Histoires insolites/Une entrevue à Solesmes

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UNE ENTREVUE À SOLESMES


À M. le Docteur Albert Robin.


J’ai combattu le bon combat.
Saint Paul.


Il y a quelques années, je dus me rendre, en vue de recherches archéologiques, à l’abbaye des bénédictins de Solesmes.

Donc, par un jour d’automne, — au reçu d’une lettre d’introduction près de l’illustre Abbé de ce cloître, dom Guéranger, — je quittai Paris. Le lendemain matin, j’étais à Sablé, d’où l’abbaye n’est distante que d’une heure de marche.

Je descendis, pour mettre ordre à ma toilette, en cet hôtel de la grand’place dont l’enseigne étonnante me fit rêver : Hôtel de Notre-Dame et du Commerce.

Puis, comme il faisait beau soleil, je me mis en route, mon sac de voyage à la main, pour le monastère, — où j’arrivai midi sonnant.

L’un des frères du portail s’offrit pour remettre à l’Abbé dom Guëranger la lettre qui me présentait à lui. J’entrai sous les arceaux ; j’y rencontrai d’autres pèlerins. Je pris rang, sur l’invitation de l’un des Pères. C’était l’heure du déjeuner. L’on traversa les cloîtres.

L’Abbé de Solesmes se tenait debout, une aiguière et un plateau à la main, au seuil du réfectoire. À ses côtes, le prieur, dom Couturier, et l’économe, dom Fontanes, debout aussi, me considéraient, les bras croisés en leurs longues manches noires.

Dom Guéranger me versa de l’eau sur les doigts en signe d’hospitalité : l’un des frères me tendit une serviette ; je m’essuyai. L’on me montra la table des hôtes, située au milieu de la salle — et entourée de celle des religieux — un peu au-dessous de l’estrade où l’Abbé, le prieur et l’économe seuls, prenaient leurs repas.

Après une prière pour les morts et un Pater noster (dont les deux premiers mots seulement furent prononcés, chacun le devant achever en soi-même), l’on prit place. L’un des Pères monta dans une chaire élevée auprès d’une fenêtre, ouvrit un tome des Bollandistes et se mit à lire, à haute voix, l’existence de sainte Lidwine.

Le repas des bénédictins était plus qu’austère. Un plat de légumes, du pain et de l’eau. Le nôtre me sembla plus recherché. Mais je regardais plutôt mes hôtes que le repas.

Entre les deux autres Pères, dom Guéranger apparaissait comme le pilier d’une abside entre ses deux colonnes. Il portait soixante années d’épreuves, de luttes et de pénitence. Pauvre, à vingt-deux ans, il avait fondé l’abbaye. Son front était haut, plein et pensif. Ses yeux, d’un bleu très pâle, étaient deux lueurs vivantes.

Tout dégageait, en sa personne, l’invincible Foi ; sa croix abbatiale brillait sur sa poitrine comme de la lumière. Il n’était point de haute taille, mais quelque chose de mystérieux le grandissait, je m’en souviens, quand il parlait de Notre-Seigneur. Plus tard, lorsqu’il m’honora d’une amitié que la mort n’a pas effacée entre nos âmes, j’ai souvent constaté, dans ses entretiens, un accent de voyance révélant un élu.

Les deux religieux, à sa droite et à sa gauche, possédaient aussi des fronts extraordinaires et des prunelles pénétrées d’un rayonnement intérieur tel, que, depuis, je n’en ai jamais rencontré l’équivalent. Leur regard attestait la permanence du cœur et de l’esprit en l’unique pensée de Dieu.

Au dessert, la lecture finie, je me tournai vers mon voisin de table que je n’avais pas encore remarqué. Un passant comme moi, sans doute ? — Il me parut, dès le premier coup d’œil, doué d’un sourire sympathique en un visage cependant presque vulgaire. Ses mains d’homme de lettres, aux manières affables, attirèrent mon attention ; elles indiquaient une intelligence.

Donc, à titre de plus nouvel arrivé au couvent, je lui demandai s’il connaissait le nom du religieux, qui, revêtu, sur son froc, d’un long tablier de serge, s’empressait et nous servait en silence.

— Oui, me répondit-il très simplement. C’est l’un des plus érudits hellénistes de l’Europe, l’un des plus savants Pères de l’Abbaye. Récemment il a refusé, par humilité, le chapeau du cardinal, offert par le Souverain Pontife. Il a préféré ce tablier, comme vous le voyez : — il a choisi de servir les pécheurs que Dieu conduit à Solesmes. C’est dom Pitra.

— Je porte envie à ce serviteur, lui dis-je.

— Moi aussi, répondit-il.

Après un moment, je repris :

— Et ce religieux, en face de nous, dont la figure d’ascète me rappelle celle du saint François d’Assises au musée de Madrid, — et qui a cependant l’air plus joyeux que les autres Pères ?

— Celui-là nous l’appelons familièrement le Capitaine, me répondit-il en souriant. C’est dom Gardereau, — vieux militaire, et grand mathématicien. — Quant à la joie recueillie qui transparaît sur ses traits, c’est qu’il a été condamné, ces jours-ci, par le médecin du monastère : il sait, en un mot, qu’il doit mourir sous très peu de temps.

Le déjeuner était fini.

Après une station à la chapelle cinq fois séculaire de Solesmes et dont l’abbé dom Guéranger avait relevé les ruines, je descendis au jardin. J’y aperçus mon voisin de table au milieu d’un groupe de bénédictins que présidait l’Abbé lui-même.

L’on était assis sur des chaises, en cercle, dans une grande allée.

Mon interlocuteur du déjeuner avait revêtu, sur sa redingote, un tablier de serge pareil à celui de Dom Pitra. Il écossait tout bonnement des pois, avec son entourage — qui se livrait à ce même labeur.

Je m’adressai à l’un des Pères qui, une bêche à la main, retournait la terre :

— On fait l’honneur à ce pèlerin, là-bas, de le traiter en frère convers ? lui dis-je.

— C’est que ce monsieur, c’est Louis Veuillot, me répondit-il.

Quelques moments après, l’Abbé de Solesmes nous présentait l’un à l’autre.

— Je ne m’étonne plus du ton de vos paroles, monsieur, lui dis-je ; je les ai trouvées simples et fortes comme vos écrits.

Ce disant, je pris place dans le cercle où l’on écossait des pois. J’en avisai moi-même quelques-uns, dans mon zèle, — voulant me rendre utile — et surtout ne point demeurer oisif devant l’exemple.

— Lorsque vous êtes survenu, monsieur, me répondit Louis Veuillot, le révérend père Abbé me reprochait justement la rudesse de mes écrits.

Ah ! c’est que je m’adresse à de prétendus athées qui, en flétrissant leurs âmes, sont jaloux de détruire la foi des esprits mal assurés qui les entendent. Un exemple : nous savons qu’il est plus facile, aux professeurs d’incrédulité, de périr sur une barricade que de faire maigre le vendredi. (Les autres jours, passe encore ! mais l’Église, sachant ce qu’elle prescrit et rien n’étant plus difficile que de lui obéir, il se trouve qu’il est très dur aux « gens sérieux » de faire maigre juste ce jour-là.)

Bien. Si ces ventres se|taisaient,en faisant gras… peut-être n’aurais-je rien à dire. Mais c’est qu’ils parlent, ces ventres ! C’est qu’ils se moquent alors, tout haut et bruyamment, du Paradis, perdu pour une pomme ! Et qu’ils en font rire les incertains. — Certes, s’ils essayaient de se priver, d’abord, en esprit d’Espérance, d’un morceau de viande le jour en question, peut-être pourraient-ils s’apercevoir que la « légende » n’est pas aussi absurde qu’ils l’affirmaient la veille. Or non seulement, vous dis-je, ils n’essayent rien, sous prétexte que ce serait « trop facile », mais ils prêchent, verre en main, leurs « convictions » aux esprits tièdes qui, bientôt, les imitent ; — ce qui conduit ces messieurs et leurs prosélytes à paraître, tour à tour, devant Dieu, sans un fétu dans leur bagage, sinon leur scandale. Encore une fois, je n’aurais pas à les juger, n’était leur propagande ! C’est là ce qui me donne le droit et me fait un devoir, à moi chrétien, d’en être le préservatif dans la mesure de mes forces. Ce n’est pas contre leur conduite privée, — contre leur lâcheté devant leurs instincts, — mais contre leurs contagieuses paroles, que je me bats. Et je me trouve mission d’en paralyser, comme je le puis, l’action dangereuse.

Beau crime, de dégonfler ces ballons en les piquant d’une plume ! J’ai la haine sainte que redoutent ces Jocrisses ; je l’utilise. Pourquoi pas ?

— Vous les prenez à partie avec une violence parfois blessante, mon cher enfant ! dit l’Abbé de Solesmes. Avoir beaucoup de charité, cela vaut encore mieux que de faire maigre le vendredi.

— J’enrage, s’écria Louis Veuillot, j’enrage, mon père, lorsque j’entends mes supérieurs en Dieu me recommander la suavité envers ces empoisonneurs d’âmes ! — Vous ne les connaissez pas ! Toute arme est bonne contre ces souriants gredins. Je suis grossier, dit-on. Si je ne l’étais pas, me comprendraient-ils ?… Est-ce que Lacordaire, du haut de la chaire de Notre-Dame, ne s’est pas écrié, en face du Saint-Sacrement, et parlant à l’élite des intelligences catholiques de France : « Quoi ! voici qu’ils enseignent à vos enfants, ces libres-penseurs nouveaux, que l’Homme « n’est qu’un tube percé aux deux bouts », et je n’aurais pas le droit, moi, confesseur de Jésus-Christ, d’écraser sous mes pieds cette canaille de doctrine ? »

Il me semble qu’il ne faisait point là de fleurs de rhétorique non plus, le bon père Lacordaire. Et Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, ne fut-il pas encore plus rude, un certain jour ? Il fut glaçant. Eh bien, c’est le ton qu’il faut prendre avec eux, à tels exemples. Ils savent bien qui ils sont, d’où ils viennent, ce qu’ils font et où ils se plongent. Et j’ajoute qu’ils rôtiront bientôt, selon la promesse même du Seigneur. Comment serais-je onctueux envers ces hommes ? Voulez-vous que je dise à Renan, par exemple, à ce vil rat d’église qui vient, la nuit, mander le pain bénit : « — Mon cher Judas, vous avez peut-être avancé, dans vos livres, des choses un peu trop « proditoires » ?… » Allons donc ! N’est-ce pas à coups de fouet que Jésus-Christ chassa du Temple ces vendeurs ! — Comment les appelait-il ?… « Race de vipères ! »

Le paysan ne se gante pas pour se saisir d’une trique devant les voleurs. Mon père, je ne suis qu’un paysan, comme le Grand-Ferré, qui tua beaucoup d’Anglais pour la patrie. Laissez-moi, dé grâce, continuer ma besogne.

— Saint Benoît nous prescrit la douceur, dit l’Abbé. Vous feriez un bénédictin rebelle.

— Mais un bon dominicain, je crois !… hasardai-je en souriant.

Une cloche, sonnant la prière, interrompit cette causerie, — dont je me suis souvenu, par un radieux midi de printemps, voici, déjà, trois années ! — en face du cercueil de ce grand soldat de la foi chrétienne.