Histoires insolites/La Maison du bonheur

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LA MAISON DU BONHEUR


Là, tout n’est qu’ordre et beauté.
Luxe, calme et volupté !
Charles Baudelaire, L’Invitation au voyage.


Deux beaux êtres humains se sont rencontrés à cette heure des années qui précède le tomber merveilleux de l’automne ; à cette heure où, — telle que, sur de riches forêts, après une ondée d’orage, l’étoile du soir, — la Mélancolie se lève, illuminant de mille teintes magiques toutes les âmes bien nées.

Autrefois, — ô souvenances déjà lointaines ! — ces deux âmes, dès les premières aurores, apparurent natalement blanches et douées, à l’état nostalgique, d’une sorte de languide passion pour les seules choses du Ciel. — On eût dit d’éternels enfants, destinés à mourir comme les oiseaux s’envolent et que le lis du matin serait la seule fleur oubliable sur leurs chastes tombes.

Mais ils étaient prédestinés à vivre, — et l’Humanité est venue avec ses luttes et ses stupeurs.

Elle et lui, l’un de l’autre isolés par le hasard des villes et des contrées, grandirent, en des milieux parallèles, sans se rencontrer jamais.

Au cours de l’existence, et sous tous les cieux, ils eurent donc à subir le salut des passants polis, aux yeux sourieurs, aux airs sagaces, aux admirations officielles, aux jugements d’emprunt, aux préoccupations oiseuses, aux riens compassés, aux cœurs uniquement lascifs, aux politiques visées, aux calomnieux éloges, — et dont les présences, très distinguées, dégagent une odeur de bois mort…

Ah ! c’est que tous deux avaient, comme nous, reçu le jour au sein triste de ces nations occidentales, lesquelles, sous couleur d’établir, enfin, sur la terre, le règne « régulier » de la Justice, vont, se dénuant, à plaisir, de ces instincts de l’en-Haut — qui, seuls, constituent l’Homme réel, — et préfèrent s’aventurer librement, désormais, au gré d’une Raison désespérée, à travers les hasards et les phénomènes, en payant chaque « découverte » d’un endurcissement plus sourd du cœur.

Au spectacle environnant de cet effort moderne, le plus sage, humainement, — aux yeux, du moins, des gens du « monde », — ne serait-ce pas de se laisser vivre, en vagues curieux, n’acceptant des années que les sensualités intellectuelles ou physiques, et sans autres passions que celle du plus commode éclectisme ?

Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc Valleran de la Villethéars, dès leur juvénilité, commencèrent à ressentir beaucoup d’étonnement de faire partie d’une espèce où le dépérissement de toute foi, de tous désintéressés enthousiasmes, de tout amour noble ou sacré, menaçait de devenir endémique.

Aucuns passe-temps ne pouvaient les distraire de l’humiliant déplaisir qu’ils en éprouvèrent, encore presque enfants, sans, toutefois, le laisser transparaître, à cause d’une sorte de charité très douce dont ils étaient essentiellement pénétrés. Paule, svelte, en sa beauté d’Hypatie chrétienne, était de la race de ces mondaines aux cœurs de vestales qui préservées mieux que les Sand, les Sapho, les Sévigné, même, ou les Staël, de la vanité d’écrire, gardent, très pure, la lueur virginale de leur inspiration pour un seul élu. Lui ne se distinguait, en apparence, du commun des personnes de bonne compagnie que, — parfois, — par un certain coup d’œil bref, très pénétrant, un peu fixe et dont l’indéfinissable impression dissolvait ou inquiétait autour de lui les plus banales insouciances.

Tous deux, ainsi, voilaient, sous les irréprochables dehors qu’imposent les convenances aux êtres bien élevés, les géniales facultés de méditation dont leur Créateur avait doté leurs esprits solitaires. Et, de jour en jour, ces singuliers adolescents, — autant que les despotiques devoirs d’un rang dont ils s’honoraient le leur pouvaient permettre, — s’éloignaient de ces mille distractions si chères, d’habitude, à la jeunesse élégante.

Ne perdaient-ils pas les heures dorées de leur printemps en de trop songeuses et sans doutes stériles réflexions touchant… par exemple, ces nébuleux problèmes, — réputés insignifiants, ennuyeux ou insolubles — et auxquels, cependant une bizarre particularité de conscience les contraignait de s’intéresser ?

— Peut-être.

— Mais il leur apparaissait qu’autour d’eux par exemple, l’Esprit de nos temps en travail, — qui s’efforce d’enfanter, pour la gloire d’un prestigieux Avenir, le monstre d’une chimérique Humanité décapitée de Dieu — les mettait en demeure, eux aussi, en ce qui concernait l’humain de leurs êtres, d’opter, au plus secret de leurs pensées, entre leurs ataviques aspirations… et Lui.

Le récent idéal — (ce progressif Bien-être, toujours proportionnel aux nécessités des pays et des âges et dont chaque degré, suscitant des soifs nouvelles, atteste l’Illusoire indéfini… par conséquent la fatale démence d’y confiner notre But suprême…) — ne sut éveiller en leurs intelligences qu’une indifférence vraiment absolue. L’orgueilleux bagne d’une telle finalité ne pouvait, en effet, séduire ou troubler, même un instant, ces deux consciences qui, tout éperdues de Lumière et d’humilité, se souvenaient de leur origine. Et ces réalités de bâtons flottants — en qui se résolvent, d’ordinaire, les fascinants mirages à l’aide desquels le vieil opium de la Science dessèche les yeux des actuels vivants, — ces « conquêtes de l’Homme moderne », enfin, leur semblaient infiniment moins utiles que mortellement inquiétantes, — étant remarqués, surtout, le quasi-simiesque atrophiement du Sens-surnaturel qu’elles coûtent… et l’espèce d’ossification de l’âme qu’elles entraînent. Imbus d’un atavisme qui, en réalité, commençait à dieu, ils se fussent (oh ! même affamés !) refusés, d’instinct, certes ! à céder, malgré l’exemple, les droits sacrés de leur aînesse consciente contre toutes les pâtées de lentilles vénéneuses dont un périssable Actualisme eût tenté de séduire leur inanition. Quant à cet Avenir, dont une église de rhéteurs têtus prophétisait la perdurable et sublime rutilance, ces deux jeunes gens hésitaient à s’infatuer au point de par trop oublier, aussi, qu’en fin de compte, ( — ne fût-ce qu’au témoignage criard de ces vingt-six changements à vue dont ne cesse de nous assourdir, sous nos pieds, la menaçante géologie — et en passant même sous silence les fort troublantes révélations de l’astronomie moderne, — ) l’univers attesta, maintes fois, inopinément, être une salle trop peu sûre pour que l’on dût caresser une minute l’idée de jamais pouvoir s’y installer définitivement.

En sorte que tout le clinquant intellectuel de la Science, toutes les boîtes de jouets dont se paye l’âge mûr de l’Humanité, tous les bondissements désespérés des impersuasives métaphysiques, tout l’hypnotisme d’un Progrès — si magnifiquement naturel, éclairé par la providence d’un Dieu révélé et, sans lui, d’une vanité si poignante, — non, tout cela ne leur paraissait pas aussi sérieux, ni aussi utile, en substance, que le tout simple et natal regard de l’Homme vers le Ciel.

Socialement, toutefois, il leur était difficile, en eux-mêmes, de condamner, à l’étourdie, l’évidence de cet effort de tous vers la grande Justice, — vers une équité meilleure, enfin, que celle dont se lamente le Passé. Mais les résultats très précis, obtenus en appliquant ces théories humanitaires, — empruntées, d’ailleurs, à l’éternel Christianisme, — semblaient jusqu’à présent, — il fallait bien se l’avouer, — singulièrement en désaccord avec les admirables intentions de leurs partisans. Comment ne pas reconnaître, en effet, que les plus libres, les plus fiers et les plus jaloux de la Liberté, parmi les peuples, sont ceux-là même qui, les longs fouets ensanglantés aux poings, supplicient le plus leurs esclaves, savent humilier le mieux leurs pauvres et, entre les forfaits à commettre, ne préfèrent jamais que les plus vils ?

Comment éviter, par tous pays, le spectacle de ces triomphantes lupercales où les majorités — au patriotisme si lucratif, aux éloquences foraines, — exultent si gravement, et dont la sereine servilité, — giratoire seulement aux uniques souffles de ces trahisons écœurantes philosophiquement situées au-dessous de toute pénalité comme de tout dédain, — affirme outre mesure en quelle désespérante inanité s’aplatissent les révolutions ? Et, pour conclure, comment ne pas comprendre, sans effort, qu’étant donnée la loi de l’innée disproportion des intelligences, en leur diversité d’aptitudes, le prétendu règne d’une Justice purement humaine ne saurait être jamais que la tyrannie du Médiocre, s’autorisant, gaiement, de quoi ? du nombre ! pour imposer l’abaissement à ceux dont le génie, constituant, seul, l’entité même de l’Esprit-Humain, a, seul, de droit divin, qualité pour en déterminer et diriger les légitimes tendances !

— Mais, sans daigner juger la mode actuelle des idées septentrionales, le noble songeur et la belle songeuse, détournant les yeux, autant qu’ils le pouvaient, de l’énigmatique performance terrestre, résumaient toujours leurs méditations en cet ensemble de pensées :

Qu’importe à la Foi réelle le vain scandale de ces poignées d’ombres, demain disparues pour faire place à d’équivalents fantômes ?

Qu’importe qu’elles détiennent aujourd’hui, comme hier, comme demain, l’écorce matérielle d’un Pouvoir dont l’essence leur est inaccessible ? Nul ne peut posséder d’une chose que ce qu’il en éprouve. Si cette chose est belle, noble, — enfin, divine d’origine, et qu’il soit, lui, d’essence vile, — c’est-à-dire d’une prudence d’instincts nécessairement abaissante, — la beauté, la noblesse, la divinité de cette chose, s’évanouissant immédiatement au seul contact du violateur, il n’en possédera que son intentionnelle profanation, — bref, il n’y retrouvera, comme en toutes choses, que la vilenie même de son être, que l’écœurante, éclairée et bestiale médiocrité de son être : rien de plus. — Donc il n’y a pas lieu de s’en irriter.

Tels s’attristant, peut-être, quelque peu, de ces fatalités de leur époque, — mais sans oublier qu’il fut des siècles pires, — et se recueillant, chaque jour, en ces visions que l’Art le plus élevé sait offrir aux cœurs chastes et solitaires, ces deux promis de l’Espérance, au défi des années, s’attendaient.

Cette disparité de nature entre eux et la plupart des dignes vivants de nos régions, ils ne l’avaient pas constatée au début de la vie. Non. Ces êtres d’au-delà s’étaient refusés longtemps à se rendre — même aux évidences les plus affreuses, ou, les considérant comme passagères, les avaient pardonnées avec une indulgence jamais lassée. Les regards encore éblouis de reflets antérieurs à leurs yeux charnels, comment eussent-ils démêlé, à première vue, de quel enfer foncier se constitue la banalité sociale ! C’est pourquoi leur sensibilité crédule, toute imbue d’angéliques larmes, fut incessamment surprise, alors, et partagea mille mensongères — ou si médiocres « douleurs », que celles-ci étaient indignes d’un tel nom. Longtemps il suffit, autour d’eux, de sembler dans une affliction pour que ces cœurs inextinguibles devinssent réchauffants, — et prodigues ! et consolateurs !… Ah ! se dévouer, s’oublier ! quelle joie d’anges penchés sur ceux que l’on abandonne ! Qu’importe si, le plus souvent, ceux-ci ne daignent se souvenir des « anges » que pour en critiquer, toujours un peu tard, l’humiliante irréalité !

Ainsi rayonna leur charité, ce passe-temps divin des justes, — même sur ces assoiffés d’amusements dont le propre est de témoigner une sorte de rabique aversion au seul ressentir, même obscur, de toutes approches d’âmes souveraines, tant l’idée seule que celles-ci puissent encore exister leur semble insupportable, fatigante et révoltante. Oui, tous deux eurent la bienveillance de toujours se tenir éloignés de ce genre de personnes, pour leur épargner l’ennui de cette sensation toute naturelle.

Mademoiselle de Luçanges et le duc de la Villethéars subirent donc, chacun de leur côté, cette existence, jusqu’au jour mortel où, tous deux, presque en même temps, s’aperçurent que les suffocantes bouffées — émanant des lourds ébats de cette Médiocrité universelle — avaient répandu la contagion jusque sur leurs proches, leurs frères, leurs « égaux », — la plupart de leurs princes et de leurs prêtres !…

Alors un froissement terrible d’âme les glaça, leur causa cette sorte de lassitude sévère qu’un Dieu-martyr seul peut surmonter devant le reniement de son disciple. Humiliés de se sentir quand même solidaires de cet envahissement si près d’eux monté, une tentation d’inespérance les prit, troubla leurs cœurs sacrés et peu s’en fallut qu’elle n’assombrît même, au plus secret de leurs croyances, jusqu’au sentiment de Dieu.

Elle ni lui n’étaient, en effet, du nombre de ces esprits-créateurs, trempés de manière à tenir tête fût-ce au scandale de toute l’Humanité et dont le fulgurant souffle d’infini refoulerait les plus rugissantes rafales : ce n’étaient que deux exquises intelligences, merveilleusement douées, — que cette qualité d’épreuve fit fléchir, comme deux fleurs sous la pluie.

Ils ne se plaignirent pas. — Seulement, ce devinrent, bientôt, deux âmes en deuil, désenchantées même du sacrifice et dont aucune fête ne pouvait augmenter ou diminuer le royal ennui amer.

Maintenant ils n’ont plus soif que d’exils. — « Plaindre ? Comment juger ! Que sert, d’ailleurs ? Instants perdus. »

Un besoin d’adieux les étouffe, et voilà tout. Ils pensent avoir gagné le droit d’oublier. À peine s’ils daignent voiler parfois, sous la pâleur d’un sourire, leur indifférence morose. Devenus d’une clairvoyance inconsolable, ils portent en eux leur solitude. Ne pouvant plus se laisser décevoir, entre eux et la foule sociale la misérable comédie est terminée.

Aussi, dès l’instant conjugal où le Destin les a mis en présence, ils se sont reconnus, d’un regard, et se sont aimés, sans paroles, de cet irrésistible amour, trésor de la vie. — Oh ! s’exiler en quelque nuptiale demeure, pour sauver du désastre de leurs jours au moins un automne, une délicieuse échappée de bonheur aux teintes adorablement fanées, une mélancolique embellie ! — Jaloux de leur secret, sûrs de leurs pensées, ils se sont écrit. Dispositions prises, ils partent, ils disparaissent, — devant se retrouver, non dans un de leurs lourds châteaux, où des visiteurs, encore… — mais en cette retraite bien inconnue qu’ils ont choisie et noblement ornée, au goût de leurs âmes, pour y cacher leur saison de paradis.

La maison du Bonheur domine une falaise, là-bas, au nord de France, puisqu’enfin c’est la patrie ! Elle est enclose des murs verdoyants d’un grand jardin, formé d’une pelouse, tout en fleurs, au centre de laquelle, entre des saules et de grises statues, retombe, en un bassin de marbre, l’élancée fusée de neige d’un jet d’eau.

Deux latérales allées de très hauts arbres obscurs se prolongent solidairement. La solennité, le silence de cette habitation sont doux et inquiétants comme le crépuscule. Là, c’est un tel isolement des choses ! — Un rayon de l’Occident, sur les fenêtres — empourprées tout à coup — de la blanche façade, — la chute d’une feuille qui, de la voûte d’une allée, tombe, en tournoyant, sur le sable, — ou quelque refrain de pêcheur, au loin, — ou telle fuite plus rapide des nuages de mer, — ou la senteur, soudain plus subtile, d’une touffe de roses mouillées qu’effleure un oiseau perdu, — mille autres incidences, ailleurs imperceptibles, semblent, ici, comme des avertissements tout à fait étranges de la brièveté des jours.

Et, lorsqu’ils en sont témoins, en leurs promenades, les deux exilés ! alors qu’une causerie heureuse unit leurs esprits sous le charme d’un mutuel abandon, voici qu’ils tressaillent, ils ne savent pourquoi ! Pensifs, ils s’arrêtent : le ton joyeux de leurs paroles s’est dissipé !… Qu’ont-ils donc entendu ? Seuls, ils le savent. Ils se pressent, l’un à l’autre, la main, comme troublés d’une sensation mortelle ! Et le visage de la bien-aimée s’appuie, languissamment, sur l’épaule de son ami ! Deux larmes tremblent entre ses cils, et roulent sur ses joues pâlissantes.

Et, quand le soir bleuit les cieux, un serviteur taciturne, ancien dans l’une de leurs familles, vient allumer les lampes dans la maison.

— Mais la bien-aimée, — les femmes sont ainsi, — se plaît à s’attarder, par les fleurs, sur la pelouse, au baiser de quelque corolle déjà presque endormie. Puis, ils rentrent ensemble.

— Oh ! ce parfum d’ébène, de fleurs mortes et d’ambre faible, qu’exhale, dès le vestibule, la douce demeure ! Ils se sont complu à l’embellir, jusqu’à l’avoir rendue un véritable reflet de leurs rêves !

Auprès des tentures qui en séparent les pièces, des marbres aux pures lignes blanches, des peintures de forêts, et, suspendus aux tapisseries anciennes des murailles, des pastels, dont les visages sont pareils à des amies défuntes et inconnues. Sur les consoles, des cristaux aux tons de pierres précieuses, des verreries de Venise aussi, aux couleurs éteintes. Çà et là, cloués en des étoffes d’Orient, luisent, en éclairs livides, incrustés d’un très vieil or, des trophées d’armes surannées. — Dans les angles, de grands arbustes des Îles. Là, le piano d’ébène, dont les cordes ne résonnent, comme les pensées, que sous des harmonies belles et divines ; puis, sur des étagères, ou laissés ouverts sur la soie mauve des coussins, des livres aux pages savantes et berceuses, qu’ils relisent ensemble et dont les ailes invitent leurs esprits vers d’autres mondes.

Et, comme nul ne possède, en effet, que ce qu’il éprouve, et qu’ils le savent, — et que ce sont deux chercheurs d’impressions inoubliables, ils vivent là des soirées dont le charme oppresse leurs âmes d’une sensation intime et pénétrante de leur propre éternité. Souvent, en regardant l’ombre des objets sur les tentures séculaires, ils détournent les yeux, sans cause intelligible. Et les sculptures sombres, à l’entour de quelque grand miroir, — dont l’eau bleuâtre reflète le scintillement, tout à coup, d’un astre, à travers les vitres, — et l’inquiétude du vent, froissant, au dehors, dans l’obscurité, les feuilles du jardin, — et les solennelles, les indéfinissables anxiétés qu’éveille en eux, lorsque l’heure sonne distincte et sonore, le mystère de la nuit, — tout leur parle, autour d’eux, cette langue immémoriale du vieux songe de la vie, qu’ils entendent sans peine, grâce à leur recueillement sacré. Tels, ne laissant point la dignité de leurs êtres se distraire de cette pensée qu’ils habitent ce qui n’a ni commencement ni fin, ils savent grandir, de toute la beauté de l’Occulte et du Surnaturel, — dont ils acceptent le sentiment, — l’intensité de leur amour.

Ainsi, prolongeant les heures, délicieusement, en causeries exquises et profondes, en étreintes où leurs corps ne seront plus que celui d’un Ange, en suggestives lectures, en chants mystérieux, en joies délicieuses, ils puiseront de toujours nouvelles sensations de plus en plus vibrantes, extra-mortelles ! en cette solitude — qu’un si petit nombre de leurs « semblables » se soucierait de jalouser. Incarnant, enfin, toute la poésie de leurs intelligences dans sa plus haute réalisation, leurs aurores, et leurs jours — et leurs soirs, et leurs nuits seront des évocations de merveilles. Leurs cœurs, passionnés d’idéal autant que d’éperdus désirs, s’épanouiront comme deux mystiques roses d’Idumée, satisfaites d’embaumer les hauteurs natales à quelque vague distance même, hélas ! des Jérusalem, — en Terre-Sainte, pourtant.

De même que, libres, ils ont distribué, simplement et de la manière la plus discrète, la presque totalité de leurs vastes et austères fortunes à de ces déshérités — qu’en véritables originaux ils se sont donné la peine de chercher avec un choix patient, — de même, hostiles à toutes emphases, ils n’ont éprouvé, nullement, le besoin de se « jurer » qu’ils ne se survivraient pas l’un à l’autre. Non. — Seulement, ils savent très bien à quoi s’en tenir là-dessus.

Au parfait dédain de tout ce qui les a déçus, loin du désenchantement brillant de leur monde d’autrefois, ils ont jeté, d’un regard, à leur ex-entourage, oublié déjà, l’adieu glacé, suprême, claustral, que la mélancolie de leur joie grave ne regrettera jamais. Ils sont ceux qui ne s’intéressent plus. Ayant compris, une fois pour toutes, de quelle atroce tristesse est fait le rire moderne, de quelles chétives fictions se repaît la sagesse purement terre à terre, de quels bruissements de hochets se puérilisent les oreilles des triviales multitudes, de quel ennui désespéré se constitue la frivole vanité du mensonge mondain, ils ont, pour ainsi dire, fait vœu de se contenter de leur bonheur solitaire.


Oui, ces augustes êtres (exceptionnels !), s’estimant avoir gagné la paix, sauront conserver inviolable la magie de leur isolement. Persuadés, non sans d’inébranlables motifs, que l’unique raison d’être (en laquelle cherchent, fatalement, à réaliser leurs semblances) de ceux-là qui, errants et froids, ne peuvent être heureux, consiste à troubler, d’instinct, s’il leur est possible, le bonheur de ceux-là qui savent être heureux, ces divins amants, pour sauvegarder la simplicité de leur automnale tendresse, se sont résolus à l’égoïsme d’un seuil strictement ignoré, strictement fermé. — Inhospitaliers, plutôt, jamais ils ne profaneront le rayonnement intérieur de leur logis, ni les présences, — qui sait ! — des familiers Esprits émus de leur souverain amour, en admettant « chez eux », ne fût-ce que par quelque hasardeux soir d’ouragan, tel banal, voire illustre, étranger. Ils ne risqueront sous aucun prétexte du Destin, le calme de leur indicible, — à jamais imprécis — et, par conséquent, immuable ravissement. Plus sages que leurs aïeux de l’Eden, ils n’essayeront jamais de savoir pourquoi ils sont heureux, n’ayant pas oublié ce que coûtent ces sortes de tentatives. Au reste, ne désirant d’autrui que cette indifférence dont ils espèrent s’être rendus dignes, il se trouve qu’un assentiment inconscient du monde la leur accorde volontiers.

Bref, sous leur toit d’élection, ayant, paraît-il, mérité d’en haut ce privilège, devenu si rare, de pouvoir se ressaisir quand même dans l’Immortel, ces deux élus, — magnifiques, bien qu’un peu pâles, — sauront défendre attentivement, — c’est-à-dire en connaissance de cause, — contre toutes atteintes « sociales », leur tardive félicité.