Histoire romaine (Mommsen)/101

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Traduction par Charles Alfred Alexandre.
Albert L. Herold (p. 1-9).




LIVRE PREMIER

DEPUIS ROME FONDÉE JUSQU’À LA SUPPRESSION DES ROIS


Τὰ παλαιότερα σαφῶς μὲν εὑρεῖν διὰ χρόνου πλῆθος ἀδύνατα ἦν. Ἐκ δὲ τεκμηρίων ὧν ἐπὶ μακρότατον σκοποῦντί μοι πιστεῦσαι ξυμϐαίνει, οὐ μεγάλα νομίζω γενέσθαι, οὔτε κατά τοὺς πολέμους, οὔτε ἐς τὰ ἄλλα.

Quant aux faits plus anciens, ils ne pouvaient, à la distance des temps, nous être exactement connus. Toutefois, après avoir jeté le plus loin possible mes regards, et à en juger par les indices les plus dignes de foi, je n’y ai pas trouvé de grands événements, faits de guerre ou autres.

Thucyd., I, i.





HISTOIRE ROMAINE



LIVRE PREMIER

DEPUIS ROME FONDÉE JUSQU’À LA SUPPRESSION DES ROIS




CHAPITRE PREMIER

INTRODUCTION



L’histoire ancienne.La mer Intérieure a des multiples bras qui s’enfoncent au loin dans le continent pour y découper le plus vaste des golfes océaniques. Tantôt elle se rétrécit devant les îles ou les saillies des promontoires : tantôt, elle élargit l’immensité de sa nappe, formant à la fois la séparation et le lien des trois parties de l’ancien monde. Tout alentour, sont venus s’asseoir des peuples, divers de race, à les considérer du seul point de vue des origines et de la langue, mais qui, historiquement parlant, ne constituent qu’un seul et même système. La civilisation des peuples méditerranéens dans ce qu’on appelle assez improprement l’histoire ancienne, fait passer devant nos regards, divisée en quatre grandes périodes, l’histoire de la race copte ou égyptienne, au sud ; celle de la nation araméenne ou syriaque qui occupe la côte orientale, et va s’enfonçant dans l’intérieur de l’Asie jusque sur les bords de l’Euphrate et du Tigre ; et enfin l’histoire des deux peuples jumeaux, les Héllènes et les Italiotes, sur les rivages européens de la même mer. Chacune d’elles à ses débuts touche sans doute à d’autres cycles historiques, à d’autres champs d’étude ; mais bientôt elle prend sa voie et la suit séparément. Quant aux nations de races étrangères ou apparentées qui se montrent autour de ce vaste bassin, Berbères et Nègres en Afrique, Arabes, Perses et Indiens en Asie, Celtes et Germains en Europe, elles sont venues souvent se heurter contre les peuples méditerranéens, sans leur donner, ni recevoir d’eux, les caractères de leur propre progrès. Et s’il est vrai de dire que jamais le cycle d’une civilisation s’achève, on ne peut refuser le mérite d’une complète unité à celui où brillèrent tour à tour les noms de Thèbes, de Carthage, d’Athènes et de Rome. Il y a là quatre peuples, qui, non contents d’avoir, chacun à part soi, fourni leur grandiose carrière, se sont encore transmis dans de nombreux échanges, en les perfectionnant chaque jour, tous les éléments les plus riches et les plus vivaces de la culture humaine, jusqu’à ce qu’ils eussent pleinement accompli la révolution de leurs destinées. Alors se levèrent des familles nouvelles, qui n’avaient encore effleuré les terres méditerranéennes que comme les vagues qui viennent mourir sur la plage. Elles se répandirent sur l’une et l’autre rive. À ce moment la côte sud se sépare de la côte nord dans les faits de l’histoire ; et la civilisation, dont le centre se déplace, quitte la mer Intérieure pour se porter vers l’océan Atlantique. L’histoire ancienne a pris fin : l’histoire moderne commence, non pas seulement dans l’ordre des accidents et des dates. C’est une toute autre époque de la civilisation qui s’ouvre, quoique elle se rattache maintes fois encore à la civilisation disparue ou sur son déclin des États méditerranéens, comme celle-ci s’était jadis reliée à l’antique culture indo-germanique. Cette civilisation nouvelle aura à son tour sa carrière propre et ses destinées ; elle fera passer les peuples par l’épreuve du bonheur et des souffrances : avec elle ils franchiront encore les âges de la croissance, de la maturité et de la vieillesse ; les travaux et les joies de l’enfantement dans la religion, dans la politique et dans l’art ; avec elle ils jouiront de leurs richesses acquises dans l’ordre matériel et dans l’ordre moral ; jusqu’à ce que viennent aussi, peut-être, au lendemain du but atteint, l’épuisement de la sève féconde, et les langueurs de la satiété ! N’importe, le but n’est lui-même qu’un temps d’arrêt rapide ; et si, quelque grand qu’il soit, le cercle parcouru se referme, l’humanité ne s’arrête pas pour cela : on la croit au bout de sa carrière, que déjà une idée plus haute, de nouveaux horizons la sollicitent, et son antique mission se rouvre devant elle.

L’Italie.Le sujet de ce livre est le dernier acte du grand drame de l’histoire générale ancienne. Nous voulons dire ici l’histoire de la péninsule située entre les deux autres prolongements du continent septentrional. L’Italie est formée par un rameau puissant détaché du contrefort des Alpes occidentales, et se dirigeant vers le sud. L’Apennin (tel est son nom) court d’abord au sud-est entre deux des bassins de la mer Intérieure, l’un plus large à l’ouest, l’autre plus étroit à l’orient, et il touche aux rives mêmes de ce dernier par le massif montagneux des Abruzzes, où il atteint son point culminant, et s’élève presque à la ligne des neiges éternelles. Après les Abruzzes, la chaîne s’avance au sud, toujours unique et toujours haute : puis elle se déprime, s’éparpille en un massif mamelonné ; puis, se séparant enfin en deux chaînons, l’un moins élevé, qui va vers le sud-est, l’autre plus escarpé, qui va droit au Sud, elle se termine de chaque côté par deux étroites presqu’îles. Les plaines du nord, entre les Alpes et l’Apennin, vont se continuant jusqu’aux Abruzzes. Géographiquement parlant, et jusque fort tard en ce qui touche l’histoire, elles n’appartiennent point au système de ce pays de montagnes et de collines, à cette Italie proprement dite, dont nous voulons raconter les destinées. Ce ne fut, en effet, qu’au viie siècle de Rome que la côte située entre Sinigaglia et Rimini[1] fut incorporée au territoire de la République : la vallée du Pô n’a été conquise qu’au viiie siècle. L’ancienne frontière de l’Italie au nord, ce ne sont pas les Alpes, c’est l’Apennin. Celui-ci, d’ailleurs, ne forme nulle part une arête abrupte, il couvre le pays, au contraire, de son large massif ; ses vallées et ses plateaux se relient par de faciles passages, offrant ainsi aux populations un terrain commode ; et quant aux côtes et aux plaines en avant de la montagne, au sud, à l’est et à l’ouest, leur disposition est plus propice encore. À l’orient, néanmoins, l’Apulie fait exception, avec son sol plat, uniforme, mal arrosé ; avec sa plage sans découpures, fermée qu’elle est au nord par le système montagneux des Abruzzes ; interrompue ailleurs par l’îlot abrupt du Monte-Gargano[2]. Mais, entre les deux presqu’îles du sud qui terminent la chaîne Apennine, s’étend, jusqu’au fond de leur angle, une contrée basse, très irriguée et fertile quoique aboutissant à une côte ou les havres sont rares. Enfin, le rivage au couchant se lie à une contrée large que sillonnent d’importantes rivières, le Tibre, par exemple, et que les flots et de nombreux volcans se sont jadis disputée. On y rencontre en foule les collines et les vallées, les ports et les îles. Là sont l’Étrurie, le Latium, la Campanie, ce noyau de la terre italique ; puis, au sud de la Campanie, la plage disparaît, et la montagne tombe presque à pic dans la mer Tyrrhénienne. Enfin, de même que la Grèce a son Péloponnèse, l’Italie aussi confine à la Sicile, la plus belle, la plus grande des îles de la Méditerranée, montueuse dans l’intérieur, et souvent stérile ; mais qu’entoure, du côté de l’est et du sud notamment une large et riche ceinture de terres presque entièrement volcaniques. Et de même que les montagnes continuent la chaîne de l’Apennin, dont un pas étroit seulement la sépare (’Ρηγίον, la fracture, Rhegium ou Reggio) ; de même qu’elle a joué son rôle marqué dans l’histoire de l’Italie ; de même aussi le Péloponnèse a fait partie de la Grèce, et a servi d’arène aux révolutions des races helléniques, dont la civilisation, comme dans la Grèce du Nord, y a un jour magnifiquement fleuri. La péninsule italique jouit d’un climat sain et tempéré, pareil à celui de la Grèce : l’air est pur dans ses montagnes moyennes et dans presque toutes ses plaines et ses vallées. Ses côtes sont moins heureusement découpées ; elles ne touchent point à une mer couverte d’îles, comme celle qui a fait des Hellènes un peuple de marins. En revanche, l’Italie l’emporte en ce qu’elle a de vastes plaines sillonnées par ses fleuves : les contreforts de ses montagnes sont plus fertiles, plus tapissés de verdure, et se prêtent mieux à l’agriculture et à l’élève du bétail. Comme la Grèce enfin, elle est une belle contrée propice a l’activité de l’homme, récompensant son travail, ouvrant à l’esprit d’aventures de faciles et lointaines issues, donnant aux ambitions plus calmes des satisfactions faciles et sur place. Mais tandis que la péninsule grecque est tournée vers l’orient, c’est à l’occident que l’Italie regarde. Les rivages moins importants de l’Épire et de l’Acarnanie sont à la Grèce ce que les côtes Apuliennes et Messapiennes sont à l’Italie : là l’Attique et la Macédoine, ces deux nobles champs de l’histoire, se dirigent vers l’est : ici, l’Étrurie, le Latium, la Campanie sont situés au couchant. Ainsi donc, ces deux terres voisines et jumelles se tournent le dos l’une à l’autre ; et quoique à l’œil nu on puisse d’Otrante apercevoir les monts Acrocérauniens, ce n’est point sur la mer Adriatique (qui baigne leurs communs rivages, que les deux peuples se sont rencontrés : leurs relations se sont établies et concentrées d’abord sur une tout autre route ; nouvelle et incontestable preuve de l’influence de la constitution physique du sol sur la vocation ultérieure des peuples ! Les deux grandes races qui ont fait la civilisation de l’ancien monde ont projeté leurs ombres et leurs semences dans deux directions opposées.

C’est l’histoire de l’Italie et non pas seulement l’histoire de Rome que nous voulons raconter. À ne consulter que les apparences du droit politique externe, la ville romaine a conquis d’abord l’Italie, puis le monde. Il n’en est point ainsi pour qui va jusqu’au fond des secrets de l’histoire. Ce qu’on appelle la domination de Rome sur l’Italie est bien plutôt la réunion en un seul État de toutes les races italiques, parmi lesquelles sans doute les Romains sont les plus puissants, mais sans cesser d’être autre chose qu’un rameau de la souche commune. — L’histoire italique se partage en deux grandes périodes : celle qui va jusqu’à l’union de tous les Italiens sous l’hégémonie de la race latine, ou l’histoire italique intérieure ; et celle de la domination de l’Italie sur le monde. Nous aurons donc à dire l’établissement des peuples italiotes dans la Péninsule : les dangers que courut leur existence nationale et politique, leur assujettissement partiel à des peuples d’une autre origine et d’une autre civilisation, tels que les Grecs et les Étrusques ; leurs soulèvements contre l’étranger ; l’anéantissement ou l’assujettissement de celui-ci ; enfin la lutte des deux races principales, latine et samnite, pour l’empire de l’Italie, et la victoire des Latins à la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ, ou du Ve siècle de Rome. Tous ces événements rempliront les deux premiers livres de cette histoire. Les guerres puniques ouvrent la seconde période, qui renferme les accroissements rapides et irrésistibles de la domination romaine jusqu’aux frontières naturelles de l’Italie, puis bien loin au delà de ces frontières : puis, après le long statu quo de l’empire, vient la chute du colossal édifice. Les livres troisième et suivants seront consacrés au récit de ces faits.


  1. Sana-Gallica, et Ariminum.
  2. Garganus mons.