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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 13-29).


PREMIÈRE PARTIE


DICTIONNAIRE ANARCHISTE




A


ABDICATION n. f. L’abdication est l’acte de quelqu’un qui renonce, volontairement ou de force, à quelque chose et, en général, à de hautes fonctions ; on emploie aussi le mot abdication pour désigner l’acte de quelqu’un qui cédant à des considérations d’intérêt, abandonne ses opinions ou fait litière de ses qualités morales. Exemple : abdication de toute dignité. Les politiciens sont les professionnels de ce genre d’abdication (voir apostasie). Voici la liste des principales abdications historiques : abdications de Cincinnatus, qui retourna deux fois à sa charrue (458 et 438 av. J. C.) ; de Sylla (10 av. J. C), qui se retira à Pouzzoles ; de Dioclétien (305 de notre ère) qui se retira à Salone ; du pape Benoît IX (1045 et 1048), du pape Félix V (1449), de Charles Quint (1555) qui alla finir ses jours au couvent de Yuste ; de Christine de Suède (1654) qui se retira à Rome, de Casimir V, roi de Pologne (1667), de Stanislas II, roi de Pologne (1795) ; du roi d’Espagne Charles IV (1808) ; celles de Napoléon, la première à Fontainebleau, la seconde à Paris (1814 et 1815) ; de Bolivar, libérateur de l’Amérique espagnole (1825) ; de Charles X (1830) qui mourut à Goritz, en Italie ; de Pedro IV, roi de Portugal (1831) ; de Louis-Philippe (1848) qui alla finir ses jours en Angleterre ; de Guillaume Ier, roi de Hollande (1840) ; de Charles-Albert, roi de Sardaigne (1849) ; d’Othon, roi de Grèce (1862) ; d’Isabelle II, reine d’Espagne (1870) ; d’Amédée Ier, roi d’Espagne (1873) ; du prince Alexandre de Bulgarie (1886) ; de Milan Ier, de Serbie (1889) ; de Nicolas II, tsar de Russie (1917) ; de Constantin, roi de Grèce (1917) ; de Guillaume II, empereur d’Allemagne (1918) ; de Ferdinand, tsar de Bulgarie (1918). Comme on peut le voir en lisant cette liste, bien rares sont les pantins royaux qui ont abdiqué sans y être contraints et forcés. Les tyrans sont de ces gens qui disent cérémonieusement qu’ils s’en vont quand on les met à la porte.


ABNÉGATION, n. f. Renoncement, sacrifice. Exemple : Pour l’avènement d’une humanité meilleure, les anarchistes sont prêts à toutes les abnégations. En effet, la vie du militant révolutionnaire est faite de sacrifices continuels et de cruelles renonciations. Le militant est en butte, lui et les siens, à la misère. Des persécutions de toute sorte s’acharnent sur ses épaules. Sa liberté est toujours compromise et sa vie elle-même est souvent menacée. Mais sa volonté d’abnégation triomphe des obstacles qu’on élève sur sa route. Le découragement lui est inconnu. Pour faire connaître et aimer les idées qui lui sont chères, il ne recule devant rien. Sa vie, sa liberté, son labeur, son intelligence ne lui appartiennent plus ; il les a consacrées à jamais au service de la cause qui lui paraît la plus belle et la plus noble de toutes. Il a fait l’absolue abnégation de soi. Pendant ce temps, au contraire, les politiciens, sous le couvert d’idées fausses, ne recherchent que l’assouvissement de leurs ambitions personnelles. Arrivistes aux besoins multiples, le bien d’autrui leur est indifférent. Ils ont fait alliance avec les hommes de proie qui préfèrent la mort d’une foule à la perte d’une parcelle de leurs richesses, Hélas ! le peuple se laisse trop souvent berner par ces bateleurs sans scrupules, dont la bouche menteuse promet monts et merveilles. Chaque fois, cependant, le réveil est cruel, mais il suffit d’un nouvel intrigant pour que le peuple, trop confiant, se laisse une fois de plus manœuvrer. — Les anarchistes, inlassablement, s’attachent à dénoncer le commerce éhonté des politiciens et de leurs acolytes. Espérons que le peuple finira par choisir entre l’abnégation des uns et l’arrivisme criminel des autres.


ABSOLUTISME n. f. Théorie ou pratique d’une autorité absolue. Système de gouvernement où l’autorité du monarque est absolue. Exemple : monarchie absolue. Sous une monarchie absolue, c’est le règne du bon plaisir, de l’arbitraire et les citoyens sont livrés sans défense à l’autorité tyrannique d’une caste. Toutefois, de nos jours, il n’est presque plus de gouvernements pratiquant le pouvoir absolu d’un seul. Les derniers rois n’ont pas plus de puissance qu’un président de république. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. L’autorité, quoique moins ouvertement absolue, n’en existe pas moins, hypocrite et insidieuse, sous le masque des démocraties. Un absolutisme avoué inciterait le peuple à s’insurger. Les gouvernants l’ont compris et ont substitué à cet absolutisme un parlementarisme sous le couvert duquel ils peuvent agir à leur aise. (Voir Parlement.)

Nous assistons, depuis quelques années, à une sorte de résurrection de l’Absolutisme sous des formes nouvelles, nées des circonstances. Le Pouvoir absolu, entre les mains d’un Mussolini, en Italie, s’appelle le Fascisme ; en Espagne, dans la personne d’un Primo de Rivera, il s’appelle le Directoire ; en Russie (exercé par un parti politique, ou, plus exactement, les quelques hommes qui composent le comité directeur du Parti communiste, le pouvoir absolu est pratiqué sous le nom de Dictature du Prolétariat. (Voir Fascisme, Directoire, Dictature, Parti Communiste, Bolchévisme.)


ABSTENTIONNISME n. m. « Doctrine qui préconise l’abstention en matière électorale », dit le Larousse. Fanfani le définit plus précisément : « Ne pas vouloir exercer les droits politiques ni participer aux affaires publiques ». Ces définitions toutefois ne disent rien par elles-mêmes sur la raison, la signification et la portée de l’abstention. Une note du même Larousse va nous permettre de les établir contradictoirement. Elle est ainsi conçue : « L’abstention politique qui a pour cause la négligence ou l’indifférence prouve un oubli égoïste et blâmable des devoirs du citoyen. Quelquefois, elle est pratiquée systématiquement comme un mode de protestation, soit contre le gouvernement établi, soit contre un mode de suffrage qui n’offre pas de garanties suffisantes. »

Eh bien ! ce n’est pas par négligence ou indifférence, ni par protestation contre tel ou tel gouvernement ou un mode particulier de suffrage que nous sommes abstentionnistes, mais bien par une question de principe. Nous n’admettons pas un soi-disant droit de majorité. Remarquons en passant qu’il est mathématiquement prouvé qu’aucun parlement ou gouvernement n’a jamais représenté jusqu’à présent la majorité réelle d’un peuple, mais cela dût-il se produire, que nous contesterions toujours à ce parlement ou gouvernement le droit de soumettre à sa loi la minorité. Sans aller jusqu’à prétendre que les majorités ont toujours tort, il nous suffit d’établir que les minorités ont souvent raison ou même simplement qu’elles peuvent aussi avoir raison, pour rejeter tout droit de majorité.

À moins du cas particulier de ne pouvoir choisir qu’entre deux décisions et d’impossibilité matérielle d’appliquer librement les deux à la fois, la minorité garde pour nous une égale liberté d’action que la majorité. Le droit de la minorité ne sera naturellement inférieur à celui de la majorité que dans la mesure où ses forces de réalisation le seraient aussi.

Ajoutons que nous revendiquons non seulement un droit du groupe minoritaire identique à celui du groupe majoritaire, mais aussi un droit individuel limité uniquement par le peu de moyens qu’un individu représente à lui seul.

Il y a à cela une raison fondamentale. Toute invention, découverte ou vérité nouvelle, dans tous les domaines de la vie, n’est jamais due qu’à des individus isolés ou à la coopération étroite de petits groupements, bien que ces individus et groupements aient profité en somme, entre temps, de l’ensemble des connaissances humaines, sans lesquelles le nouveau pas en avant deviendrait inconcevable. Or, rien n’est évidemment plus nuisible à un progrès, rien ne saurait le retarder davantage que d’en faire dépendre l’application de la conquête préalable de la majorité. La plus large liberté d’expérimentation, l’autonomie nullement entravée pour les plus différents essais, tentatives ou applications, voilà les conditions indispensables à toute nouvelle réalisation audacieuse et féconde, conditions en opposition formelle avec tout soi-disant droit de majorité. D’ailleurs, si les novateurs se trouvent être dans l’erreur, rien ne saurait mieux le prouver que l’expérience, après laquelle ils pourront soit abandonner leur tentative, soit la modifier.

L’adage que les absents ont toujours tort ne saurait s’appliquer à l’abstentionnisme anarchiste ; disons plus, c’est aux électeurs qu’il doit s’appliquer et non aux élus. Nous formulons ainsi non un paradoxe, mais au contraire une vérité assez facile à démontrer. En effet, l’absence la plus à regretter est-ce celle des quelques minutes nécessaires pour voter, ou celle de tous les jours de l’année ? Car le fait de voter implique en somme le renoncement à s’occuper directement de la chose publique pour une période déterminée, au cours de laquelle l’élu reste chargé de s’en occuper au lieu et place des électeurs, ceux-ci devenant ainsi les absents toujours dans leur tort. Et les faits ne démontrent que trop qu’ils le sont réellement.

Évidemment, l’abstentionniste qui ne l’est que par négligence ou indifférence, se trouve dans le même cas ; mais il en est tout autrement de l’anarchiste. Il refuse, lui, de s’absenter partout où son sort se discute et se trouve en jeu, il veut s’y trouver présent pour peser de toutes ses forces sur la décision à intervenir.

L’abstentionnisme n’est donc logiquement anarchique que s’il signifie, d’une part, négation de toute autorité légiférante ; d’autre part, revendication — et application dans la mesure où cela est déjà possible — du principe de faire ses affaires soi-même.

Les « devoirs du citoyen » — si devoirs il y a — ne sauraient être ramenés à l’obligation de déposer un bulletin dans l’urne ; ils ne peuvent que trouver leur application à tout instant où le besoin s’en fait sentir, tandis que le vote ne signifie en somme que déléguer autrui pour faire son devoir propre, ce qui est évidemment un non-sens.

Que l’on envisage la participation à la chose publique comme un droit ou un devoir, elle ne saurait donner lieu à une délégation, à moins de nier pratiquement ce qui vient d’être affirmé théoriquement.

Voyons. Un homme peut-il s’instruire, s’améliorer, se fortifier par délégation ? Non, et cela présuppose, avant tout une activité personnelle de chacun, qui peut être, nous l’admettons, plus ou moins favorisée par d’autres, mais toujours dans le sens de l’adage : « aide-toi, le ciel t’aidera. « La superstition — a dit fort bien Gabriel Séailles — consiste à demander à une puissance étrangère ou à attendre d’elle ce qu’on ne se sent pas le courage ou la force de faire soi-même. » N’est-ce pas précisément cela que continuent à faire les foules électorales à la suite des malins de la politique ?

Peut-on imaginer une plus mauvaise éducation que celle consistant à se décharger sur quelques rares individus du soin de traiter précisément les questions ou l’intérêt de tous est en jeu, et dont la solution pourra avoir les conséquences les plus considérables pour l’humanité ?

Nous nous abstenons ici d’insister sur les turpitudes de la politique et des politiciens, sur l’écœurant spectacle toujours offert par le parlementarisme. Il n’y aurait, par impossible, parmi les élus que des hommes probes, que nous n’en cesserions pas moins d’être les adversaires d’un système qui maintient dans un état de tutelle, de minorité, d’infériorité, la plus grande partie des citoyens.

Se refuser à être électeur ne signifie ainsi dans notre pensée, répétons-le, que revendiquer son droit à exercer dans toutes les affaires publiques une intervention directe, constante et décisive. Nous ne saurions abandonner cela à quelques individus.

Notre abstentionnisme n’est donc pas un oreiller de paresse, mais présuppose toute une action de résistance, de défense, de révolte et de réalisation au jour le jour.

Les socialistes parlementaires n’en ont pas moins prétendu que nous faisions ainsi le jeu de la bourgeoisie. Examinons les faits de près.

Tout le monde se trouve d’accord pour voir dans le parlementarisme une institution bien bourgeoise. Participer à cette institution c’est donc contribuer à son fonctionnement, à son jeu. Est-il possible de changer ce jeu de bourgeois en socialiste ? Les faits sans exception répondent pour nous : Non !

La raison en est bien simple.

Ou la majorité restera bourgeoise et il est incontestable qu’elle imposera son jeu bourgeois à la minorité socialiste. Dans ce cas, toutes les parties sont perdues d’avance, et s’obstiner quand même à jouer avec les bourgeois est incompréhensible, à moins d’admettre que les joueurs socialistes, en perdant tout pour le peuple, peuvent néanmoins gagner quelque chose pour eux-mêmes.

Ou la majorité deviendra socialiste. En ce cas, il est évident que le jeu parlementaire, dont l’origine, le développement et le but sont strictement bourgeois, devra être remplacé par des institutions nouvelles, grâce auxquelles la masse travailleuse ne soit plus jouée.

Pratiquement, l’histoire de toutes les rotations et élections, en Suisse surtout, ou le système est le plus développé et perfectionné, nous apprend que la bourgeoisie arrive toujours à ses fins, en dépit de toutes les « consultations populaires ». D’ailleurs, les moyens ne lui manquent point pour faire illégalement ce qui ne lui est pas accordé légalement. La façon dont la journée légale de huit heures est appliquée devrait pourtant avoir appris quelque chose à nos votards. Et il en est ainsi, d’ailleurs, de toutes les soi-disant lois de protection ouvrière.

Et c’est précisément parce que le suffrage universel est le jeu bourgeois par excellence, même en dehors de toutes les tricheries auxquelles il se prête si bien, que nous sommes abstentionnistes.

Aux jours d’élections ou votations, le croupier bourgeois crie : Faites vos jeux ! Les naïfs qui vont voter verront ramasser leurs bulletins de vote, après quoi ils s’entendront dire : Rien ne va plus ! Et ce jeu du pouvoir, ou le croupier gagne toujours comme à tous les jeux, peut durer éternellement. Les joueurs peuvent bien s’illusionner en réalisant quelques petits gains de temps à autre, mais ils se les verront reprendre avec usure.

S’il y a un point sur lequel nous sommes absolument sûrs d’être dans le vrai, c’est en conseillant au monde ouvrier de s’abstenir de faire le jeu électoral bourgeois.

Ce principe s’applique pour nous non seulement aux élections des Chambres législatives, mais aussi des Conseils de canton, province ou département et des Conseils communaux, de même qu’aux élections des pouvoirs exécutif et judiciaire, là où elles ont lieu comme en Suisse. Nous l’appliquons en outre à toutes les votations découlant des droits de referendum et d’initiative et de l’introduction de la législation dite directe. (Voir ces mots).

Dans l’impossibilité de contester le bien-fondé de nos objections, les partisans du vote finissent par s’écrier : — Votre critique stérile ne rime à rien. Dites-nous donc une bonne fois ce qu’il faut faire.

Remarquons d’abord ce fait. Que nous puissions ou non dire ce qu’il faut faire, cela ne change rien à notre constatation qu’avec le bulletin de vote le résultat est nul. Or, si telle est la vérité incontestable, ce n’est pas à nous seulement que doit se poser la question : Que faire ? — mais chacun doit se la poser individuellement.

L’abstentionnisme anarchiste n’obtiendrait que ce résultat de poser impérieusement et universellement cette question : Que faire ? — que sa valeur apparaîtrait déjà très grande.

Avec le système électoral, la grande masse des électeurs s’en rapporte uniquement pour cela à quelques élus. Il en résulte que celui qui vote le fait surtout avec l’idée plus ou moins consciente de s’abstenir ensuite de s’occuper de la chose publique. Il s’en décharge sur son élu. Le vote plus qu’une participation à la vie publique, ne représente qu’un renoncement à s’y mêler. Chaque électeur pense qu’il vaut mieux qu’un autre le fasse pour lui.

Mais la chose publique est si immense, complexe et ardue qu’il n’est pas de trop de la participation directe de toutes les intelligences, capacités et forces pour bien la servir. Or, ou cela se fait en dehors du Parlement et l’utilité de ce dernier apparaît douteuse, ou le Parlement n’intervient que pour ordonner ce que lui Parlement ne sait pas faire à ceux qui le savent, et nous avons le règne systématique de l’incompétence.

Chacun ne pouvant répondre que dans le domaine propre à son activité à la demande : Que faire ? — le Parlement apparaît une absurdité, car il doit par définition répondre à tous les besoins de toute la vie sociale.

Les phrases vagues des programmes électoraux n’ont jamais répondu à la redoutable question : Que faire ? C’est une réponse qu’aucune majorité électorale ne saura jamais donner ; mais chaque individu peut et doit la donner pour tout ce qu’il connait pratiquement des formes innombrables du travail humain.

Et c’est précisément parce que le vote n’est que l’escamotage pour le grand nombre de cette question : Que faire ? — que nous n’en voulons pas.

L. Bertoni.


ABSTRACTION n. f. L’abstraction est une opération de l’esprit par laquelle on considère les qualités indépendamment des substances dans lesquelles elles résident. Ex. : quand on considère la bonté, en général, sans l’appliquer à un individu, on opère une abstraction.

En philosophie, l’abstraction consiste à séparer une chose d’une autre dont elle faisait partie : les idées abstraites sont donc des idées partielles séparées de leur tout et l’abstraction est la faculté qu’a l’esprit de produire ces idées. L’abstraction est spontanée lorsqu’elle vient des sens, de l’attention involontaire, etc… ; réfléchie lorsqu’on fixe à dessein son attention sur une certaine propriété en négligeant les autres. Tant que les idées représentent une qualité particulière d’un objet, elles sont abstraites ; elles deviennent générales lorsque, par un nouveau point de vue, elles représentent une qualité commune à plusieurs objets. L’abstraction est la condition de la science, parce qu’elle permet d’isoler chacune des qualités dont la somme forme un objet, l’on peut dire que chaque science est un système d’abstractions : l’arithmétique abstrait le nombre ; la géométrie l’étendue ; la mécanique le mouvement, etc.

On fait un usage courant des expressions faire abstraction de ou abstraction faite de, laisser de côté, en ne tenant pas compte de. Ex. : l’anarchiste doit s’efforcer de juger sainement, en faisant abstraction de la haine et de l’amour. Au pluriel le mot abstraction sert souvent à désigner des idées vagues et confuses, des préoccupations chimériques. Ex. : au moment de l’action, les anarchistes doivent se garder de se perdre dans les abstractions.


ABUS n. m. (du latin, préfixe ab et usus, usage). Usage mauvais, excessif ou injuste. Exemple : tout gouvernement est contraint, de par sa fonction même, à commettre de criminels abus. Dans tous les pays, et dans tous les temps l’autorité a toujours été une source d’abus. Les classes dirigeantes se sont servies — et se servent encore, d’ailleurs — de leur force pour spolier les faibles et violer les droits de l’individu. D’autre part, les charlatans religieux ont abusé de la crédulité de la foule et se sont efforcés d’étouffer l’esprit critique et le besoin de lumière des hommes. Pendant que les uns asservissaient le corps, les autres asservissaient le cerveau. C’est contre ces abus innommables que les anarchistes ne cessent de s’élever. Et ils ne cesseront de lutter tant que les peuples seront quotidiennement les victimes de l’arbitraire des puissants ou de l’affairisme des abrutisseurs.


ACCAPAREMENT n. m. L’accaparement est un fait social et plus particulièrement économique. Il s’applique à un ensemble, à un système. Il résulte, surtout de nos jours, de la constitution des grosses firmes financières, industrielles et commerciales, et des coalitions formées par certaines de ces firmes pour faire disparaître la concurrence.

L’accaparement a non seulement pour but de monopoliser le trafic de certains produits ou denrées pour les vendre le plus cher possible, mais encore de faire disparaître, en vendant parfois à bas prix, le commerce ou l’industrie d’importance moyenne. Il est le facteur le plus important de l’augmentation du coût de la vie. Le mécanisme de l’accaparement est extrêmement compliqué. Il peut revêtir les formes les plus contradictoires suivant les buts que se proposent d’atteindre les accapareurs.

Ainsi, autrefois, l’accapareur ne visait qu’à provoquer la raréfaction pour vendre le plus cher possible et édifier rapidement une grosse fortune. Il était très rare que plusieurs accapareurs se réunissent entre eux pour faire de l’accaparement sur plusieurs produits se rattachant à une même production.

Depuis, les trusts, les consortiums, les cartels, les konzerns sont venus ; les financiers et industries, les financiers et commerçants se sont associés dans de vastes groupements, pour s’assurer la maîtrise des marches du globe et dans chaque pays, ces organismes colossaux possèdent leurs ramifications qui fixent les cours des matières premières, des produits manufacturés ou agraires.

Les accapareurs n’agissent plus, aujourd’hui, en ordre dispersé. Ils opèrent en bandes organisées et travaillent chacun dans une spécialité déterminée. Leur système est parfaitement conçu : chacun à sa place dans l’ensemble international et chaque branche financière, industrielle ou commerciale a sa place dans l’organisme national, régional ou local. L’accaparement s’exerce chaque jour et partout. Les Bourses de Commerce en sont les organes régulateurs et les Bourses aux Valeurs les organes ordonnateurs.

L’objet ou le produit n’a plus une valeur qui est fonction du temps de travail qu’il représente, des frais qu’il a nécessités ; la rareté et l’abondance ne jouent à peu près aucun rôle. C’est la seule volonté des accapareurs, des spéculateurs qui en fixe le cours et l’impose à la masse des consommateurs.

Le stockage est généralement le prélude de l’accaparement aussi bien dans le domaine industriel que dans le domaine agraire. En ce qui concerne le commerce en denrées alimentaires, les mandataires des Halles pratiquent ce qu’ils appellent « la resserre ».

Le stockage des matières premières ou des objets manufacturés a pour but de rassembler entre les mains d’un puissant groupement financier et industriel ou financier et commercial, une quantité considérable de matière première ou de produit manufacture de même nature qui provoque une raréfaction factice et momentanée de ces produits ou matières premières.

La plupart du temps les groupements intéressés achètent, à long ou à court terme, tous les produits d’une région ou d’un pays à un cours fixe ou variable suivant le cas. Ils créent ainsi un monopole de fait. Tous les commerçants et industries moyens devront, pour renouveler leur stock particulier, passer sous les fourches caudines des accapareurs et payer le prix fixe par ceux-ci. Bien entendu, en définitive, c’est toujours le consommateur qui fait les frais de ces opérations.

Lorsque la houille, le fer, les tissus, le blé, le vin, etc. ne sont pas assez chers, au gré des accapareurs, ils font la rafle de ces produits ou matières. Ils stockent et ne recommencent la vente qu’après avoir soigneusement monté l’opération qui leur procurera de gros bénéfices ou anéantira une concurrence qui n’a pas prévu le coup de Bourse ou la manœuvre d’achat de grande envergure.

Les accapareurs n’hésitent pas à priver tout un pays du nécessaire pour réussir une belle et profitable opération.

L’accaparement peut, pour réussir, nécessiter soit une production intense, soit un chômage partiel ou total dont la durée est subordonnée à l’importance du résultat à atteindre par les accapareurs.

Une puissante firme ou un groupe de firmes peut, par exemple, acquérir une très grande quantité de matières premières à bas prix pour forcer une firme ou un groupe de concurrents à acheter beaucoup plus cher.

La transformation rapide de ces matières en produits manufacturés peut impliquer l’emploi d’une main d’œuvre plus nombreuse, mieux payée, si les accapareurs tiennent à conquérir un marché ou à en être les arbitres. Par contre, il peut se faire que cette opération faite et réussie, les accapareurs n’aient aucun intérêt à reprendre une production normale et que, pour préparer de nouveaux coups de bourse, ils cessent momentanément ou ralentissent leur production. C’est alors le chômage qui intervient et la baisse des salaires qui en découle.

Comme on le voit, le mécanisme de l’accaparement est très compliqué. Il peut même se produire — et cela arrive souvent — que certains accapareurs jouent à la baisse exagérée pendant que des compères font la hausse pour désorienter les producteurs et acheteurs qui ignorent tout de la combinaison dont ils doivent être les victimes.

Le trafic des Halles, dans toutes les grandes capitales, donne lieu à des manœuvres constantes d’accaparement. Lorsque les mandataires — qui sont les seuls maîtres des cours des denrées — veulent faire monter ou descendre ces cours, rien ne leur est plus facile. D’un coup de téléphone, ils invitent leurs intermédiaires qui achètent dans l’ensemble du pays à forcer les arrivages ou à réduire les achats. Si les arrivages sont trop grands aujourd’hui, on les arrête demain et le tour est joué. Si les marchandises sont trop abondantes, on les resserre, pour les servir et les vendre le lendemain. Si l’intérêt du mandataire l’exige, la marchandise sera sacrifiée au lieu d’être vendue à un prix plus bas. On l’enfouira, on la jettera au ruisseau, à la poubelle, plutôt que d’en réduire le prix. Ce sont manœuvres et pratiques courantes des accapareurs de denrées. Le gouvernement, les pouvoirs publics ne l’ignorent pas, mais ne font rien pour l’empêcher.

Les mandataires des Halles, de même que les sucriers, les maitres des Forges, les grands minotiers, les pétroliers ont toute licence pour exercer leur industrie à l’abri même de la loi.

L’accaparement fait partie du système social actuel. Il ne disparaîtra qu’avec lui. Autrefois, on pendait les accapareurs ; aujourd’hui, on les décore. C’est un signe des temps.

La cupidité des accapareurs, leurs rivalités, sont à la source de tous les conflits armés entre les puissances qui soutiennent les intérêts de leurs ressortissants et encouragent leurs exploits.

L’accaparement est une des manifestations les plus malfaisantes du capitalisme. Il n’est toutefois qu’un effet, c’est la cause qu’il faut détruire.

Pierre Besnard.


ACCAPAREMENT. n. m. Action d’accaparer, de prendre tout pour soi, L’accaparement, en matière de commerce et d’industrie, a toujours été chose très courante et n’est qu’une des tristes conséquences de la société que nous subissons. L’accaparement consiste, pour un commerçant ou un consortium, à retirer de la circulation une forte quantité de denrées ou marchandises de même espèce, afin d’en avoir le monopole et de pouvoir, en écartant toute concurrence, les revendre au taux le plus élevé. Les mesures contre l’accaparement, assez sévères sous l’ancienne monarchie, abolies par l’Assemblée Constituante, reparurent sous la Convention qui déclara l’accaparement crime capital. Aujourd’hui, en principe, la loi punit de l’amende et de la prison l’accaparement des marchandises proprement dites et aussi de tout ce qui est objet de commerce ou de concurrence, par exemple, l’accaparement des moyens de transport. La peine devrait être plus grave si la spéculation a porté sur les grains, farines, pains et boissons. En réalité, les loups ne se mangent pas entre eux et les accapareurs n’ont pas à craindre beaucoup ces lots sévères. À toutes les époques des commerçants ont essayé d’affamer le pays pour augmenter leurs bénéfices ; chaque fois qu’ils furent dénoncés, ils ne s’en portèrent pas plus mal et continuèrent à jouir en paix du fruit de leurs crimes. Au mal de l’accaparement il n’y a qu’un seul remède, celui que préconisent les anarchistes : la mise en commun, organisée des denrées et marchandises. Toutes les autres mesures ne sont que duperies destinées à couvrir un trafic éhonté sous une vaine apparence de « justice ».


ACCLIMATATION n. f. Action d’acclimater artificiellement. L’homme s’acclimate assez facilement dans les pays froids ou les régions de hautes altitudes, mais il lui est très difficile de s’habituer aux pays chauds. C’est vers l’âge de 35 ans que l’acclimatation est le plus facile et c’est vers l’âge de 12 ans qu’elle est le plus pénible. Les Européens établis dans les pays tropicaux doivent envoyer leurs enfants dans leurs pays d’origine de 2 à 20 ans. L’acclimatation des animaux se prépare en les faisant passer graduellement de leur pays d’origine dans le pays où on veut les acclimater, et lorsqu’on a obtenu leur multiplication. L’acclimatation se réalise au bout de plusieurs générations. Les Grecs ont acclimate en Europe le paon et le faisan ; les Romains la pintade ; au XVIe siècle, les Espagnols acclimatèrent le dindon et le cobaye. Les plus remarquables acquisitions de notre époque ont été faites en matière de pisciculture. De même, certaines espèces végétales : le platane, le lilas, la tulipe, le tabac, la pomme de terre, sont les produits d’une acclimatation relativement récente. En 1854, Geoffroy-Saint-Hilaire fonda la Société nationale d’acclimatation en vue de multiplier les espèces utiles. — Le mot acclimatation est aussi employé au sens figuré. Exemple : l’acclimatation d’un individu dans une classe sociale autre que la sienne.


ACCOUTUMANCE n. f. Habitude ; action de se familiariser avec une chose, suivie souvent de l’acceptation passive de cette chose. Il faut prendre garde à l’accoutumance, c’est une redoutable auxiliaire de l’esclavage. De même que le manque d’initiative renforce la routine, de même l’accoutumance brise les velléités de révolte et de libération. L’homme qui, peu à peu, s’est habitué à supporter sans mot dire l’exploitation d’une caste, cet homme-là acquerra peu à peu une mentalité d’esclave. Au lieu de soutenir les travailleurs révoltés, il deviendra le chien de garde de son patron. L’accoutumance est donc une chose dangereuse. Elle tue le besoin de liberté chez l’individu ; elle fait paraître naturelles les conditions de vie les plus artificielles. Ne nous laissons pas endormir par l’habitude.

L’accoutumance, c’est la pente savonnée sur laquelle on se laisse glisser, glisser, glisser si aisément à la longue, qu’on cesse d’avoir conscience de sa chute, si bien que, lorsqu’on est amené, par une circonstance grave, à le constater, on n’a plus la force (l’habitude est une seconde nature) de réagir.

L’accoutumance a des effets qui peuvent être comparés à ceux de la paralysie plus ou moins lente qui, graduellement, s’étend à l’individu tout entier et le prive de sa faculté totale de se mouvoir.


ACCUMULATION (des richesses) n. f. (lat. accumulare). C’est l’action qui consiste à accumuler et qui a pour résultat d’amasser, d’entasser, d’amonceler les richesses. Il y a là un phénomène économique que détermine automatiquement le régime capitaliste. La situation agricole, industrielle, commerciale et financière qui caractérise ce régime a pour conséquence de dépouiller la fraction la plus nombreuse de la population au profit d’une infime minorité. C’est entre les mains de cette poignée d’individus de plus en plus scandaleusement enrichie que se produit cette accumulation des richesses. « La richesse et la misère, écrit l’économiste J.-B. Say, s’avancent sur deux lignes parallèles ». C’est ce phénomène que Karl Marx a remarquablement constaté et que l’auteur du Capital appelle la concentration capitaliste (voir Concentration). Des fortunes fantastiques s’édifient sur le détroussement systématique de la masse qui produit et qui consomme. Plus le régime capitaliste se développe, plus il engendre, par le système des profits additionnés, cette accumulation des richesses.

Déjà spoliée par l’employeur d’une partie importante du fruit de son travail, la classe ouvrière l’est encore par la clique commerciale et si, après avoir subi le prélèvement du rapace dont il est le salarié et du mercanti qui lui vend au plus haut prix ce dont il a besoin pour s’alimenter, se vêtir, se loger et se recréer quelque peu, il reste, par hasard, quelques sous au travailleur, ces faibles disponibilités sont happées par la finance ou dévorées par l’État, En sorte que toutes les richesses créées par le Travail ne restent jamais à la disposition et entre les mains des Producteurs, mais passent immanquablement dans les coffres-forts des improductifs.

C’est ainsi que d’immenses trésors, de prodigieuses ressources, d’incalculables réserves, dûs à l’effort archiséculaire de la multitude qui peine et vit misérablement, se trouvent aujourd’hui en la possession d’une minorité de flibustiers, d’aigrefins et de profiteurs — la propriété, c’est le vol (Proudhon) — qui, de génération en génération, se transmettent constamment accrues, les richesses ainsi accumulées.

Ce fait d’absorption progressive de toutes les richesses peut être comparé au mouvement d’une pompe aspirante et foulante, qui serait actionnée par quelques privilégiés et fonctionnerait au profit exclusif de ceux-ci. Ce que le mouvement de cette pompe aspire, c’est la totalité des richesses enfantées par les prolétaires des deux sexes, de tous âges et de toutes nationalités ; ce que le mouvement de cette pompe refoule, c’est la masse de ces prolétaires qu’il rejette systématiquement dans l’enfer d’un travail de brutes et d’une existence de forçats.

Les conséquences de cette odieuse accumulation des richesses sont particulièrement saisissantes dans les grands centres qu’on a appelés les cités tentaculaires. (Voir le livre de Émile Vandervelde sur ce sujet.) L’opulence y côtoie le dénuement ; l’oisiveté y avoisine le travail forcé ; les rires et les chants s’y mêlent aux larmes et aux cris de détresse ; l’orgie tue les uns et les privations assassinent lentement les autres. « Il y a, rien qu’en France, écrivait le Dr Bertillon, il y a 25 ans, plus de cent mille personnes de quinze à soixante ans qui, chaque année, meurent de la misère et de ses suites. »

Si on tient compte de la quantité d’enfants qui succombent au manque d’hygiène, à l’insuffisance ou à la mauvaise qualité des aliments qu’ils absorbent, qui s’étiolent lentement dans d’infects taudis sans air, qui, malades, sont privés des soins qui leur seraient nécessaires (voir la brochure de Kropotkine : « Aux Jeunes Gens » et, consulter les tables de mortalité enfantine) ; si on ajoute à ce tableau funèbre la quantité de vieillards qui s’acheminent vers la tombe plus tôt qu’ils ne le feraient s’ils possédaient l’aisance et la sécurité auxquelles toute une vie de labeur et de privations leur donne un droit incontestable ; si on additionne toutes ces victimes d’une criminelle organisation sociale, on peut hardiment tripler, quadrupler, quintupler ce chiffre de cent mille affirmé par un technicien de la mortalité qui n’est pas des nôtres.

Et pourtant, il existe assez de maisons pour que tout le monde soit convenablement abrité, assez de chaussures et de vêtements pour que personne n’aille pieds nus et en guenilles, assez de denrées alimentaires pour qu’il n’y ait aucun estomac vide et affamé.

Mais toutes ces richesses sont aux mains et à la merci de quelques-uns qui les ont accumulées. Ceux-ci peuvent crever d’indigestion, tandis que d’autres meurent d’inanition ; ils peuvent se demander dans quelles orgies extravagantes et insensées ils dépenseront leur superflu, tandis que d’autres s’allongent chaque soir sur leur misérable grabat en se demandant comment ils vivront le lendemain.

Tout, tout, tout aux premiers ; rien, rien, rien aux derniers.

C’est épouvantable, mais il en est ainsi.

Il était fatal que, grâce aux progrès merveilleux de la science appliquée à l’agriculture et à l’industrie, que, grâce aux découvertes de plus en plus admirables des techniciens et des inventeurs, la somme des richesses mises, par le Travail, à la disposition de l’humanité progressât sans cesse et il est normal que cette somme ait atteint aujourd’hui un niveau extrêmement élevé. Mais, ce qui est stupéfiant et inadmissible, c’est que les résultats féconds de ce développement de la richesse aient été confisqués par quelques accapareurs, au détriment de la collectivité humaine ; ce qui est révoltant, c’est que la structure économique et politique de la société bourgeoise fatalise un état de choses aussi profondément criminel ; ce qui est intolérable, c’est que cette confiscation de la richesse publique continue à s’opérer méthodiquement, systématiquement, avec la complicité des Pouvoirs publics théoriquement chargés d’entraver et d’interdire cette confiscation ; ce qui est intolérable, c’est que cette accumulation des richesses soit favorisée et garantie par la loi qui couvre ce crime au lieu de le rendre impossible, il est vrai qu’il serait insensé de demander au Législateur et à la Force publique de réprimer l’accumulation des richesses, puisque cette accumulation est inhérente au régime social que le Législateur consolide et justifie et que la Force publique a pour mandat de soutenir.

Il est vain de s’indigner contre le fait économique en question sans s’indigner, du même coup et avec plus de véhémence encore, contre le régime social qui le fatalise : on ne peut efficacement combattre l’effet sans s’attaquer à la cause et c’est folie que de vouloir détruire l’effet sans en détruire la cause.

C’est, néanmoins, ce que font, absurdement, tous ces gens qui violemment s’élèvent contre l’accumulation des richesses dont pâtit la masse et qui, nonobstant, se font les défenseurs du milieu économique qui la produit nécessairement.

L’Anarchisme ne se borne pas à enregistrer le paupérisme d’en bas auquel aboutit l’accumulation des richesses en haut ; il en recherche la cause, il la dénonce, il la combat et il travaille à l’abolir, il enseigne à tous les déshérités qu’ils ont le devoir d’arracher les richesses à ceux qui, par la ruse, l’exploitation et la violence s’en sont emparés et que celles-ci doivent devenir et constituer l’héritage inaliénable et indivisible de tous les êtres humains.

Sébastien Faure.


ACHEMINEMENT n. m. L’acheminement est une marche en avant, par degrés, vers un but. C’est une avance, par étapes, vers le progrès. Exemple : le lent acheminement de l’humanité vers l’idéal anarchiste. La société, malgré les conservateurs, subit un continuel acheminement vers un idéal de bonté et de fraternité. Cette marche est parfois imperceptible, mais elle est sûre. Certes, bien du chemin reste à parcourir, bien des étapes à franchir avant d’arriver au but rêvé. Mais il suffit de jeter nos regards en arrière, de considérer le déroulement des siècles qui nous ont précédés, pour constater l’indéniable progrès, moral aussi bien que matériel, de l’humanité. Cette marche en avant, rien ne pourra l’entraver ni la retarder. Les forces de réaction s’uniront en vain pour empêcher l’avènement d’une société meilleure. Leurs efforts seront impuissants. Un jour viendra, prochain peut-être, ou une société nouvelle s’épanouira librement, une société d’amour, de travail sain, de paix universelle.

Appliquée à l’histoire, l’expression « acheminement » caractérise le mécanisme du processus des sociétés humaines vers l’ensemble des améliorations et perfectionnements vers lequel se dirige leur constant effort.

Le plus souvent, cet acheminement s’opère avec lenteur et de façon latente ; il échappe à l’observation et les plus clairvoyants le soupçonnent plus qu’ils ne le distinguent véritablement. Il arrive, parfois, que la marche en avant devient précipitée et traverse en un espace de temps très court d’immenses espaces.

Dans le premier cas, c’est l’évolution ; dans le second, c’est la Révolution.


ACTION n. f. « Au commencement était l’action » dit Goethe. Ce qui distingue les vivants des morts. Ne pas agir, c’est ne pas vivre, c’est se suicider. Agir, c’est penser, c’est créer, c’est traduire en réalité positive les besoins, les aspirations, les désirs, les volontés qui nous agitent. L’Action est à l’écrit et à la parole ce que le fruit est à l’arbre. Le verbe et l’écrit seraient vains s’ils ne faisaient pas naître le Geste. L’Action provoque un retentissement, constitue un exemple, possède une puissance d’entraînement incomparables. L’action réelle est profonde et dédaigne l’artificiel. Elle n’est pas une simple apparence elle est un fait sensible, réel, concret. Elle peut être silencieuse et se développer dans l’ombre et le mystère ; elle ne s’aperçoit pas toujours et nécessairement ; mais toujours elle crée et c’est dans la mesure où elle enfante qu’elle s’affirme : noble, forte et belle. Les actions les plus humbles sont souvent les plus admirables ; elles ne s’inquiètent ni du bruit, ni de l’éclat ; elles opèrent dans l’obscurité souvent plus et mieux qu’en pleine lumière. Elles ne requièrent point l’apparat théâtral qui diminue fréquemment la sincérité et le désintéressement de ses auteurs. On dit : « c’est un homme d’Action » pour designer un homme énergique, aimant la vérité, attaché à la justice et décidé à lutter âprement pour elles et à les faire triompher. Les hommes d’action sont rares, bien plus rares que les bavards et les déclamateurs. Beaucoup passent pour des « hommes d’action » qui ne sont même pas des hommes, mais des bornes inertes sur le chemin de la vie. L’Action, c’est la Vie ; l’Inaction, c’est la Mort. — Gérard de Lacaze-Duthiers.


ACTION D’ART. Action désintéressée et vivante, se traduisant non seulement par la création d’œuvres d’art proprement dites, mais par la manifestation de la beauté dans tous les actes de la vie pour l’indépendance de l’individu au sein de tous les milieux ; action de protestation, de révolte — utile, non utilitaire, humaine non humanitaire. Toute action sincère est une action d’art. (Cont. : action politique, action guerrière, action religieuse, etc. : formes d’inaction).


ACTION DIRECTE. 1o Selon le « Larousse ». — Recours à la force, préconisé par les syndicalistes révolutionnaires préférablement à l’action constitutionnelle aidée par l’État.

2o Selon nous. — Action individuelle ou collective exercée contre l’adversaire social par les seuls moyens de l’individu ou du groupement. L’action directe est, en général, employée par les travailleurs organisés ou les individualités évoluées par opposition à l’action parlementaire, aidée ou non par l’État. L’action parlementaire ou indirecte se déroule exclusivement sur le terrain légal par l’intermédiaire des groupes politiques et de leurs élus. L’action directe peut être légale ou illégale. Ceux qui l’emploient n’ont pas à s’en préoccuper. C’est avant tout, et sur tous les terrains, le moyen d’opposer la force ouvrière à la force patronale. La légalité n’a rien à voir dans la solution des conflits sociaux. C’est la force seule qui les résoud.

L’action directe n’est pas cependant nécessairement violente, mais elle n’exclut pas la violence. Elle n’est pas, non plus, forcement offensive. Elle peut parfaitement être défensive ou préventive d’une attaque patronale déclenchée ou sur le point de l’être ; d’un lock-out partial ou total, par exemple, déclaré ou susceptible de l’être à brève échéance.

Quelques exemples sont nécessaires pour bien fixer les esprits.

1o L’ouvrier qui discute ses intérêts avec son patron, soit pour conserver des avantages acquis, soit pour faire triompher des revendications nouvelles, fait un acte d’action directe. Il se place, en effet, seul, face à son employeur, sans recourir à des concours étrangers au conflit social.

Qu’il obtienne ou non satisfaction, que le patron reconnaisse de bonne foi le bien-fondé des désiderata qui lui sont soumis et accorde satisfaction ou les rejette, il y a toujours action directe. Que le patron cède par impuissance momentanée ou par calcul — ce qui est fréquent — ou bien qu’il résiste parce qu’il se croit assez fort pour braver la force collective qu’il sent derrière l’ouvrier qui réclame et discute, il y a de la part de l’individu qui mène la lutte sur ce terrain, action directe.

Que la discussion reste courtoise, qu’elle dégénère en dispute ou en rixe, l’acte de l’ouvrier reste, en tous les cas, une manifestation d’action directe. C’est la discussion de classe.

Ce que l’ouvrier ne doit pas perdre de vue dans cette discussion, c’est son devoir de classe. Il ne doit jamais céder de terrain à l’adversaire. Il ne doit conquérir des avantages qu’en conservant sa dignité d’homme. Il ne doit, à aucun prix vendre sa conscience ni ses connaissances professionnelles, même s’il est miséreux, en acceptant de recevoir en échange des avantages personnels : un poste de commandement ou de maîtrise, un salaire occulte supérieur à celui de ses camarades, etc., etc…

Composer avec le patron, recevoir de lui des satisfactions personnelles refusées aux autres, c’est commettre un acte de trahison vis-à-vis de ses frères de misère et de travail. Si on ne se sent pas capable de résister aux propositions mielleuses du patron, il vaut mieux se taire que de se faire l’instrument, même inconscient, de l’asservissement des camarades.

L’ouvrier qui se charge de revendiquer ses droits et ceux de ses camarades doit avoir un profond sentiment de ses devoirs de classe. S’il les ignore, il doit les apprendre avant d’agir.

2o Le syndicat peut, bien entendu, employer collectivement le même moyen de lutte. Il doit se conduire de la même façon que l’ouvrier qui agit seul. Lui, non plus, ne doit ni promettre ni donner à l’adversaire des concours moraux ou techniques qui renforceraient la puissance patronale au détriment des ouvriers. Un syndicat qui accepterait que ses membres, contrôlés ou non par lui, pénètrent dans les organismes de direction et de gestion capitalistes ne pourrait plus, en aucun cas, pratiquer l’action directe puisque les intérêts des patrons et des ouvriers, même inégaux, se confondraient.

La discussion collective de classe ne peut donner lieu ni à compromis ni à abandon. Elle peut revêtir tous les caractères de la discussion individuelle. Cependant, elle diffère de celle-ci sur un point important. Tandis que l’acte individuel, qui s’exerce souvent dans un milieu réfractaire à l’esprit de classe, ne comporte généralement que le renvoi ou le départ volontaire de l’ouvrier lésé mais impuissant, la discussion collective de classe aboutit presque toujours, en cas d’insuccès, à la grève, si les forces ouvrières sont alertées, cohérentes et organisées pour la lutte prévue et en vue des batailles à livrer.

Dans tous les cas, la grève est un acte grave. Il convient de n’utiliser cette arme qu’à bon escient, avec circonspection, en toute connaissance de cause, après un examen très attentif de la situation et de la position, du conflit. Il convient aussi de se rendre compte aussi exactement que possible des résultats à atteindre, des conditions de la lutte à engager, des répercussions en cas de succès ou d’insuccès.

Par exemple, lorsque la décision de grève est prise, il faut mettre tout en œuvre pour rendre effective la cessation du travail, agir avec vigueur, courage et méthode. Une grève victorieuse est un facteur de développement, de rayonnement et d’attraction pour l’organisation syndicale. Par contre, une défaite diminue, généralement, la confiance et la combativité des individus. Elle provoque souvent la désertion des syndiqués. Elle émousse toujours leur ardeur et leur esprit de solidarité.

3o L’ouvrier qui, au cours d’un conflit social, décide selon sa conscience d’accomplir un acte de destruction ou de mise hors d’usage du matériel ou des outils de travail, qui exerce une action violente sur un représentant de la classe adverse ou sur un de ses camarades inconscient de son devoir de classe, fait aussi une action directe.

Toutefois, un tel acte ne doit avoir lieu que s’il est réellement un facteur de succès, de réussite de l’action engagée. Dans le cas contraire, si l’acte est inconsidéré, une simple manifestation de colère, il risque de desservir — et souvent considérablement — le mouvement en cours.

Avant d’employer ce moyen d’action — qui peut s’imposer — l’individu doit se rendre compte, par avance, de la portée de son acte et de ses conséquences probables. Il ne doit l’accomplir que s’il l’estime réellement utile au succès de la cause qu’il défend. Se laisser aller à l’accomplissement irraisonné d’un acte de violence ou de sabotage c’est faire preuve de faiblesse, d’inéducation, d’incompréhension. C’est prêter le flanc à l’adversaire et souvent justifier la violence adverse, même si on est provoqué, ce qui arrive d’une façon courante.

4o Un syndicat peut, lui aussi, décider d’employer la violence ou le sabotage. Toutefois, il ne saurait en imposer l’exécution à ceux de ses membres qui n’accepteraient pas ces moyens de lutte ou ne désireraient pas les utiliser eux-mêmes.

Dans ce cas, seule la conscience de chacun décide pour l’accomplissement des actes reconnus nécessaires. Il est bon que les participants ou exécutants soient seuls au courant des projets, des tentatives à exécuter et arrêtent seuls leurs moyens d’action. Le secret est de rigueur. Seuls, ceux qui ont décidé d’agir ainsi dans le bien commun, sont juges de leurs actes. Les autres, par contre, sont juges du résultat. Ils ne doivent pas hésiter à en condamner l’emploi nouveau où le résultat est défavorable à la cause commune. Pas plus qu’une collectivité n’a le droit de s’opposer aux actes nécessaires, des individualités ne doivent accomplir des actions qui vont à l’encontre du résultat cherché. C’est affaire de conscience et de circonstances. Ce qui était mauvais hier peut être bon demain et vice-versa.

5o L’homme qui abat un tyran, un oppresseur redoutable, par quelque moyen que ce soit, accomplit aussi un acte d’action directe, bien qu’il ne s’attaque pas au régime lui-même et qu’il ne mette que rarement celui-ci en péril. Il agit directement contre un adversaire social qui se révèle particulièrement malfaisant.

6o Un groupement peut être appelé à agir dans les mêmes conditions. Dans ce cas, il est nécessaire que les participants acceptent cette façon de mener la lutte, comme ils le feraient s’il s’agissait d’un acte de sabotage, de destruction ou de violence collective. Les mêmes précautions sont à prendre et l’action ne peut être engagée ou continuée que dans les conditions exposées au § 4. Un tel acte ou une telle série d’actes peut parfois s’imposer et devenir un facteur important et même décisif de succès en période révolutionnaire.

Comme on le voit, l’action directe peut se présenter sous des aspects très différents, suivant les circonstances et les buts poursuivis.

Si on tient compte des exemples qui précèdent, on peut dire qu’elle revêt les caractères suivants : discussion individuelle ou collective de classe, grève avec ses multiples aspects, sabotage et sévices contre le patronat ou les ouvriers inconscients, attentats contre un oppresseur ou un groupe de représentants du pouvoir.

De même qu’il peut y avoir discussion de classe sans grève, il peut y avoir grève sans sabotage, sévices ou chasse aux renards. Une seule de ces manifestations caractérise l’action directe. Il suffit qu’elle s’exerce individuellement ou collectivement, de classe à classe, sans recourir à des forces étrangères au conflit lui-même.

En période révolutionnaire, l’action directe prend immédiatement le caractère de grève générale insurrectionnelle. Elle a pour but de permettre à la classe ouvrière de s’emparer des moyens de production et d’échange qui assurent, en tout temps, la continuité de la vie sociale. Elle supprime le concours partiel ou total du prolétariat encaserné. L’action directe devient, en cette occasion, nécessairement violente, puisqu’elle s’exerce contre un adversaire qui se défend par la force.

Elle est le premier acte révolutionnaire d’un prolétariat qui vise à remplacer le pouvoir politique par l’organisation sociale, après avoir détruit la propriété individuelle et instauré la propriété collective.

Elle s’oppose à l’insurrection, arme des partis politiques qui tous, sans exception, n’ont qu’un désir : prendre le pouvoir et le garder. L’action directe est la seule et véritable arme sociale du prolétariat. Nulle autre ne peut, quelque emploi qu’on en fasse, lui permettre de se libérer de tous les jougs, de tous les pouvoirs, de toutes les dictatures — y compris la plus absurde d’entre elles : celle du prolétariat.

On retrouvera la définition des termes : discussion de classe, grève, lock-out, sabotage, attentat ou sévices, chasse aux renards, à leur ordre alphabétique.

En somme, il y a une très notable différence entre la définition bourgeoise de l’action directe et la signification réelle que nous lui donnons.

Alors que nos adversaires — et cela se conçoit — ont surtout voulu montrer l’action directe comme un acte ou une série d’actes désordonnés, brutaux, violents, sans raisons ni motifs, destructeurs pour le plaisir ou la satisfaction de ceux qui les accomplissent, nous affirmons que l’action directe est ordonnée, méthodique, réfléchie, violente quand il le faut seulement, dirigée vers des buts concrets, nobles et largement humains.

Pierre Besnard.


ACTION DIRECTE. — Il n’y a pas que l’action par laquelle le Syndicalisme et certaines écoles révolutionnaires pensent faire aboutir leurs revendications qu’on puisse qualifier d’action directe. Il y a encore — et parallèlement à cette forme collective de l’Action directe — la forme individuelle de celle-ci. Celle-ci a pour terrain l’homme lui-même. Elle consiste dans l’évolution intérieure de l’individu, dans la violence qu’il exerce sur lui-même, dans son effort pour se surmonter, s’embellir et devenir meilleur, dans la guerre qu’il livre à ses passions, dans la victoire qu’il remporte chaque jour sur la laideur. Les résultats de cette Action directe sont positifs. L’art, la pensée, les livres aident l’individu à se découvrir ; ils le révèlent à lui-même. Ils agissent directement sur sa conscience, pour la réformer, l’augmenter, la fortifier.

Gérard de Lacaze-Duthiers.


ADAPTATION n. f. Action d’appliquer, d’approprier une chose à une autre. — En biologie, on entend par adaptation la modification qui rend un organe plus apte à sa fonction. Un organe particulier est adapté lorsque, parmi les diverses manières d’être possibles, il réalise le maximum d’effets ; un être est adapté quand ses organes le sont. L’adaptation domine toutes les théories évolutionnistes.

Darwin a bien montré que, parmi les variations, seules, celles qui peuvent s’adapter sont conservées. Dans les classifications naturelles, il faut éliminer toutes les ressemblances adaptatives. Ainsi, chez les vertébrés qui volent, et, par suite, se ressemblent par adaptation à cette fonction, les uns seront rangés parmi les mammifères, d’autres parmi les reptiles, le plus grand nombre parmi les oiseaux.

Le mot adaptation est également employé au sens figuré. Exemple : un individu peut s’adapter à un milieu autre que le sien. Les nationalistes prétendent que l’homme ne peut s’adapter dans une nation autre que la sienne ou que tout au moins cette adaptation sera toujours artificielle et peu profonde. Leur raisonnement est trop intéressé pour qu’on puisse l’accepter ainsi qu’ils le voudraient. Si, jusqu’à ce jour, les hommes éprouvent de grandes difficultés à s’adapter dans un pays qui leur est étranger, si les hommes fraternisent encore difficilement par dessus les frontières, la faute en est justement aux nationalistes qui se plaisent à allumer entre les peuples de fictives querelles et qui aiment à dresser entre eux des frontières de haine ou d’incompréhension. Pourtant, les nationalistes conquérants n’hésitent pas, à l’occasion, à faire annexer à leur pays des contrées de langue et de mœurs différentes. Et cela prouve le peu de cas qu’ils font eux-mêmes de leurs arguments sur l’impossible fusion des races et des peuples. Lorsque les travailleurs se décideront à n’être plus les victimes des diplomates, ils s’apercevront que rien ne s’oppose véritablement à une fraternité large entre les nations. Et ils pourront mutuellement s’adapter aux mœurs et à la mentalité du voisin. Le seul obstacle à une compréhension complète : la langue, disparaîtra vite par l’emploi d’une langue internationale.


ADMINISTRATION n. f. Action de diriger ; de conduire, de coordonner dans l’ensemble les affaires publiques ou particulières. Dans le privé, chacun administre ses affaires comme il lui plaît, quitte à encourir les sanctions que comporte toute dérogation aux lois et règlements. Du point de vue national et international, l’Administration publique est, dans son acception la plus large, l’ensemble des pouvoirs et fonctions qui gèrent la commune, le département, la nation et qui fixent les rapports d’un pays avec les autres pays. C’est cet ensemble de dispositions, de manières d’être, d’attitudes, de relations qui déterminent ce qu’on appelle couramment la politique intérieure et extérieure d’un État. En principe, chaque administration a pour objet de diriger, en vue de l’intérêt de tous, les grands services publics : état civil, finances, police, justice, armée, enseignements, travaux publics, commerce, postes, transports, agriculture, etc., etc. En réalité, l’Administration — qui se confond avec la bureaucratie (voir ce mot), laquelle en est l’expression pratique, fait peser sur tous le poids écrasant des impôts, des tracasseries, des inquisitions, de la surveillance et des condamnations. Toutes les administrations sont hiérarchisées à l’excès, en descendant d’un ministère et d’une direction générale jusqu’aux agents subalternes. L’administration est la forme anonyme que prend le Pouvoir central pour réduire, sous couleur de protection, à la plus minutieuse servitude tous les habitants d’un pays. Voici ce qu’en dit, sous la signature d’André Girard, le dictionnaire La Châtre : « Quand le pouvoir autocratique déclina, la puissance de l’administration s’accrut. Elle est la réalisation de cette puissance despotique qui s’appelle l’État. Elle n’est que la marque hypocrite de la tyrannie ; car elle se revendique, en démocratie, de la volonté nationale, tandis qu’elle n’est que l’ensemble des rouages qui broient et annihilent cette volonté. On ne peut faire un pas dans la vie sans être tributaire de cette administration : la naissance, le mariage, la paternité, la mort sont, pour celle-ci, l’occasion d’autant d’actes signés, paraphes, légalisés, authentifiés, enregistrés, que l’on prétend réclamés par l’intérêt de la Société. À quelque rang de l’échelle sociale qu’on se trouve place, quelque profession, commerce ou industrie que l’on exerce : agriculteur, manufacturier, commerçant, elle se trouve constamment devant nous, derrière nous, ou à côté de nous, nous enserrant dans les milles rets dans lesquels elle immobilise les énergies et paralyse les initiatives. Le préjugé qui fait d’un état civil rigoureux le critérium de la civilisation est une des pires aberrations qui aient jamais frappé l’esprit humain. L’État Civil n’a d’autre effet que d’enchaîner l’individu, plus étroitement qu’il ne l’a jamais été, d’en faire un numéro, un rouage à la merci du pouvoir, lequel n’est, lui-même, que le serviteur de la ploutocratie. Avec leur enregistrement méticuleux, leur état civil, leur administration indiscrète et tracassière, les sociétés modernes étouffent l’individualité au profit d’une classe d’oppresseurs. Il y a lieu de s’étonner que tant de personnes croient indispensable au bon fonctionnement de la société cette lourde machine qui écrase les forces vives d’un peuple. Cependant, l’administration et les fonctionnaires et agents qui la composent n’accomplissent rien de surnaturel ou de particulièrement spécial. Tout ce qu’ils font ne pourrait-il être fait, en chaque ordre de choses, directement par les intéressés eux-mêmes ? La suppression de l’État — qui n’est qu’une répartition sur une foule de têtes du pouvoir royal d’autrefois, ce qui en augmente considérablement le poids — aurait l’immense avantage, tout en nous débarrassant d’une foule d’oisifs et d’inutiles, de remettre entre les mains de chacun la gestion de ses propres intérêts. Or, ne sommes-nous pas, chacun en ce qui le concerne, plus aptes que qui que ce soit, à discerner ce qui nous est le plus profitable ? En nous débarrassant de ce joug écrasant, nous réaliserions d’immenses économies et nous verrions nos affaires opérées désormais dans le sens de nos véritables intérêts. »

On confond assez souvent, à tort, les mots : Administration, Gouvernement, Régime. Le Gouvernement dirige la chose publique : il ordonne. Le Régime est la régie, la ligne de conduite définie, fixée par le Gouvernement, le mode politique sous lequel on vit : par exemple, le régime républicain, monarchique, constitutionnel, libéral, dictatorial, socialiste. L’administration est la manière de mettre pratiquement à exécution ce qui est ordonné par le Gouvernement et édicté par le Régime.


ADMIRATION n. f. (préf. ad. vers et lat. mirari, regarder). Attirance quasi-instinctive vers tout ce qui est beau et sympathie profonde pour tout ce qui est utile et vivant. Il sied d’admirer les beaux gestes, les pensées grandes et élevées. Admirons le courage, la sincérité et la véritable indépendance. Admirons, en un mot, tout ce qui est digne d’être admiré et ne marchandons pas, alors, notre admiration : accordons-la largement et sans restrictions. Laissons les si et les mais, les distinguos, les arguties et toutes les considérations, de pacotille aux constipés, aux pédants, aux pygmées. Ne privons pas de notre admiration ceux qui la méritent. Mais ne la galvaudons pas, ne la gaspillons pas sur ce qui est inexistant ; ne la prodiguons pas sans motifs suffisants. Refusons-la aux pleutres, aux renégats, aux gouvernants. Faisons un choix dans nos sentiments admiratifs. Gardons-nous d’imiter, dans cet ordre d’idées, la foule ignorante, la multitude trompée par les apparences. Pas d’admiration pour les galons conquis dans le sang des champs de bataille ; pas d’admiration pour les « prélats enchasublés » qui ne doivent la vénération qui les entoure qu’à la somme d’impostures qu’ils incarnent ; pas d’admiration pour les millionnaires dont l’opulence se mesure aux privations et aux humiliations qu’ils ont férocement imposées à leurs exploites ; pas d’admiration pour les hommes d’État dont chaque pas vers le Pouvoir qu’ils ambitionnent marque une palinodie, un revirement ou une trahison ; pas d’admiration pour les faux savants et les faux artistes ; pas d’admiration pour les « Grands Hommes » fabriqués à coups de grosse caisse et de réclame tapageuse. Admirons tous les vrais artistes, tous les pontes prestigieux, tous les esprits supérieurs, tous les savants sans charlatanisme et toute la pléiade des flambeaux qui percent et dissipent les ténèbres de l’ignorance, de la servitude et de la misère. Admirer, c’est participer à l’œuvre admirée, c’est presque créer soi-même l’œuvre qu’on admire ; c’est presque s’élever à la hauteur de celui qu’on admire. Celui qui admire l’œuvre du génie s’égale à son auteur et quand nous applaudissons un beau geste, c’est — moralement — comme si nous l’accomplissions nous-mêmes.


ADULTÈRE « Violation de la foi conjugale ». Telle est la définition donnée communément à ce mot par les dictionnaires. Mais c’est là, en vérité, une définition impropre. En effet, qu’est-ce que la « foi conjugale » ? Si ce n’est le serment par lequel deux époux s’engagent mutuellement, pour la durée de leur union, sinon pour la vie, à n’avoir de rapports sexuels qu’entre eux, à l’exclusion de tout contact amoureux, comme de toute liaison passionnelle, en dehors du ménage.

Or, un tel serment — qui peut être fait, et même respecté, par des amants non légalement unis — n’est pas forcément exigé par la loi lors de la célébration des épousailles. Tel est le cas pour la France, où le maire se borne à lire, aux nouveaux conjoints, l’article du code civil qui leur fait une obligation de se demeurer « fidèles », sans souci de savoir s’ils s’en sont fait l’un à l’autre la promesse.

L’adultère n’est donc point, en son essence, une des formes du parjure. C’est surtout un délit : celui qui consiste, pour une personne mariée, à enfreindre la loi en vigueur en ayant, en dehors du ménage, des relations d’amour, quelles que soient les dispositions morales qui aient chez elle présidé à l’acceptation de l’hymen, conclu souvent par ignorance ou par nécessité.

Tous les peuples n’ont point considéré comme une faute grave les fantaisies sexuelles des époux lorsque, pour le noble jeu d’amour, ils éprouvent le besoin de changer de partenaire. À Tahiti, l’importance n’en dépasserait point celle d’une innocente et bien naturelle distraction. Au Darfour, cette incartade mérite tout au plus une gronderie. Les Lapons, dit-on, poussent l’hospitalité jusqu’à offrir à leurs hôtes leurs femmes et leurs filles — je me complais à croire que c’est avec l’assentiment de ces dernières !

Cependant la plupart des peuples n’ont point fait preuve d’une aussi louable douceur dans les mœurs. Ils ont, au contraire, férocement châtié, comme les pires criminels, les époux se donnant licence de rechercher, avec qui leur plaisait, des voluptés dont ils n’avaient point eu l’avantage, ou qu’ils ne goûtaient plus, au foyer conjugal.

Dans l’antiquité, l’adultère était presque partout punie de mort. L’épouse coupable est brûlée vive, ou fouettée jusqu’à épuisement, ou bien encore massacrée à coups de pierres par la populace. Il est des régions où l’on se contente de lui couper le nez. Ailleurs, elle est exposée sans voile dans la rue et livrée à tous les passants.

Son complice peut être, lui aussi, puni de mort, ou fustigé cruellement, s’il n’est mutilé dans ses organes sexuels.

Pourtant, en dépit des supplices et des menaces, l’amour, qui n’a jamais connu d’autre loi que son caprice, persiste à enivrer les esprits et attiser les sens, avec un tel irrespect des conventions admises, que la peur de terribles suites semble parfois pour lui un excitant de choix. Et l’adultère ne disparaît point des mœurs. Il rencontre seulement plus d’obstacles. Mais les jaloux n’y gagnent rien, si ce n’est la satisfaction de mesquines vengeances, car il n’est pas d’exemple que la contrainte ait fait naître l’amour où il n’existait point, ou l’ait ressuscité de ses cendres là où il n’existait plus.

Il a fallu un déplorable nombre de siècles pour que disparussent en partie d’aussi sauvages répressions. N’oublions pas que l’abolition de la torture, tout au moins dans ses procédés les plus inhumains, et pour les pays d’Europe seulement, est à peu près contemporaine de la Révolution Française, c’est-à-dire historiquement récente !

Dans le cours du Moyen-Age, si la peine capitale devint exceptionnelle, les époux adultères n’en furent pas moins soumis à des châtiments corporels, et à des épreuves vexatoires, comme d’être promenés nus à travers la ville, en plein midi, sous la risée et parfois les coups des badauds accourus.

Plus tard ces exhibitions furent supprimées, plus par pudibonderie probablement, que par charité chrétienne. Mais le fouet et l’amende demeurèrent longtemps encore en usage, du moins pour les gens du peuple. Car, pour ce qui est des nobles, ils faisaient à peu près ce qu’ils voulaient, et se bornaient d’ordinaire à faire entrer leurs femmes ou leurs filles dans des couvents.

De nos jours, dans les pays les mieux civilisés, quand la constatation de l’adultère n’est pas seulement prétexte à divorce ou à répudiation, avec perte de certains avantages matrimoniaux, elle n’entraîne que l’amende et l’emprisonnement. Encore ceci tend-il à tomber en désuétude.

Le monde ne s’en porte pas plus mal, bien au contraire, et le cocuage n’en est peut-être pas rendu beaucoup plus fréquent. L’erreur du genre humain est de s’imaginer que l’on ne peut rien obtenir de satisfaction là où ne s’exerce un despotisme barbare, et de croire que nous roulerions dans des abîmes sans fond si nous ne prenions la précaution de nous ligoter les uns les autres dans quantité de règles absurdes, parce qu’abusives et généralement inefficaces.

Pourquoi l’adultère a-t-il été puni si sévèrement dans le passé et expose-t-il encore, dans nombre de pays éclairés, à des pénalités diverses, au lieu de n’exposer partout qu’à la séparation pure et simple ? On invoque comme prétexte la nécessité de préserver la morale. Belle morale, en vérité, que celle qui fait de la femme l’esclave de l’homme, l’assimile à un objet mobilier dont il peut, après la famille, disposer à son gré, et couvre de chaines les amants ! Mais cela même n’est qu’un prétexte hypocrite. Si la morale — celle qui nous vient de la mythologie judéo-chrétienne — était vraiment en jeu, il n’y aurait aucun motif pour que l’homme et la femme ne fussent également châtiés lorsqu’ils accomplissent, sans respect du commandement divin, l’œuvre de chair.

Or, il n’en est pas ainsi. La loi et les mœurs ont établi et consacrent encore, quoique moins brutalement, une scandaleuse différence dans la culpabilité, selon que ce qu’il est convenu de nommer « la faute » est commis par un représentant de l’un ou de l’autre sexe.

Au sein des familles où le père ne s’est privé de rien, ou les jeunes hommes — avec l’assentiment, on pourrait dire la complicité de leurs proches — s’affichent en compagnie de maîtresses toujours nouvelles, la moindre amourette de la sœur aînée serait jugée par tous une faute abominable, digne des sanctions les plus sévères.

Lorsque l’homme se marie, c’est le plus souvent après avoir usé largement des plaisirs de l’existence. C’est au moment où, fatigué, il aspiré au repos, qu’il contracte union avec une jeune fille qui, elle, n’en a connu aucun et serait, par conséquent, avide autant qu’il le fut jadis, de découvrir le monde. Cependant sa révolte — fût-ce devant le plus fade, le plus attristant des hyménées — sera taxée de dévergondage.

Que, déçue, privée des plus légitimes caresses, elle recherche auprès d’un autre que son conjoint les satisfactions passionnelles qu’elle en attendait, et il se trouve excusable, de par la loi française, de l’abattre à coups de revolver, alors même que sa conduite ne se trouverait point exempte de galantes aventures. L’épouse, elle, ne bénéficie de la même mansuétude que lorsque l’acte a eu lieu dans son logis.

Le Code pénal français condamne la femme adultère à la prison et à l’amende, sans considération des circonstances dans lesquelles le délit a été commis. Par contre, le mari adultère n’est répréhensible aux yeux du législateur que lorsqu’il a entretenu une concubine au domicile conjugal. Encore ce forfait ne lui vaut-il qu’une simple amende, sans emprisonnement. Dans tous les autres cas, il se tire d’affaire blanc comme neige, sans avoir risqué autre chose qu’une instance en divorce.

Ces dispositions inéquitables ne sont que les vestiges d’un long passé d’injustice, pendant lequel la femme fut jugée, en matière de concubinage, comme la principale, sinon comme la seule responsable du méfait dans tous les cas, l’homme, même marié, n’étant appelé à partager son sort que lorsqu’il est convaincu d’avoir séduit pour son agrément l’épouse d’un voisin.

Cette différence de traitement proviendrait-elle de l’inégalité des désirs, de ce que chez la femme les rapports sexuels seraient chose superflue, dont il est loisible de se priver sans grand effort, alors qu’ils représenteraient pour l’homme une impérieuse nécessité ?

Une telle prétention est sans fondement sérieux. La femme n’est pas moins portée à l’amour que l’homme. Sa timidité naturelle et les contraintes de son éducation la rendent seulement plus réservée dans l’expression de ses vœux les plus chers. Et la crainte de conséquences graves, dont l’homme n’a guère à pâtir, la fait plus que lui hésiter en présence d’un peu de bonheur offert.

Ce n’est ni dans un raisonnement désintéressé, ni dans de vertueux scrupules qu’il faut rechercher l’origine des dispositions légales ou des coutumes barbares prises contre les épouses adultères et leurs complices, mais dans des considérations beaucoup plus mesquines.

L’homme a pour lui la force physique ; la femme a contre elle les charges de la maternité, qui, faisant d’elle une infirme pendant une partie de l’existence, l’obligent à rechercher près de son compagnon aide et protection, avec, en plus, des moyens de subsistance qu’il lui serait difficile de se procurer par son seul effort.

L’homme a spéculé sur cet état de choses pour faire payer d’une dépendance presque absolue ses services. Il a fait de la femme une esclave plus ou moins choyée, ou maltraitée, qui lui doit obéissance en échange de l’entretien. Il s’est réservé, notamment, le privilège de procéder à la confection des lois, et il les a rédigées pour son plus grand avantage.

Père de famille, il est plein d’indulgence pour les escapades de ses fils, car les enfants que ceux-ci pourraient avoir au dehors ne risquent pas, d’ordinaire, en raison de la difficulté d’établir la paternité, de devenir une charge pour le budget familial. S’il est rigoureux pour les filles et les surveille étroitement, c’est que les enfants qui pourraient être, par elles, mis au monde, ne pouvant être désavoués, risqueraient d’en causer une très lourde, et c’est ce que l’on ne pardonne guère.

Époux, il considère comme un achat en bonne et due forme l’acceptation par lui de garantir le nécessaire à sa compagne. Aussi, la veut-il toute à lui, c’est-à-dire vierge, et, pour éviter les tourments de la jalousie, entend-il se réserver l’exclusivité de ses caresses. S’il consent au sacrifice d’élever une progéniture qui portera son nom et profitera de ses biens, encore ne le veut-il qu’à la condition expresse qu’elle soit tout entière de ses œuvres.

De là à poursuivre de sa vengeance exaspérée, comme les plus criminels des larrons, la femme qui, nourrie de son pain, a osé disposer de ses charmes en faveur d’un autre, et l’homme qui, introduit dans le logis conjugal, a porté la main sur une propriété qui n’était pas la sienne, il n’est qu’un faible espace à parcourir.

Ces considérations de commerçant avisé sont à l’origine des moralités conventionnelles en matière d’union des sexes. Pour les rendre dignes de vénération, on les a élevées à la hauteur d’ordonnances divines. Elles ont fourni le prétexte à un nombre incalculable de drames, à la fois pitoyables et grotesques.

Le remède n’est pas seulement dans une éducation meilleure, avec un respect plus grand de la personne humaine, et de son légitime droit, sans distinction de sexe, de disposer d’elle-même sous sa responsabilité propre. Il est encore et surtout dans l’abolition des héritages, la socialisation des richesses naturelles, permettant une assistance sociale fraternelle, garantie par tous à chacun, dans les périodes d’existence ou, par suite de l’âge, de la maternité, ou de la maladie, il devient impossible à l’être humain de fournir une somme de travail correspondant aux multiples besoins d’une honnête aisance.

Devant son bien-être et sa sécurité à la société tout entière, et non pas seulement à quelques-uns de ses représentants : le mari, les ascendants, la femme ne sera plus dans la nécessité de se subordonner à leurs volontés sous peine d’abandon.

Ce ne sera point la disparition de la famille basée sur le pur amour et les libres affinités, la seule qui soit respectable, mais la désagrégation définitive de celle qui, aux temps des combats meurtriers pour la possession des richesses et de la pâture, fut établie sur la violence et l’intérêt.

Jean Marestan.


ADULTÈRE adj. et n. m. (du latin préfixe ad et alter, un autre). Une personne est dite adultère lorsqu’elle viole la foi conjugale. Employé comme substantif, l’adultère désigne la violation de la foi conjugale. Voyons tout d’abord l’opinion du droit bourgeois sur l’adultère : l’adultère peut servir de base à une demande en divorce, en séparation de corps, en désaveu de paternité. Le mari seul peut porter plainte contre sa femme et réciproquement. Cette faculté est retirée au mari s’il est convaincu d’avoir entretenu une concubine dans la maison conjugale. La loi excuse le meurtre de la femme adultère et de son « complice » par le mari, s’il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale ! La femme adultère poursuivie peut être condamnée à un emprisonnement de trois mois à deux ans, si le mari ne consent à la reprendre ; le « complice » est passible de la même peine et d’une amende de 100 à 200 francs. Le conjoint divorcé pour adultère peut épouser son « complice ». On voit, par ce qui précède, que la loi bourgeoise d’aujourd’hui n’est guère moins barbare que celle du moyen-âge, ou encore que celle de la Russie d’avant la Révolution de 1917, où la femme adultère, entièrement nue, était chassée du village, par le mari, à coup de fouet. C’est une honte, à notre époque, de voir l’adultère considéré comme un crime. La loi en est encore à considérer la femme comme la propriété personnelle du mari. C’est là une de ces situations intolérables contre lesquelles les anarchistes ne cesseront de s’élever. Chacun doit avoir le droit de disposer de son corps à sa guise et n’a de compte à rendre à personne. C’est pour cela que les anarchistes repoussent le mariage légal comme ils repoussent le mariage religieux et qu’ils préconisent l’union libre. (Voir amour libre, union libre).


AÉROSTATION n. f. L’aérostation est l’art de construire et de diriger des aérostats. Les aérostats ont été imaginés par les frères Montgolfier, d’Annonay, qui tentèrent leur première expérience le 5 juin 1783. Voici dans quelles conditions : une enveloppe faite d’une toile d’emballage double de papier, de forme à peu près sphérique, ayant à peu près 860 mètres cubes de capacité, ouverte par en bas et portant suspendu à sa partie inférieure, un réchaud, fut lancée solennellement sur la place publique d’Annonay. Le physicien Charles reprit l’expérience en substituant l’hydrogène à l’air chaud, Le premier ballon qu’ait vu Paris fut ainsi lancé du Champ de Mars. Montgolfier renouvela son expérience à Versailles, devant la cour, et le ballon, cette fois, emportait un mouton, un canard et un coq, qui atterrirent sains et saufs. Une première ascension en ballon captif de Montgolfier et de son collaborateur Pilâtre de Rozier encouragea celui-ci à une ascension libre qu’il tenta, avec le marquis d’Arlande, le 20 novembre 1783. En 1785, Blanchard et Jefferies accomplissent la traversée de la Manche, de Douvres à Calais. Le 15 juin de la même année, l’aventureux Pilâtre de Rozier trouve la mort en tentant pareille expérience. Cependant, s’ouvre l’ère des ascensions exécutées dans un but d’utilité ou dans un but scientifique ou dans un but… criminel puisque, déjà, en 1794, l’aérostat est accaparé par l’armée, notamment à la bataille de Fleurus. Mais Gay-Lussac et Biot utilisent l’aérostat à l’étude de l’atmosphère et de la météorologie. L’étude des hautes régions de l’atmosphère, dangereuse pour les aéronautes (ascensions de Crocé-Spinelli et Sivel, Gaston Tissandier, Benson ), fut tentée par des ballons-sondes portant des appareils enregistreurs des phénomènes météorologiques ; alors que les aéronautes avaient, au risque de leur vie, atteint 10.000 mètres, les ballons-sondes ont pu s’élever jusqu’à 28 kilomètres. Entre temps, l’armée ne perd pas ses droits et se sert des aérostats dans la guerre de 1870-1871. On sait que c’est en ballon que Gambetta quitta Paris investi. Toutefois, les recherches continuaient. L’invention des aérostats avait fourni un véhicule à la navigation aérienne : encore fallait-il trouver le moyen de le diriger. De nombreux savants s’attelèrent à cette besogne ardue : les Giffard, Dupuy-de-Lôme, Tissandier, Krebs, Renard, puis, de la Vaulx, Santos-Dumont, Deutsch de la Meurthe, Lebaudy. C’est grâce aux moteurs de forte puissance et de poids léger que le problème a pu être résolu. En 1899, les frères Lebaudy, avec l’ingénieur Julliot, entreprirent des essais d’où sortait, en 1902, un nouveau type d’aérostat dirigeable qui, abandonnant la forme sphérique pour la forme fuselée, allait marquer une date mémorable dans l’histoire de l’aérostation. À l’étranger, les Anglais, les Américains, les Italiens construisaient aussi des dirigeables. Les Allemands, après les types Gross et Parceval, ne différant pas beaucoup des types déjà existants, ont construit les Zeppelin, immenses navires aériens rigides (130 mètres de long). Lorsqu’a éclaté la guerre mondiale de 1914-18, tous les États s’empressèrent de mettre l’aérostation au service de l’armée. On utilisa, notamment, une grande quantité de petits ballons captifs d’observation d’un modèle nouveau, de forme allongée, et surnommée « saucisses », en raison de leur aspect. Toutefois, on fit un usage beaucoup plus meurtrier de l’avion qui s’avéra une arme redoutable. (Nous nous étendrons donc plus particulièrement sur la portée sociale de la navigation aérienne dans le chapitre consacré à l’aviation. ) L’aérostation, qui a mis en pratique le principe du « plus léger que l’air », se développa moins que l’aviation, qui a résolu le problème du « plus lourd que l’air » en matière de navigation aérienne. Cependant, elle fait d’indéniables progrès, et l’on peut espérer que dans un certain temps l’aérostation pourra rendre de nombreux services dans la vie économique des peuples. (Voir le mot : Aviation où se trouvent consignées des remarques s’appliquant au rôle de l’aérostation aussi bien qu’au rôle de l’aviation.)


AFFAIRISME. Faire des affaires est l’unique idéal des agites modernes. C’est la préoccupation constante, perpétuelle, des financiers, des hommes d’État, des philanthropes, etc. En dehors de ce but poursuivi inlassablement : amasser et thésauriser, rien n’existe pour certains individus. Tout se réduit à une question de gros sous. Ils sacrifient à leurs appétits la liberté… des autres. Ils font peser lourdement sur de moins « favorisés » leur domination d’intrigants. Il suffirait cependant d’un peu d’énergie pour les supprimer. Mais la foule-esclave préfère les subir, du moment que l’argent lui permet — comme ses maîtres — de satisfaire ses préférences in-intellectuelles (bistro, cinéma, caf’ conc’ et le reste). Affairisme en haut, — affairisme en bas, telle est la société actuelle, qui est loin d’être une « œuvre d’art ». — L’affairisme est responsable de cette vie d’enfer, de trépidation, de trépignement sur place qu’admirent les snobs, confondant machinisme et dynamisme. On ne rencontre que des gens pressés, débattant des intérêts, essayant de se « rouler », s’entretenant de louches combinaisons et vivant d’expédients. Ces gens-la sont unis par des mœurs de cannibales, désirant que la société reste médiocre, semant l’équivoque dans tous les domaines. Ils s’en veulent à mort, et pourtant se soutiennent. Au fond, ils ont les mêmes intérêts. — L’industrialisme exagéré, existence à rebours, mutilation, incompréhension de la nature, enlaidit chaque jour un peu plus la vie, et peuple le monde de forçats ; les commerçants ont des âmes vénales, incapables de sortir de leur « specialité » et de mettre le nez hors de leurs « écritures ». Il importe avant toute autre considération d’avoir le gousset bien garni. Le mot : « Caisse » s’étale ostensiblement dans toutes les administrations. Le vol est l’âme de la cité moderne (rien de celle de Jean Izoulet).

Soyez pauvre, avec du génie, nul ne s’intéressera à vous. Mais ayez de l’argent, beaucoup d’argent, et, si vous n’êtes qu’un imbécile, on vous tendra la main. On trouve des capitaux pour toutes sortes d’entreprises : on n’en trouve point pour des œuvres utiles au progrès des hommes. La pensée se débat toute seule, dans l’indifférence générale, aux prises avec les difficultés de l’existence, avec cette absurde « lutte pour la vie » qui, dans notre société égoïste, est une lutte pour la mort.

Reprises des affaires. — Cette reprise a été l’occasion, pour nos modernes jouisseurs, de s’emplir les poches, ou de « s’embusquer » quelque part. Les bénéfices de guerre ont été le plus clair de cette reprise des affaires tant prônée sur tous les tons par ceux qui y avaient intérêt. Prétexte qui a permis aux industriels d’augmenter leurs revenus, aux commerçants de spéculer sur la hausse des denrées, aux « nouveaux riches » d’étaler leur luxe imbécile, à toute une clique de parasites de faire « durer » la guerre.

Les affaires sont les affaires. — Expression immortalisée par Octave Mirbeau dans un chef-d’œuvre. Elle signifie que, dans le monde de l’intérêt, le sentiment est chose négligeable. L’homme d’affaires admet le sentiment… pour les autres, que leurs scrupules ou leur inexpérience empêchent de lui appliquer sa propre méthode ce qui fait qu’ils deviennent sa proie. L’homme d’affaires n’a pas de patrie, lui qui rappelle constamment aux autres qu’ils doivent tout quitter pour leur patrie (il ne se souvient qu’il en a une que pour l’exploiter). Il y a un patriotisme spécial aux gens de finance qui ne leur interdit pas de se tendre la main au-dessus des frontières : ils parlent tous en même langue — celle de l’intérêt — et pratiquent l’internationalisme à leur façon. L’homme qui ne poursuit qu’un but ; gagner de l’argent, est incapable d’éprouver autre émotion que celle de miner son prochain. S’il perd un être aimé (?) aussitôt il sèche ses larmes et se remet bien vite à calculer. Isidore Lechat incarne le type de l’homme enchaîné à la matière sous sa forme la plus basse. La religion du veau d’or exige des cœurs secs, incapables du moindre mouvement de générosité. Les affaires sont les affaires, c’est-à-dire que rien ne compte en dehors de cette passion maladive qui consiste à chercher nuit et jour des combinaisons pour gagner davantage, que tout le reste n’est rien, que les « affaires » passent avant la justice, avant la vérité, avant la beauté. Cette monomanie atteint les grands et les petits. Les affaires sont les affaires : devant cette affirmation catégorique tout s’évanouit et s’efface… Il ne reste qu’une brute qui entasse des lingots dans un coffre. Les affaires sont les affaires pour les métallurgistes, les fabricants de canons, d’obus, et de conserves, les fournisseurs de l’armée et autres chevaliers d’industrie (dans le monde de la pensée, ceux-ci foisonnent comme dans le monde des tripes) qui s’engraissent aux dépens de leurs victimes. — Le mot « affaires » possède un autre sens, en harmonie avec tout le reste. On dit : les affaires en cours, pour désigner les scandales suscités par la calomnie, dans un but intéressé. Il y a des « affaires » qui résultent de ce que certains ont voulu trop gagner ; dans ce cas, qu’ils se débrouillent avec leur justice. Nous avons actuellement une cinquantaine d’affaires en cours (il y en a bien autant sous roche) qui passionnent ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion. — Affairiste : qui fait des affaires, au lieu de faire de l’art (tout le monde, il est vrai, ne peut pas faire de l’art, si tout le monde, pour employer la délicate expression des brutes, peut faire du lard ! — et encore, cela n’est pas prouvé). Coulissiers à la conscience plus ou moins tranquille, banquiers aux krachs retentissants, joueurs des « villes d’eaux », possesseurs d’ « écuries de courses », actionnaires de grandes et de petites compagnies, et autres « pieds humides ». — On peut dire aussi dans un sens plus restreint : épargniste, bas-de-lainiste. — En somme, l’affairiste, c’est l’homme aux idées mesquines, à l’intelligence médiocre, ou a l’intelligence mal employée (il passe de « l’intelligence des affaires ! »). Bourgeois borné, aux prétentions esthétiques, cultivant l’amateurisme avec entêtement, éclaboussant ses voisins de son luxe criard. Parvenu aux conceptions étroites, entravant tout progrès, et se disant un homme de progrès, substituant à l’originalité la bizarrerie et l’extravagance. — On dit : un brasseur d’affaires, pour designer un personnage véreux, louche, menteur, faussaire, escroc. L’affairisme a ses bons côtés : il peut conduire au bagne. Dans ce monde-là, la fin justifie les moyens. L’affairisme est fertile en scandales, calomnies, chantages, mouchardages, palinodies. — Affairé : l’imbécile qui fait l’important, cherche à se rendre utile afin d’obtenir un avantage (rétributions sous formes pécuniaires ou honorifiques), — le raté des « Arts » et des « Lettres » qui promet sans cesse une œuvre qui ne vient jamais. — Il y a une politique d’affaires, un journalisme d’affaires, etc… (Voir les mots capitalisme, matérialisme, mercantilisme, ploutocratie, utilitarisme.) — Gérard de Lacaze-Duthiers.


AFFINITÉ n. f. La signification de ce terme est plutôt large. Le mot affinité trouve son application dans divers ordres d’idées et de faits. Affinité veut dire : analogie, conformité, point de contact, ressemblance, rapport, liaison. Exemples : « Le chacal a de l’affinité avec le chien. Ces deux mots ont de l’affinité. La Physique et la Géométrie ont beaucoup d’affinité. « La musique a beaucoup d’affinité avec la poésie. » (Descartes). L’affinité se signale dans l’ethnologie et la linguistique : « L’affinité du Gaulois, du Provençal, du Français, du Portugais, de l’Espagnol et de l’Italien est évidente. » On entend par affinité chimique, la force qui tend à combiner et qui tient réunies les molécules de nature différente. On dit que tel corps a une affinité pour tel autre, lorsque ces deux corps se combinent ensemble avec facilité. Les travaux de l’illustre chimiste Berthollet ont démontré que l’affinité est, sinon causée, du moins modifiée par une foule de circonstances, telles que la cohésion, la pesanteur spécifique, la pression, l’électricité, le calorique, la quantité relative des corps entre lesquels la combinaison peut s’opérer. En botanique et zoologie, le mot « affinité » s’applique aux rapports organiques qui existent entre les êtres vivants et dont l’intimité ou le nombre détermine les groupes dans lesquels on doit les réunir. « Chaque élément, dit Chaptal, a ses affinités particulières. » En musique, on observe ce qu’on appelle l’affinité des tons. Il faut entendre par là le rapport le plus rapproché qu’a tel ou tel ton avec le ton principal : ainsi la quinte, se trouvant avec le ton principal dans le rapport de 2 à 3, a plus d’affinité que la quarte dont le rapport au ton principal est de 3 à 4. On voit par ce qui précède l’usage copieux qui peut-être fait du mot « affinité ».

Dans les milieux anarchistes, où l’emploi en est fréquent, il possède un sens quelque peu spécial, bien qu’en parfaite concordance avec son sens général et usuel. Il exprime la tendance qui porte les hommes à se rapprocher les uns des autres, à se grouper par similitude de goûts, par conformité de tempéraments et d’idées. Et, dans la pensée et l’action libertaires, les anarchistes opposent la spontanéité et l’indépendance avec lesquelles ces rapprochements se produisent et ces groupes se constituent à la cohésion obligatoire et à l’association forcée déterminée par le milieu social actuel.

Les exemples de ces groupements volontaires, d’une part, et de ces associations imposées, d’autre part, ces exemples abondent. Je n’en veux citer qu’un seul, mais saisissant :

Millionnaires et sans le sou, gouvernants et gouvernés, patrons et ouvriers, violents et pacifiques, n’ont entr’eux aucune affinité, mais l’idée de nationalité intervient, la pression patriotique et l’organisation militaires s’en mêlent et voici que, à la longue, la liaison se forme entre les uns et les autres, les précipitant, en cas de guerre, dans la même mêlée, les exposant indistinctement aux mêmes dangers de mutilation et de mort : cohésion obligatoire, association forcée. Ici, il n’est pas besoin que joue la force de l’affinité, puisqu’il n’est tenu aucun compte de la conformité des goûts, du rapprochement des caractères, de la similitude des situations, de la conformité des intérêts, de la liaison des idées. Ce qu’on appelle affinité ne tient aucune place dans ce rassemblement d’individus que, seule, détermine une volonté étrangère, voire opposée à la leur.

Mais voici, au contraire, des hommes qui appartiennent à la même classe, qui sont nécessairement rapprochés par la communauté des intérêts, chez lesquels les mêmes humiliations, les mêmes privations, les mêmes besoins, les mêmes aspirations forment petit à petit, à peu de chose près, le même tempérament et la même mentalité, dont l’existence journalière est faite de la même servitude et de la même exploitation, dont les rêves, chaque jour plus précis aboutissent au même idéal, qui ont à lutter contre les mêmes ennemis, qui sont suppliciés par les mêmes bourreaux, qui se voient tous courbés sous la loi des mêmes Maîtres et tous victimes de la rapacité des mêmes profiteurs. Ces hommes sont amenés graduellement à penser, à sentir, à vouloir, à agir en concordance et en solidarité, à accomplir les mêmes taches, à assumer les mêmes responsabilités, à mener la même bataille et à unir à ce point leurs destinées que, dans la défaite comme dans la victoire, le sort des uns demeure intimement lié à celui des autres : cohésion volontaire, association voulue, groupement consenti. Ici s’affirment toutes les énergies d’affinité procédant de l’analogie des tempéraments, de la parenté des goûts, de la conformité des idées.

Des anarchistes, il est dit qu’ils se groupent par affinité. C’est exact ; et il n’est pas douteux que ce mode de groupement est à la fois le plus normal, le plus solide et le plus conforme à l’esprit anarchiste. Il est le plus normal, parce qu’il est le plus en accord avec la nature et la raison ; il est le plus solide, parce qu’il est le plus capable de résister aux tiraillements, aux querelles et à la dislocation, qui sont le lot fatal des organisations, des partis et des ligues qui groupent des individus aux goûts opposés, aux tempéraments contradictoires, aux idées sans cohérence ; il est le plus, disons mieux : le seul qui soit conforme à l’esprit anarchiste, puisqu’il ne porte atteinte aux aspirations, au caractère, à la liberté de personne.

Nous concevons, dans la société anarchiste que nous voulons fonder, une extraordinaire floraison des groupes d’affinité. Ils se formeront ou se dissoudront avec les évènements au cours toujours capricieux et par la seule volonté, toujours indépendante, des intéressés. Ils constitueront un réseau souple et serré de foyers et de centres ou se donneront rendez-vous, pour travailler ou se divertir, pour faire ensemble œuvre utile ou agréable : jeunes et vieux, hommes et femmes, studieux et imaginatifs, silencieux et bruyants, méditatifs et exubérants, froids et passionnés, hardis et timides. Les uns et les autres, âges et sexes confondus, ne seront liés que par le contrat qu’il leur aura plu de passer entr’eux et qu’ils seront libres de rompre quand ils le désireront. C’est dans cette extrême diversité des groupements d’affinité que pourront se rencontrer ceux et celles de qui la joie sera de faire de la musique ou des sports, de cultiver les arts ou les sciences, de faire du théâtre, de danser, de lire ou de discuter.

Les Groupes de production eux-mêmes se transformeront, par une pente fatale, en groupes d’affinités. Sous régime capitaliste, il n’est pas nécessaire que les producteurs travaillant côte à côte dans la même usine, dans la même fabrique, dans la même exploitation rurale, dans le même magasin, dans la même administration, s’y trouvent rassemblés par les mêmes aptitudes et rapprochés par de mutuelles sympathies ou attractions. Le hasard, l’absence d’éducation professionnelle (le machinisme a fait de l’ouvrier un manœuvre) la volonté souveraine des parents président presque toujours au choix involontaire d’un métier et à l’exercice de ce métier ici ou là. Dans une société anarchiste, c’est sur les forces, les aptitudes, les dispositions naturelles et la libre volonté des travailleurs, que sera fondée la production et que se constituera le personnel d’une usine, d’une fabrique, d’un chantier ou d’une exploitation agricole. De nos jours, quand un jeune homme a fait un apprentissage, quand il a embrassé une profession, quand il l’a exercée plus ou moins longtemps, il ne faut pas qu’il songe — sauf exception — à se lancer dans un autre métier. Et, quelle que soit la répugnance qu’il éprouve à rester dans la voie où les circonstances de la vie, et non son libre choix, l’ont engagé, il se voit condamne à n’en pas sortir. En Anarchie, ces conditions seront totalement transformées : d’une part, ce sont les goûts, les aptitudes et la volonté libre de l’adolescent devenu apte à prendre sa part de l’effort commun, qui détermineront le genre de production auquel il s’adonnera ; d’autre part, il lui sera toujours loisible d’en changer, sans qu’il en résulte, ni pour lui ni pour le milieu social, un inconvénient appréciable. Libre de choisir son genre de travail et de changer de profession, libre de produire dans un atelier de son choix et avec les compagnons vers lesquels il se sentira le plus fortement attiré, le travailleur, dans l’avenir, ira où le porteront ses affinités. Il n’est pas douteux que, accomplie dans ses conditions, la production y trouvera son compte et que l’individu y trouvera le sien.

Sébastien Faure.


AGITATEUR n. m. L’agitateur est celui qui, par la parole et par l’écrit, réveille les masses populaires, leur dénonce les iniquités dont elles sont victimes et leur enseigne la révolte consciente. Pour être un véritable agitateur, il faut souvent avoir un tempérament d’apôtre. Il faut ne craindre ni la misère ni les persécutions. Il faut être prêt à subir toutes les vexations et toutes les brimades. Il faut ne pas craindre de risquer sa liberté et sa vie au service des opprimés. C’est là, on le voit, un âpre apostolat. L’agitateur doit savoir répandre la bonne parole dans les villes et dans les campagnes, à l’atelier et aux champs, partout où peine la classe laborieuse. Mêlé à la masse anonyme des travailleurs, il doit éveiller chez les uns le désir de liberté et, chez les autres, ranimer l’esprit de lutte. Il doit dépenser son énergie à faire naitre et se développer des consciences neuves. Il doit soutenir l’indignation justifiée des humbles et défendre sans répit les droits du travailleur. L’action d’un véritable agitateur peut être, en certaines circonstances, d’une portée considérable, car son rôle ne se borne pas à dénoncer publiquement les iniquités du Gouvernement, de la Magistrature, de l’Église qui, ouvertement ou hypocritement, sont toujours les complices des Puissances d’argent et les serviteurs des Maîtres politiques. Quand l’effervescence à laquelle, par la flamme de ses exhortations, il a contribué, prend une tournure grave, quand elle éclate sous la forme de grève, de manifestation sur la voie publique, d’émeute ou d’insurrection, il a pour devoir de payer de sa personne, de donner l’exemple, de stimuler les énergies défaillantes, d’entraîner à la bataille les hésitants, de relever les courages qui faiblissent, d’être parmi les plus vaillants et de se porter au cœur même de la mêlée.

L’agitateur qui, l’heure venue de mettre en pratique les conseils donnés par lui à ses camarades ou à ses frères de misère, se déroberait aux responsabilités, éviterait les risques et fuirait le danger, se disqualifierait et se déshonorerait à jamais.

Telle est la tâche que doivent s’assigner les agitateurs révolutionnaires. Celui qui ne se sent pas la force d’aller jusque-là doit renoncer à devenir un agitateur.

Grand est le nombre des anarchistes qui ont été de puissants agitateurs ; plusieurs ont exercé sur la foule une influence énorme ; le courage allié au sang-froid, la promptitude dans les décisions à prendre et le coup d’œil qui se rend compte rapidement de l’action que réclament les évènements d’une part, et l’état d’esprit des masses en proie à l’agitation sont les qualités essentielles de l’agitateur en période d’action révolutionnaire.

La classe ouvrière n’a pas de meilleurs amis ni de plus ardents détenteurs que les agitateurs anarchistes.

Georges Vidal.


AGRAIRE (La question). — Étymologie : La question qui traite du régime social, politique ou juridique auquel est soumise la terre, des droits sur la production agricole. Du latin agrarius, du grec agros, champ.

Les richesses végétales ou animales créées directement par la terre ou résultats de l’effort humain correspondent aux besoins primordiaux des hommes. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, du jour où la population d’un pays étant devenue assez dense pour qu’il y ait compétitions, et du moment où l’homme a commencé à s’occuper d’agriculture, la question agraire s’est posée. À qui appartiendraient le sol et ses produits ? Quelles seraient les clauses du contrat, tacite d’abord, écrit ensuite, régie par la législation ; enfin qui départagerait les hommes sur cette question ? On a peu de détails sur la répartition de la terre, dans les âges reculés, sinon qu’elle correspondait étroitement aux formes de l’association humaine. Les primitifs, vivant en tribus, ne connaissaient pas la propriété individuelle de la terre et nul doute qu’un être qui, ne se contentant pas de sa consommation, eût tenté d’accaparer les produits utiles à tous, n’eût été traité en ennemi de tous.

Dans les sociétés basées sur l’autorité absolue d’un chef, les monarchies et féodalités d’il y a vingt à quarante siècles, l’homme étant la propriété de l’homme, naturellement la possession du sol n’était pas contestée ; il appartenait au maître et celui qui le mettait en exploitation n’était guère qu’un esclave gérant. On trouve à l’époque de Moïse les premières tentatives de régler cette question. Moïse, dit-on, partagea également les terres, et les familles ne pouvaient l’aliéner pour une période supérieure à cinquante ans. Lycurgue (neuf siècles avant l’ère chrétienne) procéda de même et établit des lois pour maintenir l’équilibre des propriétés. Naturellement, les esclaves, ceux qui travaillaient la terre, n’avaient aucun droit. Rome connut aussi des lois agraires que firent adopter les plébéiens constamment dépouillés par les praticiens. Ces lois agraires furent le sujet de troubles sanglants. Finalement, les praticiens parvinrent, dans les diverses parties de l’empire, à asservir les citoyens libres et à en faire des colons. Dans toutes les conquêtes et guerres qui eurent lieu par la suite, le partage ou le vol des terres était le but recherché.

Les monarques récompensaient leurs fidèles par l’octroi de domaines. Le clergé lui-même, une fois réconcilié avec les autorités et devenu autorité à son tour, se mit à accaparer les terres, captant les héritages sous la menace de l’enfer (le procédé est toujours en usage). Divers rois, notamment celui d’Angleterre, en 1720, par son « Statut de main-morte » tentèrent d’arrêter cet accaparement. Mais tenant les esprits, le clergé continuait à jeter ses filets sur la propriété terrienne, celle qui assure l’autorité sociale à sa base même. La révolution de 1789, en France, trouva à peu près toute la terre entre les mains des nobles et des prêtres. Cependant, l’usage des biens communaux, de la propriété franche et indivise, dont pouvaient user les pauvres, s’était maintenu sur une assez grande échelle. C’était une sorte de concession des nobles aux besoins du peuple. Une certaine communauté de propriétés pouvait subsister avec le régime à demi féodal ainsi que les « mirs » de Russie en font foi. La Révolution de 1789, triomphe de la bourgeoisie, a consacré définitivement aussi le triomphe de la propriété personnelle. Les biens seigneuriaux et souvent communaux furent vendus… on sait dans quelles conditions. Combien de riches familles campagnardes, nobles contemporaines, ont cette spoliation comme origine de leur fortune. La Convention vota, le 18 mars 1793, une loi punissant de mort quiconque s’occuperait de la question agraire dans un sens contraire à la propriété. C’était le digne pendant de la loi interdisant les coalitions ouvrières, sous même peine.

Le régime de la propriété capitaliste est devenu, depuis, à peu près universel. Rapidement, la propriété individuelle a mis la main sur presque tout le sol de la planète. Le colonialisme lui a permis de s’étendre sur de vastes étendues, de constituer d’immenses domaines dans les pays conquis par les armes sur des indigènes incapables de se défendre. Si les pays capitalistes continuent encore un certain temps, les derniers restes de la propriété commune auront disparu. Les longs, pénibles et parfois violents conflits entre les ouvriers de l’industrie et leurs exploiteurs ont relégué un peu dans l’oubli, dans les pays industriels, cette brûlante question agraire. Elle ne s’en pose pas moins avec une grande acuité. D’abord, parce que, tant que le sol appartiendra à la bourgeoisie terrienne, sœur de l’autre, toutes les améliorations obtenues, toutes les tentatives d’émancipation, même les coopératives de production et de consommation, sont vouées à un échec plus ou moins lointain.

Les industriels l’ont senti ; ils font tous des efforts pour accaparer la terre, les maisons, la propriété foncière qui leur assure un asservissement plus complet de leurs exploités. Dans beaucoup de villages où un patron s’est installé, il tend automatiquement à devenir le seigneur moderne ; la possession de la terre lui assurant la possession des hommes. L’économie politique bourgeoise s’est beaucoup attachée à démontrer la dispersion de la propriété terrienne, espérant par là donner un vernis de démocratisme à la propriété individuelle. En réalité, dans tous les pays, ceux qui sont possesseurs du sol qu’ils cultivent par eux-mêmes sont une minorité. Les pays de petite propriété, comme la France, comptent à peu près le douzième de leur superficie cultivable — 4 millions d’hectares environ — qui sont dans ce cas. Le reste appartient au domaine de la moyenne ou grande propriété. Le propriétaire cultive parfois lui-même, mais avec le concours de plusieurs salariés, mal payés, exploités honteusement, ou bien, s’il se décharge du travail sur son premier domestique, se contentant de mener la bonne vie en surveillant les travaux, sans y mettre les mains. Les grandes propriétés sont plutôt rares en certains pays, mais en d’autres elles sont la règle, surtout dans les pays neufs. Si le propriétaire a l’esprit entreprenant, il fait pratiquer la culture sur une grande échelle, avec tous les moyens mécaniques que lui permet sa richesse. Autrement, il répartit son domaine en diverses fermes ou métairies, se contentant d’en toucher les revenus, et laissant le travail à d’autres.

Le régime de la propriété individuelle a eu son utilité sociale, poussant au travail du sol, disent certains. Opinion très contestable, quand on voit qu’à travers les âges, bien rarement, le propriétaire cultivait lui-même. La justice du régime de la propriété se soutient difficilement de bonne foi. Outre qu’en toute logique le sol n’étant le produit du travail de personne n’aurait jamais dû être approprié, et que l’ancienneté de cette spoliation ne change rien à son iniquité, le droit de propriété est très discutable au point de vue social.

Les partisans de la propriété prétendent que c’est un droit naturel à l’homme et en même temps un stimulant pour le travail : que, pour cultiver la terre avec amour, le travailleur doit s’en sentir le propriétaire. Si la propriété est un droit naturel, on se demande pourquoi seule une minorité en jouit. Les autres ne sont-ils pas des hommes ? Si elle est un stimulant pour le travail, alors pourquoi la grosse majorité de ceux qui cultivent sont-ils des salariés ou des métayers ? La logique même de cette conception devrait condamner le régime actuel.

Si, quittant le point de vue théorique, nous abordons le point de vue pratique, nous constatons que le régime de la propriété est une entrave au développement de la production agricole. Citons pour mémoire les domaines, parfois vastes (comme en Angleterre) utilisés seulement en lieu de distraction par de gros richards, alors qu’à côté les malheureux sont dans la misère, n’ayant pas de terre à cultiver. Le progrès technique, si rapide dans l’industrie, a mis beaucoup plus longtemps à pénétrer dans l’agriculture, précisément à cause du morcellement et de la dispersion de la culture. L’agriculture, la vie au village sont restés dans un état anachronique, uniquement dû au régime de la propriété. Toutes les tentatives de révolution technique se heurtaient à l’esprit particulariste des paysans. Seules, les grandes entreprises agricoles se sont lancées dans la voie du progrès. Les coopératives agricoles sont néanmoins venues secouer un peu cet état d’esprit. Là où le particularisme mettait une barrière à révolution normale, la pratique de l’association a apporté de grands changements : utilisation des machines ; achat des engrais ; organisation de la vente supprimant les intermédiaires onéreux qui ravageaient les campagnes. De moins en moins, le paysan va vendre lui-même, au marché voisin, sa production, passant un temps interminable au marchandage. Les coopératives agricoles d’une part ; de grosses maisons de commerce : laiteries, fromageries, sucreries, etc., d’autre part, sont venues régulariser les échanges. La prospérité actuelle des agriculteurs propriétaires provient davantage des nouvelles méthodes de vente et d’achat qui les font maîtres du marché, que d’un rendement meilleur de la production. Si le petit et moyen patronat de la culture a su palier par l’association aux mauvais effets de son système de production, il n’en reste pas moins que c’est à son bénéfice seul, et qu’une immense classe de prolétaires campagnards reste dans la misère. Il n’en reste pas moins non plus que, produisant dans le seul but du profit personnel, les propriétaires agricoles se soucient peu des grandes questions intéressant la vie économique du pays. Faisant de la politique dans leur organisation, ils préfèrent obtenir des gouvernements des mesures protectionnistes, — cette prime à la routine et à la paresse — plutôt que d’examiner et résoudre les problèmes du ravitaillement général des populations. Par exemple, les colonies où les pays neufs, considérés comme greniers pour les nations industrielles tendent à s’émanciper de la tutelle industrielle et commerciale des dites nations, et à manufacturer eux-mêmes leurs produits. La répercussion sera l’obligation pour les nations industrielles de retourner au travail agricole, de compter davantage sur leur propre sol. Le régime actuel s’y oppose. Un grand mouvement économique s’opère, tendant à ce que les régions se décentralisent, vivent de leurs propres moyens dans la mesure du possible. Les derniers perfectionnements de la technique agricole, supprimant ou réduisant les désavantages du sol ou du climat, permettant aux régions de se suffire à elles-mêmes dans une large mesure. Beaucoup d’industries vivant sur les produits agricoles industriels auraient intérêt à s’installer, à se lier étroitement, à ne former même qu’une seule exploitation avec la culture.

L’agriculture, en effet, rentre dans le grand courant général de l’évolution économique actuelle. Intimement reliée à l’industrie et aux transports, appelés à se conformer aux nécessités de la consommation et des échanges ; elle ne peut plus rester en dehors presque comme elle le fut trop longtemps de la vie générale. La question agraire n’est plus qu’une fraction de la question sociale, et se résoudra avec elle. Le système de la propriété est depuis longtemps condamné par les esprits clairvoyants. Il ne se justifie plus que par le maintien des privilèges. Il est un obstacle à la justice sociale aussi bien qu’au progrès technique et moral. Il doit disparaître. Le collectivisme ou communisme autoritaire a proposé, la solution de la nationalisation du sol qui permettrait la culture en grand, avec application du machinisme et de tous les perfectionnements techniques. Mais ce système est jugé. L’expérience bolcheviste l’a condamné. Si le travail fonctionnarisé peut encore plus ou moins mal fonctionner dans la grande industrie, il est absolument inapte à la production dans l’agriculture, où chaque travailleur doit montrer de l’initiative, ou le contrôle des chefs est pratiquement impossible. Après des tentatives de nationalisation du sol, les bolchevistes ont dû avouer leur défaite, et laisser libre champ à la propriété capitaliste pratiquement supérieure au système de la centralisation, ce qui n’est pas peu dire. Il fallait d’ailleurs une singulière reconnaissance de l’agriculture pour préconiser la production agricole étatiste, alors que les « mammouth farms » des États-Unis et du Canada, immenses domaines, se décentralisent et en viennent à la culture plus intensive, après expérience d’un siècle. Le régime centraliste, déjà néfaste dans l’industrie, serait un complet désastre dans l’agriculture qui a besoin d’une organisation plus souple, laissant davantage de place à l’initiative.

La question agraire a été jusqu’ici un peu négligée par les anarchistes. Il existe néanmoins de bons travaux de Kropotkine. Si l’on tient compte de sa tendance très marquée à l’optimisme, les études qu’il a faites et les conclusions qu’il a fournies peuvent servir de solide base doctrinale à la question agraire envisagée du point de vue anarchiste. Décentralisation, régionalisme, fusion dans le sein de la Commune anarchiste (circonscription territoriale d’une certaine étude), des éléments de la production agricole et industrielle ; mise sur un pied d’égalité au sein de la Commune libre des associations de travailleurs agricoles et industriels, qui peuvent être alternativement l’un ou l’autre (deux ou plusieurs professions étant un bien pour l’individu). Au lieu du travail parcellaire, production assurée par la Commune avec tous les moyens dont elle dispose et toute la main-d’œuvre nécessaire, permettant de faire du travail agricole, débarrassé de ses pénibles conditions, l’occupation la plus agréable et la plus hygiénique et, probablement, la plus recherchée. Ce coup d’œil sur l’avenir n’est qu’une continuation de l’évolution actuelle.

L’agriculture tend à s’intégrer dans la vie générale. Les syndicats et les coopératives agricoles préparent le terrain à l’association libre de demain. Face à ces syndicats d’exploiteurs, des organisations de prolétaires ou de petits propriétaires se formeront, se forment même. Les organismes commerciaux qui régularisent l’échange des produits agricoles : laiteries, fromageries, boulangeries ou meuneries coopératives, etc., indiquent la voie à suivre et à perfectionner. D’autre part, la tendance à monter certaines industries dans les campagnes, la décentralisation provoquée par les applications de l’électricité, par l’usage de l’automobile, etc., tend à redonner aux campagnes une vitalité que le capitalisme leur avait ravie. Voici suffisamment de matériaux pour construire la Commune anarchiste agricole et industrielle à la fois. Les nombreux prolétaires des campagnes, joints aux prolétaires des petits centres ou des villes, de provenance paysanne, sont des éléments suffisants pour ne pas craindre un boycottage de la production agricole par la minorité d’exploiteurs de la campagne. La révolution libertaire n’apparaîtra pas dans les villages sous la forme d’un policier ou d’un réquisiteur, mais sous les apparences de solides compagnons, amies d’outils de travail, de machines, et venant tendre la main aux exploités des champs pour organiser ensemble la société nouvelle. — Georges Bastien.


AGRICOLE (Le travail). L’histoire des travailleurs agricoles est, certes, à travers les âges, la plus douloureuse. Dans cette période, comprenant de nombreux siècles, période non encore révolue malheureusement, la violence et l’intrigue, la brutalité ou la duplicité, ont asservi les corporations pacifiques qui œuvraient pour permettre à l’humanité de vivre. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le travail en général, et le travail agricole en particulier, est méprisé par ceux qui vivent en parasites sur le corps social. La ruse du prêtre, du législateur ou de l’homme politique, la violence du guerrier ont tenu en asservissement les producteurs.

Le travail agricole surtout a été le lot des déshérités à travers les âges. L’Égypte avait ses hordes d’esclaves qui labouraient le sol avec un instrument des plus primitifs, marchant et manœuvrant en cadence sous les ordres d’un chef, le fouet à la main. La Grèce n’a eu figure de nation civilisée que grâce aux esclaves qui cultivaient la terre pendant que les citoyens se livraient aux arts, à l’étude, à la guerre ou aux plaisirs. Rome a eu ses légions d’esclaves, vil troupeau cultivant pour que les praticiens puissent étaler leur luxe. Travailler la terre était le lot des captifs de guerre réduits en esclavage. On oublie trop, en parlant de cette période, que cette civilisation était supportée par la besogne obscure, exténuante, de millions de malheureux, que les philosophes eux-mêmes, tant pris comme modèles, n’ont pas daigné considérer comme des hommes. L’immense poussée révolutionnaire, dont le christianisme n’a été qu’un des côtés mystiques, arriva à faire reconnaître aux esclaves certains droits. Les esclaves devinrent des serfs. Des citoyens de l’empire, plébéiens, ruinés, se firent « colons » des riches, situation sociale guère différente de celle de serfs. Les Germains ou barbares avaient des « lites », sortes de colons, et des esclaves. Le tout se fondit peu à peu dans la pratique féodale du servage. L’homme qui cultivait la terre travaillait pour son maître, lequel, avec quelques formalités rarement respectées, avait tout droit sur sa liberté et même sa vie. Le recul de la féodalité devant la royauté ; la naissance d’une bourgeoisie qui, partie des villes, prit pied dans les campagnes ; joints à quelques sanglants épisodes révolutionnaires, comme la Jacquerie, atténuèrent un peu la situation des serfs agricoles, mais il faut arriver à la révolution de 1789, point de départ d’une grande évolution, pour que le prolétariat se substitue peu à peu, en Europe, au servage.

Ce qui n’empêcha pas, jusqu’à une période toute récente, bien avant dans le XIXe siècle, les gros propriétaires de domaines coloniaux, en Amérique surtout, de pratiquer l’esclavage des noirs. Ce lourd passé de servitudes et de misères pèse encore sur le prolétariat agricole qui a beaucoup plus de peine que le prolétariat urbain à entrer dans la voie des améliorations matérielles, morales et intellectuelles. Le régime foncier des nations étant la base même de l’économie sociale en général ; détenir les sources de la production terrienne étant la fondation de l’édifice autoritaire de la société, aucun effort des partis et classes de conservation sociale n’a été négligé pour tenir les prolétaires agricoles dans une situation d’infériorité. Le catéchisme surtout est une des raisons premières de la passivité des habitants pauvres des campagnes. D’autre part, la division extrême des entreprises agricoles, l’étroitesse d’esprit des patrons servis par les autorités civiles ou religieuses, la difficulté matérielle des prolétaires en villages à s’organiser, ont entravé l’esprit de revendications des travailleurs des champs, dont beaucoup ont préféré l’existence d’ouvriers de l’industrie.

Ce qui a dépeuplé les campagnes, c’est surtout la condition misérable dans laquelle on a tenté (et relativement réussi) de maintenir ses habitants pauvres. Le travail des champs est plus sain, plus hygiénique, moins abrutissant que le travail de l’usine. Si l’on n’imposait pas à ces prolétaires des salaires de famine et d’interminables journées de travail, ils n’auraient pas déserté la campagne pour la ville. Si le travail y eut été aussi bien rétribué et que des loisirs eussent été accordés, l’instruction, les distractions, les commodités de la vie moderne eussent aussi bien pénétré au village qu’à la ville. Mais dans notre société basée sur le profit, les œuvres de récréation et de relèvement fuient les endroits où la rémunération ne viendra pas récompenser les efforts et dépenses. Une grosse erreur a généralement couru : c’est que le paysan est en général propriétaire. Or, la réalité, basée sur des statistiques officielles, c’est que plus des trois quarts des habitants des campagnes n’ont aucune propriété ou ne sont possesseurs que d’une ridicule et insuffisante portion de terrain, juste de quoi bâtir une maison et récolter quelques légumes. Par leurs propres moyens, les possesseurs du sol seraient à peine en état d’en cultiver 20 à 25 %. Le reste, c’est un misérable prolétariat qui le met en exploitation. Le prolétariat agricole peut se classifier en trois grandes catégories. La première, c’est celle des ouvriers attachés en permanence à l’exploitation, celle des domestiques de farine. À toute heure, ils sont à la disposition du patron ; levés tôt, couchés tard, mal nourris, encore plus mal couchés.

Cette position ne peut guère convenir qu’aux célibataires des deux sexes et aux personnes dénudés de tout esprit d’indépendance. À notre époque, ou la vieille ferme familiale a disparu, le patron est devenu un bourgeois, et l’ouvrier, le domestique, vit et mange à l’écart. Le premier domestique remplace souvent techniquement le patron qui ne s’occupe de son entreprise qu’au point de vue rapport. La deuxième catégorie, c’est celle dite des journaliers agricoles. Ceux-la vivent dans des masures et vont s’embaucher chez les propriétaires pour une ou quelques journée, quelques semaines rarement. Ceux-la connaissent de durs chômages, dans la saison où la culture a moins besoin de bras. Ils vivent de charité, se débrouillent comme ils le peuvent, connaissant toujours la misère. Même quand ils travaillent, on les paye très mal. Heureux s’ils ont su garder un petit lopin de terre à eux leur permettant de manger des pommes de terre et quelques légumes ! Dans les contrées les plus riches en culture, le paradoxe d’un prolétariat miséreux est ce qu’il y a de plus choquant. Enfin, la troisième catégorie est celle des travailleurs intermittents : de ceux qui viennent pour les « coups de feu » de la culture : la moisson, la vendange, l’arrachage des betteraves ou des pommes de terre, etc. Dans les pays à culture extensive sur les vastes propriétés, ce prolétariat domine. On l’embauche à l’époque des grands travaux ; une fois ceux-ci terminés, on les renvoie et ils vont ailleurs à l’aventure. Le développement extrême du machinisme tend d’ailleurs à réduire chaque année cet élément, sans que toutefois on puisse l’éliminer tout à fait.

En résumé, l’existence de tous les prolétaires agricoles est dénuée de charme, de confort, de liberté, de bien-être et de sécurité. Ils ont fui vers la ville. En même temps, voulant profiter d’une main-d’œuvre au rabais, des industriels ont établi des usines en pleine campagne, attirant encore certains travailleurs agricoles. Également sont partis ou en train de partir les artisans villageois : le forgeron, le charron, le maréchal et autres spécialistes. Leur outillage n’est plus suffisant pour le machinisme actuel. C’est la maison établie au chef-lieu ou à la ville qui fait les réparations. Les transports s’étant beaucoup améliorés et disséminés ont rendu plus faciles les relations entre villes et campagnes, ce qui permet aisément de traiter à la ville ce qu’on faisait jadis à la commune. En