Homère et la philosophie grecque

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HOMÈRE
ET
LA PHILOSOPHIE GRECQUE.

BIBLIOTHÈQUE GRECQUE.[1]

Y a-t-il une philosophie dans Homère ? Trouve-t-on, dans cette poésie grande et simple, les élémens de la fonction rationaliste que la Grèce exerça dans l’histoire ? Y trouve-t-on l’origine intellectuelle de la lutte de l’Europe progressive contre l’Orient enterré dans ses symboles ; lutte continuée, souvent par les armes, toujours par les idées, à travers la monarchie d’Alexandre, l’empire romain et la chrétienté du moyen-âge, jusqu’au temps présent, qui paraît appelé à la finir par la victoire définitive de la civilisation européenne ? Cette question reste encore à traiter.

Il faut d’abord signaler dans Homère les traces d’un fait fondamental, reproduit depuis dans la formation des sociétés modernes, mais qui, au temps où nous nous reportons, était nouveau dans le monde, et détermina la destinée toute spéciale de la nation des Hellènes. Je veux parler de la lutte séculaire entre la cité théocratique et la tribu conquérante, entre une autorité de tradition et de pensée, et une liberté d’instinct, de nature, de force ; en un mot, entre le sacerdoce et l’ordre militaire.

Il est hors de doute en effet que, durant l’intervalle de six ou sept cents ans, qui séparent l’époque d’Inachus de celle d’Homère, de nombreuses colonies, principalement d’Égyptiens et de Phéniciens, vinrent fonder la cité sacerdotale chez les Pélages, race différente de la leur, qu’ils appelaient, selon leurs traditions ethnographiques, Iones ou Iaones, enfans de Iaouan ou Javan. Quoique cette longue période ne soit éclairée que de quelques lueurs historiques bien pâles, il reste cependant des indices suffisans pour convaincre que ces cités acquirent en Grèce la même force d’organisation qu’elles avaient en Orient. Ainsi, le souvenir des castes de prêtres-juges, de guerriers, de laboureurs et d’artisans, se conserva long-temps à Athènes ; l’exploitation de la science et l’enseignement par symboles se révèle dans l’institution des mystères et des oracles, et dans l’abondance des mythes qui ont travesti la doctrine et l’histoire de cette époque ; enfin, la domination du dogme de la fatalité est incontestable, car elle fait le fonds de tous ces mythes, elle était le principe des oracles, comme le prouve suffisamment la seule lecture des mythologues et des poètes tragiques. On reconnaît à ces trois caractères l’empreinte orientale bien déterminée. Les nations orientales s’étaient donc répandues comme un déluge sur cette terre si bien placée pour le commerce, et avaient repoussé dans les montagnes de la Thessalie et de l’Épire les hordes indigènes. Là, ces hordes se multiplièrent et s’aguerrirent ; à une certaine époque, elles descendirent vers les rivages occupés par les races étrangères ; la race des Iones ou de Deucalion sortait si nombreuses de ces lieux sauvages, qu’on eût dit que chaque pierre des montagnes était devenue un homme. Hellènes, Doriens, Achéens, tribus diverses dont la première finit par donner son nom à la nation, commencèrent alors une longue lutte qui ne détruisit pas la cité, mais y introduisit des élémens nouveaux, et se termina par la fusion de deux peuples, dont l’un rajeunit, par sa vivacité turbulente, la maturité trop obéissante de l’autre. Cette lutte s’aperçoit, à travers la transparence des mythes, dans les travaux d’Hercule et de Thésée, les chasses de Méléagre, les combats de Bellérophon, l’usurpation d’Œdipe, et d’autres encore ; partout les établissemens orientaux, représentés par les symboles du serpent, du sanglier, des gorgones, du sphinx, sont subjugués par l’aventurier grec. Quand la fusion fut assez avancée pour qu’il n’y eût plus deux peuples, mais seulement deux partis ou deux classes dans le peuple, le mouvement d’invasion ne s’arrêta pas aussitôt : il eut un prolongement au dehors jusqu’à ce que le frottement l’eût amorti ; l’expédition des Argonautes et la guerre de Troie usèrent l’excès de cette force par l’adversité, et la renfermèrent dans la péninsule hellénique.

Il y a, dans l’ensemble des faits qui ont concouru à créer la nation grecque, une ressemblance frappante avec ceux qui ont créé la nation française, à tel point que si l’on changeait seulement les noms propres et le lieu de la scène, il y aurait, dans l’une de ces deux histoires, reproduction presque littérale de l’autre. La Gaule aussi était devenue une théocratie dans les derniers temps de l’empire romain ; les populations germaniques, si long-temps repoussées dans leurs forêts, en sortirent aussi un jour, franchirent le Rhin et épouvantèrent de leur nombre et de leur fureur leurs vainqueurs d’autrefois. Francs, Burgondes, Goths et Allemands, tribus diverses dont le nom s’est perdu dans le nom de la première ; furent à la fin absorbés par la cité théocratique ; mais ils la modifièrent profondément. Et quand il fut sorti une nation de cette mêlée des nations, l’esprit d’aventures ne s’éteignit aussi qu’après des courses lointaines, qu’après des adversités qui refoulèrent enfin la furie française dans ses frontières. Nos Guiscard et nos Tancrède, poignée de navigateurs conquérans, ne furent-ils pas les Argonautes de France ? et l’expédition des princes grecs contre Troie, défendue par les populations asiatiques, expédition qui fut si fructueuse au dedans pour la reconstitution de la nationalité hellénique, et au dehors pour le commerce, n’a-t-elle pas, dans son aspect et dans ses résultats, quelque chose de nos croisades ? Ces rapprochemens n’ont rien de forcé ; ils reviendront encore ; ils contiennent au moins un des élémens de la philosophie historique.

Deux aristocraties, à la tête de deux peuples, se trouvèrent donc en présence ; l’aristocratie orientale et sacerdotale, matériellement vaincue, se retrancha dans les terreurs de la religion, et sa domination ne fut plus qu’influence ; l’aristocratie militaire des Hellènes s’empara de la puissance politique active. Elles s’usèrent l’une l’autre pendant huit cents ans ; leur lutte finit pour Athènes dans la courte monarchie de Pisistrate et de ses enfans, laquelle fut détruite, pour faire place à la république, par une réaction de la race vaincue, car la famille d’Harmodius et d’Aristogiton, qui chassèrent Hippias, était phénicienne d’origine, selon Hérodote.

Les traditions héroïques présentent une série de faits qui rendent vivement le tableau de cette rivalité entre les prêtres et les guerriers. La légende de Thèbes en donne un exemple remarquable dans l’histoire d’Œdipe. Œdipe était un Hellène, un montagnard, un enfant trouvé du Cithéron, un chef de bandes forcé de chercher sa subsistance par son courage, peut-être une des victimes du printemps sacré, qui était en usage chez toutes ces races guerrières. Arrivé à Thèbes au moment des troubles excités par la disparition du roi Laïus, il prend parti contre la race orientale, la race aux symboles et aux mystères, représentée par le sphinx[2] ; et cet animal symbolique qui sacrifiait ceux qui ne comprenaient point sa langue énigmatique, c’est-à-dire qui opprimait les Hellènes, tomba à son tour sous le courage et l’habileté du jeune aventurier. Alors les prêtres et les devins accusèrent Œdipe des crimes les plus affreux, du régicide, du parricide, de l’inceste ; ils lui reprochèrent jusqu’à la peste qui vint à sévir dans la ville. Le plus important de ses adversaires était Tirésias, vieux prophète aveugle, d’origine phénicienne, car il descendait, selon Apollodore, de l’un des guerriers de Cadmus. Sophocle a conservé admirablement la couleur orientale de cette vieille tradition ; dans sa tragédie, Tirésias, menaçant le roi, en termes obscurs et terribles, de la colère céleste, rappelle, par le ton et les figures de son discours, ces prophètes hébreux qui sortaient de leur solitude pour raconter aux princes des paraboles accusatrices, et leur dire : « C’est toi qui es cet homme ! » En vain le roi, avec l’impétuosité de son caractère et l’orgueil de sa puissance, répond à l’oracle par le raisonnement, et à la menace par l’invective ; Tirésias n’en parle que plus haut ; fait de la peste qui frappe le peuple comme une punition divine, il la rejette comme une malédiction sur la tête d’Œdipe ; il en résulte enfin que le prince excommunié est détrôné, et son pouvoir livré à un rival.

Mais Homère va nous développer encore mieux cette situation des choses. L’Iliade tout entière sort d’un fait de la même nature. Le Tirésias de la guerre de Troie, c’est Calchas. Partout ce prêtre s’était mis en contradiction, tantôt sourde et tantôt déclarée, à l’égard de la puissance militaire de son temps. Comme pour constater dès le commencement de l’expédition la puissance d’opposition qu’il entend exercer, il impose au chef des rois le sacrifice de sa fille Iphigénie : usage horrible que l’Asie avait importé dans la Grèce. Ensuite, pour affaiblir l’autorité en la divisant, il suscite un rival à Agamemnon, en déclarant de par les dieux que Troie ne saurait être prise sans l’assistance d’Achille. Autre attaque : le roi des rois, dans un jour de mauvaise humeur, refuse au prêtre Chrysès de lui rendre sa fille captive ; belle occasion pour Calchas ! Comme les chefs le consultent sur la cause de l’épidémie qui afflige l’armée, le devin affecte adroitement une grande peur ; il fait sentir qu’il va offenser un important personnage, et se met sous la protection d’Achille, dont il intéresse ainsi la fierté à son entreprise ; puis, fort de la promesse du bouillant jeune homme, il fait comme avait fait Tirésias, il accuse le chef de l’armée d’être cause de la peste, et lui impose la mortifiante nécessité de rendre sa captive. Comme Œdipe, Agamemnon voudrait secouer le joug du prêtre : « Prophète de malheur, lui dit-il, tu ne prophétises que le mal ; tu t’élèves toujours contre moi ! » Mais la croyance populaire le force à obéir ; il n’ose maltraiter le prêtre, lui qui ose outrager Achille, lui qui ose enlever Briséis au plus vaillant des Grecs ! C’est de cet incident que jaillissent tous les flots de sang dont l’Iliade est remplie ; l’Iliade n’est donc, quant aux faits, qu’un épisode de la lutte du sacerdoce et de l’empire chez les Grecs.

Une remarque importante, c’est que, dans ces anciennes poésies, les ministres de la religion sont presque toujours représentés comme les défenseurs de la justice et de la paix contre l’oppression et l’anarchie. Le IIe livre de l’Odyssée offre un tableau qui, dégagé des circonstances locales et personnelles, et envisagé seulement comme situation sociale, semblerait encore une description anticipée de quelque scène de nos temps féodaux. Qu’on se représente, par exemple, la première moitié du XIIIe siècle, l’époque de la reine Blanche, alors que la royauté, laissée aux mains d’une femme et d’un enfant, était déchirée par l’aristocratie, qui s’en disputait les lambeaux ; alors que le pouvoir central cherchait à s’appuyer sur le peuple des villes, et lui accordait des chartes et des assemblées : faible secours d’abord, parce que les bourgeois redoutaient la pétulante chevalerie ; alors enfin que l’église interposait son autorité modératrice, et prêchait la paix de Dieu aux gentilshommes, qui s’en indignaient, et renvoyaient ces moines dans leurs moûtiers pour y dire des patenôtres. Eh bien ! ces traits si caractéristiques de notre histoire, ces élémens qui ont fermenté si long-temps dans notre société, nous les retrouvons à Ithaque. Pendant l’absence d’Ulysse, l’autorité faiblissant, la jeunesse aristocratique[3] s’émancipe, et s’empare des biens de la famille royale ; le jeune Télémaque cherche un appui dans le peuple, et convoque l’assemblée des citoyens, selon un usage antique interrompu depuis les troubles. Le peuple s’attendrit à ses plaintes, mais il redoute cette insolente et tumultueuse noblesse, et n’ose dire mot, malgré les exhortations des partisans de la famille royale. Alors se lève l’interprète des dieux, le vieillard pacifique, qui essaie de calmer les haines, de concilier les esprits, au nom de Jupiter, qui a exprimé sa volonté par des signes dans le ciel, par le vol des oiseaux ; mais en vain. Quand il a fini son pacifique discours : « Va-t-en maintenant prophétiser à tes enfans[4], lui crie l’incrédule Eurymaque ; va les empêcher de se faire mal ; c’est à moi qu’il appartient de prophétiser ici ! Il vole bien des oiseaux sous les rayons du soleil ; mais ils ne sont pas tous des oracles. Ulysse est mort ; puisses-tu l’être comme lui ! tu ne viendrais plus nous débiter en place publique de pareilles prédictions ! »

Ces faits simples, clairs par eux-mêmes, et de plus interprétés par des analogies historiques, expriment toute une société. La Grèce se trouvait donc dans des conditions jusqu’alors inouies. Parmi les grandes invasions antérieures, les unes, comme celles de l’Asie centrale, passaient comme des cataclysmes, et ne fondaient rien ; les autres déversaient, soit dans l’Inde, soit dans la Chine, des tribus conquérantes trop peu nombreuses pour ne pas se confondre bientôt dans l’ordre établi avant leur apparition ; de sorte qu’en définitive l’existence nationale n’était pas fort altérée ; la vie restait casée dans ses formes anciennes ; l’idée héréditaire, seule maîtresse du terrain, s’immobilisait, et l’esprit humain ne s’enrichissait point, car une idée ne produit rien si elle n’en choque une autre. En Grèce, au contraire, la combinaison fut pénible, le frottement long et meurtrier ; il y eut des transactions forcées. Les Hellènes reçurent des Orientaux la cité, la religion, l’écriture et les arts ; mais la cité, dont le ciment est l’obéissance, était devenue, par la solidité même de sa construction, écrasante pour les peuples ; les castes supérieures pressaient d’un poids énorme celles qui les supportaient par dessous, comme les assises des constructions cyclopéennes. Les Hellènes craignirent d’étouffer dans cette organisation étroite, pareils encore en cela aux guerriers francs, qui regardaient les villes comme des prisons ; c’est pourquoi ils n’acceptèrent la cité qu’à condition de briser les castes ; ils se réservèrent une liberté politique avec laquelle il fallut raisonner : de là des discussions d’intérêts rivaux, de là la recherche de quelques principes rationnels pour convaincre et concilier. Dans les cités à castes, chacun trouve en naissant une profession imposée, une vie toute faite ; il se laisse porter à ce courant uniforme, et s’endort ou rêve ; mais, dans la Grèce tumultueuse, la défense personnelle était un besoin de chaque instant ; ce besoin faisait jaillir des efforts, des lumières, des expériences ; les esprits, aiguillonnés par la nécessité, s’exerçaient, se mesuraient, ébauchaient enfin cette politique raisonnée, qui cherchait à balancer les faits par des principes, qui s’exerçait à créer des constitutions pondérées, et qui plus tard inspira les efforts de Lycurgue et de Solon.

Ce fut là le point de départ de cet esprit rationnel et indépendant qui devint la spécialité de la Grèce, son contingent dans l’éducation de l’esprit humain ; ce fut le lien qui nous rattache encore à elle, et qui nous force à chercher en partie dans son histoire l’explication de ce que nous sommes. Nous voyons dans Homère cet élément se créer ; nous voyons même le degré de puissance qu’il avait acquis de son temps, car l’éloquence délibérative, qui la première eut besoin de logique, y fleurit déjà d’une beauté merveilleuse. Les peuples soumis au despotisme de la cité asiatique, et les tribus librement attachées au régime patriarcal ont peu de raisonnemens à faire ; leur discours procède par maximes brèves, par figures, par comparaisons, par interrogations, par emphase lyrique ; rien de bien suivi ; c’est l’état élémentaire de la logique naturelle. De là aux discours d’Homère, la distance est déjà très grande. C’est encore la simplicité des vieux âges, mais il y a moins de lacunes ; la pensée parcourt une chaîne plus continue ; l’argument est même assez serré quelquefois ; déjà l’expérience sait mettre à leur place les raisons qui doivent ménager la bienveillance, et celles qui doivent entraîner la conviction ou la passion ; en un mot, il y a de l’art, de cet art qu’Aristote et Quintilien devaient formuler un jour. Rien, sous ce rapport, n’est plus étonnant que cette magnifique conférence du neuvième chant de l’Iliade, entre Ulysse, Ajax, Phénix et Achille. Ces discours si dramatiques, si pleins de la situation et du caractère de chaque interlocuteur, attestent en même temps une habileté oratoire dont le poète n’aurait eu aucune idée, s’il n’avait vécu dans cette société orageuse, où le flot de la liberté européenne battait sans se lasser le roc immobile de l’autorité asiatique.

Ce fut donc une forte et radicale révolution que l’introduction de la race des Iones ou Hellènes dans la cité orientale ; elle ne pouvait rester superficielle, et, en effet, la pensée humaine en ressentit l’action jusque dans ses profondeurs religieuses. La liberté politique ou plutôt la lutte, la critique politique, fit naître la critique philosophique. Comme la poésie était alors la seule expression des choses élevées, nous trouverons cette critique philosophique dans la poésie, quelque étrange que le fait puisse paraître d’abord.

Les chefs de guerre des Hellènes avaient à leur service des aèdes ou chanteurs (ἀοιδοί) qui les suivaient aux combats et combattaient eux-mêmes : talens soudains, naturels, inspirés par l’heure, échauffés par la bataille, nourris d’anciennes histoires, frères des bardes et des scaldes. Quand ces faiseurs de chansons se trouvèrent en contact avec la poésie sacerdotale, remplie de symboles dont les prêtres se réservaient la clé, ils n’y comprirent rien. Les prêtres, par d’immenses services rendus, avaient acquis une puissance héréditaire qui les avait gâtés ; pour conserver la prépondérance de leur caste, ils se faisaient une propriété exclusive de la science, qu’ils ne communiquaient au peuple que sous des formes inintelligibles, afin de rendre leur autorité d’interprétation nécessaire ; cette sacrilège exploitation de la croyance avait produit l’idolâtrie, erreur populaire provenue de ce qu’on prenait les symboles pour les réalités. Les aèdes donc prirent aussi les symboles à la lettre ; les symboles, expression d’une doctrine, devinrent des mythes, c’est-à-dire des histoires merveilleuses, qui, s’altérant et se multipliant, n’exprimèrent plus rien, et n’eurent plus aucun droit à l’adhésion des intelligences élevées. Voilà donc l’autorité de l’exégèse annulée, voilà la licence des pensées qui a fait irruption dans le domaine des croyances religieuses ; voilà le rationalisme grec qui naît sous une enveloppe poétique. On trouve même ce fait au fond d’un mythe ancien conservé par Diodore de Sicile. Les orientaux appelaient lin une hymne ou élégie religieuse fort en usage parmi eux, et qu’ils avaient introduite en Grèce en même temps que l’alphabet phénicien et le culte de Bacchus. Le mythe personnifie cette hymne, cette poésie sacerdotale, en un poète inspiré, qu’il appelle Linus. Or, ce Linus, est-il dit, eut pour élève Hercule ; ce qui veut dire que la poésie sacerdotale voulut se communiquer à la race grossière et vaillante des premiers Hellènes. Mais Hercule avait la tête dure ; il ne comprenait pas les leçons de son maître, et celui-ci l’ayant frappé, Hercule, saisi de colère, riposta d’un coup de sa lyre et l’étendit sur la place. C’est bien la figure de la nation conquérante dont le chant guerrier tue une poésie sacerdotale qu’elle ne comprend pas[5].

Il y avait donc une espèce de révolte des aèdes contre les prêtres, de la poésie profane contre la poésie sacerdotale. Et même ces chantres laïcs empiétèrent sur le rituel ; ils composaient des hymnes qu’on chantait aux fêtes des divinités nationales ; ils commençaient leurs récits épiques par une invocation, comme c’était l’usage pour les hymnes ; ils se disaient inspirés. Pourquoi, dit Homère, ne pas laisser l’aimable chanteur s’abandonner aux élans de son génie ? Les aèdes ne dépendent pas d’eux-mêmes ; ils dépendent de Jupiter ; c’est lui qui donne aux hommes de talent l’inspiration qu’il lui plaît[6]. » Ainsi les aèdes profanes faisaient irruption dans le culte même, et ils y gagnèrent beaucoup ; ils y gagnèrent de l’élévation, de belles idées religieuses et morales, ce qu’il y avait d’excellent pour tout le monde dans la doctrine des prêtres ; mais, en même temps, comprenant le sphinx à leur manière, détruisant l’écorce symbolique du Linus, ils usèrent très librement du mythe ; ils en firent un conte, ils en firent une comédie. Voyez donc où ils en sont déjà dans ces hymnes qu’on attribuait à Homère, et qui sont au moins fort anciens ! L’hymne à Vénus et l’hymne à Mercure sont de vraies satires. Mercure y est loué à titre de fripon accompli dès le berceau, Vénus à titre de courtisane passablenent effrontée. Ce sont des récits faciles, qui s’épanchent avec une grace d’autant plus piquante, qu’ils empruntent une forme sacrée, et qu’ils se présentent devant l’autel même comme une adoration moqueuse, toute parfumée d’un encens ironique. C’est moins plaisant, mais peut-être d’un comique plus fin qu’Aristophane ; c’est méchant comme Voltaire, avec plus d’abondance et d’imagination. Au reste, Aristote, qui savait beaucoup, atteste ce caractère religieux d’une part, critique de l’autre, de l’ancienne poésie grecque, et il le fait dériver d’une cause qui est la même au fond que celle que nous avons indiquée. Selon lui, la poésie sérieuse était sortie des chants pieux à la louange de la divinité, et la poésie satirique de certaines cérémonies et de certaines fêtes licencieuses du paganisme ; or, on sait que cette licence était venue de certains symboles grossiers dont on avait perdu le sens primitif.

J’ignore si je dirai une chose neuve, mais j’ai la conviction de dire une chose vraie, en affirmant que les poèmes d’Homère nous manifestent admirablement ce double caractère, pieux envers la divinité et satirique envers les dieux, de l’ancien esprit grec. Quant à la piété envers l’être divin, on ne la conteste point à la poésie homérique. Tout y est plein de l’action de la Providence. La prière, le sacrifice, l’expiation, les mystères de la tombe, tous ces dogmes universellement reçus et dont l’origine remonte au-delà de l’histoire, s’y trouvent. Quant à la satire à l’égard des dieux, en tant que personnages livrés au mythe populaire, c’est sans doute à la préoccupation des théories classiques et des règles du genre, appliquées à l’épopée, qu’il faut s’en prendre de ce qu’on ne la voit pas, de ce qu’on ferme les yeux pour ne pas la voir. Quoi qu’il en soit, l’Olympe d’Homère n’est en réalité qu’une vaste scène comique dont les dieux sont les acteurs. C’est ce qu’on verrait très bien dans les querelles de ménage de Jupiter et de Junon, dans l’intrigue de Mars et de Vénus, et d’autres morceaux du même genre, si tout cela était lu sans prévention ou traduit avec franchise. Mais les traducteurs d’Homère font un contresens perpétuel en ces endroits. Ils s’évertuent à dissimuler ce qui tient à la comédie, ils suppriment les expressions trop peu relevées à leur goût, ils effacent l’ironie, et, en dépit du texte, ils drapent les personnages olympiens du vêtement toujours solennel de leur style emphatique.

Citons un exemple. Le premier chant de l’Iliade se termine par une de ces comédies. La nuance en est très difficile à rendre, il est vrai, parce qu’elle est de ce comique des meilleures scènes de Homère, où le rire ne grimace pas, où il semble au contraire se cacher derrière une apparence sérieuse ; mais si, par la pensée, on fait abstraction du rang divin de Jupiter et de Junon, il n’y aura pas un mot à changer pour avoir un excellent dialogue, facile, naturel, caractéristique, entre un mari ferme, assez impatient du joug féminin, assez rude même quelquefois, et une femme curieuse, exigeante, importune jusqu’à nécessiter de ces corrections maritales en usage chez les nations grossières. Junon s’est aperçue que Jupiter a donné audience à Thétis, et elle devine bien qu’il est question de venger Achille injurié par Agamemnon. Elle l’aborde donc avec des paroles mordantes, dit le poète. « Rusé personnage, quel est celui des dieux avec qui vous venez de tenir conseil ? Vous aimez beaucoup toujours à faire des projets clandestins en mon absence et à décider sans moi ; jamais vous n’avez pu prendre sur vous de me faire volontairement confidence de ce que vous méditez. — Junon, répond Jupiter, n’espérez pas savoir tous mes desseins ; vous n’y réussirez guère, quoique vous soyez ma femme. Ce qu’il sera bon que vous sachiez, nul, ni dieu ni homme, ne le saura avant vous ; mais ce que je veux méditer moi seul et sans témoin, gardez-vous de le vouloir pénétrer par vos mille questions et de vouloir m’arracher mon secret. — Terrible fils de Kronus, réplique Junon, que dites-vous là ? Eh vraiment ! il y a bien long-temps que je ne vous demande rien, que je ne cherche à vous rien arracher. Vous délibérez bien tranquillement sur tout ce qu’il vous plaît. Mais à présent je crains fort que cette blanche Thétis, cette fille du vieillard des mers, ne vous ait pris pour sa dupe. Elle est venue s’asseoir ici de bon matin et embrasser vos genoux : je devine que vous lui avez formellement promis de venger Achille et de faire périr nombre de Grecs auprès de leurs vaisseaux. — Insupportable femme ! dit alors le dieu qui assemble les nuages ; tu devines toujours, et je ne puis t’échapper. Eh bien ! tu n’y gagneras rien ; seulement je te détesterai davantage, et tu auras lieu de t’en repentir. Si les choses en vont là, c’est que je le voudrai ainsi. Tais-toi maintenant, assieds-toi, et sois obéissante ; car tous les dieux ensemble ne te seraient pas d’un grand secours, si je levais sur toi ma main terrible. À cette menace, il fallait bien se taire, quoique à regret, et les dieux, défiés ainsi par le maître, n’étaient pas très contens non plus. Alors un autre personnage prend la parole ; c’est Vulcain, l’antique Phtha de l’industrieuse Égypte, et qui, dans Homère, est toujours un bonhomme fort naïf et un mécanicien fort habile ; vrai bourgeois, un peu ridicule à la cour, mais bon, conciliateur, et aimant la tranquillité. « Ah ! certes, dit-il à Junon, voilà de très fâcheuses affaires et qui ne sont plus tolérables ! Si vous allez vous quereller ainsi pour des mortels et criailler dans l’assemblée des dieux (mot à mot croasser), il n’y aura plus de plaisir à faire un bon repas, puisque tout va au plus mal. Eh bien ! moi, je conseille à ma mère, quoiqu’elle soit assez sage pour n’avoir pas besoin de mes conseils, d’avoir de la complaisance pour mon cher père Jupiter, afin qu’il ne la gronde plus et qu’il ne trouble plus nos festins ; car si ce maître du tonnerre voulait la précipiter du ciel, il est le plus fort, après tout ! Allons, dites-lui quelques douceurs, et à l’instant il redeviendra bon pour nous tous. » Et ce disant, le bon Vulcain s’élance vers Junon et lui met en main une coupe de nectar. « Oh ! patience, ma chère mère, prenez patience, malgré tout votre chagrin. Que je ne vous voie pas, moi qui vous aime, battue sous mes yeux ; car je ne pourrais vous défendre : il est si rude à la résistance, le maître de l’Olympe ! Déjà, l’autre fois, quand je venais à votre aide, il m’a pris par un pied et lancé du haut du seuil céleste. Pendant tout le jour je tombai, et vers le soleil couchant je me heurtai sur l’île de Lemnos. Il ne me restait plus qu’un peu de respiration ; les gens du pays me ramassèrent de ma chute » La naïve éloquence de Vulcain fit effet ; Junon sourit à l’entendre, et, en souriant, elle prit la coupe. Puis il verse à toutes les autres divinités, et un rire inextinguible s’élève parmi ces bienheureux, lorsqu’ils le voient se trémousser à courir dans la vaste étendue du parvis céleste.

Il y a, dans cette scène, une grace intraduisible ; mais enfin, en se tenant aussi près que possible du sens littéral, on voit bien que c’est de la comédie toute pure. Eh bien ! ces scènes-là n’ont jamais été comprises, puisqu’on leur a donné de très bonne foi une couleur fausse, un ton faux, une dignité qui n’est pas dans le texte, et qui n’y devait pas être ; car, le fond étant comique, la forme devait être aisée et familière. Ainsi, les paroles vulgaires, presque triviales de Vulcain, qui se plaint de ces fâcheuses affaires, qui ne veut pas qu’on trouble sa digestion, qui reproche à ses parens leurs criailleries, leurs croassemens comme il dit (κολῷον ἐλαύνετον) ; voyez comme Bitaubé les travestit en pompeuse rhétorique : « Que de maux funestes vont éclore ! Si pour l’amour des mortels vous vous livrez à ces dissensions, si vous introduisez le tumulte et la discorde parmi les dieux, les doux plaisirs des festins disparaîtront, et le mal va triompher. » Que je ne vous voie pas, ma chère mère, battue sous mes yeux, dit le Vulcain d’Homère. — « Craignez d’éprouver aux yeux d’un fils qui vous aime un traitement rigoureux », dit le Vulcain de Bitaubé. Dans Homère, Jupiter prit un jour Vulcain par le pied et le lança dans l’espace ; mais Bitaubé en a rougi pour le pauvre dieu, et a supprimé la circonstance du pied qui indique si bien le côté satirique de la tradition recueillie par Homère. Mme Dacier n’a pas été moins scandalisée du rire inextinguible ; aussi affirme-t-elle que Jupiter ne riait pas, que Junon souriait seulement, et qu’il n’y avait que des dieux inférieurs qui se permissent une si grande indécence. Osons donc le redire : la plus grande partie de l’Iliade et de l’Odyssée restera lettre close pour quiconque n’y verra pas, à côté de la tragédie des hommes, la comédie des dieux ; une ironie profonde, un rire de l’ame, par lequel la philosophie au berceau, en jouant encore avec les fleurs de l’imagination, proteste déjà contre le polythéisme.

Ceci me paraît si important, que je m’arrêterai sur un autre exemple encore, où la comédie des dieux se développe avec un caractère étrange et magnifique. Il s’agit de la grande bataille des dieux aux XXe et XXIe chants de l’Iliade. On a généralement admiré avec Longin le sublime de cette description ; mais on a déclaré aussi qu’elle dégénérait bien vite en bizarrerie et en mauvais goût. Pourquoi ? Parce qu’on n’avait pas compris l’esprit critique d’Homère. Mais si l’on prend un point de vue autre que celui des rhéteurs, si l’on consent, ce qui est bien facile, à concevoir cette comédie épique, gigantesque, ce mélange de moquerie et d’enthousiasme, cette verve aussi pleine d’esprit que de génie, qui au milieu de la tempête de l’inspiration sait jeter des traits de sarcasme, et qui sait assaisonner de raillerie les plus splendides banquets de l’imagination, on y trouvera un charme nouveau, un charme immortel, car on sentira toute une philosophie à naître sous l’enveloppe de cette épopée.

D’abord le drame s’ouvre par le plus terrible spectacle. Tout s’émeut sur le ciel et sur la terre, car les dieux vont au combat. La puissante Discorde, dont la fonction est de secouer les peuples, s’élève. Minerve crie la guerre, tantôt à un bout du camp grec et tantôt à l’autre bout ; Mars aussi, dans le parti opposé, crie la guerre, tantôt sur le faîte de la citadelle de Troie, tantôt sur la rive du Simoïs. Le père des dieux fait éclater son tonnerre d’en haut ; Neptune, plus bas, ébranle la terre avec toutes ses montagnes ; au-dessous, le roi des ombres a peur, saute de son trône, et crie : il lui semble que Neptune va rompre le globe et montrer au jour les demeures effroyables des morts. Parmi les hommes, la scène prend un aspect non moins imposant. Achille fait de terribles choses ; « comme le feu ravage une montagne aride et y dévore la vaste forêt, en tourbillonnant de tous côtés sous le vent, ainsi Achille, semblable à un démon, se jette partout la lance en main ; il tue, il poursuit ; la terre coule noircie de sang. Comme des taureaux au front large, attachés ensemble pour égrener l’orge blanche sur une aire bien unie, en ont bientôt séparé le grain et la paille, ainsi les chevaux d’Achille trituraient pêle-mêle les morts et les boucliers ; son char était tout souillé des gouttes de sang qui jaillissaient sous le sabot des chevaux et les jantes des roues ; pour lui, il ne songeait qu’à la gloire, et ses mains invincibles étaient noires d’une poussière sanglante. »

Peu à peu le poète nuance ses tons ; les tableaux deviennent singuliers, quoique encore grandioses ; on se sent descendre par degrés des hauteurs de l’enthousiasme à des régions fantastiques, j’allais dire fantasques. Voilà le Scamandre qui, ne pouvant plus suivre son cours, prie Achille de ne pas l’obstruer davantage de cadavres : le jeune guerrier ne tient compte de cette prière ; alors le fleuve s’enfle, sort de son lit, et Achille se noierait sans le secours de Vulcain, qui oppose ses feux aux ondes irritées. Les eaux débordent, le feu les fait bouillir, les vaporise, les dissipe : ne sommes-nous pas ici à peu près au niveau de l’Arioste ? Mais ce n’est pas tout ; nous descendons encore : Minerve, attaquée par la lance de Mars, lui répond par un quartier de roche qui servait de borne entre les champs, et qu’elle lui jette sur la nuque ; il tombe ; son vaste corps couvre sept arpens, et Minerve se met à rire. Vénus a vu tomber celui qu’elle aime ; elle lui tend la main pour le relever ; mais Minerve, d’un vigoureux coup de poing sur la poitrine[7], l’étend à côté de son amant. D’autre part, Junon s’attaque à Diane : « Chienne audacieuse, tu oses me faire face ? Jupiter t’a placée comme une lionne entre les femmes ; va donc tuer des bêtes dans les montagnes, au lieu de te mesurer ici contre des forces supérieures. Si pourtant tu veux l’essayer, je pourrai t’apprendre combien je suis plus vigoureuse que toi. » Et cela dit, Junon, de sa main gauche, empoigne les deux mains jointes de Diane ; de la droite, elle lui arrache son carquois de l’épaule, et elle en frappe en riant les oreilles[8] de la pauvre fille, qui se tourne et se tord de cent façons pour se dérober à cette flagellation ; enfin elle s’enfuit en pleurant. Mercure, peu guerrier de son naturel, profite de l’occasion pour s’en tirer par une bouffonnerie ; il s’approche de la mère de Diane, et au lieu de compâtir à ses peines maternelles : « Latone, lui dit-il avec une malice de poltron, il ne fait pas bon se battre contre les épouses du grand Jupiter ; j’y renonce ; allez vite, et vantez-vous devant tous les dieux de m’avoir bien battu. »

Assurément on ne peut se flatter de saisir toutes les délicatesses d’une comédie créée en un temps si différent et si éloigné du nôtre. C’est le propre de la comédie d’être pleine d’allusions et de ne pouvoir s’expliquer parfaitement que par le détail des mœurs au milieu desquelles elle s’est produite. Par exemple, chaque ville, chaque localité ayant dans l’antiquité son culte spécial, son dieu-patron, il se peut que ces rôles ridicules, dont la poésie affublait tel ou tel dieu, fussent le résultat de rivalités, d’inimitiés locales ; chaque ville chansonnait peut-être ainsi la ville dont elle était jalouse, en la personnifiant en son patron. Et comme les divers ordres sacerdotaux se dénigraient aussi les uns les autres, les aèdes ont dû trouver quelque plaisir à recueillir ces moqueries croisées et à les diriger contre tous les sacerdoces à la fois. On pourrait trouver sans peine, dans l’histoire moderne, des faits très analogues à ceux-là. Toujours est-il que la comédie des dieux nous paraît évidente dans Homère : on ne peut, sans l’admettre, expliquer tant de disparates ; s’il n’y a pas satire, il y aura trivialité, indécence, absurdité même ; caractères incompatibles avec le bon sens si mesuré, l’allure si aisée et si noble, et l’unité d’esprit et de caractère qui se perçoivent par l’intelligence et par le cœur dans tout le développement des deux grandes épopées grecques. Ainsi Homère, toujours plein de foi au dogme intime des religions, se joue des symboles devenus superstitions populaires. On peut se le représenter riant, du haut de son génie, de toutes ces idoles qu’il fait parler et agir, comme lui-même il nous représente Jupiter qui, du haut de son Olympe, rit de joie en son cœur de voir les dieux se ruer les uns contre les autres. C’en était donc fait de l’enseignement ésotérique, de la science secrète ; car, dès qu’une société prend le parti de parodier les symboles énigmatiques qu’on lui avait imposés, il faut bien en venir à lui parler un langage simple, rationnel, intelligible à tout le monde. La pensée tendait donc dès-lors à se produire et à se coordonner avec clarté, à se rendre accessible à tous, et à devenir le patrimoine commun des intelligences : c’était là une atteinte radicale à la caste antique, et un acheminement décisif vers le principe de la fraternité humaine, de l’égalité devant Dieu, du droit de tous à la jouissance du vrai.

Nous avons vu la race hellénique forcer les remparts cyclopéens de la cité orientale et y frayer le passage à la liberté politique. Nous l’avons vue désorganiser une théocratie devenue stationnaire, et jeter dans la religion même un levain de liberté philosophique. Que proclament ces deux faits ? L’émancipation individuelle, le sentiment d’une force de volonté qui est propre à chacun, et qui lui donne le libre arbitre d’adhérer ou de n’adhérer pas ; en un mot, le dogme de la liberté morale opposé au fatalisme. Or, en ceci, l’histoire positive sera l’expression parfaite de la conséquence logique. De même que l’autorité exagérée, dans la cité et dans la doctrine, avait produit chez les Orientaux le dogme fataliste ; de même une portion de liberté introduite par les Hellènes se traduisit et se formula par le dogme du libre arbitre. Homère en fournit une preuve éclatante.

Ouvrez l’Odyssée : les quatre-vingts premiers vers vous en exposeront l’idée fondamentale. Et cette idée fondamentale, quelle est-elle ? C’est précisément la question de la liberté et de la fatalité ; ou bien, pour emprunter l’expression de la théologie chrétienne, c’est la question du libre arbitre et de la grace. L’ancien sacerdoce l’avait résolue dans le sens du fatalisme, comme nous le voyons par les tragiques ; car ceux-ci, quoique bien postérieurs à Homère, suivaient la doctrine sacerdotale et orientale conservée dans les mystères, dont la tragédie n’était qu’un développement lyrique. Par exemple, l’histoire d’Œdipe, celle d’Agamemnon, d’Égisthe et d’Oreste, étaient devenues des légendes fatalistes, qui montraient la vie humaine dominée par une puissance impitoyable, irrésistible, dont les oracles étaient l’organe, et contre laquelle ni l’innocence, ni le crime, ni la volonté, ni la faiblesse, ne pouvaient rien. Il était écrit dans les arrêts de cette puissance qu’Égisthe corromprait Clytemnestre ; il était écrit qu’il la pousserait à égorger son époux ; il était écrit qu’Oreste vengerait son père par le meurtre de sa mère et d’Égisthe. Les oracles l’avaient prononcé ; il fallait que cette série de meurtres fût commise. Une telle doctrine était un instrument terrible dans les mains de la théocratie qui inspirait les oracles : aussi la conserva-t-elle tant qu’elle put, jusqu’à l’apparition du christianisme. Eh bien ! l’Odyssée n’est pour ainsi dire qu’une réfutation de ce dogme funeste ; une réfutation bien positive et qui était évidemment dans l’intention du poète. En effet, l’Odyssée s’ouvre dans le ciel : Jupiter, au milieu de l’assemblée des dieux, pose en deux mots la question du destin et de la liberté humaine, en prenant pour exemple l’histoire d’Égisthe dont nous venons de parler. Dieux immortels, leur dit-il, les hommes nous accusent, ils prétendent que le mal vient de nous[9], et pourtant la cause en est en eux-mêmes, et leurs folles résolutions leur attirent des douleurs que le destin ne leur réservait pas. Égisthe, en dépit de la loi divine, a épousé la femme d’Agamemnon ; il a tué ce prince à son arrivée. Pourtant il savait bien qu’il en serait rudement puni ; moi-même je le lui avais prédit ; je lui avais envoyé Mercure pour le conseiller et le menacer. Mais l’ame d’Égisthe ne s’est point ouverte à ces bonnes inspirations[10], et maintenant il vient d’expier tous ses crimes à la fois. » Ôtez la mythologie et traduisez ce discours en langage philosophique : qu’est-ce à dire ? Que l’homme n’est point forcément poussé au crime ni à la douleur ; qu’il a la liberté de choisir entre des actes de diverse nature ; qu’en outre il a la lumière, l’inspiration, la conscience morale, en d’autres termes la grace, représentée par le messager de Jupiter ; et qu’enfin c’est pour avoir fait un usage pervers de cette liberté, pour avoir fermé les yeux à cette lumière, que le châtiment tombe sur lui. Il n’est certes pas difficile de reconnaître dans l’exposition de l’Odyssée tous les élémens de cette grande question si vivante encore et si débattue jusqu’à nos jours. Elle va donc être personnifiée dans Ulysse. En effet, Minerve cite aussitôt son exemple : « Oui, mon père, répond-elle à Jupiter, Égisthe a péri justement, et périsse de même quiconque en fera autant. Mais voici un homme qui est tout autre, et qui touche ma compassion ; il souffre loin de tout ce qui lui est cher, prisonnier dans une île, au pouvoir d’une magicienne, inconsolable de ne plus revoir la fumée des toits de la patrie, et aspirant à mourir. Et celui-là, vous l’abandonnez ? Pourtant a-t-il jamais manqué à la piété, même au milieu des batailles ? Pourquoi le charger ainsi de votre colère, père suprême ? » Voilà donc l’éternelle objection qui s’élève : nous sommes libres, dit-on, et le mal vient de notre volonté pervertie ; mais pourquoi l’homme pieux et vertueux souffre-t-il aussi bien que le coupable ? Le poème entier n’est qu’une magnifique réponse à cette objection. D’abord, quelque pieux que soit un homme, il est toujours coupable par quelque endroit ; toujours quelque vertu divine peut se plaindre de lui, quelque dieu offensé peut le poursuivre. C’est ainsi qu’Ulysse, malgré sa piété, s’est attiré la colère de Neptune. Ensuite, l’homme vertueux souffre pour constater et fortifier sa vertu par l’épreuve ; il souffre pour grandir. Ainsi, d’après la grande pensée de la poésie homérique, la fonction de l’homme est de lutter contre les forces de la nature et contre ses propres faiblesses ; et cette lutte, toute douloureuse qu’elle est, devient un bien par la perspective d’une providence rémunératrice qui l’attend au bout de la carrière.

Certes, des poèmes construits sur de pareilles bases méritaient bien, à défaut d’une inspiration plus parfaite encore, de devenir, comme ils le furent en effet, la Bible de l’ancienne Grèce. On a dit de Platon qu’il avait été le précurseur du christianisme. J’aimerais mieux le dire d’Homère. Sa pensée était chrétienne ; qui l’a mieux senti que Fénelon ? Le Télémaque n’est que le développement des premiers livres de l’Odyssée, et la pensée théologique qui y règne est précisément celle d’Homère : l’homme, représenté par le jeune fils d’Ulysse, toujours se débattant contre ses passions propres, contre les douleurs sociales, contre les accidens de la nature ; la Providence, représentée par Jupiter, qui lui envoie sa sagesse ou sa grace sous l’image de Minerve ; puis celle-ci faisant l’éducation morale de l’homme, par l’épreuve et la surveillance, le secours et l’abandon, par tout ce qui trempe les ames et nourrit la virilité des caractères.

Quoique le dogme de la liberté morale ne soit pas aussi expressément énoncé dans l’Iliade que dans l’Odyssée, il y respire cependant avec plus d’énergie encore. Déjà les anciens avaient remarqué qu’Homère avait abaissé les dieux jusqu’au niveau humain, et qu’il avait élevé l’humanité au niveau des dieux. En effet, s’il met la comédie dans l’Olympe, la scène terrestre lui doit un drame constamment noble. Dans ses batailles, les hommes mettent les dieux hors de combat. Se peut-il imaginer une plus audacieuse figure de l’individualité humaine se posant libre en face du destin ? Ainsi, par ce côté encore, la Grèce attaquait l’Orient.

Ce serait sans doute arranger l’histoire à l’encontre de la nature même, que de supposer qu’aucun peuple ait jamais professé un fatalisme absolu ou un stoïcisme absolu. Partout l’homme se sent une volonté, et sait qu’elle peut quelque chose ; partout aussi il sait qu’elle ne peut pas tout, et se sent dominé par un ordre extérieur mu d’une pensée souveraine. Mais la croyance des peuples, flottante entre les extrêmes, et saisissant mal le point délicat où les contraires se touchent, penche d’un côté ou de l’autre selon l’influence de tels ou tels faits. Ainsi, dans l’ancienne cité orientale, la suprématie religieuse et la coaction politique se trouvant dans les mêmes mains et s’exerçant ensemble avec force sur tous les détails de la vie, l’obéissance s’imposait en toutes choses comme venant directement de Dieu. Le sacerdoce héréditaire consacrait l’hérédité dans toutes les positions ; la société roulait comme une machine universelle capable de fouler et d’écraser toutes les volontés résistantes, toutes les énergies personnelles ; de sorte que la vie humaine semblait se confondre avec la vie uniforme et invariablement tracée de la nature physique : type social qui s’est conservé à degrés divers dans l’islam ou soumission musulmane, dans la résignation indienne, dans l’immobilité chinoise, et au sein duquel l’ancienne Égypte avait fini par se pétrifier. Sous ce mouvement irrésistible, l’individu ne sentait que son néant. Si une révolution venait élever quelques personnages au-dessus de cette prostration générale, la chose paraissait si énorme, qu’on les considérait bientôt comme des dieux ; l’imagination orientale leur octroyait des proportions gigantesques, et l’histoire devenait mythologie. Ainsi, une invasion arabe qui avait partagé l’Égypte, et qui fut ensuite repoussée par une réaction de l’ancienne religion et de l’ancien ordre militaire, se symbolisa dans l’histoire fantastique de Typhon qui lacère Osiris, et qui est expulsé ensuite par Isis et Horus. Il en est de même des fables indiennes et persanes de Rama, de Vichnou et de Siva, de Djemschid, de Zohâc et de Feridoun. Ainsi l’homme était si peu pour ces peuples, et l’action divine absorbait si complètement à leurs yeux l’action humaine, que l’histoire n’exista jamais chez eux, parce qu’elle narre l’humanité, et qu’ils ne nous ont laissé que des mythes, parce que ces mythes sont par essence une confusion de l’humanité avec la divinité.

Le fatalisme panthéiste était donc la formule d’un ordre despotique et d’un sentiment de nullité qui flétrissait les ames. On conçoit que la Grèce, en s’élaborant dans un milieu tout autre, ait fait jaillir un dogme tout autre du sein des choses. L’invasion des Hellènes, les guerres et les brigandages séculaires qui en furent la suite, les goûts aventuriers de ces chefs de bandes et de ces pirates, ce genre de vie où rien n’était sanctionné par des lois, où la religion ne triomphait qu’en transigeant, où l’activité personnelle était chaque jour nécessaire pour se défendre, chaque jour utile pour s’agrandir ; ces faits généraux et les mille faits particuliers qu’ils engendrent nécessairement, ont dû nécessairement aussi pénétrer vivement l’homme, le héros, de sa valeur personnelle, de sa propre efficacité pour ainsi dire, que le danger, le succès, le malheur même, lui faisaient apprécier tous les jours. L’homme, le héros, se sentait libre dans le choix de ses actions, capable de se faire à soi-même son destin jusqu’à un certain point ; chaque jour il avait occasion d’appliquer cette idée à sa vie, car chaque jour il avait un but à suivre, des moyens à préférer, une volonté à mettre en jeu contre tous les accidens ; la nécessité même, trop vive à lui aiguillonner le flanc, le forçait à se révolter contre elle. Autant les prêtres orientaux proclamaient le destin dont ils se chargeaient d’interpréter les oracles, autant les aèdes exaltaient la personnalité humaine. Chantaient-ils les dieux ? c’était pour rattacher à eux la généalogie des guerriers, c’était pour élever l’homme à leur hauteur. Bien plus, dans les batailles, Diomède et Ajax pouvaient combattre et blesser dieux et déesses. Ainsi la jeune Grèce commençait par protester contre l’annulation de l’homme dans le vague du grand tout ; ainsi la liberté morale sortait tout armée de cette tête intelligente ; et le dualisme de la cité et de la liberté politique, de la religion et de la liberté philosophique, se résumant en celui de la loi divine et de la liberté humaine, plongeait ainsi ses racines dans la conviction la plus inébranlable du genre humain, dans la conscience la plus intime que nous ayons de notre existence personnelle.

Peut-être cette analyse de la pensée grecque, telle qu’elle se manifeste dans ses plus anciens monumens, paraîtra-t-elle assez fondée pour ne pas être confondue avec l’histoire purement conjecturale et systématique. Or, la conclusion en est simple et grande. Dans cette péninsule qui se projette entre l’Europe et l’Asie, au sein d’une mer semée d’îles, où la navigation pouvait dès son origine mettre en communication les races les plus diverses, il s’est fait pendant six ou sept cents ans une combinaison laborieuse de deux ordres sociaux, dont l’un avait atteint toutes les conséquences de son principe, et ne pouvait plus que pourrir dans ses organes roidis, et dont l’autre était encore à cet état élémentaire de la tribu, voisine de la famille ; susceptible d’éducation, mais en résistant ; écolier bien doué, mais indocile, qui force son maître à revenir sur lui-même, à se rectifier, à apprendre pour instruire. Ainsi la Providence, en poussant deux races l’une sur l’autre, fit éclater un fait révélateur : car, semblable à ces éclairs qui, dans Homère, jaillissent des casques et des boucliers frappés du soleil, ainsi une pensée nouvelle, ou, si l’on veut, une méthode nouvelle de travailler la pensée, jaillit du sein de cette longue bataille de l’Orient contre l’Europe, sous le soleil divin qui éclaire l’humanité. Et comme cette libre et progressive pensée pénétra également la vie active, la vie intellectuelle et la vie morale de ce peuple, c’est-à-dire toute la trinité humaine, l’ame complète, il en résulta une œuvre profonde et originale, inconnue jusqu’alors au monde, et qui marque la Grèce d’un caractère initiateur dans l’histoire ; de sorte que sa littérature réclame sa place dans l’éducation de tout peuple qui veut continuer la tradition en l’enrichissant.

Au reste nous n’avons interrogé en tout ceci que les monumens de la poésie parlée ; mais l’histoire de la statuaire, poésie plastique, nous conduirait absolument aux mêmes idées. Pour l’une comme pour l’autre, la caste théocratique avait été créatrice d’abord, et puis répressive et stationnaire. Les anciens historiens disent que les prêtres d’Égypte avaient consacré des types que l’art ne pouvait franchir. Champollion n’adhérait pas à cette opinion, et pourtant il y revient par une autre voie, car il reconnaît que l’art égyptien était consacré à la notation des idées plutôt qu’à la représentation des choses. Le dessin et la statuaire n’étaient donc qu’une écriture, mais alors il fallait bien qu’on défendît d’en altérer les types, sous peine de voir les formes se confondre, et la notation des idées se transformer en représentation des choses. Or, la théocratie égyptienne, pour conserver son écriture mystérieuse étroitement liée à son influence et à ses doctrines, enchaîna l’art aussi long-temps qu’elle le put ; elle l’enchaînait encore lorsque l’écriture phonétique rendait l’autre inutile ; elle l’enchaîna, au moins, pour l’usage religieux, en dépit de la conquête grecque et romaine, jusqu’au IIe siècle de notre ère, comme M. Letronne l’a si savamment démontré. Mais les Hellènes, en rompant la caste, émancipèrent l’art ; chez eux, l’écriture se dédoubla en quelque sorte ; l’élément alphabétique servit seul à fixer la parole ; l’élément représentatif des choses mêmes se dégagea librement, et se dépouilla peu à peu de la servitude du symbole. Ce fut donc la liberté civile, inconnue aux Orientaux, qui perfectionna l’art chez les Grecs, comme Winckelmann l’a remarqué ; mais, en rapportant cette influence civile aux statues décernées aux vainqueurs des jeux olympiques, Winckelmann ne l’a pas assez étendue, ni prise d’assez haut. Ce fut aux premiers jours de la Grèce, dès que la caste orientale fut dissoute, que cette influence de la liberté s’exerça sur l’art. Dès-lors les figures sacrées n’eurent plus d’interprétation ; les têtes de béliers, de lions, les corps de serpens, les ailes d’oiseaux et cent autres formes combinées entre elles ou avec les formes humaines, afin d’exprimer des idées abstraites, ne furent plus pour le peuple que des talismans de superstition, pour les esprits plus cultivés que des monstruosités. Dès-lors aussi les artistes firent comme les aèdes et comme Homère : ils ramenèrent peu à peu le gigantesque aux proportions naturelles, et les simulacres invraisemblables des dieux à la figure humaine. La tête humaine prit place sur la colonne de Toth et sur le cou des sirènes, et tandis que les figures de l’Égypte restaient éternellement guindées dans leur attitude droite, avec leurs jambes jointes, leurs bras pendans collés au tronc, leurs yeux obliques et leurs affreuses oreilles, l’école de Dédale détachait les jambes, avançait un pied, pliait les bras, assouplissait les torses ; et l’art, en traversant l’école d’Égine, arrivait à Phidias et à Praxitèle, en remplaçant de plus en plus le symbole par l’idéal, expression choisie des beautés naturelles, assemblage des qualités que la nature ne nous offre qu’éparses, et que l’artiste résumait dans l’image d’un Dieu, renvoyant ainsi tous ces rayons au foyer d’où ils émanent.

Il fallut plus de temps à la statuaire qu’à la poésie pour en venir là, car la parole est vive et journalière, tandis que le ciseau est lent et rare ; mais, pour l’une comme pour l’autre, ce fut une même tendance à délaisser les formes fantastiques pour celles de la nature. La statuaire coopérait donc à la poésie ; elle rejetait ce qu’il y avait d’essentiellement idolatrique dans la religion issue de l’Orient ; elle relevait la dignité humaine en face du vieux panthéisme, en prenant la figure visible de l’homme comme expression des attributs invisibles de Dieu. Lorsque les peuples adressaient leurs hommages à de vieilles et informes figures en bois ou en pierre, qu’on croyait tombées du ciel, telles que les simulacres de Phtha que Cambyse jeta au feu à Memphis, ou cette Junon d’Argos qui avait déjà quinze cents ans de popularité du temps de Pausanias, ils étaient idolâtres, car leurs prières ne s’adressaient qu’à la pierre ou au bois qu’aucune idée n’animait ; mais en était-il de même du Jupiter olympien de Phidias ? Non ; ce chef-d’œuvre parlait réellement un langage divin à qui savait l’entendre : car il portait sur son front, dans ses yeux, sur ses lèvres, dans son attitude, un caractère suprême de puissance, d’intelligence et de bonté ; il élevait donc la pensée vers la perfection de Dieu, dont la perfection de l’homme est l’image et la ressemblance, comme dit la Genèse ; et par là il avait réellement, selon le mot de Quintilien, ajouté quelque chose de bon et de vrai à la religion des peuples.

Enfin il nous reste un dernier témoignage à invoquer pour donner aux idées que nous venons d’émettre l’éclat de l’évidence : c’est le témoignage de la philosophie postérieure à Homère.

Aussi long-temps qu’une révolution sociale remue les intérêts, bouleverse les classes et travaille à se constituer dans la vie extérieure, la pensée qui l’anime reste confuse et comme suffoquée dans la poussière du combat ; mais quand les choses sont assises, et que le tumulte a cessé, alors cette pensée crève son enveloppe matérielle, elle s’épanouit, comme le lotus indien, sur l’océan lumineux d’une création nouvelle. C’est ainsi qu’à une certaine époque, la nouvelle société grecque s’étant suffisamment dégagée du chaos matériel produit par l’antagonisme des races, la lutte fécondante entre le génie oriental et le génie grec se choisit un champ de bataille plus aérien : ce ne fut plus qu’une guerre intellectuelle ; les deux races, les deux partis, se transfigurèrent en deux écoles philosophiques. Or, si nous envisageons ces anciennes écoles sous le point de vue particulier de nos recherches, nous trouverons que l’école dont les tendances étaient orientales avait Homère en horreur, tandis que l’école véritablement grecque l’élevait jusqu’aux cieux. Ce fait nous est révélé particulièrement par Diogène Laerce, écrivain superficiel, qui a eu soin de nous apprendre ce que pensaient d’Homère la plupart des philosophes dont il écrit la vie ; il l’a fait d’une manière tout anecdotique, sans y attacher d’importance, sans en voir la portée ; de sorte que si, en rapprochant ces données, on en tire une conséquence parfaitement conforme à ce que nous avons dit plus haut, nos idées sur ce sujet n’en seront que mieux établies.

L’école que j’appellerai orientale, à cause de ses tendances, se donnait pour chef Pythagore. Elle était une imitation ou une dérivation des colléges sacerdotaux de l’Égypte, de l’Inde ou des mages. Ces sectaires essayaient de rétablir la caste enseignante en Italie et en Grèce ; leur vie était une vie de cénobites savamment disciplinés ; ils avaient donc l’esprit d’autorité et d’organisation des anciens sacerdoces. Malheureusement, ils en avaient aussi l’égoïsme et l’exagération ; ils ressuscitaient le langage symbolique, hostile au progrès et à la propagation de la science, s’en réservant l’interprétation exclusive, et ne laissant aux peuples que l’image superstitieuse. Conséquemment, leur doctrine tendait au panthéisme, identique au fatalisme, et destructeur des énergies de l’humanité. Or, il y avait dans cette école une tradition qui fait voir combien Homère était hérétique à leurs yeux. Pythagore, disait-on, étant descendu aux enfers, y avait vu Hésiode et Homère, le premier attaché à une colonne d’airain, le second pendu à un arbre et enlacé de serpens, et cela parce qu’ils avaient mal parlé des dieux ; en d’autres termes, parce que, suivant l’esprit de leur race et de leur temps, ils avaient refusé un respect idolâtre à des symboles dépouillés de leur sens primitif.

L’école éléatique dérivait de celle de Pythagore : son chef, Xénophane, avait eu pour maître le fils de ce fameux personnage. Métaphysicien peu intelligible, Xénophane voulait aussi qu’il y eût une science ésotérique, un monopole mystérieux de la pensée. Eh bien ! il fut célèbre par son antipathie contre le génie lucide, positif et libre d’Homère : on a conservé quelques vers où il condamnait le poète « pour avoir mis sur le compte des dieux tout ce qui est injure et ignominie parmi les hommes, le vol, l’adultère, la supercherie. » Comme si le poète avait fait autre chose en cela que suivre des légendes accréditées par l’ignorance populaire, précisément à cause du soin qu’on avait pris d’entretenir le peuple dans cette ignorance.

Enfin l’école d’Héraclite était aussi une branche nourrie de la sève pythagoricienne. Héraclite fut l’homme des mystères plus qu’aucun autre, au point que Socrate avouait ne pas comprendre grand’chose dans ses écrits ; au point qu’on l’appelait le faiseur d’énigme (αινικτης), le ténébreux (σκοτεινος). Cette obscurité était volontaire ; c’était toujours l’idée orientale du langage symbolique, du langage-monstre (τερατολογια), des hiéroglyphes parlés ; c’était l’exploitation intéressée de la raison humaine au profit d’une caste savante. Et, pour que ses vues ne fussent aucunement douteuses, il avait déposé ses écrits dans le temple de Diane, sous la garde des prêtres, comme pour rappeler le Toth des Égyptiens. Son système sur l’homme fut une espèce de panthéisme idolatrique : « Les dieux, disait-il, sont des hommes immortels, et les hommes des dieux mortels. » Héraclite ne pouvait donc accepter le poète d’Ionie : aussi lui déclara-t-il la guerre ; il fallait, selon lui, « chasser ce poète de la lice et le souffleter. »

Ainsi les trois principaux chefs de l’école qui voulait rétrograder vers le passé oriental ont laissé le souvenir de l’incompatibilité qu’ils trouvaient eux-mêmes entre leur manière de voir et celle qu’impliquent les poésies homériques ; et si quelque esprit distingué, élevé parmi eux, venait à s’écarter de leur méthode mystérieuse et à chercher une philosophie plus positive, on le voyait comme par instinct revenir à l’admiration pour Homère. Démocrite fut dans ce cas, et il reconnaissait, selon Dion, dans la sagesse et la beauté des chants homériques « une nature divine et inspirée. »

En face de la poésie pythagoricienne se posa la philosophie de Thalès. Celle-ci, née dans l’Ionie comme les poésies d’Homère, et développée sous l’influence du même milieu, ne fut que la même pensée sortie de sa poétique adolescence, et se réfléchissant en elle-même pour se comprendre. De même que les premiers Iones avaient introduit, dans la cité déjà très complexe des Égyptiens et des Phéniciens, l’élément encore brute de leur organisation en tribus, de même la philosophie ionique eut pour fonction de ramener aux principes simples et élémentaires de la raison humaine la doctrine traditionnelle surchargée d’erreurs et de mensonges. Elle fut donc essentiellement libre, critique et observatrice ; elle chercha la théorie des choses sans préoccupation d’un but arrêté d’avance, sans vue particulière de politique ou d’association ; décrire les phénomènes, en lier les causes, en formuler les lois, telle fut son audacieuse entreprise. Elle s’égara dans les hypothèses cosmogoniques ; rien de plus simple : toute science jeune est téméraire et se croit en possession de la formule universelle. Mais enfin son point de départ était la recherche indépendante ; elle rejetait le symbole, recherchait le mot propre et créait des formules ; elle faisait entrer les hautes spéculations dans la langue commune. Si parfois elle cacha ses principes et se donna l’apparence d’une science secrète, c’était par une simple précaution contre les attaques de la superstition populaire que le sacerdoce déchaîna contre elle plus d’une fois. Ce genre de mystère, purement accidentel, n’était point dans l’esprit de l’école ionique, qui ne cherchait au contraire qu’à dissiper les mystères. Elle fut donc aussi bien qu’Homère, accusée d’impiété, d’athéisme même, et il est vrai que quelques-uns de ses membres ont laissé une réputation équivoque à cet égard. Mais les attaques dirigées contre eux partaient bien plutôt des défenseurs du polythéisme, qui sentaient qu’on ébranlait leurs autels. C’est ainsi qu’Anaxagore, ce scrutateur hardi et dévoué, qui renonça aux soins d’une grande fortune pour rechercher la science, ayant osé dire que le soleil était, non pas un dieu traîné dans l’espace immense par des chevaux enflammés, mais tout simplement une masse de métal ardent, source de lumière et de chaleur, fut, pour ce sujet, accusé comme impie et forcé de s’exiler. Or, cet homme professait pour Homère la plus haute estime ; ce fut lui qui, le premier, fit considérer les poèmes homériques comme un code de morale, comme une exhortation à la vertu et à la justice, c’est-à-dire que le premier il en sentit la portée philosophique.

Les opinions de Socrate se liaient au même ordre d’idées. Élève d’Anaxagore et d’Arcésilas, il transporta leur méthode de recherches dans l’étude des sciences morales : direction que lui imprima sans doute le mouvement politique au milieu duquel il vivait à Athènes. Si Platon a jeté des nuages sur la doctrine de Socrate, Xénophon et Aristote nous apprennent assez que c’était un esprit critique et pratique, cherchant dans la raison et dans les besoins moraux de l’humanité le vrai sens des dogmes religieux répandus dans le monde. Aussi le génie asiatique lui fit une guerre opiniâtre : il avait pour adversaire un certain Antiphon, interprète des prodiges ou des symboles (τερατισκοπος) ; un mage, à ce que dit Aristote, vint de Syrie pour lui faire des reproches et lui prédire une fin violente, et l’on sait comment la prédiction s’accomplit. Avec ces qualités d’intelligence, il devait être partisan du grand poète révélateur de l’esprit nouveau de la Grèce ; Dion l’appelle un disciple d’Homère, et son brillant élève Alcibiade souffletait les professeurs qui n’avaient point un exemplaire d’Homère ou qui se permettaient de le corriger.

Le vrai successeur de Socrate, quant au procédé intellectuel et à la solidité des vues, ce n’est point Platon, dont nous parlerons tout à l’heure, mais Aristote. Aristote résuma les tendances de l’école d’Ionie : l’observation des choses physiques pratiquée par les disciples directs de Thalès, l’observation des phénomènes moraux introduite ou du moins perfectionnée par Socrate. Esprit libre, précis, véritablement grec, voulant faciliter et répandre la science et non l’envelopper d’arcanes, il chercha les lois de l’intelligence, les lois de la volonté, les lois de l’art, afin d’ouvrir et d’éclairer tous les chemins à l’activité humaine. Faut-il dire combien Homère était grand à ses yeux ? Il en fit une édition ; il l’offrit comme un modèle parfait ; il inspira, pour cette noble, magnifique et royale poésie, tant d’enthousiasme à son élève Alexandre, que le jeune conquérant n’en voulait lire d’autre, qu’il la plaça comme son trésor et son talisman dans la riche cassette de Darius, et que la nuit, il la posait sous sa tête comme pour en aspirer le génie. Sans doute cette continuelle inspiration du livre national l’obsédait, et peut-être fut-elle la principale cause de la conquête de l’Asie. Toujours est-il que les victoires d’Alexandre furent des triomphes pour l’esprit philosophique issu d’Homère, car elles le colonisèrent en Asie et en Égypte. Là, cet esprit sema largement l’examen dans les champs de l’antique idolâtrie ; la raison grecque et la tradition asiatique, comme deux palmiers de sexe différent que leur séparation laissait stériles, s’y fécondèrent sous le souffle de la Providence, et il en sortit un fruit nouveau destiné à nourrir une ère nouvelle du genre humain.

Maintenant il faut revenir à Platon. Jusqu’à lui, l’école orientale religieuse, et l’école grecque rationaliste, ayant entre elles Homère comme signe de contradiction, comme drapeau que les uns voulaient défendre et les autres déchirer, avaient formé deux camps bien distincts. Mais la mort de Socrate fut un avertissement terrible pour le rationalisme trop hardiment agresseur. Peut-être le peuple athénien avait-il raison de défendre ses vieux symboles aussi long-temps qu’on ne lui en fournissait pas d’autres, car il en fallait : la philosophie d’ailleurs n’était pas encore assez exercée pour pouvoir tirer du panthéon croulant de l’antiquité les dogmes profonds enterrés dans ses cryptes. Il fallait donc que symboles et raison continuassent à vieillir, les uns tombant pierre à pierre, et l’autre s’édifiant, dans l’ombre du doute, comme un temple au dieu inconnu, jusqu’à ce qu’une illumination soudaine y fit jaillir la foi, et y appelât les nations futures. Mais Platon ne l’entendit pas ainsi ; cet homme à jamais célèbre, ce nuage d’Occident, si obscur d’un côté, si lumineux de l’autre, et si vague dans son ensemble, voulut restaurer le passé, voulut hâter l’avenir, et tenta une conciliation entre le polythéisme et la philosophie, entre l’Orient et la Grèce. En cela, il obéissait tout à la fois et aux circonstances réactionnaires de son temps et aux dispositions propres à son génie. En effet, élève de Socrate et nourri d’Homère, dont il emprunte si souvent les expressions, il tenait, par son goût pour le raisonnement et pour les arts, à l’esprit progressif de la race hellénique ; mais en même temps, par ses rapports avec les pythagoriciens, par ses souvenirs d’Égypte et par l’éclat de son imagination, il était éminemment enclin à s’envoler dans les abstractions indéfinies, et à s’y revêtir de formes énigmatiques. Tout résonne dans ses écrits d’un écho oriental ; son plan de république rétablit la caste sacerdotale au profit des philosophes, annulant ainsi l’indépendance de la pensée par l’absorption de l’enseignement dans les intérêts politiques ; il veut une science secrète et une croyance populaire, afin de mener les peuples par des fictions, et de les faire vieillir dans une longue enfance. Aussi voulait-il conserver le polythéisme, car, en ce qui concerne les dieux, dit-il, il faut en croire les anciens qui, étant fils des dieux, avaient dû bien connaître leurs pères ; ce qui s’accorde très bien d’ailleurs avec le principe qu’il exprime nettement : que « le mensonge, interdit au vulgaire, est permis aux chefs de l’état dans l’intérêt du gouvernement. »

Voulant donc entraîner l’intelligence grecque dans ce courant d’idées, Platon essaya d’abord d’y ramener Homère, parce qu’il sentait bien sans doute qu’Homère était l’inspirateur avoué de l’intelligence grecque. Pour cela, il fallait détourner le sens philosophique du poète par une interprétation forcée ; c’est pourquoi il commence par supposer à Homère des pensées secrètes, mystiques, comme celles que les Égyptiens prétendaient cachées sous leurs fables : « Il faut étudier les poètes, dit-il dans Ion, en étudier plusieurs, et surtout Homère, le meilleur, le plus divin des poètes ; il faut être jaloux de se pénétrer, non-seulement de ses expressions, mais de sa pensée intime. » Il paraît, au reste, par ce même dialogue, que déjà les rapsodes, non contens de chanter les poèmes d’Homère, s’étaient avisés d’en faire un texte de commentaires philosophiques, et d’y creuser des théories abstraites ; et c’est à quoi Platon les encourage. Qu’entend-il en effet par cette pensée intime ? ce sont des doctrines qu’il suppose y être contenues, et ne pouvoir être comprises qu’après initiation ; car « il ne faut pas, dit-il ailleurs, qu’on aborde les poèmes homériques sans y avoir été initié. » Dans Alcibiade, il s’explique encore mieux : « La poésie tout entière, dit-il, est pleine de symboles énigmatiques, et il n’appartient pas au premier venu de la comprendre. » Ainsi, la poésie n’était pas pour lui, comme pour la simple raison, le tableau des réalités de la vie, des croyances, des sentimens, des caractères des hommes ; elle était, conformément au principe des prêtres orientaux, un langage symbolique, ayant pour but unique de revêtir et de déguiser des idées abstraites ; en un mot, une métaphysique matérialisée. Mais alors il fallait bien renoncer à Homère ; et, en effet, Platon arriva bientôt à des conséquences si étranges, qu’elles le forcèrent à changer d’avis sur le mérite du poète dont il avait si fort conseillé la lecture. Dans sa prétention de plier la poésie aux formes imaginaires de sa république, on le voit condamner ce qu’il y a de plus admirable dans Homère la peinture simple et vraie des passions, des faiblesses et des inconséquences humaines ; il ne veut pas qu’Achille s’emporte, que Diomède frémisse à la pensée de mourir, qu’Ajax soit violent et impie ; il ne veut pas qu’un ami ait pitié d’un ami ou d’un frère mort ; ni qu’un vieux père comme Priam se désole de la perte du plus vaillant de ses fils ; il ne veut pas même que le poète mette ses personnages en scène, et les fasse parler, à moins que ce ne soit pour débiter des maximes ou pour étaler de beaux sentimens. Un héros doit être, d’après lui, un type idéal, une morale en action, un raide et froid emblème de la vertu ; de sorte qu’une épopée, conçue d’après la poétique de Platon, ne serait plus qu’une collection de figures aussi guindées, aussi uniformes et aussi peu animées de la vie humaine, que les statues hiératiques de l’art égyptien. Or, il était impossible, avec tous les efforts de l’exégèse la plus subtile, de trouver rien de tout cela dans Homère ; aussi Platon finit-il par le chasser de sa république aussi bien que tous les auteurs dramatiques, et par en interdire la lecture aux jeunes gens. Voyant bien que la comédie des dieux, telle qu’elle se joue dans l’Iliade et dans l’Odyssée, serait un obstacle éternel à la restauration de l’ancien symbolisme, il défend de lire les deux épopées, même avec interprétation ; il faut les exiler tout-à-fait : « Ces combats des dieux, dit-il, qu’Homère a imaginés, il ne faut les admettre dans notre cité en aucune manière, soit qu’ils aient un sens caché, soit qu’ils n’en aient point. » C’est à ces extrémités qu’un beau génie peut arriver, quand il s’obstine à vouloir prolonger par des fictions une forme sociale dont la réalité s’évanouit.

Exclure Homère de l’éducation nationale, le chasser de la république grecque, c’eût été nier la force intellectuelle qui avait fait la Grèce, et c’est ce qu’il fut impossible d’obtenir des esprits distingués de ce pays. Au contraire, Homère devenait de plus en plus le représentant de la pensée nationale ; toutes les sectes qui se disputaient la gloire de dominer cette pensée, se disputaient Homère. « Tantôt, dit Sénèque, ils en font un stoïcien qui n’admire que la force d’ame ; tantôt un épicurien qui ne goûte que la paix, les festins et les joyeuses chansons ; tantôt un péripatéticien qui distingue et qui classe ; tantôt un sceptique qui ne croit à rien. » Aussi l’excommunication fulminée par Platon n’eut point de suite ; mais ses sectateurs revinrent à la première idée qu’il avait eue, à la tentative de falsifier le sens naturel pour en extraire un sens mystique et pour y faire faire sous de prétendues figures toutes les théories qu’on avait envie d’y trouver. Même après que le christianisme eut substitué aux mythes corrompus les paraboles si pures et si aimantes de l’Évangile, le néoplatonisme, son rival, nourrissait encore l’espoir de rajeunir le symbolisme décrépit, en prenant, par le plus parfait contre-sens, ces poésies homériques pour base de son œuvre : c’est-à-dire, en prenant, pour reconstruire un édifice, la sape qui l’avait démoli. C’est une chose inouie que les tortures auxquelles ces philosophes appliquèrent le bon sens, pour le forcer de trouver dans Homère ce qui n’y était pas. Je n’en rapporterai qu’un exemple, que me procure l’un des plus célèbres adversaires du christianisme, Porphyre. Son opuscule sur la Grotte des Nymphes est un commentaire mystique sur un passage d’Homère. Ulysse, dans l’Odyssée, est débarqué, pendant son sommeil, par les Phéaciens, dans un port d’Ithaque. « À l’extrémité de ce port croissait un olivier touffu ; auprès de l’olivier se trouvait une grotte délicieuse et obscure, retraite sacrée des nymphes qu’on appelle Naïades. Au dedans, il y a des coupes et des amphores de pierre ; là aussi, des abeilles qui font du miel ; là, des métiers de pierre, très longs, sur lesquels les nymphes tissent des manteaux de pourpre admirables à voir ; là, des sources qui ne tarissent jamais. Cette grotte a deux entrées ; par l’une, qui est au nord, les hommes y peuvent descendre ; l’autre, au midi, est sacrée ; les hommes n’y passent point ; c’est le chemin des déesses. » Voilà un morceau descriptif fort simple et fort gracieux, et dont tous les détails s’expliquent parfaitement par ce fétichisme embelli qui attachait une divinité à chaque site, à chaque fontaine, à tous les accidens de la nature champêtre. Eh bien ! on n’imaginerait point combien de choses philosophiques Porphyre a découvertes dans cette grotte[11]. Il n’est pas un détail du paysage homérique sous lequel il n’ait trouvé une idée abstraite. Il commence d’abord par établir qu’Homère n’avait en vue ici qu’un symbole, car cette grotte, dit-il, n’est point historique, puisque les voyageurs, qui ont visité Ithaque ne l’ont point trouvée ; elle n’est pas non plus inventée à plaisir, car Homère est une personne trop grave pour inventer des grottes ; donc elle est un symbole. Mais de quoi est-elle le symbole ? De tout ce que vous voudrez. Porphyre y découvre l’univers entier, la génération, la vie, la mort, la sagesse, l’abnégation. « Cette grotte, dit-il, est délicieuse et obscure. Comment cela se pourrait-il en réalité, puisque les choses obscures ne sont pas délicieuses, mais bien plutôt horribles ? Il est donc évident qu’Homère n’a pas voulu peindre une grotte réelle, mais une grotte symbolique. Or, dans la sagesse égyptienne, une grotte est la figure du monde matériel : dès-lors, tout s’explique. La grotte d’Homère est obscure, car la matière n’est que ténèbres ; nous ne pouvons pas en saisir le fond, l’essence ; mais en même temps elle est délicieuse, aimable, belle, car la beauté naît de la forme, qui est un attribut de la matière…, etc. » Voilà un exemple de la violence avec laquelle on tordait la poésie homérique pour en exprimer ce qu’elle ne contenait pas.

Nous croyons avoir établi que les poésies homériques furent l’expression d’une époque de critique, où l’on défaisait un état social, où l’on défaisait une forme religieuse, et où l’on justifiait cette œuvre en proclamant le dogme de la liberté morale, de la responsabilité personnelle, du droit personnel d’agir et de juger. Ce côté critique ne peut pas être le seul à considérer. La négation pour elle-même, le scepticisme, peut être le fait de quelques hommes, mais non de l’esprit humain. Il ne nie que pour affirmer autre chose ; il ne défait que pour refaire ; quand il efface, c’est pour écrire. Quelle était donc la base d’affirmation de l’époque homérique ? Que fondait-elle en démolissant le symbole ? Elle fondait la méthode d’observation. Elle appliquait les facultés innées de l’ame à la recherche des faits : nous avons dit que c’était le caractère de la philosophie ionique ; mais déjà l’observation avait brillé dans Homère, et au plus haut degré. Autant la poésie orientale, en général fausse et outrée dans ses tableaux, aime à créer des êtres fantastiques, des effets impossibles, des caractères invraisemblables et une nature imaginaire, autant la poésie homérique, si l’on met à part les légendes que la tradition lui imposait, est au contraire scrupuleusement vraie, naturelle, prise à la source de toute connaissance, l’observation des choses. Si l’on comptait la foule de traits dérobés à la nature même, soit dans l’ordre des phénomènes physiques, soit dans celui des mouvemens du cœur humain, soit enfin dans les détails qui révèlent l’état d’une société à telle période de son développement, on se ferait une bien grande idée du génie attentif et pénétrant des hommes dont Homère a résumé la richesse intellectuelle.

D’abord, quant aux phénomènes naturels, qui ne sait la variété de couleurs et l’abondance d’idées avec lesquelles il décrit la nature ? Ses poèmes, comme le bouclier d’Achille, portent en gravure immortelle toutes les beautés qui couronnent le ciel, et la terre, et les mers. Il les enchâsse dans son récit, quand elles y entrent naturellement ; mais sa fécondité ne peut s’écouler suffisamment par cette voie, et il sème en son chemin ces nombreuses comparaisons, ces petits tableaux parfaits, dont le trait précis, le choix et la variété réfléchissent mille points de vue. J’ai bien regret que les imitateurs classiques et les professeurs de poésie aient tant défloré ces chefs-d’œuvre ; les comparaisons d’Homère, traduites, refaites, manipulées, gâtées, prostituées, sont presque devenues banales. Mais si, par un libre effort de l’esprit, on parvient à oublier tous ces plagiats ; si on se représente qu’on les lit pour la première fois dans leur source fraîche et limpide ; si on en recueille l’impression encore toute neuve et toute naïve, que de paysages charmans on y contemplera ! N’est-il pas vrai qu’on éprouve, lorsqu’on s’abandonne à cette poésie, le sentiment vrai de la réalité, de la présence des choses ? On se croit dans ces vallées pleines de forêts, dans ces montagnes déchirées, devant ces promontoires, ces flots bruyans, ces plaines engraissées par les rivières qui les traversent ; au milieu de cette vie aventureuse, de cette vie de navigation, de guerre, de chasse, d’agriculture ; au sein d’une civilisation naissante, encore naïve, déjà ingénieuse, encore discordante, déjà curieuse d’harmonie, de commerce et de beaux-arts. Et toujours la description vient en son lieu, comme un accessoire, comme une parure distribuée avec richesse, et en même temps avec économie, sur un beau temple ionique ; tout un poème descriptif est ainsi brodé dans le tissu de l’épopée ; il le décore partout et ne le surcharge nulle part.

Quant au milieu social dans lequel se meuvent les individus, il n’est pas moins vivement réfléchi dans Homère que le milieu physique. Les détails de mœurs sont semés à main pleine dans toute l’étendue des poèmes, et surtout dans l’Odyssée. On y trouve dans leur intérieur la famille de Ménélas, de Nestor et d’Ulysse, la maison de campagne du vieux Laerte, ses étables gardées par des chiens, son ameublement grossier, sa cuisine de paysan, sa familiarité avec ses valets, ses occupations de jardinage. Tout cela donne une idée parfaite de ce qu’on appelait un roi dans ce temps-là, d’un chef de tribu guerrière ; nous ne connaissons guère que Walter Scott qui soit entré aussi soigneusement dans l’intimité d’une époque historique. Les récits les plus invraisemblables d’Ulysse sont eux-mêmes un trait de caractère des plus vrais ; c’est le goût de la légende, commun à tous les peuples enfans, et surtout aux peuples navigateurs et aventuriers, dont l’imagination transforme volontiers les faits lointains en prodiges. Homère est donc l’historien observateur le plus ancien. Avant lui, sous l’influence orientale, tout récit dégénérait en merveilleux mensonges ; les faits prenaient des proportions énormes et le symbolisme y faisait pulluler les monstres ; c’est ce qu’on voit par les traditions des Titans, de Cadmus, d’Hercule, de Jason, et tant d’autres ; c’est ce qui est cause que l’Égypte et L’Inde ne nous ont point laissé d’histoire, quoiqu’on y écrivît beaucoup. Mais la Grèce, et particulièrement l’Ionie du temps d’Homère, en gardait le merveilleux traditionnel, lui faisait sa place de plus en plus étroite, et augmentait la collection des circonstances réelles. De là est née l’histoire ; Homère marque le point où la fable se clôt, et où l’histoire s’ouvre ; et cela est si vrai, que l’empreinte de son génie se remarque long-temps encore après lui dans les historiens. Hérodote, en effet, ne trahit-il pas dans le plan de son histoire l’impression qu’il a reçue des poèmes homériques ? Comme Homère, il entre d’abord dans son sujet, qui est la guerre des Perses ; mais bientôt, par forme d’épisode, il remonte dans le passé, s’écarte à droite et à gauche, et intercale l’Égypte, la Perse, la Scythie, dans sa chronique toute nationale, de même que, dans le retour d’Ulysse à Ithaque, viennent s’intercaler les pays des Phéaciens, des Cyclopes, et même notre Gaule lointaine et nébuleuse, pays des Cimmériens, et, selon la légende grecque, vestibule des ténèbres éternelles. En outre, cet usage singulier, conservé si long-temps par les historiens, de faire parler leurs personnages, et d’introduire dans le récit d’un événement réel des discours de leur invention et des scènes dramatiques créées tout simplement pour amuser et pour émouvoir, cet usage d’Hérodote, imité par Thucydide, par Tite-Live, par Tacite même, ne révèle-t-il pas l’origine homérique de l’histoire chez les anciens ? Il est certain en effet que les discours d’Homère et sa force tragique excitèrent de tout temps l’admiration des hommes distingués dont l’éducation n’avait point d’autre livre ; et il était assez naturel qu’ensuite, en écrivant l’histoire, ces hommes éminemment artistes ne laissassent point passer, sans y marquer la trace de l’art, dont ils s’étaient nourris, les récits des grands évènemens qui s’y prêtaient si bien.

Voyons maintenant les figures du premier plan, les agens du drame, les caractères, les passions, les destinées individuelles. Et loin de nous les remarques superficielles des rhéteurs, des commentateurs, et des faiseurs de préceptes ; en sondant les personnages d’Homère, on n’y trouve nul artifice littéraire, mais une rare profondeur philosophique, un regard fixé sur la nature, une aspiration énergique à la réalité vivante.

Fut-il jamais création plus vivante que celle du personnage d’Achille ? Cette figure est agrandie, il est vrai ; elle est idéalisée, car il fallait la proportionner au piédestal élevé de la poésie ; mais du reste, quelle saisissante vérité ! Jeune et de haute race, le caractère d’Achille se compose d’instincts naturels, qui se déploient de toutes parts avec une sève luxuriante, et d’orgueil royal légitimé par le besoin que toute la Grèce a de lui. C’est un enfant sublime, facile à toutes les émotions, prompt aux larmes et à la fureur, plein d’amour ou de haine, de respect ou d’insulte, incapable d’admettre une limite à un sentiment quelconque, s’enfonçant plus loin qu’il ne voudrait dans les résultats d’une première vivacité. L’instinct et l’orgueil, l’impulsion native et l’impulsion sociale, se trouvant en désaccord et se heurtant dans sa vie, produisent son combat intérieur, son drame, et le sujet de l’Iliade. La peste sévit-elle dans l’armée ? C’est lui qui, dans sa pitié chaleureuse, demande qu’on songe au remède, et qu’on invoque les dieux. Le prêtre a-t-il déclaré qu’il faut, pour apaiser le ciel, rendre au vieux Chrysès sa fille, captive d’Agamemnon ? C’est Achille qui prend le parti du prêtre, du vieillard, du pauvre peuple, et des dieux. Mais voici qu’Agamemnon, privé de sa captive, s’en prend à lui, et l’outrage ; alors tout s’émeut dans Achille ; alors l’orgueil vient gonfler son cœur, et y étouffe tout autre sentiment. Ce vaillant, ce héros, qui parlait avec tant de piété, de dignité, de sagesse dans l’assemblée des rois, le voilà qui s’en va pleurer sur le rivage ; il pleure et il appelle sa mère, comme un enfant maltraité. Ce protecteur du soldat, véritablement bon dans ses élans spontanés, le voilà qui, par un calcul superbe et inhumain, se referme maintenant dans sa tente, afin que les soldats périssent par milliers sous les coups des ennemis ; il lui faut un sanglant sacrifice. Ulysse, le plus habile, et Nestor, le plus vénéré de Grecs, accompagnés de Phénix, le père nourricier d’Achille, vont le supplier, lui offrir toute espèce de réparation et d’hommage ; il les aime, il les respecte, mais il les repousse par un discours vif, raisonné, plein d’une fierté amère, d’une modération hautaine, d’une indifférence cruelle. Ainsi le sang coule, et l’opiniâtre jeune homme le laisse couler. Est-ce à dire que le temps n’y fera rien, que la compassion n’aura aucune prise ? Cela ne serait plus dans la nature. Aussi peu à peu quelque émotion s’éveille en son cœur ; il résiste, il se répète lui-même les motifs de sa colère ; cependant, par degrés, sa colère se détend ; il voit de loin un grand tumulte dans la bataille, et il envoie son ami Patrocle aux informations ; puis, le carnage devenant plus terrible encore, il permet à son ami d’aller combattre, et lui confie ses armes, à une condition cependant, car il ne veut pas encore s’apaiser, il lutte encore contre la pitié qui l’a pris au cœur ; cette condition, c’est que Patrocle sauvera seulement les vaisseaux, et qu’il reviendra immédiatement ; quant aux hommes, qu’ils périssent ! « Puissent-ils y rester tous, afin que seuls nous démolissions à nous deux les remparts sacrés de Troie ! »

Qu’est-ce donc qui le vaincra ? La mort de son ami. Rien en lui ne peut dompter une passion, si ce n’est une passion plus forte. Voyez comme la nature le ressaisit peu à peu. D’abord, c’est un pressentiment. Depuis que Patrocle est dans la mêlée, Achille s’inquiète ; il s’avance un peu ; il se rappelle de vieilles prédictions sinistres : « Qu’est-ce que ce tumulte ? Oh ! il est mort ! Je lui avais tant dit de ne sauver que les vaisseaux et de revenir ! » Patrocle est mort en effet ; Antiloque vient lui confirmer cette nouvelle. Alors nouvelle tempête. « Un noir nuage enveloppe son ame ; il prend de la poussière à deux mains, s’en couvre la tête, s’en noircit le visage ; il se jette à terre, s’arrache les cheveux ; les femmes, ses compagnons d’armes l’entourent, pleurent avec lui, lui prennent les mains, craignant qu’il ne se tue ; son grand cœur gémit, ses lamentations sont terribles. » Toute sa colère se replie d’un autre côté, comme la flamme d’un incendie sous un vent qui change. Il se réconcilie avec Agamemnon, accepte ce qu’il avait refusé, et ramasse, pour ainsi dire, tout ce qu’il peut trouver de fureur dans son ame, pour en accabler le meurtrier de son ami. Cette fureur, il la pousse à des excès exécrables ; la mort d’Hector n’est pas assez ; il faut que le cadavre même soit puni. Certes, pour cette fois, la passion dépasse toute mesure ; si la raison cherchait à ébranler cette inflexible cruauté, elle s’y briserait. Oui ; mais n’est-ce pas Achille ? Ne l’a-t-on pas vu jusqu’à présent gouverné despotiquement par ses émotions, bonnes ou mauvaises ? Eh bien ! c’est encore par l’émotion que le poète fera sortir de là son brillant héros ; il amène, il jette à ses genoux un vieillard, un père qui redemande le cadavre de son fils ; Achille, en voyant ce père qui pleure, se rappelle qu’il a un père aussi, un père qui est vieux, qui pleure peut-être comme Priam ; son cœur se trouble, son ressentiment tombe ; il rend Hector, et ne songe plus qu’à la sépulture de Patrocle. Autant il était cruel, autant il paraît maintenant beau, noble et grand.

Ainsi une bonne et généreuse nature, aux prises avec l’orgueil de la race et la violence du caractère, telle est la donnée d’où le poète tire sans effort une tragédie palpitante, où la chaleur vient de la vérité même, et où le cœur humain se déploie avec tant de force et d’aisance, que l’observation la plus profonde s’y révèle à chaque instant. Ce n’est point une analyse détaillée des sentimens, les lignes du tableau sont grandes ; mais leur justesse et leur mouvement n’en sont que plus remarquables. L’imagination doit suppléer aux détails ; mais elle y supplée aisément, car quel esprit ne s’échauffe au contact de cette flamme ? Qui ne se sent un certain degré de force créatrice, lorsqu’il voit se déployer devant soi une si belle création ?

Je ne m’arrêterai pas sur les autres personnages. Toutefois c’est en les étudiant dans leurs contrastes que l’on apprécie le mieux la science philosophique d’Homère. Les caractères tranchés, tout le monde les saisit jusqu’à un certain point ; mais les nuances supposent une observation plus fine, plus soutenue, plus raisonnée. Or, ces nuances sont gardées avec une variété infinie dans les personnages homériques. Tous ces guerriers sont intrépides, violens, assez grossiers ; cependant cette ressemblance générale, imprimée par l’époque, n’affaiblit pas le relief de chaque physionomie. Ulysse, par exemple, n’est-ce pas un caractère bien individuel ? Il a le courage des temps héroïques, mais la ruse lui est particulière ; à côté des nobles sentimens, il montre ces finesses d’esprit qui trahissent la société encore à demi barbare, où l’habileté ne s’est pas encore distinguée de la tromperie ; audacieux et prévoyant, sachant agir et sachant attendre, il est, en outre, orateur, mais orateur avec des insinuations et des détours, avec des intentions d’émouvoir bien marquées. Il y a tant de réalité dans ce caractère d’Ulysse, qu’on l’a considéré comme un type du peuple grec ; c’est cette activité, cette adresse, ce courage : il en résume les qualités et les défauts sans nuire à la vie ni au mouvement de la poésie.

Le caractère sombre, soucieux et irrésolu du roi des rois, la sagesse conteuse, trop conteuse du vieux Nestor, la réserve, la modestie et la vaillance (qu’on pourrait appeler chevaleresque) de Diomède, la rude et matérielle impétuosité d’Ajax, forment un groupe diversifié avec une délicatesse incontestable ; et si ces nuances soutenues jusqu’a la fin ne démontrent pas un art réfléchi, si une variété si intelligente dans une si forte unité ne prouve pas la présence d’un génie unique qui a conçu, prévu et coordonné l’ensemble et les détails de ces grands poèmes, que sera-ce donc que l’art, que la réflexion, que le génie ? C’est là surtout, à notre avis, c’est dans ces nuances, dans ces délicatesses, dans ces harmonies constantes des choses accessoires aussi bien que des choses principales, qu’est la réfutation de ces érudits d’Allemagne, qui pensent que l’Iliade et l’Odyssée ne sont que des lambeaux cousus ensemble, des inspirations de génies divers, recueillies, refaites, douées d’une vie commune, d’une chaleur égale, d’une élévation constante, par qui ? par les éditeurs, les critiques, les grammairiens, à divers temps et à diverses reprises. À ces doutes des philologues opposons le sentiment de l’art, et l’examen direct de l’œuvre. Sans doute Homère a profité des poésies des aèdes qui l’avaient précédé ; mais de même que le Laocoon n’a pu être fait par des artistes inconnus les uns aux autres, dont l’un aurait fourni au hasard une jambe, l’autre un torse, et quelque autre un bras ou une tête ; de même les groupes d’Homère sont sortis tout vivans d’une seule pensée, car tous les mouvemens de ses figures sont harmoniques, toutes leurs attitudes et leurs physionomies sortent d’une même situation ; la même étreinte les serre dans l’unité du drame, le même génie les domine, comme ce serpent du Laocoon de Virgile, qui serre ses victimes et les domine de sa haute tête : superat capite et cervicibus altis.

Concluons en deux mots. La poésie ionique d’Homère, et la philosophie ionique qu’on rattache à Thalès, procèdent de la même disposition d’esprit, de la même tendance critique, du même goût pour l’observation. Peu importe la poésie ou la prose, l’exposition simple et vive de l’art, ou la déduction lente du raisonnement ; au fond, la méthode fut la même, et une même influence en sortit pour agir sur l’intelligence humaine.

Le premier pas des sciences naturelles, c’est la description attentive des phénomènes ; il y a dans Homère une vérité, et une exactitude de détails en ce genre, qui ne permettent pas de douter qu’on n’eût de son temps l’habitude de décrire. Le premier pas de l’histoire politique, c’est le tableau des mœurs diverses des peuples ; nous avons déjà remarqué qu’Homère l’a puissamment essayé ; son Odyssée en exprime l’intention formelle ; car il y « chante cet homme qui a vu de nombreuses cités, et observé leur esprit. » Quant à la science morale, l’exposition des caractères et des passions n’en est-elle pas le premier et le plus positif élément ? et en a-t-on jamais mieux tendu et mieux fait marcher les ressorts que dans les scènes ardentes du drame homérique ? En toute étude, les faits d’abord, et les formules beaucoup plus tard. Donc, le principe de la science moderne, inconnu à l’Orient, a pris racine dans le sol de l’Ionie et dans l’époque d’Homère ; nous devons considérer ce génie comme l’un de nos grands ancêtres intellectuels ; nous devons le placer à la source de l’élément rationnel et critique de notre civilisation, comme Moïse est à la source de l’élément religieux et organique.

Ce fut l’admirable destinée de la Grèce, d’avoir à commencer la lutte du génie progressif de l’Europe contre la force d’inertie qui fait le caractère de l’Orient. Cette réaction, qui se continue encore aujourd’hui et qui s’achèvera peut-être bientôt par Constantinople, le Kaire, Calcutta et Canton, ne fut jamais une simple réaction politique ; l’idée philosophique de la liberté humaine y fut toujours en jeu. C’est donc une querelle profonde, qui intéresse la vie intime de l’humanité ; c’est une partie essentielle de l’histoire générale, et c’est aussi la raison invincible pour laquelle l’étude de la Grèce et d’Homère devra toujours faire chez nous partie de l’éducation, si nous voulons continuer la tradition civilisatrice qui est descendue d’eux jusqu’à nous.

Heureusement il en est ainsi ; les études grecques ressuscitent parmi nous ; une connaissance plus approfondie de l’Orient nous permet de reprendre avec avantage les savantes recherches des trois derniers siècles, et nous devons compter parmi les plus remarquables indices de ce mouvement la belle publication de M. Didot. La Bibliothèque Grecque sera un puissant moyen de populariser ces études, qui paraissent toujours nouvelles, parce qu’elles sont toujours fécondes.


L.-A. Binaut
  1. Publiée par Firmin Didot.
  2. Les Béotiens appelaient le sphinx φίξ, φίκος. Phicaa, en phénicien, signifiait, selon Bochart, le sage, le voyant, aussi le juge. Le sphinx représentait donc à Thèbes le prêtre-juge, ce sacerdoce dépositaire des dogmes cachés sous les symboles et constitué en aristocratie.
  3. Μνκστῆρες…

    Τῶν ἀνδρῶν φίλοι υἶες, οἱ ἐνθάδε γ’ εἰσὶν ἄριστοι. Odyss. II, 50.

  4. Ibid., 178. ἄγε νῦν, μαντεύεο σοῖσι τέκεσσιν, — οἴκαδ' ἰῶν…
  5. D’après une autre tradition rapportée par Pausanias, ce fut Apollon (le dieu dorien) qui tua Linus. On voit que le sens du symbole est le même ; la diversité de la forme confirme le fond.
  6. Odyss. i, 346.
  7. Πρὸς στήθεα χειρὶ παρχείῃ — ἤλασε… Il. XXI, 424. — Ce coup sur la poitrine de Vénus a paru à Bitaubé tellement contraire aux convenances, qu’il traduit : Pallas la touche de sa main terrible.
  8. Ἔθεινε παρ’ οὔατα μειδιόωσα

    ἘντροπαιλιζομένηνIl. XXI, 491. — Encore un passage gâté par le traducteur. Il n’a pas osé dire que Junon frappe sur les oreilles. « Elle saisit, dit-il, d’une main celle de cette faible rivale, et lui arrache de l’autre le carquois, dont elle touche avec un sourire cruel la déesse désarmée. » Je ne cite ces exemples que pour faire voir comment une erreur fondamentale sur l’esprit d’Homère a entraîné une foule d’erreurs de détail, ou même de falsifications.

  9. Ὢ πόποι, οἴον δὴ νυ θεοὺς βροτοὶ αἰτιόωνται.
    Ἐξ ἡμέων γάρ φασί κάκ' ἔμμεναι…
    Odyss. I, 32.

  10. Ἀλλ’ οὐ φρένας Αἰγίσθοιο
    Πεῖθ' ἀγαθὰ φρονέων.
    Ibid.

  11. Ainsi, c’est une énigme qu’Homère a voulu faire, selon Porphyre.