genre humain avec d’épouvantables erreurs, afin de mieux retenir les hommes que le faux absolu n’aurait pu captiver si longtemps. Les alexandrins seuls se montrèrent plus raisonnables, mais n’eurent pas grande prise sur la masse des fidèles. Alors surtout se répandit l’idée que Satan était au fond un rival ridicule, mais longtemps puissant, de Dieu, seul adorable. Ayant soif d’honneurs et de domination, il avait imité du mieux qu’il avait pu la perfection divine, il n’avait réussi qu’à en faire une odieuse caricature ; mais, telle qu’elle était, cette caricature avait aveuglé les nations. Tertullien trouva même à ce sujet l’un de ces mots caractéristiques où excellait sa verve insultante. « Satan, dit-il, est le singe de Dieu, » et le mot resta. Par conséquent les dieux gréco-romains furent, pour les chrétiens comme pour les Juifs, des démons ayant usurpé le rang divin. La licence des mœurs païennes, trop souvent consacrée par les cérémonies de la religion traditionnelle, procurait à ce point de vue passionné une sorte de justification populaire rehaussée encore par la supériorité morale que l’église naissante avait le plus souvent le droit d’opposer aux corruptions qui l’entouraient. Satan était donc plus que jamais le prince de ce monde.

N’oublions pas toutefois une circonstance très importante, c’est que d’autres courans, extérieurs à l’église chrétienne, contribuaient à répandre partout la croyance aux démons mal faisans. Le polythéisme à son déclin obéissait à sa logique interne, c’est-à-dire qu’il devenait toujours plus dualiste. Ses dernières formes, celles par exemple qui se distinguent par leurs emprunts au platonisme et au pythagorisme, sont toutes saturées de dualisme, et par conséquent elles ouvrent une large carrière à l’imagination pour créer toute espèce de génies du mal. À cette époque, l’ascétisme, qui consiste à tuer lentement le corps sous prétexte de développer l’esprit, n’est pas uniquement le fait des parties les plus exaltées de l’église chrétienne ; il est partout où l’on pratique une morale religieuse. Les rêvasseries dont le jeûne est le générateur physiologique donnent aux êtres imaginaires qu’elles évoquent toutes les apparences de la réalité. Apollonius de Thyane ne chasse pas moins de démons qu’un saint chrétien. Comme le remarque très justement M. Roskoff, la doctrine des anges et des démons offrait au polythéisme et au monothéisme juif et chrétien une sorte de terrain neutre sur lequel on pouvait jusqu’à un certain point se rencontrer. Les mouvemens religieux connus sous le nom de sectes gnostiques, qui représentent avec des proportions variées un mélange de vues païennes, juives et chrétiennes, ont pour trait commun la croyance à des esprits déchus, tyrans des hommes et rivaux de Dieu. Les grands succès du manichéisme, ce confluent du dualisme persan et du christianisme, sont dus à la complaisance de l’opinion générale pour tout ce qui ressemblait à une lutte systématique du génie du mal avec l’esprit du bien. Le Talmud et la Kabbale subirent la même influence. Il ne faut donc pas imputer au christianisme seul la grande place que Satan prit alors dans les affaires de ce monde ; ce fut un penchant universel de l’époque, et il serait plus vrai de dire que le christianisme en subit l’influence comme toutes les formes religieuses contemporaines.

Le messie juif était devenu pour la chrétienté le sauveur de l’humanité coupable : c’est pourquoi l’antagonisme radical de Satan et du Messie se refléta dans la première doctrine de la rédemption. Elle se résuma, depuis la fin du IIe siècle, dans un grand drame dont le Christ et le diable étaient les principaux acteurs. La multitude se contenta de penser que le Christ, descendu aux enfers, avait, en vertu du droit du plus fort, enlevé à Satan les âmes qu’il retenait captives ; mais cette idée grossière se raffina. Irénée enseigna que les hommes, depuis la chute, étaient de droit la propriété de Satan, qu’il eût été injuste de la part de Dieu de lui ravir violemment ce qui était à lui, que par conséquent le Christ, en qualité d’homme parfait et indépendant du diable, s’était offert à lui pour racheter le genre humain, et que le diable avait accepté le marché. Bientôt pourtant on s’aperçut que le diable avait fait un très sot calcul, puisqu’en définitive le Christ n’était pas resté en son pouvoir. Origène, dont il ne faut pas toujours prendre les enseignemens ecclésiastiques pour des représentations littéralement exactes de ses vues réelles, se fit l’organe d’un point de vue qui admettait sans répugnance que, dans l’œuvre de la rédemption, le Christ et Satan avaient joué au plus fin, celui-ci croyant qu’il garderait en son pouvoir une proie qu’il préférait à tout le genre humain, le Christ sachant bien qu’il ne demeurerait pas entre ses mains. Ce point de vue, qui aboutissait à faire de Satan la partie trompée et de Jésus la partie trompeuse, tout scandaleux qu’il nous paraisse, n’en fit pas moins fortune, et fut longtemps prédominant dans l’église. On conçoit qu’une telle manière d’envisager la rédemption n’était pas faite pour diminuer le prestige du diable dans les esprits. Rien n’augmente la peur de l’ennemi comme des descriptions à perte de vue de sa puissance et des dangers que l’on court quand on est exposé à ses attaques, d’autant plus que, par une contradiction singulière dont l’ancienne théologie ne sut jamais se tirer, le diable déclaré vaincu, terrassé, réduit à l’impuissance par le Christ victorieux, n’en continuait pas moins d’exercer son pouvoir infernal sur la grande majorité des hommes. Les saints seuls pouvaient se dire à l’abri de ses embûches, et encore selon les légendes, qui commençaient à se répandre, que ne leur avait-il pas fallu de prudence et d’énergie pour y échapper ! Tout subissait l’influence de cette préoccupation continue. Le baptême était devenu un exorcisme. Se faire chrétien, c’était déclarer qu’on renonçait à Satan, à ses pompes, à ses œuvres. Être chassé de l’église pour indignité morale ou pour hétérodoxie, c’était « être livré à Satan. » Ce fut aussi pendant cette période que se développa la doctrine de la chute des anges maudits. Tantôt on crut qu’il s’agissait de démons dans ce verset mythique de la Genèse qui raconte que « les fils de Dieu » s’unirent aux filles des hommes, qu’ils trouvaient belles, et dans cette hypothèse la luxure fut considérée comme leur péché originel et leur inspiration continuelle ; tantôt, et puisque cela n’expliquait pas la présence antérieure d’un mauvais ange dans le paradis terrestre, on reporta la chute des esprits rebelles au moment de la création. Augustin pense que, par l’effet de cette chute, leurs corps, auparavant subtils et invisibles, se sont épaissis. C’est le commencement de la croyance aux apparitions visibles du diable. Vint ensuite cette autre idée que les démons, afin de satisfaire leur luxure, profitent de la nuit pour surprendre les jeunes gens et les femmes pendant leur sommeil. De là les succubes et incubes, qui jouèrent un si grand rôle au moyen âge. Saint Victorin, d’après la légende, est vaincu par l’artifice d’un démon qui avait pris la forme d’une séduisante jeune fille égarée la nuit dans les bois. Les ordonnances des conciles, depuis le IVe siècle, enjoignent aux évêques de surveiller de près ceux de leurs diocésains qui s’adonnent aux arts magiques, inventés par le diable ; il est même déjà question de femmes vicieuses qui s’imaginent qu’elles vont courir les champs pendant la nuit à la suite des déesses païennes, Diane entre autres. Seulement on ne voit encore dans ces sabbats imaginaires que des rêves suggérés par Satan à celles qui lui donnent prise par leurs penchans coupables.

Mais bientôt tout devient réel et matériel. Il n’est pas de saint qui ne voie au moins une fois le diable lui apparaître sous forme humaine ; saint Martin l’a même rencontré déguisé de manière à ressembler au Christ. Le plus souvent toutefois, en sa qualité d’ange des ténèbres, il apparaît comme un homme tout noir, et c’est sous cette couleur qu’il s’échappe des temples païens et des idoles que renverse le zèle des néophytes. Enfin l’idée que l’on peut faire un pacte avec le diable pour se procurer ce que l’on désire le plus en échange de son âme surgit au VIe siècle avec la légende de saint Théophile. Celui-ci, dans un moment d’orgueil blessé, remit à Satan une abjuration signée ; mais, dévoré de remords, il obtint de la vierge Marie qu’elle reprît au mauvais ange la pièce fatale[4]. Ce détail d’une légende, écrite surtout dans le dessein de répandre le culte de Marie, devait avoir de graves conséquences. Le diable en effet vit augmenter bien plus encore son prestige lorsque la conversion des envahisseurs de l’empire et les missions envoyées dans les contrées qui n’en avaient jamais fait partie eurent introduit dans le sein de l’église une masse absolument ignorante et toute pénétrée encore de polythéisme. L’église et l’état, unis depuis Constantin et plus encore depuis Charlemagne, firent ce qu’ils purent pour dégrossir les esprits épais dont ils étaient les tuteurs ; mais, à vrai dire, il aurait fallu que les princes temporels et spirituels fussent moins dominés eux-mêmes par les superstitions qu’ils voulaient combattre. Si quelques papes habiles purent faire entrer dans les plans de leur politique une certaine tolérance pour des coutumes et des erreurs qui semblaient indéracinables, la grande majorité des évêques et des missionnaires crurent fermement qu’ils combattaient le diable et sa séquelle en s’efforçant d’extirper le polythéisme ; ils inoculèrent la même croyance à leurs convertis et prolongèrent par là bien longtemps l’existence des divinités païennes. Les bons vieux esprits de la nature champêtre eurent surtout la vie dure. La légende sacrée en recueillit beaucoup, et la mythologie comparée reconnaît un grand nombre d’anciens dieux celtes et germains dans les patrons vénérés par nos ancêtres. Bien longtemps, et sans que cela fût regardé comme une renonciation à la foi catholique, il y eut en Angleterre, en France, en Allemagne, des offrandes présentées, soit par la reconnaissance, soit par la crainte, aux esprits des champs et des forêts ; les femmes surtout se montrèrent tenaces dans leurs vieilles habitudes. Comme pourtant l’église ne cessait d’appeler démons et diables tous les êtres surhumains qui n’étaient pas saints ou anges, et que le caractère des anciens dieux n’avait après tout rien d’angélique, il s’opéra un dédoublement. Le royaume des saints s’enrichit de leurs bons côtés sous des noms nouveaux, le royaume des démons eut le reste. La croyance au diable, qui, dans les premiers siècles, avait encore quelque chose d’élevé, devint décidément grossière et stupide. C’est au commencement du moyen âge que l’on se mit à regarder certains animaux, tels que le chat, le crapaud, le rat, la souris, le chien noir, le loup, comme servant, de préférence à tous les autres, de symboles, d’auxiliaires et même de forme momentanée au diable et à ses serviteurs. On a vu de nos jours qu’ordinairement ces animaux étaient consacrés ou sacrifiés aux divinités dont les démons avaient pris la place. Des souvenirs de sacrifices humains célébrés en l’honneur des anciens dieux doivent être à la base de l’idée que Satan et ses esclaves sont friands de chair humaine. Le loup-garou, l’homme-loup qui dévore les enfans, a été successivement un dieu, un diable et un sorcier allant au sabbat sous forme de loup pour ne pas être reconnu. Nous savons tous qu’il n’y eut jamais de sorcière sans chat. Une plaie trop fréquente au sein de populations dénuées de toute habitude de propreté, la vermine, fut aussi depuis lors mise sur le compte du diable et de ses serviteurs. C’est aussi vers le même temps que la forme corporelle du diable devient quelque chose d’arrêté : c’est celle des anciens faunes et satyres, le front cornu, la bouche lippue, la peau velue, une queue, le pied fourchu du bouc ou le sabot du cheval. Nous pourrions accumuler ici les détails semi-burlesques, semi-tragiques ; nous préférons marquer les points saillans du développement de la croyance. Au moment où nous sommes arrivés, il faut l’envisager sous un nouveau jour. Chez les Juifs des derniers temps avant notre ère, Satan était devenu l’adversaire proprement dit du Messie, — chez les premiers chrétiens, l’antagoniste direct du sauveur des hommes ; mais au moyen âge le Christ est au ciel, bien loin et bien haut : l’organisme vivant, immédiat, devant réaliser son royaume sur la terre, c’est l’église. Par conséquent ce sont désormais l’église et le diable qui auront affaire ensemble. La foi du charbonnier consiste à croire ce que croit l’église, et quand on demande au charbonnier ce que croit l’église, le charbonnier répond intrépidement : Ce que je crois. De même, si l’on demandait pendant cette période : Que fait le diable ? on devrait répondre : Ce que l’église ne fait pas. — Et qu’est-ce que l’église ne fait pas ? — Ce que fait le diable. — Et tout serait dit par là. Les sabbats, que les anciens conciles appelés à s’en occuper relèguent encore dans les régions imaginaires, sont devenus quelque chose de très réel. L’idée germanique de féauté, c’est-à-dire l’idée que la fidélité au suzerain est la première des vertus, comme la trahison du vassal est le plus grand des crimes, s’est introduite dans l’église, et n’a pas peu contribué à donner à tout ce qui se rapproche d’une infidélité au Christ les couleurs de la plus noire dépravation. Le sorcier du reste est aussi fidèle à son maître Satan que le bon chrétien à son suzerain céleste, et de même que chaque année les vassaux viennent rendre hommage à leur seigneur, de même les hommes-liges du diable s’empressent d’aller lui rendre un honneur pareil, tantôt à jour fixe, tantôt sur une convocation spéciale. C’est encore une transformation du mythe celte et germain de la chasse sauvage ou du grand-veneur que les courses échevelées à travers les airs des sorciers et des sorcières s’empressant au rendez-vous nocturne ; mais le maître qui a donné ce rendez-vous est une sorte de dieu, et dans les grandes assemblées de la tribu diabolique on l’honore surtout en célébrant le contraire de la messe. On adore l’esprit du mal en retournant les cérémonies qui servent à glorifier le Dieu du bien. Le nom lui-même de sabbat provient de la confusion qui s’est opérée entre le culte du diable et la célébration d’un culte non catholique. Aussi l’église met-elle absolument sur le même rang le juif, l’excommunié, l’hérétique et le sorcier. Une circonstance contribua beaucoup à cette confusion. La plupart des sectes révoltées contre l’église, celle surtout qui tient une grande et lugubre place dans notre histoire nationale, l’hérésie dite albigeoise, étaient pénétrées à un haut degré du vieux levain gnostique et manichéen. Le dualisme était le principe de leur théologie[5]. De là vint l’idée que leurs assemblées religieuses, rivales de la messe, ne sont autre chose que la messe dite à l’envers, et que tel est le genre de culte que Satan préfère. Si maintenant on se rappelle avec quelle docilité l’état, au moyen âge, se laissa persuader par l’église que son premier devoir était d’exterminer les hérétiques, l’on ne trouvera plus rien de surprenant dans la rigueur des lois pénales édictées contre les prétendus sorciers.

C’est le caractère absorbant de la croyance au diable pendant le moyen âge qu’il importe de faire bien comprendre ; ceux qui croient encore de nos jours à Satan auraient de la peine à se figurer jusqu’à quel point elle dominait. C’est l’idée fixe de tout le monde, surtout du XIIIe au XVe siècle, période que l’on peut signaler comme ayant marqué l’apogée de cette superstition. Une idée fixe tend, chez ceux qui en sont obsédés, à ramener tout à elle-même. Quand, par exemple, on suit d’un peu près ceux de nos contemporains qui donnent dans le spiritisme, on est émerveillé de la fertilité de leur imagination lorsqu’il s’agit d’interpréter en faveur de leur croyance les événemens les plus insignifians et les plus indifférens par eux-mêmes. Une porte mal fermée qui s’entr’ouvre, une mouche qui décrit des arabesques dans son vol, un objet mal équilibré qui tombe, le craquement d’un meuble pendant la nuit, il n’en faut pas davantage pour les lancer à perte de vue dans les espaces. Généralisons un tel état d’esprit en substituant la foi dans les interventions continuelles du diable à l’innocente illusion de nos spiritistes, et nous nous représenterons assez bien ce qui se passait au moyen âge. Parmi les faits et les écrits sans nombre que nous pourrions citer, nous signalerons les Révélations, bien oubliées aujourd’hui, mais jadis très répandues de l’abbé Richeaume ou Richalmus, qui florissait vers l’an 1270 en Franconie, et qui appartenait à l’ordre de Citeaux[6]. L’abbé Richeaume s’attribuait un don particulier de discernement pour apercevoir et entendre les satellites de Satan, qui d’ailleurs, à l’en croire, lutinent toujours de préférence les gens d’église et les bons chrétiens. Lui en font-ils endurer, à ce pauvre abbé, ces suppôts de l’enfer ! Depuis les distractions qu’il peut avoir pendant la messe jusqu’aux nausées qui troublent trop souvent ses digestions, depuis les fausses notes des chantres officians jusqu’aux accès de toux qui interrompent ses discours, toutes les contrariétés qui lui arrivent sont œuvres démoniaques. « Par exemple, dit-il au novice qui lui donne la réplique, lorsque je m’assieds pour faire une lecture spirituelle, les diables font que l’envie de dormir me prend. Alors j’ai pour coutume de sortir les mains hors de mes manches pour qu’elles deviennent froides ; mais ils me piquent sous mes habits à la façon d’une puce, et attirent ma main à l’endroit piqué, de sorte qu’elle se réchauffe, et que ma lecture redevient nonchalante. » Ils aiment à enlaidir les hommes. A celui-ci ils font un nez rugueux, à celui-là des lèvres fendues. S’aperçoivent-ils qu’un homme aime à fermer décemment les lèvres, ils rendent la lèvre inférieure pendante. « Tiens, dit-il à son novice, regarde cette lèvre : voilà vingt ans qu’un diablotin s’y tient accroché, uniquement pour qu’elle pende. » Et cela continue sur ce ton. Quand le novice lui demande s’il y a beaucoup de démons qui fassent ainsi la guerre aux hommes, l’abbé Richeaume lui répond que chacun de nous est entouré d’autant de démons qu’un homme plongé dans la mer a d’eau tout autour de son corps. Heureusement le signe de la croix suffit le plus souvent pour déjouer leur malice, mais pas toujours, car ils connaissent bien le cœur humain et savent le prendre par ses faibles. Un jour que l’abbé faisait ramasser par ses moines des pierres pour édifier un mur, il entendit très distinctement un jeune diable, caché sous les pierres, qui s’écriait : « Quel pénible travail ! » Et il ne disait cela que pour inspirer aux moines l’envie de se plaindre de la corvée qui leur était imposée. Au signe de la croix, il est souvent utile d’ajouter l’effet de l’eau bénite et du sel. Les démons ne peuvent pas souffrir le sel. « Quand je suis à table et que le diable m’a ôté l’appétit, dès que j’ai goûté un peu de sel, l’appétit me revient ; un peu après, il disparaît encore, je reprends du sel, et de nouveau j’ai faim. » Dans les cent trente chapitres dont se composent ses Révélations, l’abbé Richeaume ne fait guère autre chose que de soumettre ainsi à son idée fixe les circonstances les plus triviales de la vie domestique et surtout de la vie de couvent ; mais la popularité dont jouit ce livre, qui parut après sa mort, prouve qu’il avait simplement abondé dans le sens de ses contemporains. On pourrait trouver d’innombrables parallèles dans la littérature du temps. La Légende dorée de Jacques de Voragine, l’un des livres les plus lus au moyen âge, peut en donner une idée suffisante.

Cette préoccupation perpétuelle du diable eut deux conséquences également logiques, bien que d’un caractère très opposé. Elle eut tout à la fois son côté comique et son côté sombre. A force de voir Satan partout, on avait fini par se familiariser avec lui, et par une sorte de protestation inconsciente de l’esprit contre les monstres imaginaires créés par la doctrine traditionnelle, on s’était enhardi au point d’en prendre souvent à son aise avec sa majesté cornue. Les légendes le montraient toujours si misérablement attrapé par la sagacité des saints et des bons prêtres, que sa réputation d’astuce faisait lentement place à une renommée toute contraire. On en était venu à croire qu’il n’était pas impossible de spéculer sur la sottise du diable. Par exemple n’avait-il pas eu la naïveté de fournir à des architectes dans l’embarras des plans de construction superbes pour les cathédrales d’Aix-la-Chapelle et de Cologne ? Il est vrai qu’à Aix il avait exigé en récompense l’âme de la première personne qui entrerait dans l’église, et à Cologne celle de l’architecte lui-même ; mais il avait trouvé plus fin que lui. A Aix, on fit entrer une louve à coups de pique dans l’église récemment achevée ; à Cologne, l’architecte, déjà en possession du plan promis, au lieu de remettre à Satan une traite en due forme sur son âme, tire brusquement de dessous sa robe un ossement des onze mille vierges et le brandit au nez du diable, qui décampe en poussant mille jurons. On sait quel rôle de premier ordre lui est assigné dans le théâtre religieux du moyen âge. La rédemption passait encore dans l’imagination populaire pour une ruse divine saintement jouée aux dépens de l’ennemi des hommes. Il était donc naturel d’imaginer une foule d’autres cas où Satan était pris dans ses propres filets. Quels rires ces déconvenues excitaient chez le bon peuple ! A mille indices, on serait tenté de croire qu’il était devenu le personnage, sinon le plus sympathique, du moins le plus goûté des mystères. Les autres avaient leur rôle tout tracé par la tradition ; avec lui, on pouvait espérer de l’imprévu. Aussi pendant longtemps le voit-on représenter l’élément comique du drame religieux. Son caractère, moitié jocrisse, moitié gouailleur, se prête à tout. En France, où l’on a toujours aimé à soumettre le théâtre à des règles précises, il y eut un genre de pièces populaires qu’on appelait les diableries, mascarades grossières et souvent obscènes dans lesquelles devaient se démener au moins quatre diables. De là vient, paraît-il, l’expression faire le diable à quatre. En Allemagne aussi, le diable devient plaisant sur la scène. Il existe un vieux mystère saxon de la passion où Satan répète comme un écho moqueur les dernières paroles de Judas qui se pend ; puis, lorsque, selon la tradition sacrée, les entrailles du traître se sont répandues, il les ramasse dans un panier, et chante, en les emportant, une ariette appropriée à la circonstance.

Cela n’empêchait pourtant pas d’avoir le plus souvent une peur atroce du diable. Au théâtre, pendant le moyen âge, on était en quelque sorte à l’église. Là, rien ne défendait de berner à plaisir l’être détesté dont les maléfices étaient impuissans contre les acteurs des saintes représentations ; mais on ne pouvait passer sa vie à écouter les mystères, et les réalités quotidiennes ne tardaient pas à lui rendre tout son prestige. Naturellement le nombre des individus soupçonnés d’un commerce quelconque avec Satan devait être énorme. C’était la première idée qui vînt à l’esprit de quiconque ne savait comment expliquer le succès d’un adversaire ou la réussite d’une entreprise audacieuse. Enguerrand de Marigny, les templiers, notre pauvre Jeanne Darc, bien d’autres illustres victimes des haines politiques, furent convaincus de sorcellerie. Des papes eux-mêmes, tels que Jean XXII, Grégoire VII, Clément V, encoururent le même soupçon. A la même époque, on voit paraître l’idée que les pactes conclus avec le diable sont signés du sang du sorcier, afin qu’il soit bien stipulé que sa personne, sa vie entière appartient désormais au maître infernal. En même temps ressuscite une vieille superstition italienne qui consiste à faire périr ceux que l’on hait en mutilant ou en perçant des figurines de cire ensorcelées, faites à l’image de la personne désignée. Il y eut des conciles tout exprès pour sévir contre la sorcellerie que l’on croyait répandue partout. Le pape Jean XXII, accusé lui-même de sorcellerie, énonce dans une bulle de l’an 1317 la douleur amère que lui causent les pactes conclus avec le démon par ses médecins et ses courtisans, qui entraînent d’autres hommes dans le même commerce impie. A partir du XIIIe siècle, on poursuivit le crime de sorcellerie à l’égal des plus grands forfaits, et l’ignorance populaire ne fut que trop disposée à fournir des alimens au zèle des inquisiteurs. Toulouse vit brûler la première sorcière, Angela de Labarète, dame noble, âgée de cinquante-six ans, qui fit partie en cette qualité spéciale du grand auto-da-fé qui eut lieu dans cette ville en 1275. A Carcassonne, de 1320 à 1350, on signale plus de quatre cents exécutions pour crime de sorcellerie. Cependant ces sanglantes horreurs avaient encore au XIVe siècle un caractère local ; mais en 1484 un acte du pape Innocent VIII étendit à la chrétienté tout entière cette terrible procédure. Alors commença par toute l’Europe catholique la lugubre chasse aux sorciers qui marque le paroxysme de la croyance au diable, qui la concentre et la condense pendant plus de trois siècles, et qui, succombant à la fin sous la réprobation de la conscience moderne, devait emporter avec elle la foi dont elle était issue.


III

Au XV° siècle, une détente momentanée du fanatisme orthodoxe rendait la tâche des inquisiteurs assez difficile en ce qui concernait l’hérésie proprement dite. Il semble qu’aux bords du Rhin comme en France on commençait à se lasser du vampire insatiable qui menaçait tout le monde et ne guérissait aucun des maux de l’église, qui se l’était appliqué comme un remède héroïque. La foi en l’église elle-même, comme institution parfaite et infaillible, périclitait, et les inquisiteurs se plaignaient au saint-siège des difficultés croissantes que leur opposaient les pouvoirs et les clergés locaux ; mais ceux-là mêmes qui doutaient de l’église ou qui penchaient vers la tolérance des opinions religieuses n’entendaient pas qu’on laissât un libre cours aux maléfices du diable et de ses agens. C’est alors que parut la fameuse bulle Summis desiderantes, par laquelle Innocent VIII ajoutait aux pouvoirs des officiers de l’inquisition celui de poursuivre les auteurs de sortilèges et de leur appliquer les règles qui jusqu’alors n’avaient frappé que la depravatio hœretica. Longue est la liste des maléfices énumérés par la bulle pontificale, depuis les tempêtes et les dévastations des moissons jusqu’aux sorts jetés sur les hommes et les femmes pour les empêcher de perpétuer l’espèce humaine. Armés de cette bulle qui fulminait contre les récalcitrans les peines les plus sévères, qui fut confirmée par d’autres offices de même origine et de même tendance, les inquisiteurs Henri Institoris et Jacob Sprenger rédigèrent ce Marteau des sorcières, — Malleus maleficarum, — qui fut longtemps pour toute l’Europe le code classique de la procédure à suivre contre les individus soupçonnés de sorcellerie. Ce livre reçut la sanction pontificale, l’approbation de l’empereur Maximilien et celle de la faculté théologique de Cologne. La lecture de ce pesant et ennuyeux traité ne tarde pas à donner le frisson. Cette étude prolongée du faux tenu pour vrai, ces sophismes perpétuels, la pédantesque naïveté avec laquelle les auteurs ressassent tout ce qui peut donner une ombre de vraisemblance à leurs mauvais rêves, la froide cruauté qui dicte leurs procédés et leurs arrêts, tout remplirait le lecteur moderne de répulsion, s’il n’avait le devoir de traduire à la barre de l’histoire l’une des aberrations les plus lamentables qui aient faussé la conscience de l’humanité. On trouve réponse à tout dans cet affreux grimoire. On y voit pourquoi le diable[7] donne à ses serviteurs le pouvoir de se changer reali iransformatione et essentialiter en loups et autres bêtes dangereuses, pourquoi c’est une hérésie que de nier la sorcellerie, comment les incubes et succubes s’y prennent pour en venir à leurs fins, quomodo procreent, pourquoi l’on n’a jamais vu tant de sorciers qu’au temps présent, pourquoi David chassait déjà le démon tourmenteur de Saül en lui montrant sa harpe, qui ressemblait à une croix, etc. S’il y a plus de sorcières que de sorciers, c’est que les femmes sont plus crédules que les hommes aux promesses de Satan, c’est que la fluidité de leur tempérament les rend plus aptes à recevoir des révélations, c’est enfin que les femmes, étant les plus faibles, ont volontiers recours aux moyens surnaturels pour satisfaire leurs vengeances ou leur sensualité. Toute sorte de recettes sont recommandées aux personnes sages pour se garantir des sorts qu’on peut leur jeter. Le signe de la croix, l’eau bénite, l’usage judicieux du sel et du nom de la sainte Trinité constituent les principaux exorcismes. Le son des cloches est aussi regardé comme un préservatif d’une grande énergie, et c’est pourquoi il est bon de les faire sonner pendant les orages, car, en chassant les démons qui ne peuvent supporter ce son sacré, elles les empêchent de continuer leur œuvre de perturbation. Cette superstitieuse coutume, qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours, dénote clairement la confusion des démons de l’église et des anciennes divinités des tempêtes et du tonnerre.

Ce qui surtout commande l’attention, c’est la procédure criminelle développée par les auteurs, et qui fit loi partout. Elle est exactement calquée sur celle que l’inquisition avait instituée contre les hérétiques. La sorcellerie, provenant d’un pacte avec le diable, supposant l’abjuration du vœu baptismal, est une espèce d’apostasie, une hérésie au premier chef. Les dénonciations sans preuve sont admises. Il suffit même que le bruit public avertisse le juge pour que celui-ci instruise. Sont admis à déposer tous ceux qui se présentent, même les infâmes, même les ennemis personnels de la sorcière. Les débats doivent être sommaires et autant que possible allégés des formalités inutiles. L’accusée doit être minutieusement interrogée jusqu’à ce que l’on trouve dans les particularités de sa vie de quoi fortifier les soupçons qui pèsent sur elle. Le juge n’est pas tenu de lui nommer ses dénonciateurs. Elle peut avoir un défenseur, qui n’en saura pas plus qu’elle, et qui devra se borner à la défense de la personne incriminée, mais non de ses actes criminels ; autrement le défenseur serait suspect à son tour. L’aveu de la coupable doit être obtenu par la torture, ainsi que la déclaration de toutes les circonstances relatives à son forfait. Toutefois on peut lui promettre la vie sauve, quitte à ne pas tenir cette promesse (cela est textuellement énoncé), si à cette condition les aveux sont complets et prompts. La torture est continuée de trois en trois jours, et le juge doit prendre toutes les précautions voulues pour que l’effet des tortures ne soit pas neutralisé par quelque charme caché dans quelque endroit secret du corps de l’accusée. Il doit même éviter de la regarder en face, car on a vu des sorcières douées par le diable d’un pouvoir tel que le juge dont elles avaient pu rencontrer le regard de face ne se sentait plus la force de les condamner. Quand enfin elle est bien et dûment convaincue, elle est livrée au bras séculier, qui doit la mener à la mort… sans phrase.

Il est facile de voir par ce bref aperçu que les malheureuses qui tombaient sous les griffes de ce terrible tribunal n’avaient qu’à laisser l’espérance à la porte de leur prison. Rien de plus désolant que la revue attentive des procès en sorcellerie. Les femmes sont toujours, comme l’expliquent doctement les inquisiteurs, en majorité. Les haines, les jalousies, les vengeances, surtout les soupçons inspirés par la misère et l’ignorance pouvaient se donner libre carrière, et n’y manquèrent point. Souvent aussi de malheureuses femmes furent les victimes de leur propre imagination, surexcitée par un tempérament hystérique ou par la terreur de l’enfer éternel. Ceux qui de nos jours ont pu examiner de près les cas de mania religiosa savent avec quelle facilité les femmes surtout se croient l’objet de la réprobation céleste et fatalement vouées au pouvoir du diable. Toutes ces infortunées, que nous traitons aujourd’hui avec une extrême douceur dans des institutions spéciales, durent passer pour des possédées ou des sorcières, et ce qui est affreux, c’est que beaucoup crurent sérieusement l’être. Beaucoup racontèrent qu’elles avaient en effet été au sabbat, qu’elles s’y étaient livrées aux plus ignobles débauches. Combien de pareils aveux aggravaient ensuite la position de celles qui niaient avec la fermeté de l’innocence les turpitudes dont elles étaient accusées ! La torture était là pour leur arracher ce qu’elles refusaient de dire, et ainsi s’enracinait dans l’esprit de juges, même relativement humains et équitables, la conviction qu’en outre des crimes commis par les moyens naturels il y avait toute une série de forfaits d’autant plus redoutables que leur origine était surnaturelle. Comment déployer trop de rigueur contre de pareils coupables ?

Dans la seule année 1485 et dans le seul district de Worms, 85 sorcières furent livrées aux flammes. A Genève, à Bâle, à Hambourg, à Ratisbonne, à Vienne, dans une foule d’autres villes, il y eut des exécutions du même genre. A Hambourg, entre autres, on brûla vif un médecin qui avait sauvé une femme en couches abandonnée par la sage-femme. L’an 1523, en Italie et après une nouvelle bulle contre la sorcellerie lancée par le pape Adrien VI, le seul diocèse de Côme vit brûler plus de cent sorcières. En Espagne, ce fut pis encore : en 1527, deux petites filles de neuf à onze ans dénoncèrent une masse de sorcières qu’elles prétendaient reconnaître à un signe dans l’œil gauche. En Angleterre et en Écosse, la politique s’en mêla ; Marie Stuart était particulièrement animée contre les sorciers. En France, le parlement de Paris avait eu l’heureuse idée en 1390 d’enlever cette sorte d’affaires au for ecclésiastique, et sous Louis XI, Charles VIII et Louis XII il n’y eut presque pas de condamnation du chef de sorcellerie ; mais depuis François Ier et surtout depuis Henri II le fléau reparut. Un homme d’une réelle valeur à d’autres égards, mais littéralement fou sur l’article des sorciers, Jean Bodin, communiqua sa folie à toutes les classes de la nation. Son contemporain et disciple Boguet imprime tout au long que la France fourmille de sorciers et de sorcières. « Ils multiplient en terre, dit-il, comme chenilles en nos jardins… Je désireroys qu’ils fussent tous mys en un seul corps pour les faire brusler tout à une fois en un seul feu. » La Savoie, la Flandre, les montagnes du Jura, la Lorraine, le Béarn, la Provence, presque toutes nos provinces virent se consommer d’effroyables hécatombes. Au XVIIe siècle, la fièvre démoniaque se ralentit, mais non sans recrudescences partielles dont le plus souvent des couvens de nonnes hystériques étaient les ardens foyers. Tout le monde connaît les épouvantables histoires des prêtres Gaufridy et Urbain Grandier. En Allemagne, surtout dans la partie méridionale, les supplices de sorciers furent encore plus fréquens. Il est telle insignifiante principauté dans laquelle 242 personnes au moins furent brûlées de l’an 1640 à 1651. Détail qui fait frémir ! on voit dans les actes officiels de ces supplices que, parmi les exécutés, il y eut des enfans d’un à six ans ! En 1697, le juge en sorcellerie Nicolas Remy se vantait d’avoir fait brûler 900 personnes en quinze ans. Il paraît même que c’est aux procès de sorciers que l’Allemagne dut l’introduction de la torture comme moyen juridique ordinaire de découvrir la vérité. M. Roskoff a reproduit un catalogue des exécutions de sorciers et de sorcières dans la ville épiscopale de Wurzbourg en Bavière jusqu’en 1629[8], en tout 31 exécutions, sans compter quelques autres que les auteurs du catalogue n’ont pas regardées comme assez importantes pour être mentionnées. Le nombre des suppliciés, à chacune de ces exécutions, varie de 2 à 7. Beaucoup ne sont indiquées que par un surnom : « la grosse Bossue, » l’Amoureuse, » le Gardien du pont, » la vieille Charcutière, » etc. On y trouve toutes les professions et tous les rangs, des acteurs, des ouvriers, des jongleurs, des filles de la ville et de la campagne, de riches bourgeois, des nobles, des étudians, même des magistrats, ainsi qu’un assez grand nombre de prêtres. Plusieurs sont simplement notés : « un étranger, une étrangère. » Çà et là le rédacteur joint au nom de la personne condamnée son âge et une courte notice. Ainsi nous remarquons parmi les victimes de la vingtième exécution « Babelin, la plus jolie fille de Wurzbourg, » « un étudiant qui savait parler toute sorte de langues, qui était un excellent musicien vocaliter et instrumentaliter, » « le directeur de l’hôpital, homme fort savant. » On trouve aussi dans ce lugubre catalogue la navrante mention d’enfans brûlés comme sorciers, ici une petite fille de neuf à dix ans avec sa petite sœur, plus jeune encore (leur mère fut brûlée peu après), des garçons de dix et de douze ans, une jeune fille de quinze, deux enfans de l’hôpital, le petit garçon d’un conseiller… La plume tombe des mains quand il faut retracer de pareilles monstruosités. Ceux qui veulent doter la catholicité du dogme de l’infaillibilité des papes entendront-ils, avant d’émettre leur vote, ce que disent devant l’histoire et devant Dieu les cris des pauvres innocens jetés au feu par les bulles pontificales ?

Cependant le XVIIe siècle vit diminuer de plus en plus les procès et surtout les supplices de sorciers. Louis XIV, dans une de ses bonnes heures, adoucit notablement, en 1675, les rigueurs de cette législation spéciale. Encore dut-il essuyer pour cela les remontrances unanimes du parlement de Rouen, qui crut que la société était perdue, si l’on se bornait à condamner les sorciers à la réclusion perpétuelle. Le fait est que la croyance aux sorciers était encore assez répandue pour que de temps à autre, même pendant tout le XVIIIe siècle, il y eût encore des exécutions isolées. L’une des dernières et des plus retentissantes fut celle de la supérieure du cloître d’Unterzell, près de Würzbourg, Renata Sœnger (1749). A Landshut, en Bavière, l’an 1756, on fit encore mourir une jeune fille de treize ans convaincue d’avoir mené un commerce impur avec le diable. Séville en 1781, Glaris en 1783, virent les deux derniers exemples connus de cette fatale démence.


IV

On s’est quelquefois fait une arme contre le christianisme de ces sanglantes horreurs, dues en dernière analyse, disait-on, à une croyance que le christianisme seul avait inoculée à des populations qui l’eussent toujours ignorée sans lui. Ce point de vue est superficiel et pèche par son inexactitude historique. Le premier et vrai coupable, c’est le point de vue dualiste, qui est bien antérieur au christianisme et qui lui a survécu. L’antiquité païenne eut ses nécromans, ses magiciens, ses vieilles stryges, lamiœ et veneficœ, qu’on ne redoutait pas moins que nos sorcières. Nous avons montré que le dualisme est inhérent à toutes les religions de la nature ; que, parvenues à leur développement complet, ces religions aboutissent, comme en Perse, dans l’Inde et même dans les dernières évolutions du paganisme gréco-romain, à une conception éminemment dualiste des forces ou des divinités qui dirigent le cours des choses ; que le Satan juif doit, non son origine personnelle, mais sa croissance et sa dépravation totale à son contact avec l’Ahriman persan ; que le Satan chrétien a hérité à son tour, lui et ses démons, de ce que les divinités vaincues avaient de plus mauvais dans leur caractère et de plus effrayant dans leurs formes symboliques. En réalité, le diable du moyen âge est à la fois païen, juif et chrétien. Il est chrétien parce que son domaine proprement dit est le mal moral, les maux physiques dont il est l’auteur n’arrivant qu’en suite de son désir passionné de corrompre les âmes, et celles-ci ne se donnant à lui que dans des intentions coupables. Il est juif en ce sens que son pouvoir, quelque grand qu’il soit, ne saurait dépasser les limites qu’il a plu à la toute-puissance divine de lui tracer. Enfin il est païen par tout ce qu’il conserve des anciennes croyances polythéistes. On a le droit de regarder la foi aux démons, telle qu’elle est sortie du moyen âge, comme la revanche du paganisme, ou, si l’on veut, comme le résidu non absorbé du vieux polythéisme se perpétuant sous d’autres formes.

Ce qui prolongea le règne de Satan et de ses démons, ce ne fut pas seulement l’autorité de l’église, ce fut surtout l’état d’esprit que décèlent jusqu’à une époque rapprochée de la nôtre les travaux à prétention scientifique de toute la période antérieure à Bacon et à Descartes. La connaissance réelle de la nature était nulle, le sentiment de l’inviolabilité de ses lois encore à naître. L’alchimie, l’astrologie, la médecine du temps, versaient régulièrement dans la magie ; elles croyaient, tout aussi bien que la théologie contemporaine, aux forces occultes, aux talismans, au pouvoir des paroles, aux transmutations impossibles ; même après la renaissance quel fatras mystique et superstitieux que les doctrines physiologiques de Cardan, de Paracelse, de van Helmont ! Il faut bien que l’état général des esprits, déterminé en grande partie par l’église, je le reconnais, mais par l’église subissant elle-même l’influence des idées régnantes, ait été la cause proprement dite de cette longue série de sottises et d’abominations qui constitue l’histoire du diable au moyen âge et dans les temps modernes. La preuve en est que, dans un temps et dans des pays où l’église était encore très puissante et très peu endurante, on vit la croyance au diable baisser, pâlir, se retirer de la vie réelle, subir des assauts réitérés, tomber lentement dans le ridicule sans qu’aucune persécution notable ait signalé ce très grave changement dans les idées de l’Europe éclairée. Les vieux contes prétendaient que les sabbats les plus tumultueux s’évanouissent comme une fumée au lever du soleil ; en vérité, les vieux contes ne savaient pas jusqu’à quel point l’avenir devait leur donner raison.

Les deux grands faits qui, en modifiant profondément l’état général des esprits, ont amené cette irrémédiable décadence, furent l’influence indirecte de la réforme et les progrès de la science rationnelle. On s’étonnera peut-être de voir mentionner ici la réforme. Les réformateurs du XVIe siècle ne combattirent nullement la foi au diable. Luther lui-même y tenait beaucoup, et la plupart de ses amis aussi. Calvin dut à une certaine sécheresse d’esprit, à sa défiance de tout ce qui laissait trop de jeu à l’imagination, de rester toujours très sobre en parlant d’un sujet qui faisait délirer les meilleures têtes ; mais il n’en partagea pas moins les idées communes sur Satan, son pouvoir, et les énonça plus d’une fois. Aussi parlons-nous d’une influence indirecte, qui n’en fut pas moins très forte. Ce qui dans les populations qui adoptèrent la réforme porta un premier coup, et un coup très sensible, à sa majesté infernale, ce fut qu’en vertu même des principes proclamés on n’en eut plus peur du tout. L’idée si énergique chez les protestans du XVIe siècle de la souveraineté absolue de Dieu, cette idée qu’ils poussent jusqu’au paradoxe de la prédestination, les amena bien vite à ne plus voir dans Satan qu’un instrument de la volonté divine, dans ses agisse-mens que des moyens dont il plaisait à Dieu de se servir pour réaliser ses desseins secrets. En vertu de sa foi, le chrétien n’avait plus qu’à mépriser l’ange rebelle, totalement impuissant contre les élus. On sait comment Luther le reçut lors de la visite qu’il vint lui faire à la Wartbourg[9]. La simplification du culte et la négation des pouvoirs surnaturels délégués au clergé contribuèrent aussi beaucoup à dissiper le cauchemar dans l’esprit des simples. Plus d’exorcismes, ni au baptême, ni dans les cas supposés de possession démoniaque ; plus de ces mises en scène qui terrifiaient les imaginations, ou le prêtre, brandissant le goupillon, se battait à coups d’eau bénite avec le démon, qui ripostait par d’affreux blasphèmes. Personne désormais ne croit plus aux incubes ni aux succubes. S’il est encore çà et là question de personnes possédées, la prière et l’exhortation morale sont les seuls remèdes pratiqués, et bientôt rien n’est plus rare que d’entendre parler de démoniaques au sein de ces populations. L’idée que les miracles racontés dans la Bible sont les seuls vrais, toute illogique qu’elle soit, n’en fait pas moins qu’on s’habitue à vivre tous les jours sans en espérer comme sans en craindre. Or les miracles du diable sont les premiers à souffrir de ce commencement de décadence de la croyance au surnaturel. Satan redevient donc purement ce qu’il était au Ier siècle, et même moins encore, un esprit tentateur, invisible, impalpable, dont il faut repousser les suggestions, et dont la régénération morale seule délivre, mais délivre à coup sûr. On ne sait même plus lui conserver son vieux rôle dans le drame de la rédemption. Tout se passe maintenant entre le fidèle et son Dieu. En un mot, sans qu’on songe encore à nier l’existence et le pouvoir de Satan, tout en faisant même grand usage de son nom dans l’enseignement populaire et la prédication, la réforme le relègue lentement dans une sphère abstraite, idéale, sans relation bien claire avec la vie réelle. On le considérerait uniquement comme une personnification commode de la puissance du mal moral dans le monde, qu’il n’y aurait rien de changé dans la piété protestante[10]. Le catholicisme français dans sa plus belle période, c’est-à-dire au XVIIe siècle, subissant bien plus qu’on ne s’en doute l’influence de la réforme, présente un caractère tout semblable. Avec quelle sobriété ses plus illustres représentans, Bossuet, Fénelon, des prédicateurs même tels que Bourdaloue, traitent cette partie de la doctrine catholique ! Le bon goût chez eux tient lieu de rationalisme, et qui s’étonne en les lisant qu’un Louis XIV, qui pourtant n’était pas tendre dès qu’il s’agissait de religion, ait pu se montrer sceptique en fait de sorcellerie et moins superstitieux que messieurs de Rouen ?

Même au temps de la plus grande ignorance, il y avait eu des sceptiques à propos des sorciers et des sorcières. La loi lombarde, par une exception remarquable, avait interdit les poursuites contre les masques (c’est ainsi qu’on appelait les sorciers en Italie). Un roi de Hongrie, du XIe siècle, avait déclaré qu’il n’en fallait pas faire mention, par la simple raison qu’il n’y en avait pas. Un archevêque de Lyon, Agobard, avait rangé la croyance aux sabbats parmi les absurdités léguées par le paganisme aux ignorans. Le Marteau des sorcières devait certainement avoir en vue des adversaires qui niaient la sorcellerie et même l’intervention du diable dans les affaires humaines, lorsqu’il démontrait l’une et l’autre à grand renfort d’argumens scolastiques. A l’époque où les condamnations pour crime de convenant avec le diable étaient le plus fréquentes, il y eut un brave jésuite, du nom de Spee, chez qui le sens de l’humanité prévalut contre l’esprit de son ordre. Chargé de la direction des âmes en Franconie, il avait dû accompagner au bûcher, dans l’espace de quelques années, plus de deux cents prétendus sorciers. Un jour l’archevêque de Mayence, Philippe de Schœnborn, lui avait demandé pourquoi ses cheveux grisonnaient déjà, bien qu’il eût trente ans à peine. « De douleur, avait-il répondu, à cause de tant de sorciers que j’ai dû préparer à la mort et dont aucun n’était coupable. » C’est de lui que provient une Cautio criminalis, imprimée sans nom d’auteur en 1631, et qui, sans nier la sorcellerie ni même la légitimité des peines légales édictées contre elle, adjure les inquisiteurs et les magistrats de multiplier les précautions pour ne pas condamner tant d’innocens au dernier supplice. Avant lui, un médecin protestant, Jean Weier, attaché à la personne du duc Guillaume de Clèves, avait écrit dans le même sens un ouvrage fort savant pour l’époque, fruit de lointains voyages et d’observations nombreuses, dans lequel, tout en admettant la réalité de la magie, il niait la sorcellerie proprement dite, et accusait violemment le clergé d’entretenir les superstitions populaires en faisant croire aux bonnes gens que les maux dont il ne pouvait les délivrer avaient pour auteurs des sorciers vendus au diable. Il y avait du courage à tenir de tels propos en ce temps-là. Se poser en défenseur des sorciers, c’était s’exposer à être accusé soi-même de sorcellerie, et les exemples ne sont pas rares dans ces tristes annales de juges et de prêtres victimes de leur humanité ou de leur équité, c’est-à-dire condamnés et brûlés avec ceux qu’ils avaient essayé de sauver. Le médecin français Gabriel Naudé entreprit dans le même cours d’idées son Apologie des hommes accusés de magie (1669) ; mais les causes dont nous avons écrit la lente influence n’avaient pas encore transformé les esprits de telle sorte qu’ils fussent capables de s’émanciper du diable. Il fallait d’une part une démolition radicale de l’édifice, et de l’autre une justification religieuse de cette destruction. Là comme ailleurs, le progrès ne pouvait s’opérer d’une manière puissante qu’à la condition d’ajouter aux argumens de l’ordre purement rationnel la sanction du sentiment religieux. Autrement l’opinion générale se divise en deux camps qui se font mutuellement échec, et restent à se menacer du regard sans avancer d’un pas. Ce qui était venu de l’église devait s’en aller par l’église. L’honneur d’avoir porté un coup décisif à la superstition diabolique revient au pasteur hollandais Balthazar Bakker, qui s’avança dans la lice, non plus seulement au nom du bon sens ou de l’humanité, mais en théologien, et publia son fameux livre intitulé le Monde enchanté (1691-1693). Quatre mille exemplaires écoulés en deux mois, la rapide traduction de ce gros ouvrage dans toutes les langues de l’Europe, les controverses ardentes qu’il suscita et auxquelles il a seul survécu dans la mémoire de la postérité, tout cela montre jusqu’à quel point ce livre fit époque.

Assurément les démonstrations du théologien hollandais n’auraient pas toutes la même valeur à nos yeux. Par exemple, n’osant encore s’émanciper de l’Écriture, considérée par lui comme une autorité infaillible, il tord et retord les textes pour en éliminer la doctrine d’un diable personnel se mêlant aux actions et aux pensées des hommes. Cependant il rend attentif à bien des détails non remarqués avant lui, et dont il résulte que renseignement biblique sur le diable n’est ni fixe, ni un, ni conforme aux opinions du moyen âge. Il soumet à une critique impitoyable tous les argumens usités pour appuyer le préjugé populaire sur des faits tirés de l’expérience. Sa discussion du procès d’Urbain Grandier et des ursulines de Loudun, qui était encore dans toutes les mémoires, dut surtout frapper ses lecteurs. Un fait comme celui-là, qu’on pouvait analyser et discuter pièces en mains, jetait une éclatante lumière sur une masse d’autres faits plus anciens, plus obscurs, auxquels en appelaient constamment les partisans du diable. Pour la première fois aussi, l’histoire universelle était mise à contribution pour exposer l’incontestable filiation des croyances polythéistes et de la croyance chrétienne aux démons. Tout l’esprit du livre se condense dans ces aphorismes de la fin : « Il n’y a de sorcellerie que là où l’on y croit ; n’y croyez pas, et il n’y en aura plus… Débarrassez-vous de toutes ces fables surannées et niaises, mais exercez-vous dans la piété. » C’était une vraie prophétie ; mais il ne fut pas donné à l’auteur de la voir réalisée. A ses opinions irrespectueuses à l’égard de Satan, il joignait le tort, alors très grave aux yeux de l’orthodoxie hollandaise, d’être zélé cartésien. Il fut donc destitué par un synode et mourut peu de temps après ; mais on ne put destituer son livre, qui fit son chemin tout seul, et le fit bien. Depuis lors en effet la cause du diable peut être considérée comme perdue dans la théologie scientifique. Les progrès de l’esprit humain dans la connaissance de la nature et la philosophie moderne firent le reste.

L’esprit scientifique, tel qu’il s’est constitué depuis Bacon et Descartes, ne souffre plus ces conclusions hâtives qui emportaient avec tant d’aisance l’assentiment des siècles où dominait l’imagination, où la promptitude que mettait l’homme à se prononcer sur les sujets les plus obscurs était eu raison directe de son ignorance. La méthode expérimentale, qui est la seule véritable, procure autant de solidité aux thèses qu’elle vérifie, qu’elle inspire de défiance contre tout ce qui sort de son champ d’examen. Sans doute il est des vérités nécessaires que nous ne pouvons faire passer au creuset de l’expérience ; du moins elles- rachètent cet inconvénient par leur connexion étroite avec notre nature, notre vie, notre conscience. Si, par exemple, on pouvait dire que la croyance au diable se recommande par sa haute utilité morale, qu’elle améliore ceux qui la partagent, qu’elle élève les caractères en les rendant plus chastes, plus courageux, plus dévoués, il y aurait encore des motifs d’un ordre respectable pour tâcher de la sauver des attaques formidables de la raison moderne ; mais c’est tout le contraire qui arrive. La croyance au diable tend nécessairement à émousser le sentiment de la responsabilité individuelle. Si je fais le mal, non parce que je suis mauvais, mais parce qu’un autre m’y a poussé avec un pouvoir supérieur à ma volonté propre, ma culpabilité est certainement amoindrie, sinon anéantie. Nous venons de voir les déplorables superstitions, les niaiseries dangereuses, les crimes horribles dont cette croyance a été si longtemps l’inspiratrice. Ce qui prouve contre la sorcellerie, dira-t-on, ne prouve pas contre un génie personnel du mal dont les hommes ont à se défendre comme d’un ennemi tournant perpétuellement autour d’eux pour les pousser au mal. Que l’on veuille pourtant réfléchir que la sorcellerie, ne se détache pas comme cela du principe même dont elle est la fille. Le diable une fois posé, le sorcier en provient tout naturellement. S’il existe réellement un être personnel, en possession de pouvoirs surhumains, cherchant, comme on dit, à nous perdre moralement pour sa satisfaction privée, n’est-il pas évident que, pour mieux réussir, il tâchera d’allécher les âmes faibles en leur fournissant les moyens de se procurer ce qu’elles désirent le plus ? Ce n’est pas sans motif que la croyance au diable a trouvé son épanouissement définitif dans la croyance aux sorciers, et que celle-ci, ayant succombé devant l’expérience, a dans sa ruine entraîné la croyance au diable lui-même. S’il y a vraiment un diable, il y a des sorciers, et, puisqu’il n’y a pas de sorciers, il est clair qu’il n’y a pas de diable : voilà ce que le bon sens condensé des trois derniers siècles nous autorise à conclure, et cette conclusion attendra toujours sa réfutation.

Le XVIIIe siècle eut le tort de s’imaginer qu’il suffisait de jeter du ridicule sur les croyances traditionnelles pour les détruire. Quand une croyance dont on s’est moqué quelque temps a de profondes racines dans la conscience humaine, elle survit aisément aux sarcasmes dont elle a pu être l’objet, et le temps vient où ces sarcasmes ne font plus rire, parce qu’ils froissent le sentiment intime des esprits religieux et le bon goût des esprits délicats ; mais, quant au diable, le rire du XVIIIe siècle est demeuré victorieux. C’est qu’en effet le diable est ridicule. Cet être que l’on prétend si rusé, si malin, si savamment égoïste, et qui s’évertue éternellement à exercer l’ennuyeux métier de corrompre les âmes, finit par être fort sot. Regardé ainsi de près, ramené des hauteurs où la poésie et le mysticisme ont pu quelquefois le porter, mis en regard de la réalité nue, Satan est tout bonnement stupide, et depuis qu’on a clairement senti cela, il a été impossible de lui faire l’honneur d’admettre son existence réelle. Nous aurions pu prolonger cette étude rétrospective des ouvrages qui ont continué, pendant tout le XVIIIe siècle et de nos jours encore, une controverse désormais inutile. Depuis que la constitution réelle de l’univers a dissipé les illusions qui servaient de cadre indispensable à la personne du vieux Satan, c’est-à-dire le ciel fermé, les enfers souterrains et la terre au milieu, depuis que l’on a dû reconnaître la toute-présence et la vie partout active de Dieu dans l’universalité des choses, il n’y a plus, à vrai dire, de place pour lui dans le monde. Rien de pénible et de puéril comme les efforts de quelques théologiens réactionnaires, en Allemagne et ailleurs, pour redonner une ombre de réalité au vieux fantôme sans tomber dans les grosses superstitions que décidément nos rétrogrades eux-mêmes ne peuvent plus digérer. C’est en vain qu’on cherche à lui conserver une place tant soit peu honorable dans quelques traités dogmatiques ou dans des cantiques piétistes. La partie saine du clergé et des populations hausse les épaules ou s’irrite. On permet encore à Satan d’être une expression, un type, un symbole consacré par le langage religieux, mais voilà tout. Quant à lui faire une position quelconque dans les lois, les mœurs, la vie réelle, il n’en est plus question.

Cependant n’y aurait-il absolument rien à tirer de cette longue erreur, qui tient tant de place dans l’histoire des religions et même remonte jusqu’à leurs premières origines ? Faudrait-il avouer que sur ce point l’esprit humain s’est nourri pendant tant de siècles de l’absolument faux ? Cela ne saurait être. Il faut de toute nécessité qu’il y ait eu quelque chose dans la nature humaine qui ait plaidé en sa faveur et maintenu à travers les générations une foi contraire à l’expérience. Je ne dirai pas, comme quelques penseurs, que c’était l’aisance avec laquelle cette doctrine du diable permettait de résoudre le problème de l’origine du mal, car le fait est qu’elle ne résolvait rien. Elle reportait dans le ciel le problème que l’on croyait insoluble sur la terre ; mais qu’y gagnait-on ? Ce qui bien plutôt a soutenu la foi au diable, ce qui en constitue, à vrai dire, l’éternel fondement, c’est la puissance du mal en nous et hors de nous. J’admire la singulière tranquillité d’esprit avec laquelle presque tous nos philosophes français envisagent cette question, ou plutôt l’oublient pour se répandre en phrases éloquentes sur le libre arbitre. Mettons-nous donc en face des réalités. Le fait est que le meilleur d’entre nous est à cent lieues de l’idéal qu’il se propose à lui-même, qu’il est trop faible pour le réaliser, et qu’il en convient dès qu’il est sincère. Un autre fait encore, c’est que nous sommes à chaque instant déterminés au mal par les influences sociales qui noua entourent, et que bien peu ont l’énergie voulue pour réagir victorieusement contre les courans vicieux qui les entraînent. Il ne faut pas tomber dans l’excès des théologiens qui ont enseigné la dépravation totale de la nature humaine, quitte à lui indiquer la voie de la régénération, comme si le miracle même était capable de régénérer une nature totalement corrompue. L’observation atteste que nous sommes égoïstes, mais capables d’aimer, naturellement sensuels, mais non moins naturellement attirés par la splendeur du vrai et du bien, très imparfaits, mais perfectibles. La première condition du progrès, c’est de sentir ce qui nous manque. Pour vivre d’accord avec la conscience, il faut savoir triompher des assauts que là sensualité égoïste, la chair et le sang, le monde et ses entraînemens nous livrent à chaque instant. Voilà le pouvoir diabolique dont il faut nous émanciper. En un sens, nous pourrions dire que nous sommes tous plus ou moins possédés. L’erreur commence dès que l’on veut faire une personne de cette puissance du mal. Quand les théistes disent que Dieu est personnel, ils ne méconnaissent pas ce qu’il y a de défectueux dans la notion de personnalité empruntée à notre nature humaine ; mais comme il est impossible de concevoir un autre mode d’existence que la personnalité et l’impersonnalité, comme Dieu doit posséder toute perfection, ils disent, — faute de mieux, — qu’il est personnel parce qu’il est parfait et qu’une perfection impersonnelle est une contradiction. Le mal au contraire, qui est l’antipode du parfait, est nécessairement impersonnel. C’est contre ses pernicieuses séductions, contre ses ensorcellemens toujours funestes qu’il faut lutter pour que notre vraie personne humaine, notre personne morale, se dégage victorieuse du fumier dans lequel il faut croître. C’est à cette condition qu’elle atteint les régions pures de liberté et d’inébranlable moralité où rien qui ressemble à Satan ne peut plus troubler l’ascension vers Dieu. Voilà tout ce qui reste de la doctrine du diable, mais aussi tout ce qui importe à notre santé morale, et ce qu’il ne faut jamais oublier.


ALBERT REVILLE

  1. Il y eut aussi des théologiens chrétiens, tels qu’Origène, qui crurent à la conversion finale de Satan.
  2. La Religion primitive d’Israël et le développement du monothéisme, 1er septembre 1869.
  3. Il n’excluait pas non plus la croyance orientale aux esprits de la nuit, espèce de djinns dont il est question dans Ésaïe et dans Jérémie, et dont le caractère était plutôt malfaisant. Seulement il proscrivait tout ce qui ressemblait à un culte des génies ténébreux. C’est un démon féminin de ce genre qu’Ésaïe nomme Lilith, la nocturne, et qui a servi plus tard de prétexte à une foule de rêveries rabbiniques. On en fit une épouse de Satan et une séductrice d’Adam.
  4. La Légende dorée de Jacques de Voragine nous apprend pourquoi Satan ne se contentait pas d’une simple promesse verbale. « C’est que les chrétiens, dit-il, sont des tricheurs, me promettent tout aussi longtemps qu’ils ont besoin de moi, et me plantent là pour se réconcilier avec le Christ lorsque, par mon pouvoir, ils ont obtenu ce qu’ils désiraient. »
  5. Je parle, bien entendu, des chefs et des initiés, car la multitude ne pouvait guère pénétrer le fond de la doctrine compliquée du catharisme. Elle n’y voyait qu’une expression vigoureuse de sa haine du clergé. De là vient une autre confusion bien fréquente de nos jours encore entre les vaudois, purs de tout dualisme, et les albigeois, dont le dualisme était la croyance en quelque sorte officielle.
  6. Liber revelationum de insidiis et versutiis dœmonum adversus homines.
  7. Les auteurs enseignent gravement que le mot diabolus vient de dia ou duo, et de bolus, quod est marcellus, parce que le diable, disent-ils, tue deux choses, scilicet corpus et animam.
  8. En 1659, le nombre des exécutés pour sorcellerie se montait dans ce diocèse à 960 ; l’évêché voisin de Bamberg en avait vu brûler au moins 600.
  9. Comparez dans le même ordre d’idées les fortes expressions du catéchisme de Calvin, Dim. IV.
  10. On peut trouver la confirmation de ce que nous avançons ici dans deux faits bien connus, quoique d’un ordre très différent. Le premier, c’est la conduite du médecin protestant Duncan dans l’affaire d’Urbain Grandier ; le second, c’est la transformation poétique de Satan sous la plume de Milton dans un milieu et dans un temps de rigoureuse orthodoxie.