Histoires insolites/Ce Mahoin !

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CE MAHOIN !

À Monsieur Louis Welden Hawkins.


Un horripilant cauchemar.
Edgar Allan Poe.


Ah ! ce Mahoin ! l’hybride et fangeux brigand ! Le tragique et retors malvat ! Un rôdeur de routes, une face de crime, à reflets ternes, couleur de couteau sale : l’air d’un gros mauvais prêtre, moins la défroque : et gare à ce qu’il rencontrait ! — Échanger une parole avec son grouïnement de ragot féroce portait malheur aux campagnards ; — c’était, à leur estime, un fauteur de sécheresses, d’épizooties, de brûlis. Son horrible vigueur musculaire faisait qu’on lui souriait, sur les chemins, dans la campagne belge des environs d’Ixelles ; cependant — (et il le savait, d’instinct !) — les plus débonnaires des maîtres d’école, les plus bénins des médecins de villages, souhaitaient, à sa rencontre, en deçà de leurs sourires, que les vieux tortionnaires inoubliés de l’occupation espagnole sortissent une fois de leur séculaire et poudroyant repos pour épuiser, sur son ignoble individu, les ressources de leur art. — La nomenclature des forfaits de ce Mahoin défrayait les veillées et, comme la plupart des gendarmes belges renonçaient à le surprendre hors de ses repaires inconnus, le scélérat, terreur du pauvre et du riche, faisait trembler, à vingt lieues à la ronde, chaumières, couvents, maisons de plaisance et châteaux. — De très jeunes filles, bourgeoises et villageoises, en crise de puberté, le désiraient, — entre autres envies morbides, — quitte à s’étonner, une fois muées, de tout ce nauséeux amas d’appétits dont elles s’étaient senties tourmentées. Seulement, le monstre avait conscience exacte de ces crises, qu’il guettait. Et, donc, il s’était diverti, depuis dix ans, dans les fossés, dans les bois, dans les luzernes, avec une trentaine, à peu près, de ces infortunées. L’on comptait, également, à son acquit, une forte douzaine de meurtres, commis avec des circonstances de barbarie surprenantes, d’une hideur inouïe ; des effractions d’une audace hors ligne, d’innombrables larcins — des viols de différents genres, d’une luxure à ce point révoltante que le huis-clos même en eût peut-être refusé les révélations (bien qu’il soit de notoriété que, par tous les pays, la magistrature est friande, en général, de récits égrillards) ; enfin, — et c’est ce qui fit déborder la coupe de la fureur publique, — des détournements continuels de vases sacrés, opérés avec bris de tabernacles, strangulation des bedeaux, — suivie de profanations exercées sur leurs cadavres ; — etc.

Cet état de choses ne pouvait durer : nous l’avons dit, la mesure était comble : il fallait en finir. Une battue sérieuse, avec accompagnement de dogues, de fourches et de carabines, fut organisée et, — de concert avec la gendarmerie, — l’on fut assez heureux pour capturer, dans la grange d’une ferme incendiée, entre deux cultivateurs carbonisés, l’affreux Mahoin : ceci au moment même où il se disposait à consommer, au milieu de fenaisons, sur la personne d’une enfant de trois ans et demi à peine, le plus odieux des attentats.

Il fallut six des plus vigoureux gendarmes du pays pour maintenir et ligotter la grondante bête puante, puis la jeter dans une charrette et la porter ensuite au fond d’un cachot de la prison d’Ixelles.

L’instruction ne fut pas longue : — les assises le furent moins encore : ce Mahoin, comme bien on le pense, fut condamné au dernier supplice, — haut la main, presque sommairement ! — et le recours en grâce dûment jeté au panier par Qui de droit : tout cela va sans dire.

Jusqu’ici, j’en conviens, rien de bien extraordinaire : — mais il se passa, le jour de l’exécution capitale, un incident dont la bizarrerie, peu commune, mérite mention.

Aux termes de l’arrêt, la guillotine, sur son grand échafaud, devait être dressée sur la place foraine d’Ixelles.

Or, grâce à la courtoisie du parquet flamand, le jour précis de l’exécution fut connu bien à l’avance : on en finirait vers les sept heures du matin.

En sorte que, le renom du scélérat s’étant répandu dès longtemps à travers la contrée, il se trouva que, de toutes parts, les routes furent encombrées d’une énorme affluence de curieux, de paysans, de bourgeois, de commerçants des deux sexes, suivis de leurs enfants : l’on marcha toute la nuit aux environs d’Ixelles — comme si l’on se fût rendu à une sorte de fête nationale. On voulait voir comment il se tiendrait, le front qu’il aurait. — Et puis, l’on respirerait plus à l’aise de l’avoir vu périr. Rien ne coûte à la vindicte de la foule une fois parvenue à cette effervescence : aussi tous les propriétaires des maisons environnant la place firent d’excellentes affaires cette nuit-là. Comme il pleuvait un peu (c’était, je crois, en octobre), tous les greniers, toutes les mansardes, sous ces grands toits charpentés et ardoisés en pente raide, furent loués tant la place à des milliers d’individus qui s’y tassèrent, debout, et demeurèrent ainsi jusqu’au matin, dans l’obscurité, en causant, coude à coude, — pressés, osons le dire, comme de véritables harengs, — sous les poutres des toits.

Dehors, sur la grand’place, c’était un niveau remuant d’environ quinze mille têtes ; — à grand peine une triple haie de troupes protégeait le libre parcours de la charrette jusqu’au pied de l’échafaud.

Les heures passèrent : le petit jour parut, blanchit les murs, puis le brumeux soleil se leva. Toutes les fenêtres étaient garnies de figures au point que, derrière celles-ci, les gens ayant étagé des chaises, d’autres figures montaient jusqu’aux cintres et que des mains s’accrochaient aux grosses tringles des rideaux enlevés, aux corniches des murs, ceci du haut en bas des maisons.

Enfin, sept heures sonnèrent : et le cri : le voilà ! le voilà ! retentit : une grommelante rumeur de houle s’éleva de toute la place.

C’était lui, en effet, sur le banc de la charrette, à côté du prêtre qu’il n’écoutait pas.

Solidement ficelé de garcettes, les bras au dos, tête rase, cou nu, blafard, il regardait.

Devant et derrière le véhicule, un piquet de gendarmes faisait escorte.

Deux aides l’attendaient, au pied de l’échafaud, pour l’aider à gravir les douze marches ; — l’exécuteur était debout devant la planche, bras croisés.

Mahoin considéra d’un œil d’abord hébété l’ensemble de la place ; puis il éclata d’un rire presque inquiétant, qui s’entendit au loin, dans le silence, et vibra, faisant tressaillir les nerfs de la foule. Mais le rire s’arrêta brusquement ! Le condamné venait, en relevant les yeux, d’apercevoir un spectacle qui l’étonnait lui-même — et qu’il ne pouvait, sans doute, s’expliquer en ce moment trouble.

Sur les pentes presque perpendiculaires des toitures, criblant la longueur totale de leurs dimensions, l’ardoiserie venait d’être soulevée et arrachée. Et, à travers les milliers de trous superposés, voici que des milliers de têtes de décapités parlants apparaissaient, roulant leurs yeux vers la place et rendant son regard au bandit — sans qu’il fût, tout d’abord, possible de comprendre où pouvaient bien être les corps appartenant à ces têtes.

C’était, — le lecteur l’a déjà deviné, — la multitude des curieux qui avaient passé la nuit dans les mansardes et les greniers. Aussitôt que, par les lucarnes, leur fut parvenue la clameur d’en bas, tous, d’un commun accord, avaient levé les poings et fait sauter les ardoises — puis, s’agrippant et se suspendant aux poutres qui en craquèrent, ils avaient passé leurs têtes au dehors, afin de voir ! afin de voir !…

Or, devant cette quantité de têtes, qu’éclairait le brouillard en feu et qui guettaient le tomber de la sienne, les yeux du patient s’agrandirent : — en un grave silence, affolé peut-être, il considéra, dans les airs d’alentours, en frissonnant, cette mouvante assemblée incorporelle de faces sinistres, — avec une stupeur telle… qu’il fut décapité bouche béante.

Ce Mahoin !