Humain, trop humain (1ère partie)/Texte entier

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Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux Élément soumis aux droits d’auteur..
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5p. 5-TdM).





PRÉFACE



I.

On m’a assez souvent, et toujours avec une profonde surprise, déclaré qu’il y avait quelque chose de commun et de caractéristique dans tous mes ouvrages, depuis la Naissance de la tragédie jusqu’au dernier publié, le Prélude à une philosophie de l’avenir : ils contenaient tous, m’a-t-on dit, des lacs et des rets pour des oiseaux imprudents, et presque continuellement une provocation latente au renversement de toutes les estimations habituelles et de toutes les habitudes estimées. Quoi ? tout ne serait — qu’humain, trop humain ? C’est avec ce soupir qu’on sortait, dit-on, de mes ouvrages, non sans une sorte d’horreur et de méfiance même à l’égard de la morale ; bien plus, pas mal disposé et encouragé à se faire une fois le défenseur des pires choses : comme si peut-être elles n’étaient que les plus calomniées ? On a nommé mes livres une école de soupçon, plus encore, de mépris, heureusement aussi de courage, voire de témérité. En fait, je ne crois pas moi-même que personne ait jamais considéré le monde avec un soupçon aussi profond, et non seulement en avocat du diable à l’occasion, mais aussi bien, pour employer le langage théologique, en ennemi et en partie de Dieu : et qui sait deviner quelque chose des conséquences qu’enveloppe tout soupçon profond, quelque chose des frissons et des angoisses de la solitude, auxquels toute absolue différence de vue condamne celui qui en est affligé, comprendra aussi combien souvent j’ai, pour me reposer de moi-même, et quasi pour m’oublier moi-même momentanément, cherché à me mettre à couvert quelque part — dans quelque respect, ou hostilité, ou science, ou frivolité, ou sottise ; pourquoi aussi, lorsque je ne trouvais pas ce qu’il me fallait, j’ai dû me le procurer par artifice, tantôt par falsification, tantôt par invention (— et qu’ont jamais fait d’autre les poètes ? et pourquoi serait donc fait tout l’art du monde ?). Or ce qu’il me fallait toujours de plus en plus nécessairement, pour ma guérison et mon rétablissement, c’était la croyance que je n’étais pas le seul à être de la sorte, à voir de la sorte, — un magique pressentiment de parenté et de similitude d’œil et de désir, un repos dans la confiance de l’amitié, une cécité à deux sans soupçon et sans point d’interrogation, une jouissance prise aux premiers plans, à la surface, au prochain, au voisin, à tout ce qui a couleur, peau et apparence. Peut-être qu’on pourrait souvent me reprocher à cet égard bien des espèces d’« artifice », bien du subtil faux-monnayage : par exemple que j’aie, en toute conscience et volonté, fermé les yeux à l’aveugle désir que Schopenhauer a pour la morale, à une époque où j’étais déjà assez clairvoyant touchant la morale ; item, que je me sois abusé moi-même sur l’incurable romantisme de Richard Wagner, comme s’il était un commencement, non une fin ; item sur les Grecs, item sur les Allemands et leur avenir — et peut-être y aurait-il encore toute une longue liste de semblables items ? — Mais supposé que tout cela fût vrai et me fût reproché à bon droit, que savez-vous, que pourriez-vous savoir de ce qu’il y a de ruses, d’instinct de conservation, de raisonnement et de précaution supérieure dans de pareilles tromperies de soi-même, — et ce qu’il me faut encore de fausseté, pour que je puisse toujours et toujours me permettre le luxe de ma vérité ?… Il suffit, je vis encore : et la vie n’est pas après tout une invention de la morale : elle veut de la tromperie, elle vit de la tromperie… mais n’est-ce pas ? voilà que je recommence déjà, et fais ce que j’ai toujours fait, moi vieil immoraliste et oiseleur — et que je parle de façon immorale, extra-morale, « par delà le bien et le mal » ?

2.

— C’est donc ainsi qu’une fois, lorsque j’en ai eu besoin, j’ai pour mon usage inventé aussi les « esprits libres » à qui est dédié ce livre de découragement et d’encouragement tout ensemble, intitulé Humain, trop humain : des « esprits libres » de ce genre il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu, — mais j’avais alors, comme j’ai dit, besoin de leur société, pour rester de bonne humeur parmi des humeurs mauvaises (maladie, isolement, exil, acedia, inactivité) : comme de vaillants compagnons et fantômes, avec lesquels on babille et l’on rit, quand on a l’envie de babiller et de rire, et que l’on envoie au diable, quand ils deviennent ennuyeux, — comme dédommagement des amis manquants. Qu’il pourrait un jour y avoir des esprits libres de ce genre, que notre Europe aura parmi ses fils de demain et d’après-demain de pareils joyeux et hardis compagnons, corporels et palpables et non pas seulement, comme dans mon cas, à titre de schémas et d’ombres jouant pour un anachorète : c’est ce dont je serais le dernier à douter. Je les vois dès à présent venir, lentement, lentement ; et peut-être fais-je quelque chose pour hâter leur venue, quand je décris d’avance sous quels auspices je les vois naître, par quels chemins je les vois arriver ?

3.

On peut s’attendre à ce qu’un esprit dans lequel le type d’ « esprit libre » doit un jour devenir mûr et savoureux jusqu’à la perfection ait eu son aventure décisive dans un grand coup de partie, et qu’auparavant il n’en ait été que davantage un esprit serf, qui pour toujours semblait enchaîné à son coin et à son pilier. Quelle est l’attache la plus solide? Quels liens sont presque impossibles à rompre ? Chez les hommes d’une espèce rare et exquise, ce seront les devoirs : ce respect tel qu’il convient à la jeunesse, la timidité et l’attendrissement devant tout ce qui est anciennement vénéré et digne, la reconnaissance pour le sol qui l’a portée, pour la main qui l’a guidée, pour le sanctuaire où elle apprit la prière, — ses instants les plus élevés mêmes seront ce qui la liera le plus solidement, ce qui l’obligera le plus durablement. Le grand coup de partie arrive pour des serfs de cette sorte soudainement, comme un tremblement de terre : la jeune âme est d’un seul coup ébranlée, détachée, arrachée — elle-même ne comprend pas ce qui se passe. C’est une instigation, une impulsion qui s’exerce et se rend maîtresse d’eux comme un ordre ; une volonté, un souhait s’éveille, d’aller en avant, n’importe où, à tout prix ; une violente et dangereuse curiosité vers un monde non découvert flambe et flamboie dans tous ses sens. « Plutôt mourir que vivre ici » — ainsi parle l’impérieuse voix de la séduction : et cet « ici », ce « chez nous » est tout ce qu’elle a aimé jusqu’à cette heure ! Une peur, une défiance soudaines de tout ce qu’elle aimait, un éclair de mépris envers ce qui s’appelait pour elle le « devoir », un désir séditieux, volontaire, impétueux comme un volcan, de voyager, de s’expatrier, de s’éloigner, de se rafraîchir, de se dégriser, de se mettre à la glace, une haine pour l’amour, peut-être une démarche et un regard sacrilège en arrière, là-bas, où elle a jusqu’ici prié et aimé, peut-être une brûlure de honte sur ce qu’elle vient de faire, et un cri de joie en même temps pour l’avoir fait, un frisson et d’ivresse et de plaisir intérieur, où se révèle une victoire — une victoire ? sur quoi ? sur qui ? victoire énigmatique, problématique, sujette à caution, mais qui est enfin la première victoire : — voilà les maux et les douleurs qui composent l’histoire du grand coup de partie. C’est en même temps une maladie qui peut détruire l’homme, que cette explosion première de force et de volonté de se déterminer soi-même, de s’estimer soi-même, que cette volonté du libre vouloir : et quel degré de maladie se décèle dans les épreuves et les bizarreries sauvages par lesquelles l’affranchi, le libéré, cherche désormais à se prouver sa domination sur les choses ! Il pousse autour de lui de cruelles pointes, avec une insatiable avidité ; ce qu’il rapporte de butin doit payer la dangereuse excitation de son orgueil; il déchire ce qui l’attire. Avec un sourire mauvais, il retourne tout ce qu’il trouve voilé, épargné par quelque pudeur : il cherche à quoi ressemblent ces choses quand on les met à l’envers. C’est pur caprice et plaisir au caprice, si peut-être il accorde maintenant sa faveur à ce qui avait jusque-là mauvaise réputation, — s’il va rôdant, curieux, et chercheur, autour du défendu. Au fond de ses agitations et débordements — car il est, chemin faisant, inquiet et sans but comme dans un désert —se dresse le point d’interrogation d’une curiosité de plus en plus périlleuse. « Ne peut-on pas tourner toutes les médailles ? et le bien ne peut-il être le mal ? et Dieu n’être qu’une invention et une rouerie du diable ? Tout ne peut-il être faux en dernière analyse ? Et si nous sommes trompés, ne sommes-nous pas par là aussi trompeurs ? Ne faut-il pas aussi que nous soyons trompeurs ? » — Voilà les pensées qui le guident et l’égarent, toujours plus avant, toujours plus loin. La solitude le tient dans son cercle et dans ses anneaux, toujours plus menaçante, plus étouffante, plus poignante, cette redoutable déesse et mater sœva cupidinum — mais qui sait aujourd’hui ce que c’est que la solitude ?…

4.

De cet isolement maladif, du désert de ces années d’essais, la route est encore longue jusqu’à cette immense sécurité et santé débordante, qui ne peut se passer de la maladie même, comme moyen et hameçon de connaissance, jusqu’à cette liberté mûrie de l’esprit, qui est aussi domination sur soi-même et discipline du cœur, et qui permet l’accès à des façons de penser multiples et opposées, — jusqu’à cet état intérieur, saturé et blasé de l’excès des richesses, qui exclut le danger que l’esprit se perde, pour ainsi dire, lui-même dans ses propres voies, et s’amourache quelque part, et reste assis dans quelque coin ; jusqu’à cette surabondance de forces plastiques, médicatrices, éducatrices et reconstituantes, qui est justement le signe de la grande santé, cette surabondance qui donne à l’esprit libre le dangereux privilège de pouvoir vivre à titre d’expérience et s’offrir aux aventures : le privilège de maîtrise de l’esprit libre ! D’ici là il peut y avoir de longues années de convalescence, des années remplies de phases multicolores, mêlées de douleur et d’enchantement, dominées et menées en bride par une tenace volonté d’avoir la santé, qui déjà ose souvent s’habiller et se déguiser en santé. I! y a là un état intermédiaire dont un homme de cette destinée ne peut se souvenir plus tard sans émotion : il a en propre une lumière, une jouissance du soleil pâle et délicate, un sentiment de liberté d’oiseau, de coup d’œil d’oiseau, de pétulance d’oiseau, une combinaison où la convoitise et le mépris tendre se sont réunis. « Un esprit libre » — ce mot froid fait du bien dans cet état, il échauffe presque. On vit, n’étant plus dans les liens d’amour et de haine, sans Oui, sans Non, volontairement près, volontairement loin, se plaisant surtout à s’échapper, à s’évader, à prendre son essor, tantôt fuyant, tantôt s’enlevant à tire d’aile; on est blasé comme tout homme qui a une fois vu au-dessous de lui une immense multiplicité d’objets — et l’on est devenu le contraire de ceux qui se préoccupent de choses qui ne les regardent point. En fait, ce qui regarde l’esprit libre, c’est désormais seulement des choses — et combien de choses ! — qui ne le préoccupent plus…

5.

Encore un pas dans la guérison : et l’esprit libre se rapproche de la vie, lentement il est vrai, presque à contre-cœur, presque avec défiance. Tout se fait de nouveau plus chaud autour de lui, plus doré pour ainsi dire ; sentiment et sympathie acquièrent de la profondeur, des brises tièdes de toute sorte passent au-dessus de lui. Il se trouve presque comme si ses yeux s’ouvraient pour la première fois aux choses prochaines. Il est émerveillé et s’assied en silence : où était-il donc ? Ces choses prochaines et proches : comme elles lui semblent changées ! Quel duvet et quel charme elles ont cependant revêtus ! Il jette en arrière un regard de reconnaissance pour ses voyages, pour sa dureté et son aliénation de soi-même, pour ses regards au loin et ses vols d’oiseau dans les hauteurs froides. Quel bonheur de n’être pas resté toujours « à la maison », toujours chez lui comme un douillet, un engourdi de casanier! Quel frisson inéprouvé! Quel bonheur encore dans la lassitude, l’ancienne maladie, les rechutes du convalescent ! Comme il se complaît à rester tranquillement assis avec son mal, à filer la patience, à se coucher au soleil ? Qui comprend, comme lui, le bonheur qu’il y a dans l’hiver, dans les taches de soleil sur la muraille ! Ils sont les animaux les plus reconnaissants du monde, et les plus modestes, ces convalescents, ces lézards, à demi revenus à la vie : — il y a tels parmi eux qui ne laissent pas passer un jour sans lui appendre au bas de sa robe traînante un petit couplet louangeur. Et pour parler sérieusement : c’est une cure à fond contre tout pessimisme (le cancer, comme on sait, des vieux idéalistes et héros du mensonge) que de tomber malade à la façon de ces esprits libres, de rester malade un bon bout de temps et puis, lentement, bien lentement, de revenir en bonne, j’entends en « meilleure » santé. Il y a science, science de vivre, à ne s’administrer longtemps à soi-même la santé qu’à petites doses.

6.

Vers ce temps, il peut enfin se faire, parmi les lueurs soudaines d’une santé encore incomplète, encore sujette à variations, qu’aux yeux de l’esprit libre, de plus en plus libre, commence à se découvrir l’énigme de ce grand coup de partie qui jusque-là avait attendu obscure, problématique, presque intangible, dans sa mémoire. Quand longtemps il osait à peine se demander : « Pourquoi si à part ? si seul ? renonçant à tout ce que je respectais ? renonçant à ce respect même ? pourquoi cette dureté, cette défiance, cette haine envers mes propres vertus ? » — maintenant il ose, il pose la question à haute voix et il entend déjà quelque chose comme une réponse. « Il te fallait devenir maître de toi, maître aussi de tes propres vertus. Auparavant elles étaient tes maîtresses ; mais elles n’ont le droit d’être que tes instruments à côté d’autres instruments. Il te fallait prendre le pouvoir sur ton Pour et Contre et apprendre l’art de les pendre et dépendre selon ton but supérieur du moment. Il te fallait apprendre à saisir l’élément de perspective de toute appréciation — la déformation, la distorsion et l’apparente téléologie des horizons et tout ce qui concerne la perspective ; et encore ce qu’il faut d’indifférence à l’égard des valeurs opposées et de toutes les pertes intellectuelles dont se fait payer tout Pour et tout Contre. Il te fallait apprendre à saisir ce qu’il y a d’injustice nécessaire dans tout Pour et Contre, l’injustice comme inséparable de la vie, la vie même comme ' conditionnée par la perspective et son injustice. Il te fallait avant tout voir de tes yeux où il y a toujours le plus d’injustice : à savoir : là où la vie a son développement le plus mesquin, le plus étroit, le plus pauvre, le plus rudimentaire, et où pourtant elle ne peut faire autrement que de se prendre elle-même pour la fin et la mesure des choses, que d’émietter et de mettre en question furtivement, petitement, assidûment, pour l’amour de sa conservation, ce qui est plus noble, plus grand, plus riche, — il te fallait voir de tes yeux le problème de la hiérarchie, et la façon dont la puissance et la justesse et l’étendue de la perspective croissent ensemble à mesure qu’on s’élève. « Il te fallait » — il suffit, l’esprit libre sait désormais à quel « il faut » il a obéi, et aussi quel est maintenant son pouvoir, quel est, maintenant seulement — son droit

7.

C’est de cette façon que l’esprit libre se donne une réponse à l’égard de cette énigme du coup de partie et il finit, en généralisant son cas, par se décider ainsi sur ce qui s’est produit dans sa vie. « Ce qui m’est arrivé, se dit-il, doit arriver à tout homme en qui une mission veut prendre corps et « venir au monde ». La puissance et la nécessité secrète de cette mission agira sous et dans ses destins individuels à la manière d’une grossesse inconsciente, — longtemps avant qu’il se soit rendu compte lui-même de cette mission et en connaisse le nom. Notre vocation nous maîtrise, quand même nous ne la connaissons pas encore ; c’est l’avenir qui dicte sa conduite à notre aujourd’hui. Étant donné que c’est le problème de la hiérarchie dont nous avons le droit de parler, que c’est notre problème, à nous autres esprits libres : aujourd’hui, au midi de notre vie, nous commençons à comprendre quelles préparations, détours, épreuves, essais, déguisements étaient nécessaires au problème avant qu’il osât se dresser devant nous, et comment nous devions d’abord éprouver dans notre âme et notre corps les heurs et malheurs les plus multiples et les plus contradictoires, en aventuriers, en circumnavigateurs de ce monde intérieur qui s’appelle « l’homme », en arpenteurs de tout « plus haut » et « relativement supérieur » qui s’appelle également « l’homme » — poussant dans toutes les directions, presque sans peur, ne faisant fi de rien, ne perdant rien, goûtant à tout, purifiant tout et pour ainsi dire passant tout au crible pour en ôter tout l’accidentel — jusqu’à ce qu’enfin nous eussions le droit de dire, nous autres esprits libres.: « Voici un problème nouveau ! Voici une longue échelle, dont nous avons nous-mêmes occupé et gravi les échelons, — que nous-mêmes avons été à quelque moment ! Voici un Plus haut, un Plus profond, un Au-dessous de nous, une gradation de longueur immense, une hiérarchie que nous voyons : voici — notre problème ! » — —

8.

— Il n’y a point de psychologue et d’aruspice à qui reste un moment caché à quel stade de l’évolution que je viens de décrire le présent livre appartient (ou bien a été placé). Mais où y a-t-il aujourd’hui des psychologues ? En France, certainement : peut-être en Russie ; à coup sûr pas en Allemagne. Il ne manque pas de raisons pour que les Allemands actuels s’en puissent faire même un titre d’honneur : tant pis pour un homme dont la nature et la vocation sont en ce point anti-allemandes. Ce livre allemand, qui a su se trouver des lecteurs dans un cercle étendu de pays et de peuples — il y a presque dix ans de cela — et qui doit être habile à quelque musique ou art de flûter que ce soit, par où puissent être séduites même des oreilles revêches d’étrangers — c’est justement en Allemagne que ce livre a été le plus négligemment lu, le plus mal entendu : à quoi cela tient-il ? — « Il exige trop, m’a-t-on répondu, il s’adresse à des hommes affranchis de la contrainte de devoirs grossiers, il veut des intelligences fines et délicates, il lui faut du luxe, du luxe en loisir, en pureté du ciel et du cœur, en otium au sens le plus hardi : — toutes bonnes choses que nous autres Allemands d’aujourd’hui ne pouvons avoir ni partant donner. » — Sur une si jolie réponse, ma philosophie me conseille de me taire et de ne pas pousser plus loin les questions ; surtout que, dans certain cas, comme l’indique le proverbe, on ne reste philosophe qu’en — gardant le silence.

Nice, au printemps de 1886.


CHAPITRE PREMIER


DES CHOSES PREMIÈRES ET DERNIÈRES



I.

Chimie des idées et des sentiments. — Les problèmes philosophiques reprennent aujourd’hui presque de toutes pièces la même forme qu’il y a deux mille ans : comment une chose peut-elle naître de son contraire, par exemple, le raisonnable du déraisonnable, le sensible du mort, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir cupide, la vie pour autrui de l’égoïsme, la vérité des erreurs ? La philosophie métaphysique s’arrangeait jusqu’ici pour franchir cette difficulté en niant que l’un naquît de l’autre et en admettant pour les choses d’une haute valeur une origine miraculeuse, la sortie du noyau et de l’essence de la « chose en soi ». La philosophie historique, au contraire, qui ne se peut plus du tout concevoir séparée de la science naturelle, la plus récente de toutes les méthodes philosophiques, découvrit dans des cas particuliers (et vraisemblablement, ce sera là sa conclusion dans tous) qu’il n’y a point de contraires, excepté dans l’exagération habituelle de la conception populaire ou métaphysique, et qu’une erreur de la raison est à la base de cette mise en opposition : d’après son explication, il n’y a, strictement entendu, ni conduite non égoïste, ni contemplation entièrement désintéressée ; toutes deux ne sont que des sublimations, dans lesquelles l’élément fondamental paraît presque volatilisé et ne révèle plus sa présence qu’à l’observation la plus fine. — Tout ce dont nous avons besoin, et qui peut pour la première fois nous être donné, grâce au niveau actuel des sciences particulières, est une chimie des représentations et des sentiments moraux, religieux, esthétiques, ainsi que de toutes ces émotions que nous ressentons dans les grandes et petites relations de la civilisation et de la société, même dans l’isolement : mais quoi, si cette chimie aboutit à la conclusion que dans ce domaine encore les couleurs les plus magnifiques sont faites de matières viles, même méprisées ? Beaucoup de gens auront-ils du plaisir à suivre de telles recherches ? L’humanité aime à chasser de sa pensée les questions d’origine et de commencements : ne faut-il pas être presque déshumanisé pour sentir en soi le penchant opposé ? —

2.

Péché originel des philosophes. — Tous les philosophes ont à leur actif cette faute commune, qu’ils partent de l’homme actuel et pensent, en en faisant l’analyse, arriver au but. Involontairement « l’homme » leur apparaît comme une æterna veritas, comme un élément fixe dans tous les remous, comme une mesure assurée des choses. Mais tout ce que le philosophe énonce sur l’homme n’est au fond rien de plus qu’un témoignage sur l’homme d’un espace de temps fort restreint. Le défaut de sens historique est le péché originel de tous les philosophes ; beaucoup même prennent à leur insu la plus récente forme de l’homme, telle qu’elle s’est produite sous l’influence de religions déterminées, même d’événements politiques déterminés, comme la forme fixe d’où il faut que l’on parte. Ils ne veulent pas apprendre que l’homme, que la faculté de connaître aussi est le résultat d’une évolution ; tandis que quelques-uns d’entre eux font même dériver le monde entier de cette faculté de connaître. — Or, tout l’essentiel du développement humain s’est passé dans des temps reculés, bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons à peu près ; dans ceux ci, l’homme peut n’avoir pas changé beaucoup. Mais alors, le philosophe voit des « instincts » chez l’homme actuel et admet que ces instincts appartiennent aux données immuables de l’humanité, et partant peuvent donner une clé pour l’intelligence du monde en général ; la téléologie tout entière est bâtie sur ce fait, que l’on parle de l’homme des quatre derniers mille ans comme d’un homme éternel, avec lequel toutes les choses du monde ont dès leur commencement un rapport naturel. Mais tout a évolué ; il n’y a point de faits éternels ; de même qu’il n’y a pas de vérités absolues. — C’est pourquoi la philosophie historique est désormais une nécessité, et avec elle la vertu de la modestie.

3.

Estime des vérités sans apparence. — C’est la marque d’une plus haute civilisation, de faire des petites vérités sans apparence, qui ont été trouvées par une méthode sévère, plus d’estime que des erreurs bienfaisantes et éblouissantes qui dérivent d’âges et d’hommes métaphysiques et artistiques. D’abord on a contre les premières l’injure sur les lèvres, comme s’il ne pouvait y avoir aucune égalité de droits entre elles : autant celles-ci sont modestes, honnêtes, calmes, humbles même en apparence, autant celles-là se montrent belles, brillantes, bruyantes, peut-être même béatifiantes. Mais ce qui est conquis de haute lutte, certain, durable et par là même encore gros de conséquences pour toute connaissance ultérieure, est après tout le plus haut ; s’y tenir est viril et prouve de la vaillance, de l’honnêteté, de la tempérance. Peu à peu, ce n’est plus seulement l’individu, mais l’ensemble de l’humanité qui s’élève à cette virilité, lorsqu’elle s’est accoutumée enfin à faire une estime plus haute des connaissances assurées, durables et a perdu toute croyance à l’inspiration et à la communication miraculeuse des vérités. — Les fervents des formes, il est vrai, avec leur échelle du beau et du sublime, auront d’abord de bonnes raisons de railler, dès que l’estime des vérités sans apparence et de l’esprit scientifique commence à prévaloir : mais c’est seulement parce que leur œil ne s’est pas encore ouvert à l’attrait de la forme la plus simple ou parce que les hommes élevés dans cet esprit n’en sont pas longtemps encore pleinement et intimement pénétrés, si bien que sans y penser ils poursuivent encore de vieilles formes (et cela assez mal, comme le fait quiconque ne met plus beaucoup d’intérêt à une chose). Autrefois, l’esprit n’était pas mis en réquisition par une stricte méthode de penser, alors son activité consistait à bien filer des symboles et des formes. Cela s’est modifié ; toute application sérieuse au symbolisme est devenue le caractère de la civilisation inférieure. De même que nos arts mêmes deviennent toujours plus intellectuels, nos sens plus spirituels, et de même que par exemple on juge aujourd’hui tout autrement de ce qui résonne bien aux sens qu’il y a cent ans : de même aussi les formes de notre vie deviennent toujours plus spirituelles, plus laides peut-être pour l’œil des âges antérieurs, mais seulement parce qu’il n’était pas capable de voir combien l’empire de la beauté intérieure, spirituelle, se fait sans cesse plus profond et plus large, et dans quelle mesure nous tous aujourd’hui pouvons mettre plus de prix à la vision spirituelle, intérieure, qu’à la plus belle composition ou à l’édifice le plus sublime.

4.

Astrologie et analogues. — Il est vraisemblable que les objets du sentiment religieux, moral, esthétique et logique n’appartiennent également qu’à la surface des choses, tandis que l’homme croit volontiers que, là du moins, il touche au cœur du monde ; il se fait illusion, parce que ces choses lui donnent une si profonde béatitude et une infortune si profonde, et il y montre ainsi le même orgueil qu’à propos de l’astrologie. Car celle-ci pense que le ciel étoilé tourne en vue du sort des hommes ; l’homme moral de son côté suppose que ce qui lui tient essentiellement au cœur doit aussi être l’essence et le cœur des choses.

5.

Mésentente du rêve. — Dans le rêve, l’homme, aux époques de civilisation informe et rudimentaire, croyait apprendre à connaître un second monde réel ; là est l’origine de toute métaphysique. Sans le rêve, on n’aurait pas trouvé l’occasion de distinguer le monde. La division en âme et corps se rattache aussi à la plus ancienne conception du rêve, de même que la croyance à une enveloppe apparente de l’âme, partant l’origine de toute croyance aux esprits, et vraisemblablement aussi de la croyance aux dieux. « Le mort continue à vivre ; car il apparaît aux vivants dans le rêve » : c’est ainsi qu’on raisonna jadis, durant beaucoup de milliers d’années.

6.

L’esprit de la science puissant dans le détail, non dans le tout. — Les moindres domaines séparés de la science sont traités de façon purement objective : les grandes sciences générales au contraire mettent, considérées comme un tout, cette question — question, il est vrai, tout idéale — sur les lèvres : pourquoi ? pour quelle utilité ? Par suite de cette préoccupation de l’utilité, elles sont, dans l’ensemble, traitées moins impersonnellement que dans leurs parties. Or, à propos de la philosophie, comme étant le sommet de toute la pyramide des sciences, la question de l’utilité de la connaissance en général se trouve involontairement soulevée, et toute philosophie a inconsciemment le dessein de lui attribuer la plus haute utilité. C’est ainsi qu’il y a dans toutes les philosophies tant d’essor donné à la métaphysique et une telle crainte des solutions de la physique, qui paraissent insignifiantes ; car l’importance de la connaissance pour la vie doit apparaître aussi grande que possible. Là est l’antagonisme entre les domaines scientifiques particuliers et la philosophie. La dernière veut, ce que veut l’art, donner à la vie et à l’action le plus possible de profondeur et de signification : dans les premières on cherche la connaissance et rien de plus — quelque chose qui doive en sortir. Il n’y a jusqu’ici pas encore eu de philosophe entre les mains duquel la philosophie ne soit devenue une apologie de la connaissance ; en ce point au moins chacun est optimiste ; à celle-ci doit être attribuée la plus grande utilité. Tous sont tyrannisés par la logique : et celle-ci est par essence un optimisme.

7.

Le trouble-fête dans la science. — La philosophie se sépara de la science, lorsqu’elle posa la question : quelle est la connaissance du monde et de la vie avec laquelle l’homme vit le plus heureux ? Cela se fit dans les écoles socratiques : par la considération du bonheur, on lia les veines de la recherche scientifique — et on le fait aujourd’hui encore.

8.

Interprétation pneumatique de la nature. — La métaphysique donne du livre de la nature une interprétation pneumatique pareille à celle que l’Église et ses savants donnèrent jadis de !a Bible. Il faut beaucoup d’intelligence pour appliquer à la nature le même genre d’interprétation stricte que les philologues ont maintenant établie pour tous les livres : se proposant de comprendre simplement ce que le texte veut dire, et non de rechercher un double sens, ou même de le supposer. Mais comme, même en ce qui touche les livres, la mauvaise manière d’interpréter n’est pas complètement vaincue et que, dans la société la mieux cultivée, on se heurte constamment à des restes d’explication allégorique et mystique : de même en est-il en ce qui touche la nature — et même bien pis.

9.

Monde métaphysique. — Il est vrai qu’il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité absolue s’en peut à peine contester. Nous regardons toutes choses avec la tête d’un homme et ne pouvons couper cette tête ; cependant la question reste toujours de dire ce qui existerait encore du monde si on l’avait néanmoins coupée. C’est là un problème purement scientifique et qui n’est pas très propre à préoccuper les hommes ; mais tout ce qui leur a jusqu’ici rendu les hypothèses métaphysiques, précieuses, redoutables, plaisantes, ce qui les a créées, c’est passion, erreur et duperie de soi-même ; ce sont les pires méthodes de connaissance, et non les meilleures, qui ont enseigné à y croire. Dès qu’on a dévoilé ces méthodes comme le fondement de toutes les religions et métaphysiques existantes, on les a réfutées. Après cela, la dite possibilité reste toujours ; mais on n’en peut rien tirer, bien loin qu’on puisse faire dépendre le bonheur, le salut et la vie, des fils d’araignée d’une pareille possibilité. — Car on ne pourrait enfin rien énoncer du monde métaphysique sinon qu’il est différent de nous, différence qui nous est inaccessible, incompréhensible ; ce serait une chose à attributs négatifs. — L’existence d’un pareil monde fût-elle des mieux prouvées, il serait encore établi que sa connaissance est de toutes les connaissances la plus indifférente : plus indifférente encore que ne doit l’être au navigateur dans la tempête la connaissance de l’analyse chimique de l’eau.

10.

Innocuité de la métaphysique dans l’avenir. Aussitôt que la religion, l’art et la morale sont décrits dans leur origine de façon qu’on puisse se les expliquer complètement sans recourir à l’adoption de concepts métaphysiques au début et dans le cours du chemin, le gros intérêt cesse, qui s’attachait au problème purement théorique de la « chose en soi » et de l’« apparence ». Car quoi qu’il en soit : avec la religion, l’art et la morale, nous ne touchons pas à l’« essence du monde en soi ». Nous sommes dans le domaine de la représentation, aucune « intuition » ne peut nous faire avancer. Avec pleine tranquillité, on abandonnera la question de savoir comment notre image du monde peut différer si fort de la nature du monde conclue par raisonnement, à la physiologie et à l’histoire de l’évolution des organismes et des idées.

11.

Le langage comme prétendue science. — L’importance du langage pour le développement de la civilisation réside en ce qu’en lui l’homme a placé un monde propre à côté de l’autre, position qu’il jugeait assez solide pour soulever de là le reste du monde sur ses gonds et se faire le maître de ce monde. C’est parce que l’homme a cru, durant de longs espaces de temps, aux idées et aux noms des choses comme à des æternæ veritates, qu’il s’est donné cet orgueil avec lequel il s’élevait au-dessus de la bête : il pensait réellement avoir dans le langage la connaissance du monde. Le créateur de mots n’était pas assez modeste pour croire qu’il ne faisait que donner aux choses des désignations, il se figurait au contraire exprimer par les mots la science la plus élevée des choses ; en fait, le langage est le premier degré de l’effort vers la science. C’est la foi dans la vérité trouvée dont, ici encore, ont dérivé les sources de force les plus puissantes. C’est bien plus tard, de nos jours seulement, que les hommes commencent d’entrevoir qu’ils ont propagé une monstrueuse erreur dans leur croyance au langage. Par bonheur, il est trop tard pour que cela détermine un recul de l’évolution de la raison, qui repose sur cette croyance. — La logique aussi repose sur des postulats auxquels rien ne répond dans le monde réel, p. ex. sur le postulat de l’égalité des choses, de l’identité de la même chose en divers points du temps : mais cette science est née de la croyance opposée (qu’il y avait certainement des choses de ce genre dans le monde réel). Il en est de même de la mathématique, qui assurément ne serait pas née, si l’on avait su d’abord qu’il n’y a dans la nature ni ligne exactement droite, ni cercle véritable, ni grandeur absolue.

12.

Rêve et civilisation. — La fonction du cerveau qui est le plus altérée par le sommeil est la mémoire : non qu’elle s’arrête entièrement, — mais elle est ramenée à un état d’imperfection pareil à ce qu’elle peut avoir été chez chacun, dans les premiers temps de l’humanité, de jour et dans la veille. Capricieuse et confuse comme elle est, elle confond perpétuellement les choses en raison des ressemblances les plus fugitives ; mais c’est avec le même caprice, la même confusion que les peuples inventaient leurs mythologies, et maintenant encore les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comme son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comme, par pur affaissement, il produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous rendons coupables dans le rêve : au point qu’à la claire représentation d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. — La parfaite clarté de toutes les représentations en rêve, qui repose sur la croyance absolue à leur réalité, nous fait ressouvenir d’états de l’humanité antérieure où l’hallucination était extrêmement fréquente et s’emparait de temps en temps à la fois de communautés entières, de peuples entiers. Ainsi : dans le sommeil et le rêve, nous refaisons, encore une fois, la tâche de l’humanité antérieure.

13.

Logique du rêve. — Dans le sommeil, notre système nerveux est continuellement mis en excitation par de multiples causes intérieures ; presque tous les organes se séparent et sont en activité, le sang accomplit son impétueuse révolution, la position du dormeur comprime certains membres, ses couvertures influencent la sensation de diverses façons, l’estomac digère et agite par ses mouvements d’autres organes, les intestins se tordent, la situation de la tête entraîne des états musculaires inusités, les pieds, sans chaussure, ne foulant pas le sol de leurs plantes, occasionnent le sentiment de l’inaccoutumé, tout comme l’habillement différent de tout le corps — tout cela, selon son changement, son degré quotidien, émeut par son caractère extraordinaire tout le système jusqu’à la fonction du cerveau : et ainsi il y a cent motifs pour l’esprit de s’étonner, de chercher les raisons de cette émotion : mais le rêve est la recherche et la représentation des causes des impressions ainsi éveillées, c’est-à-dire des causes supposées. Celui qui par exemple entoure ses pieds de deux bandes peut rêver que deux serpents entourent ses pieds de leurs replis : c’est d’abord une hypothèse, puis une croyance, accompagnée d’une représentation et d’une invention de forme : « Ces serpents doivent être la causa de cette impression que j’ai, moi, le dormant », — ainsi juge l’esprit du dormeur. Le passé prochain ainsi trouve par raisonnement lui est rendu présent par l’imagination excitée. Ainsi chacun sait par expérience avec quelle rapidité l’homme qui rêve introduit un son fort qui lui parvient, par exemple des glas de cloches, des coups de canon, dans la trame de son rêve, c’est-à-dire en tire l’explication à rebours, si bien qu’il pense éprouver d’abord les circonstances occasionnelles, puis ce son. — Mais comment se fait-il que l’esprit des rêveurs frappe ainsi toujours à faux, tandis que le même esprit, dans la veille, a coutume d’être si réservé, si prudent et si sceptique à l’égard des hypothèses ? au point que la première hypothèse venue pour l’explication d’une sensation suffit pour croire incontinent à sa vérité ? (car nous croyons dans le rêve au rêve, comme si c’était une réalité, c’est-à-dire que nous tenons notre hypothèse pour complètement démontrée). — Je pense : que, comme maintenant encore l’homme conclut en rêve, l’humanité concluait aussi dans la veille durant bien des milliers d’années : la première causa qui se présentait, à l’esprit pour expliquer quelque chose qui avait besoin d’explication lui suffisait et passait pour vérité. (C’est ce que font encore aujourd’hui les sauvages, d’après les récits des voyageurs.) Dans le rêve continue à agir en nous ce type très ancien d’humanité, parce qu’il est le fondement sur lequel la raison supérieure s’est développée et se développe encore dans chaque homme : le rêve nous reporte dans de lointains états de la civilisation humaine et nous met en main un moyen de les comprendre. Si penser en rêve nous devient aujourd’hui si facile, c’est que précisément, dans d’immenses périodes de l’évolution de l’humanité, nous avons été si bien dressés à cette forme d’explication fantaisiste et bon marché par la première idée venue. Ainsi le rêve est une récréation pour le cerveau, qui, dans le jour, doit satisfaire aux sévères exigences de la pensée, telles qu’elles sont établies par la civilisation supérieure. — Il y a un phénomène parent, que nous pouvons encore prendre en considération dans l’intelligence éveillée, comme portique et vestibule du rêve. Si nous fermons les yeux, le cerveau produit une foule d’impressions de lumière et de couleur, vraisemblablement comme une espèce de résonance et d’écho de tous ces effets lumineux qui, au jour, agissent sur lui. Mais de plus l’intelligence (de concert avec l’imagination) élabore aussitôt ces jeux de couleur, en soi sans formes, en figures déterminées, personnages, paysages, groupes animés. Le phénomène particulier qui accompagne ce fait est encore une espèce de conclusion de l’effet à la cause : tandis que l’esprit demande d’où viennent ces impressions de lumière et ces couleurs, il suppose comme causes ces figures, ces personnages ; ils jouent pour lui le rôle d’occasion de ces couleurs et de ces lumières, parce que, au jour, les yeux ouverts, il est habitué à trouver pour chaque couleur, pour chaque impression de lumière, une cause occasionnelle. Ici donc l’imagination lui fournit constamment des images en les empruntant pour les produire aux impressions visuelles du jour, et c’est justement ainsi que fait l’imagination en rêve : — cela veut dire que la cause prétendue est conclue de l’effet et présupposée après l’effet : tout cela avec une extraordinaire rapidité, si bien qu’ici comme en face du prestidigitateur il peut naître une confusion du jugement, et qu’une succession peut s’interpréter comme quelque chose de simultané, voire comme une succession dans un ordre contraire. — Nous pouvons déduire de ces phénomènes combien tardivement la pensée logique un peu précise, la recherche sévère de cause et effet a été développée, si nos fonctions rationnelles et intellectuelles, maintenant encore, se reprennent aux formes primitives de raisonnement et si nous vivons environ la moitié de notre vie dans cet état. — Le poète aussi, l’artiste, suppose à ses états des causes qui ne sont pas du tout les vraies ; il se souvient en cela de l’humanité antérieure et peut nous aider à la comprendre.

14.

Résonnance sympathique. — Toutes les dispositions un peu fortes entraînent avec elles une résonance d’impressions et de dispositions analogues : elles excitent également la mémoire, il se réveille en nous à propos d’elles le souvenir de quelque chose et la conscience d’états semblables et de leur origine. Ainsi se forment de rapides associations habituelles de sentiments et de pensées, qui enfin, lorsqu’elles se suivent avec la vitesse de l’éclair, ne sont plus aperçues comme des complexités, mais comme des unités. C’est en ce sens que l’on parle du sentiment moral, du sentiment religieux, comme si c’étaient là de pures unités ; en réalité ce sont des courants à cent sources et affluents. Ici encore, comme si souvent, l’unité du mot ne donne aucune garantie pour l’unité de la chose.

15.

Pas de dedans et de dehors dans le monde. — De même que Démocrite transportait les concepts d’en haut et en bas à l’espace infini, où ils n’ont pas de sens ; ainsi les philosophes en général transportent le concept de « dedans et dehors » à l’essence et à l’apparence du monde ; ils pensent que, par des sentiments profonds, on pénètre profondément dans l’intérieur, on se rapproche du cœur de la nature. Mais ces sentiments sont profonds seulement. en tant qu’avec eux, d’une façon à peine sensible, sont régulièrement excités certains groupes complexes dépensée, que nous appelons profonds : un sentiment est profond parce que nous tenons pour profondes les pensées qui l’accompagnent. Mais la pensée profonde peut néanmoins être très éloignée de la vérité, comme par exemple toute pensée métaphysique ; si l’on abstrait du sentiment profond les éléments de pensée qui s’y sont mêlés, il reste le sentiment fort, et celui-ci ne garantit pour la connaissance rien que lui-même, tout comme la croyance forte ne prouve que sa force, non la vérité de ce que l’on croit.

16.

Apparence et chose en soi. — Les philosophes ont accoutumé de se mettre devant la vie et l’expérience devant ce qu’ils appellent le monde de l’expérience — comme devant un tableau, qui a été déroulé une fois pour toutes et représente immuablement, invariablement, la même scène : cette scène pensent-ils, doit être bien expliquée pour en tirer une conclusion sur l’être qui a produit le tableau : de cet effet donc à la cause, partant à l’inconditionné, qui est toujours regardé comme la raison suffisante du monde de l’apparence. Contre cette idée, l’on doit, en prenant le concept du métaphysique exactement pour celui de l’inconditionné, conséquemment aussi de l’inconditionnant, tout au rebours nier toute dépendance entre l’inconditionné (le monde métaphysique) et le monde connu de nous : si bien que dans l’apparence n’apparaisse absolument pas la chose en soi, et que toute conclusion de l’une à l’autre soit à repousser. D’un côté, on ne tient pas compte de ce fait, que ce tableau — ce qui, pour nous, hommes, s’appelle actuellement vie et expérience — est devenu peu à peu ce qu’il est, même est encore entièrement dans le devenir, et par cette raison ne saurait être considéré comme une grandeur stable, de laquelle on aurait le droit de tirer ou même seulement d’écarter une conclusion sur le créateur (la cause suffisante). C’est parce que nous avons, depuis des milliers d’années, regardé le monde avec des prétentions morales, esthétiques, religieuses, avec une aveugle inclination, passion ou crainte, et pris tout notre saoul des impertinences de la pensée illogique, que ce monde est devenu peu à peu si merveilleusement bariolé, terrible,profond de sens, plein d’âme ; il a reçu des couleurs — mais c’est nous qui avons été les coloristes : l’intelligence humaine, à cause des appétits humains, des affections humaines, a fait apparaître cette « apparence » et transporté dans les choses ses conceptions fondamentales erronées. Tard, très tard, elle se prend à réfléchir : et alors le monde de l’expérience et la chose en soi lui paraissent si extraordinairement divers et séparés qu’elle repousse la conclusion de celui-là à celle-ci — ou réclame, d’une manière mystérieuse à faire frémir, l’abdication de notre intelligence, de notre volonté personnelle : pour arriver à l’essence par cette voie, que l’on devienne essentiel. Inversement, d’autres ont recueilli tous les traits caractéristiques de notre monde de l’apparence — c’est-à-dire de la représentation du monde sortie d’erreurs intellectuelles et à nous transmise par l’hérédité — et, au lieu d’accuser l’intelligence comme coupable, ont rendu responsable l’essence des choses, à titre de cause de ce caractère réel très inquiétant du monde, et prêché l’affranchissement de l’Être. — De toutes ces conceptions, la marche constante et pénible de la science, célébrant enfin une bonne fois son plus haut triomphe dans une histoire de la genèse de la pensée, viendra à bout d’une manière définitive, dont le résultat pourrait peut-être aboutir à cette proposition : ce que nous nommons actuellement le monde est le résultat d’une foule d’erreurs et de fantaisies, qui sont nées peu à peu dans l’évolution d’ensemble des êtres organisés, se sont entrelacées dans leur croissance, et nous arrivent maintenant par héritage comme un trésor accumulé de tout le passé, — comme un trésor : car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce monde de la représentation, la science sévère peut effectivement délivrer seulement dans une mesure minime — quoique cela ne soit pas d’ailleurs à souhaiter, — par le fait qu’elle ne peut rompre radicalement la force des habitudes antiques de sentiment : mais elle peut éclairer très progressivement et pas à pas l’histoire de la genèse de ce monde comme représentation — et nous élever, au moins pour quelques instants, au-dessus de toute la série des faits. Peut-être reconnaîtrons-nous alors que la chose en soi est digne d’un rire homérique : qu’elle paraissait être tant, même tout, et qu’elle est proprement vide, notamment vide de sens.

17.

Explications métaphysiques. — Le jeune homme prise les explications métaphysiques, parce qu’elles lui montrent, dans des choses qu’il trouvait désagréables ou méprisables, quelque chose d’un haut intérêt : et s’il est mécontent de lui-même, il allège ce sentiment, quand il reconnaît l’intime énigme du monde ou misère du monde dans ce qu’il improuve tant en soi. Se sentir plus irresponsable et trouver en même temps les choses plus intéressantes — c’est pour lui comme le double bienfait qu’il doit à la métaphysique. Plus tard, il est vrai, il concevra de la méfiance à l’égard de tout ce genre d’explication métaphysique ; alors il se rendra compte peut-être que ces mêmes effets peuvent être atteints aussi bien et plus scientifiquement par une autre route : que les explications physiques et historiques amènent au moins aussi bien des sentiment d’allégement personnel, et que cet intérêt à la vie et à ses problèmes y prend peut-être plus de flamme encore.

18.

Questions fondamentales de la métaphysique. — Quand une fois l’histoire de la genèse de la pensée sera écrite, la phrase suivante d’un logicien distingué se trouvera éclairée d’une nouvelle lumière : « La loi générale originelle du sujet connaissant consiste dans la nécessité intérieure de reconnaître tout objet en soi, dans son essence propre, pour un objet identique à lui-même, ainsi existant par lui-même et au fond restant toujours semblable et immobile, bref pour une substance. » Même cette loi, qui est nommée ici "originelle", est le résultat d’un devenir ; on montrera un jour comment, dans les organismes inférieurs, cette tendance naît peu à peu : comment les faibles yeux de taupes de ces organisations ne voient d’abord rien que toujours l’identique ; comment ensuite, lorsque les diverses émotions de plaisir et de déplaisir se font plus sensibles, peu à peu sont distinguées diverses substances, mais chacune avec un seul attribut, c’est-à-dire une relation unique avec un tel organisme. — Le premier degré du logique est le jugement : dont l’essence consiste, selon l’affirmation des meilleurs logiciens, dans la croyance. Toute croyance a pour fondement la sensation de l’agréable ou du pénible par rapport au sujet sentant. Une troisième sensation nouvelle, résultat de deux sensations isolées précédentes, est le jugement dans sa forme la plus inférieure. — Nous, êtres organisés, rien ne nous intéresse à l’origine en chaque chose que son rapport avec nous en ce qui concerne le plaisir et la peine. Entre les moments où nous prenons conscience de ce rapport, entre les états de sensation, se placent des moments de repos, de non-sensation : alors le monde et toute chose sont pour nous sans intérêt, nous ne remarquons aucune modification en eux (de même que maintenant encore un homme violemment intéressé ne remarque pas que quelqu’un passe auprès de lui). Pour les plantes, toutes les choses sont ordinairement immobiles, éternelles, chaque chose identique à elle-même. C’est de la période des organismes inférieurs que l’homme a hérité la croyance qu’il y a des choses identiques (seule l’expérience formée par la science la plus haute contredit cette proposition). La croyance primitive de tout être organisé, au début, est peut-être même que tout le reste du monde est un et immobile. — Ce qui est le plus éloigné à l’égard de ce degré primitif du logique, c’est l’idée de causalité ; quand l’individu sentant s’observe lui-même, il tient toute sensation, toute modification, pour quelque chose d’isolé, c’est-à-dire d’inconditionné, d’indépendant: elle surgit de nous sans lien avec l’antérieur ou l’ultérieur. Nous avons faim, mais nous ne pensons pas à l’origine que l’organisme veut être entretenu ; mais cette sensation paraît se faire sentir sans raison ni but, elle s’isole et se tient pour arbitraire. Ainsi : la croyance à la liberté du vouloir est une erreur originelle de tout être organisé, qui remonte au moment où les émotions logiques existent en lui ; la croyance à des substances inconditionnées et à des choses semblables est également une erreur, aussi ancienne, de tout être organisé. Or, étant donné que toute métaphysique s’est principalement occupée de substances et de liberté du vouloir, on peut la désigner comme la science qui traite des erreurs fondamentales de l’homme, mais cela comme si c’étaient des vérités fondamentales.

19.

Le nombre. — La découverte des lois du nombre s’est faite en se fondant sur l’erreur déjà régnante à l’origine, qu’il y aurait plusieurs choses identiques (mais en fait il n’y a rien d’identique), au moins qu’il existerait des choses (mais il n’y a point de « choses »). Rien que la notion de pluralité suppose déjà qu’il y a quelque chose qui se présente à plusieurs reprises : mais c’est là justement que règne déjà l’erreur, alors déjà nous imaginons des êtres, des unités, qui n’ont pas d’existence. — Nos sensations de temps et d’espace sont fausses, car elles mènent, si on les examine avec conséquence, à des contradictions logiques. Dans toutes les affirmations scientifiques, nous comptons inévitablement toujours avec quelques grandeurs fausses ; mais comme ces grandeurs sont du moins constantes, par exemple notre sensation de temps et d’espace, les résultats de la science n’en acquièrent pas moins une exactitude et une sûreté complètes dans leurs relations mutuelles ; on peut continuer à tabler sur eux — jusqu’à cette fin dernière, où les suppositions fondamentales erronées, ces fautes constantes, entrent en contradiction avec les résultats, par exemple dans la théorie atomique. Alors nous nous trouvons toujours contraints à admettre une « chose » ou un « substrat » matériel, qui est mis en mouvement, tandis que toute la procédure scientifique a justement poursuivi la tâche de résoudre tout ce qui a l’aspect d’une chose (matière) en mouvements : nous séparons, ici encore, avec notre sensation le moteur et le mû et nous ne sortons pas de ce cercle, parce que la croyance à des choses est incorporée à notre être depuis l’antiquité. — Lorsque Kant dit : « La raison ne puise pas ses lois dans la nature, mais elle les lui prescrit », cela est pleinement vrai à l’égard du concept de la nature, lequel nous sommes forcés de lier à elle (nature = monde en tant que représentation, c’est-à-dire en tant qu’erreur), mais qui est la totalisation d’une foule d’erreurs de l’intelligence. — À un monde qui n’est pas notre représentation, les lois des nombres sont pleinement inapplicables : elles ne valent que dans le monde de l’homme.

20.

Quelques échelons à reculons. — Un degré, certes très élevé, de culture est atteint, quand l’homme arrive à surmonter les idées et les inquiétudes superstitieuses et religieuses et par exemple ne croit plus à l’ange gardien ou au péché originel, a désappris même à parler du salut des âmes : une fois à ce degré de libération, il a encore, au prix des efforts les plus extrêmes de son intelligence, à triompher de la métaphysique. Mais alors, un mouvement de recul est nécessaire : il faut qu’il saisisse dans de telles représentations leur justification historique, et aussi psychologique, il lui faut reconnaître comment le plus grand avantage de l’humanité est venu de là, et comment, sans un tel mouvement de recul, on se dépouillerait des meilleurs résultats de l’humanité jusqu’à nos jours. — En ce qui touche la métaphysique philosophique, je vois maintenant toujours plus d’hommes enclins au but négatif (que toute métaphysique positive est une erreur), mais peu encore qui montent quelques échelons à reculons ; il semble qu’on regarderait volontiers par-dessus les derniers degrés de l’échelle, mais qu’on ne veut pas s’y placer. Les plus éclairés vont juste assez loin pour se délivrer de la métaphysique et jeter sur elle un regard en arrière d’un air de supériorité : au lieu que là aussi, comme dans l’hippodrome, il est nécessaire de faire le tour pour finir la course.

21.

Victoire conjecturale du scepticisme. — Qu’on admette un peu le point de départ sceptique : supposé qu’il n’existe pas un autre monde, métaphysique, et que toutes les explications fournies par la métaphysique de l’unique monde connu de nous soient pour nous inutilisables, de quel œil verrions-nous alors les hommes et les choses ? C’est là chose dont on peut penser qu’elle est utile, même au cas où la question de savoir si quelque donnée métaphysique a été scientifiquement prouvée par Kant et Schopenhauer, serait une bonne fois écarté. Car il est fort possible, selon la vraisemblance historique, que les hommes deviennent un jour en grande généralité sceptiques à cet égard; alors se pose par conséquent cette question : Comment la société humaine, sous l’influence d’une telle conviction, se comportera-t-elle alors ? Peut-être la preuve scientifique de quelque monde métaphysique que ce soit est-elle déjà si difficile que l’humanité ne viendra plus à bout d’une méfiance à son égard. Et si l’on a de la méfiance à l’égard de la métaphysique, il en résulte en gros les mêmes conséquences que si elle était directement réfutée et qu’on n’eût plus le droit de croire en elle. La question historique touchant une conviction non métaphysique de l’humanité reste la même dans les deux cas.

22.

Incroyance au « monumentum aere perennius ». — Un désavantage essentiel qu’emporte avec soi la disparition de vues métaphysiques consiste en ce que l’individu restreint trop son regard à sa courte existence et ne ressent plus de fortes impulsions à travailler à des institutions durables, établies pour des siècles; il veut cueillir lui-même les fruits de l’arbre qu’il plante, et partant il ne plante plus ces arbres qui exigent une culture régulière durant des siècles et qui sont destinés à couvrir de leur ombre de longues suites de générations. Car les vues métaphysiques donnent la croyance qu’en elles est donné le dernier fondement valable sur lequel tout l’avenir de l’humanité est désormais contraint de s’établir et de s’édifier ; l’individu avance son salut, lorsque par exemple il fonde une église, un monastère ; cela lui sera, pense-t-il, compté et mis en avoir dans l’éternelle persistance des âmes, c’est travailler au salut éternel des âmes. — La science peut-elle aussi éveiller une pareille croyance en ses résultats ? En fait, elle emploie comme ses plus fidèles associés le doute et la défiance ; avec le temps néanmoins, la somme des vérités intangibles, c’est-à-dire qui survivent à tous les orages du scepticisme, à toutes les analyses peut devenir assez grande (par exemple dans l’hygiène de la santé) pour qu’on se détermine là-dessus à fonder des ouvrages « éternels ». En attendant, le contraste de notre existence éphémère agitée avec le repos de longue haleine des âges métaphysiques agit encore trop fort, parce que les deux époques sont encore trop voisines ; l’homme isolé lui-même parcourt aujourd’hui trop d’évolutions intérieures et extérieures pour qu’il ose s’établir, rien que pour sa propre existence, d’une façon durable et une fois pour toutes. Un homme tout à fait moderne, qui veut par exemple se bâtir une maison, éprouve à ce propos le même sentiment que s’il voulait, de son vivant, se murer dans un mausolée.

23.

Âge de la comparaison. — Moins les hommes sont enchaînés par l’hérédité, plus grand devient, le mouvement intérieur de leurs motifs, plus grande à son tour, par correspondance, l’agitation extérieure, la pénétration réciproque des hommes, la polyphonie des efforts. Pour qui y a-t-il actuellement encore une obligation stricte de se lier, lui et sa descendance, à une localité ? Pour qui y a-t -il, d’une façon générale, encore quelque lien étroit ? De même que tous les styles d’art sont imités les uns à côté des autres, de même aussi tous les degrés et les genres de moralité, de coutumes, de civilisations. — Une pareille époque tient sa signification de ce qu’en elle les diverses conceptions du monde, coutumes, civilisations, peuvent être comparées et vécues les unes à côté des autres; ce qui jadis, lors de la domination toujours localisée de chaque civilisation, n’était pas possible, par suite du rattachement de tous les genres de style artistique au lieu et au temps. Aujourd’hui un accroissement du sentiment esthétique décidera définitivement entre tant de formes qui s’offrent à la comparaison : elle laissera périr la plupart — à savoir toutes celles qui seront repoussées par ce sentiment. De même il y a lieu maintenant à un choix dans les formes et les habitudes de la moralité supérieure, dont le but ne peut être autre que l’anéantissement des moralités inférieures. C’est l’âge de la comparaison ! C’est son orgueil, — mais fort justement aussi son malheur. Ne nous effrayons pas de ce malheur ! Faisons-nous plutôt du devoir que nous impose cet âge une idée aussi grande que nous le pouvons : ainsi la postérité nous bénira, — une postérité qui se saura aussi supérieure aux civilisations originales de peuples fermées qu’à la civilisation de la comparaison, mais regardera avec reconnaissance les deux sortes de civilisation comme de respectables antiquités.

24.

Possibilité du progrès. — Quand un savant de culture ancienne jure de ne plus fréquenter des hommes qui croient au progrès, il a raison. Car la culture ancienne a derrière elle sa grandeur et son bien et l’éducation historique contraint l’individu à confesser que jamais elle ne reprendra sa fraîcheur ; il faut une hébétude d’esprit intolérable ou bien un insupportable parti-pris pour le nier. Mais les hommes peuvent décider en toute conscience de se développer dorénavant pour une culture nouvelle, tandis qu’auparavant c’est inconsciemment et au hasard qu’ils se développaient : ils peuvent maintenant créer des conditions meilleures pour la production des hommes, leur alimentation, leur éducation, leur instruction, organiser économiquement l’ensemble de la terre, peser et ordonner les forces des hommes en général les unes à l’égard des autres. Cette nouvelle culture consciente tue l’ancienne, qui, considérée dans son ensemble, a mené une vie inconsciente de bête et de végétal ; elle tue aussi la défiance envers le progrès, — il est possible. Je veux dire : c’est un jugement précipité et dénué presque de sens, de croire que le progrès doive nécessairement réussir ; mais comment pourrait-on nier qu’il soit possible ? Au contraire, un progrès dans le sens et par la route de la culture ancienne n’est même pas concevable. La fantaisie romantique a beau toujours employer le mot « progrès », en parlant de ses fins (p. ex. des civilisations des peuples originales et déterminées) : en tout cas elle en emprunte l’image au passé ; sa pensée et sa conception sont dans ce domaine sans aucune originalité.

25.

Morale privée et morale universelle. — Depuis qu’a cessé la croyance qu’un Dieu dirige dans l’ensemble les destinées du monde et, en dépit de toutes les courbes sur le chemin de l’humanité, les conduise en maître jusqu’au bout, les hommes doivent se proposer des fins œcuméniques, qui embrassent toute la terre. La vieille morale, entre autres celle de Kant, réclame de chaque individu des actions qu’il désirerait de tous les hommes : c’était là une belle chose naïve ; comme si chacun savait sans plus quel genre d’action assure à l’ensemble de l’humanité le bien-être, par conséquent quelles actions, d’une façon générale, méritent d’être désirées ; c’est une théorie analogue à celle du libre-échange, posant en principe que l’harmonie générale doit se produire d’elle-même d’après des lois innées d’amélioration. Peut-être une vue d’avenir sur les besoins de l’humanité ne fait-elle pas du tout apparaître comme à désirer que tous les hommes accomplissent des actes semblables, peut-être devrait-on plutôt, dans l’intérêt de fins œcuméniques pour toute l’étendue de l’humanité, proposer des devoirs spéciaux, peut-être, dans certaines circonstances, mauvais. — Dans tous les cas, si l’humanité ne doit pas, par un tel gouvernement conscient de soi-même, marcher à sa perte, il faut d’abord que soit trouvée une connaissance des conditions de la civilisation supérieure à tous les degrés atteints jusqu’ici. En cela réside l’immense devoir des grands esprits du prochain siècle.

26.

La réaction comme progrès. — Parfois apparaissent des esprits escarpés, violents et entraînants, mais malgré tout arriérés, qui par des conjurations évoquent une fois encore une phase passée de l’humanité : ils servent de preuve que les tendances nouvelles, contre lesquelles ils agissent, ne sont pas encore suffisamment fortes, qu’il leur manque quelque chose : autrement elles tiendraient mieux tête à ces évocateurs. Ainsi la Réforme de Luther témoigne, par exemple, que, dans son siècle, tous les sentiments naissants de liberté de l’esprit étaient encore peu surs, tendres, juvéniles ; la science ne pouvait pas encore élever leur tête ; oui, l’ensemble de la Renaissance apparaît comme un premier printemps, qui sera presque anéanti sous la neige. Mais dans le présent siècle aussi, la métaphysique de Schopenhauer a prouvé qu’actuellement encore l’esprit scientifique n’est pas suffisamment fort : c’est ainsi que toute la conception du monde et l’idée de l’humanité moyen-âgeuse et chrétienne a pu célébrer encore une fois, dans la théorie de Schopenhauer, malgré l’anéantissement dès longtemps achevé de tous les dogmes chrétiens, une résurrection. Beaucoup de science se fait entendre dans sa théorie, mais ce qui la domine n’est pas la science, mais le vieux « besoin métaphysique » bien connu. C’est assurément l’un des plus grands avantages, et tout à fait inappréciables, que nous tirons de Schopenhauer, qu’il force notre sentiment à reculer pour quelque temps dans des genres de conceptions du monde et de l’homme, vieilles et puissantes, auxquelles nul chemin d’ailleurs ne nous conduirait si facilement. Le gain pour l’histoire et la justice est très grand : je crois qu’aujourd’hui personne ne réussirait aisément, sans le secours de Schopenhauer, à rendre justice au christianisme et à ses frères asiatiques : chose impossible entre autres sur le terrain du christianisme encore existant. Ce n’est qu’après ce grand succès de la justice, après avoir corrigé la conception historique que l’âge des lumières menait avec soi, sur un point si essentiel, qu’il nous est permis de porter de nouveau plus loin la bannière des lumières — la bannière à trois noms : Pétrarque, Érasme, Voltaire. Nous avons fait de la réaction un progrès.

27.

Succédané de la religion. — On croit faire honneur à la philosophie en la représentant comme un succédané de la religion pour le peuple. Par le fait, il est besoin occasionnellement, dans l’économie spirituelle, d’un ordre de pensée intermédiaire; ainsi le passage de la religion à la conception scientifique est un saut violent, périlleux, quelque chose à déconseiller. En ce sens, il y a de la raison dans cet éloge. Mais enfin on devrait bien apprendre aussi que les besoins auxquels satisfait la religion et auxquels maintenant la philosophie doit satisfaire ne sont pas immuables ; même par elle, on peut les affaiblir et les expulser. Qu’on songe par exemple à la misère de l’âme chrétienne, aux gémissements sur la corruption intérieure, au souci du salut, — toutes conceptions qui ne dérivent que d’erreurs de la raison et ne méritent absolument pas de satisfaction, mais la destruction. Une philosophie peut servir en ces deux sens, ou qu’elle aussi satisfasse à ces besoins, ou qu’elle les écarte, car ce sont des besoins appris, limités dans le temps, qui reposent sur des hypothèses opposées à celles de la science. Ce qui doit être utilisé ici pour faire une transition, c’est bien plutôt l’art, en vue de donner un soulagement à la conscience surchargée de sensations ; car par lui, ces conceptions seront bien moins entretenues que par la philosophie métaphysique. De l’art on peut ensuite plus facilement passer à une science philosophique véritablement libératrice.

28.

Termes décriés. — À bas les termes, usés jusqu’au dégoût, d’Optimisme et de Pessimisme ! Car le motif de les employer manque de jour en jour davantage ; aux seuls bavards aujourd’hui ils sont encore inévitablement nécessaires. Car pour quel motif au monde quelqu’un serait-il encore optimiste, s’il n’a plus à faire l’apologie d’un Dieu, qui doit avoir créé le meilleur des mondes, du moment qu’il est lui-même le bon et le parfait, — mais quel être pensant a besoin encore de l’hypothèse d’un Dieu ? — Or, on n’a plus le moindre motif d’une profession de foi pessimiste, si l’on n’a pas intérêt à vexer les avocats de Dieu, les théologiens ou les philosophes théologisants et à exposer fortement l’affirmation contraire : que le mal gouverne, que la peine est plus grande que le plaisir, que le monde est un bousillage, l’apparition à la vie d’une méchante volonté. Mais qui s’inquiète encore aujourd’hui de théologiens — en dehors des théologiens ? — Abstraction faite de toute théologie et de la guerre contre elle, il va de soi que le monde n’est pas bon et n’est pas mauvais, bien éloigné d’être le meilleur ou le pire, et que ces idées de « bon » et de « mauvais » n’ont de sens que, par rapport au sens des hommes, et là même peut-être, à la manière dont ils sont employés, d’ordinaire ne sont pas justifiés : la conception du monde injurieuse ou panégyriste est chose à laquelle il nous faut en tout cas renoncer.

29.

Enivré du parfum des fleurs. — Le vaisseau de l’humanité, pense-t-on, a un tirage toujours plus fort, à mesure qu’il est plus chargé ; on croit que plus la pensée de l’homme est profonde, plus son sentiment est tendre, plus l’estime qu’il fait de soi est élevée, plus est grand son éloignement des autres animaux, — plus il apparaît comme le génie parmi les bêtes, — plus il se rapproche de l’essence réelle du monde et de sa connaissance ; c’est bien ce qu’il fait en réalité par la science, mais il croit le faire plus encore par ses religions et ses arts. Elles sont bien, il est vrai, une floraison du monde, mais qui n’est absolument pas plus proche de la racine du monde que ne l’est la tige : on ne peut du tout tirer d’elles une meilleure intelligence de l’essence des choses, quoique presque chacun le croie. L’erreur a fait l’homme assez profond, tendre, créateur, pour en faire venir une fleur telle que sont les religions et les arts. La pure connaissance eût été hors d’état de le faire. Qui nous dévoilerait l’essence du monde, nous donnerait à tous la plus fâcheuse désillusion. Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui est si riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et malheur. Ce résultat conduit à une philosophie de négation logique du monde : laquelle du reste peut s’unir aussi bien à une affirmation pratique du monde qu’à son contraire.

30.

Mauvaises habitudes de raisonnement. — Les conclusions erronées les plus habituelles à l’homme sont celles-ci : une chose existe, elle a une légitimité. En ce cas l’on infère de la capacité de vivre à l’adaptation à une fin, de l’adaptation à une fin à sa légitimité. Ensuite : une opinion est bienfaisante, donc elle est vraie ; l’effet en est bon, donc elle est elle-même bonne et vraie. En ce cas l’on applique à l’effet le prédicat : bienfaisant, bon, au sens d’utile, et l’on dote alors la cause du même prédicat : bon, mais ici au sens de valable logiquement. La réciproque de ces propositions est : une chose ne peut pas s’imposer, se maintenir, donc elle est injuste ; une opinion tourmente, excite, donc elle est fausse. L’esprit libre, qui n’apprend à connaître que trop fréquemment ce qu’a de vicieux cette façon de raisonner et à souffrir de ses conséquences, cède souvent à la tentation séduisante de faire les déductions contraires, qui d’une manière générale sont naturellement aussi erronées : une chose ne peut pas s’imposer, donc elle est bonne ; une opinion cause de la détresse, de l’inquiétude, donc elle est vraie.

31.

L’illogique nécessaire. — Entre les choses qui peuvent porter un penseur au désespoir, il faut compter le fait de reconnaître que l’illogique est nécessaire aux hommes et que de l’illogique prend naissance beaucoup de bien. Il est si solidement ancré dans les passions, dans le langage, dans l’art, dans la religion, et généralement dans tout ce qui prête du prix à la vie, que l’on ne peut l’en retirer sans porter ainsi à ces belles choses un incurable préjudice. Seuls des hommes par trop naïfs peuvent croire que la nature de l’homme puisse être changée en une nature purement logique ; mais s’il devait y avoir des degrés d’approche vers le but, quelles pertes ne ferait-on pas sur ce chemin ! Même l’homme le plus raisonnable a besoin de temps en temps de retourner à la nature, c’est-à-dire à sa relation fondamentale illogique avec toutes choses.

32.

Injustice nécessaire. — Tous les jugements sur le prix de la vie sont développés illogiquement, et par là injustes. L’inexactitude du jugement réside premièrement dans la manière dont se présentent les matières, à savoir très incomplètement ; deuxièmement dans la manière dont la somme en est faite, et troisièmement en ce que chaque pièce isolée de ces matières est à son tour le résultat d’une connaissance inexacte, et cela de toute nécessité. Aucune expérience, par exemple, touchant un homme, fût-il même le plus proche de nous, ne peut être complète, en sorte que nous eussions un droit logique à en faire une appréciation d’ensemble ; toutes les appréciations sont hâtives et doivent l’être. Enfin l’unité qui nous sert de mesure, notre être, n’est pas une grandeur invariable, nous avons des tendances et des fluctuations, et cependant nous devrions nous connaître nous-mêmes pour une unité fixe, pour faire du rapport de quelque chose à nous une appréciation juste. Peut-être suivra-t-il de tout cela que l’on ne devrait pas juger du tout ; si seulement l’on pouvait vivre sans faire d’appréciations, sans avoir d’inclination et d’aversion ! — car toute aversion est liée à une appréciation, aussi bien que toute inclination. Une impulsion à s’approcher de quelque chose ou à se détourner de quelque chose, sans un sentiment de vouloir l’avantageux, d’éviter Le nuisible, une impulsion sans une sorte d’appréciation par la connaissance touchant la valeur du but, n’existe pas chez l’homme. Nous sommes par destination des êtres illogiques et partant injustes, et nous pouvons le reconnaître : c’est là une des plus grandes et des plus insolubles désharmonies de l’existence.

33.

L’erreur sur la vie, nécessaire à la vie. — Toute croyance au prix et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle est possible seulement parce que la sympathie pour la vie et les souffrances d’ensemble de l’humanité est très faiblement développée dans l’individu. Même les rares hommes dont les pensées s’élèvent en général au-dessus d’eux-mêmes n’embrassent pas du regard cette vie d’ensemble, mais seulement des parties limitées. Si l’on est capable de diriger son observation sur des exceptions, je veux dire sur les grands talents et les âmes pures, si l’on prend leur production pour but de toute l’évolution de l’univers et que l’on prenne plaisir à leur action, on peut alors croire au prix de la vie, parce qu’on ne prend pas alors en considération les autres hommes : ainsi l’on pense inexactement. Et de même, si l’on embrasse du regard, à la vérité, tous les hommes, mais qu’on n’attache d’importance en eux qu’à une espèce d’instincts, aux moins égoïstes, et qu’on les justifie à l’égard des autres instincts ; alors encore une fois on peut espérer quelque chose de l’humanité dans son ensemble et, dans cette mesure, croire au prix de la vie : c’est ainsi, en ce cas encore, par l’inexactitude de la pensée. Mais que l’on se comporte d’une manière ou d’une autre, on est par cette manière une exception parmi les hommes. Or, la grande majorité des hommes précisément supportent la vie sans se plaindre trop fort, et croient ainsi au prix de l’existence, mais c’est justement parce que chacun ne veut et n’affirme que soi et ne sort pas de lui-même comme ces exceptions : tout ce qui n’est pas personnel est pour eux inaperçu ou aperçu tout au plus comme une ombre faible. Ainsi là-dessus seulement repose le prix de la vie pour l’homme ordinaire, commun, qu’il attribue plus d’importance à soi qu’au monde. Le grand manque d’imagination dont il souffre fait qu’il ne peut pénétrer par le sentiment dans d’autres êtres et par là prend aussi peu que possible de part à leur sort et à leurs souffrances. Celui au contraire qui pourrait véritablement y prendre part, devrait désespérer du prix de la vie ; s’il réussissait à comprendre et à sentir en soi la conscience totale de l’humanité, il éclaterait en malédiction contre l’existence, car l’humanité n’a dans l’ensemble aucun but, et conséquemment l’homme, en examinant sa marche totale, ne peut y trouver sa consolation, son repos, mais sa désespérance. S’il considère dans tout ce qu’il fait l’absence finale de but pour les hommes, sa propre action prend à ses yeux le caractère de la prodigalité. Mais se sentir en tant qu’humanité (et non seulement qu’individu) prodigué tout de même que nous voyons les fleurs isolées prodiguées par la nature, est un sentiment au-dessus de tous les sentiments. — Qui en est d’ailleurs capable ? Assurément un poète seul : et les poètes savent toujours se consoler.

34.

Pour tranquilliser. — Mais notre philosophie ne devient-elle pas ainsi une tragédie ? La Vérité n’est elle pas hostile à la vie, au mieux ? Une question semble peser sur notre langue et cependant ne pas vouloir être énoncée : si l’on peut consciemment rester dans la contre-vérité ? ou bien, au cas où il faudrait le faire, si la mort n’est pas alors préférable ? Car il n’y a plus de devoir ; la morale, en tant qu’elle était un devoir, est en effet, par notre genre de considération, aussi bien anéantie que la religion. La connaissance ne peut laisser subsister comme motifs que plaisir et peine, utilité et dom-mage : mais comment ces motifs s’arrangeront-ils avec le sens de la vérité ? Eux aussi touchent bien aux erreurs (puisque, comme il a été dit, ce sont la sympathie et l’aversion et toutes leurs mesures très injustes qui déterminent essentiellement le plaisir et la peine). Toute la vie humaine est profondément enfoncée dans la contre-vérité ; l’individu ne peut la tirer de ce puits, sans prendre en aversion en même temps son passé jusqu’au fond, sans trouver ses motifs présents, comme ceux de l’honneur, dépourvus de rime et de raison, sans opposer aux passions qui poussent à l’avenir et à un bonheur dans l’avenir, la raillerie et le mépris. Est-il vrai qu’il ne reste plus qu’une seule manière de voir, qui traîne après soi comme conclusion personnelle le désespoir, comme conclusion théorique la dissolution, la séparation, l’anéantissement de soi-même ? Je crois que le coup décisif touchant l’action finale de la connaissance sera donné par le tempérament d’un homme ; je pourrais, aussi bien que l’effet décrit et possible dans des natures isolées, en imaginer un autre en vertu duquel naîtrait une vie beaucoup plus simple, plus pure de passions que n’est l’actuelle : si bien que, d’abord il est vrai, les anciens motifs de désir violent auraient encore de la force, par suite d’une habitude héréditaire, mais peu à peu, sous l’influence de la connaissance purificatrice, se feraient plus faibles. On vivrait enfin parmi les hommes et avec soi comme dans la nature, sans louanges, reproches, enthousiasme, se repaissant comme d’un spectacle de beaucoup de choses dont jusque-là on ne pouvait avoir que peur. On serait débarrassé de l’emphase et l’on ne sentirait plus l’aiguillon de cette pensée, que l’on n’est pas seulement nature ou qu’on est plus que nature. À la vérité il y faudrait, comme j’ai dit, un bon tempérament, une âme assurée, douce et au fond joyeuse, une disposition qui n’aurait pas besoin d’être sur ses gardes contre les secousses et les éclats soudains et qui, dans ses manifestations, n’aurait rien du ton grondeur et de la mine hargneuse, — odieux caractères, comme on sait, des vieux chiens et des hommes qui sont longtemps restés à la chaîne. Au contraire, un homme affranchi des liens accoutumés de la vie à tel point qu’il ne continue à vivre qu’en vue de devenir toujours meilleur, doit renoncer, sans envie ni dépit, à beaucoup, voire presque au tout, de ce qui a du prix chez les autres hommes ; il doit être satisfait comme de la situation la plus souhaitable, de planer ainsi librement, sans crainte, au-dessus des hommes, des mœurs, des lois et des appréciations traditionnelles des choses. Il aime à communiquer le contentement que lui donne cette situation et il peut n’avoir rien d’autre à communiquer — en quoi il y a plutôt, il est vrai, une privation, une abdication. Mais si, malgré tout, l’on veut plus de lui, il renverra d’un hochement de tête bienveillant à son frère, le libre homme d’action, sans peut-être celer un peu de raillerie, car cette « liberté » là est chose toute particulière.


CHAPITRE II


POUR SERVIR À L’HISTOIRE DES SENTIMENTS MORAUX



35.

Avantages de l’observation psychologique. — Que la réflexion sur l’humain, trop humain, — ou comme dit l’expression technique : l’observation psychologique — fait partie des moyens qui permettent de se rendre plus léger le fardeau de la vie ; que l’exercice de cet art procurait présence d’esprit dans des situations difficiles et distraction au milieu d’un entourage ennuyeux ; que même on peut, des traits les plus épineux et les plus désagréables de sa propre vie, tirer des maximes et s’en trouver un peu mieux : c’est ce qu’on croyait, ce qu’on savait — aux siècles précédents. Pourquoi est-ce oublié de notre siècle, où, du moins en Allemagne, et même en Europe, la pauvreté d’observation psychologique se trahirait à bien des signes, si seulement il y avait des gens aux yeux de qui elle pût se trahir ? Ce n’est pas dans le roman, la nouvelle, et les études philosophiques, — elles sont l’œuvre d’hommes exceptionnels ; c’est déjà davantage dans les jugements portés sur les événements et les personnalités publiques : mais où manque avant tout l’art de l’analyse et du calcul psychologique, c’est dans la société de toutes conditions, où l’on parle bien des hommes, mais pas du tout de l’homme. Pourquoi laisse-t-on échapper la plus riche et la plus innocente matière d’entretien? Pourquoi ne lit-on plus jamais les grands maîtres de la maxime psychologique ? — car, soit dit sans aucune exagération, l’homme cultivé qui a lu La Rochefoucauld et ses parents en esprit et en art, est rare à trouver en Europe ; et plus rare encore de beaucoup celui qui les connaît et ne les dédaigne pas. Mais il est probable que même ce lecteur exceptionnel y prendra moins de plaisir que ne lui en devrait donner la forme de ces artistes ; car même le cerveau le plus fin n’est pas capable d’apprécier suffisamment l’art d’aiguiser une maxime, s’il n’y a pas lui-même été élevé, s’il ne s’y est pas essayé. On prend, faute de cette éducation pratique, cette invention et cette mise en forme pour plus facile qu’elle n’est, on n’en ressent pas avec assez d’acuité la réussite et l’attrait. C’est pourquoi les lecteurs actuels de maximes n’y prennent qu’une jouissance relativement insignifiante, à peine assez de saveur .pour remplir la bouche, en sorte qu’il en va pour eux comme d’ordinaire pour ceux qui examinent des camées : ce sont des gens qui jouent parce qu’ils ne savent pas aimer[1], prompts à l’admiration, mais plus prompts encore à la fuite.

36.

Objection. — Ou bien faudrait-il décompter avec cette proposition, que l’observation psychologique fait partie des moyens d’attrait, de salut et d’allégement de l’existence ? Faudrait-il dire qu’on s’est assez convaincu des conséquences fâcheuses de cet art, pour en détourner à dessein le regard de ceux qui font leur éducation ? En effet, une certaine foi aveugle en la bonté de la nature humaine, une répugnance enracinée envers la décomposition des actions humaines, une sorte de pudeur à l’égard de la mise à nu des âmes, pourraient être réellement des choses plus désirables pour la félicité totale d’un homme que cette qualité, avantageuse dans des cas particuliers, de la pénétration psychologique ; et peut-être la croyance au bien, aux hommes et aux actes vertueux, à une plénitude de bien-être impersonnel dans le monde, a-t-elle fait les hommes meilleurs, en ce sens qu’elle les faisait moins défiants. Si l’on imite avec enthousiasme les héros de Plutarque et que l’on ressente une répugnance à rechercher d’un air de doute les motifs de leurs actions, ce n’est pas, il est vrai, la vérité, mais la bonne marche de la société humaine qui y trouve son compte : l’erreur psychologique, et généralement la grossièreté en ces matières, aide l’humanité à aller en avant, tandis que la connaissance de la vérité gagne toujours de plus en plus par la force excitante d’une hypothèse que La Rochefoucauld exposait ainsi dans la première édition de ses Sentences et maximes morales : « Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu’on veut. » La Rochefoucauld et les autres maîtres français en l’examen des âmes ( auxquels s’est récemment adjoint encore un Allemand, l’auteur des Observations psychologiques[2], ressemblent à d’adroits tireurs, qui mettent toujours et toujours dans le noir, — mais dans le noir de la nature humaine. Leur art excite l’étonnement, mais enfin un spectateur qui n’est pas conduit par l’esprit scientifique, mais par un dessein de philanthropie, maudit un art qui semble implanter dans les âmes le goût du rabaissement et de la suspicion de l’homme.

37.

Quand même. — Quoi qu’il en soit du compte et du décompte : dans l’état présent de la philosophie, le réveil de l’observation psychologique est nécessaire. L’aspect cruel de la table de dissection psychologique, de ses couteaux et de ses pinces, ne peut être épargné à l’humanité. Car c’est là le domaine de cette science qui se demande l’origine et l’histoire des sentiments dits moraux et qui dans sa marche doit poser et résoudre les problèmes compliqués de la sociologie : — l’ancienne philosophie ne connaît pas ces derniers et s’est toujours dérobée à la recherche de l’origine et de l’histoire des estimations humaines sous l’ombre de pauvres faux-fuyants : c’est ce que l’on peut voir aujourd’hui fort clairement, la preuve étant faite, par de nombreux exemples, que les erreurs des plus grands philosophes sont d’ordinaire leur point de départ dans une explication fausse de certaines actions et de certains sentiments humains, de même que sur la base d’une analyse erronée, par exemple celle des actions dites altruistes, une éthique fausse se fonde, puis, pour l’amour d’elle, on appelle à la rescousse la religion et le néant mythologique, et enfin les ombres de ces fantômes troubles s’introduisent même dans la physique et dans la considération du monde tout entier. Mais s’il est assuré que le manque de profondeur dans l’observation psychologique a tendu et continue à tendre de nouveau les pièges les plus dangereux aux jugements et aux raisonnements humains, ce qui est aujourd’hui nécessaire, c’est cette austère persévérance de travail qui ne se lasse jamais d’entasser pierre sur pierre, caillou sur caillou, c’est la vaillance qui permet de ne pas rougir d’une besogne si modeste et de braver tout le dédain qu’elle peut inspirer. Enfin voici qui est encore une vérité: nombre de remarques isolées sur l’humain et le trop humain ont été d’abord découvertes et exposées dans des sphères de la société qui étaient accoutumées à faire par là toutes sortes de sacrifices, non pas à la recherche scientifique, mais à un spirituel désir de plaisir ; et l’odeur de cette ancienne patrie de la maxime morale — odeur très séduisante — s’est presque indissolublement attachée au genre tout entier : si bien que, pour son compte, l’homme de science laisse involontairement voir quelque méfiance contre ce genre et sa valeur sérieuse. Mais il suffit d’indiquer les conséquences : car dès maintenant on commence à voir quels résultats de la nature la plus sérieuse naissent sur le sol de l’observation psychologique. Qu’est-ce, après tout, que le principe auquel est arrivé un des penseurs les plus hardis et les plus froids, l’auteur du livré Sur l’origine des sentiments moraux[3], grâce à ses analyses incisives et décisives de la conduite humaine? « L’homme moral, dit-il, n’est pas plus proche du monde intelligible (métaphysique) que l’homme physique. » Cette proposition, née avec sa dureté et son tranchant sous le coup de marteau de la science historique, pourra peut-être enfin, dans un avenir quelconque, être la hache qui sera mise à la racine du « besoin métaphysique » de l’homme, — si c’est plutôt pour le bien que pour la malédiction du bien-être général, qui pourrait le dire ? mais en tout cas elle reste une proposition de la plus grave conséquence, féconde et terrible à la fois, regardant le monde avec ce double visage qu’ont toutes les grandes sciences.

38.

Utile, en quelle mesure. — Ainsi : l’observation psychologique apporte-t-elle aux hommes plus de profit ou plus de dommage, la question doit toujours rester sans réponse ; mais il est assuré qu’elle est nécessaire, parce que la science ne peut plus s’en passer. Or la science ne connaît pas les considérations de fins dernières, pas plus que ne les connaît la nature : mais, tout comme celle-ci réalisa par accident des choses de la plus haute opportunité sans les avoir voulues, la véritable science aussi, étant l’imitation de la nature en idées, fera progresser accidentellement de façons diverses l’utilité et le bien-être des hommes, et trouvera les moyens opportuns, mais également sans l’avoir voulu.

Pour celui qui, au souffle d’une telle sorte de considération, se sent trop d’hiver au cœur, c’est que peut-être il a en soi trop peu de feu : il n’a qu’à regarder autour de lui pourtant, il remarquera des maladies où des enveloppes de glace sont nécessaires, et des hommes qui sont tellement « pétris » d’ardeur et de feu, qu’à peine trouvent-ils un lieu où l’air soit pour eux assez froid et piquant. En outre : comme des individus et des peuples trop sérieux ont un besoin de frivolités, comme d’autres, trop mobiles et excitables, ont de temps en temps besoin pour leur santé de lourds fardeaux qui les dépriment, faut-il que nous, les hommes les plus intelligents de cette époque, qui visiblement entre de plus en plus en combustion, nous ne cherchions pas à saisir tous les moyens d’extinction et de rafraîchissement qui existent, afin de conserver au moins l’assiette, la paix, la mesure que nous avons encore, et d’être enfin peut-être bons à servir cette époque, en lui donnant un miroir, une conscience d’elle-même ? —

39.

La fable de la liberté intelligible. — L’histoire des sentiments en vertu desquels nous rendons quelqu’un responsable, partant des sentiments dits moraux, parcourt les phases principales suivantes. D’abord on nomme des actions isolées bonnes ou mauvaises sans aucun égard à leurs motifs, mais exclusivement par les conséquences utiles ou fâcheuses qu’elles ont pour la communauté. Mais bientôt on oublie l’origine de ces désignations, et l’on s’imagine que les actions en soi, sans égard à leurs conséquences, enferment la qualité de « bonnes » ou de « mauvaises » : commettant la même erreur qui fait que la langue désigne la pierre même comme dure, l’arbre lui-même comme vert — par conséquent en prenant la conséquence pour cause. Ensuite on reporte le fait d’être bon ou mauvais aux motifs, et l’on considère les actes en soi comme moralement indifférents. On va plus loin, et l’on donne l’attribut de bon ou de mauvais non plus au motif isolé, mais à l’être tout entier d’un homme, lequel produit le motif comme le terrain produit la plante. Ainsi l’on rend successivement l’homme responsable de son influence, puis de ses actes, puis de ses motifs, enfin de son être. Alors on découvre finalement que cet être lui-même ne peut être responsable, étant une conséquence absolument nécessaire et formée des éléments et des influences d’objets passés et présents : partant, que l’homme n’est à rendre responsable de rien, ni de son être, ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de son influence. On est ainsi amené à reconnaître que l’histoire des appréciations morales est aussi l’histoire d’une erreur, de l’erreur de la responsabilité : et cela, parce qu’elle repose sur l’erreur du libre arbitre. — Schopenhauer opposait à cela le raisonnement suivant : puisque certains actes entraînent après eux du regret (« conscience de la faute »), il faut qu’il y ait responsabilité : car ce regret n’aurait aucune raison, si non seulement toutes les actions de l’homme se produisaient nécessairement — comme elles se produisent en effet d’après l’opinion même de ce philosophe, — mais que l’homme lui-même fût, avec la même nécessité, justement l’homme qu’il est — ce que Schopenhauer nie. Du fait de ce regret, Schopenhauer croit pouvoir prouver une liberté que l’homme doit avoir eue de quelque manière, non pas à l’égard des actes, mais à l’égard de l’être : liberté, par conséquent, d’être de telle ou telle façon, non d'agir de telle ou telle façon. L’esse, la sphère de la liberté et de la responsabilité, a pour conséquence, suivant lui, l’operari, la sphère de la stricte causalité, de la nécessité et de l’irresponsabilité. Ce regret se rapporterait bien en apparence à l’operari — et en ce sens il serait erroné, — mais en réalité à l’esse, qui serait l’acte d’une volonté libre, la cause fondamentale d’existence d’un individu : l’homme deviendrait ce qu’il voudrait devenir, son vouloir serait antérieur à son existence. — Il y a ici, abstraction faite de l’absurdité de cette dernière affirmation, une faute de logique, à savoir que du fait du regret on conclut d’abord la justification, l’admissibilité rationnelle de ce regret, ce n’est qu’à la suite de cette faute de logique que Schopenhauer arrive à sa conséquence fantaisiste de la soi-disant liberté intelligible. (Dans la naissance de cette fable, Platon et Kant ont parts égales de complicité.) Mais le regret après l’action n’a pas besoin d’être fondé en raison : même il ne l’est pas du tout, car il repose sur la supposition erronée que l’action n’aurait pas dû se produire nécessairement. En conséquence : c’est seulement parce que l’homme se tient pour libre, non parce qu’il est libre, qu’il ressent le repentir et le remords. — En outre, ce regret est chose dont on peut se déshabituer ; chez beaucoup d’hommes, il n’existe pas du tout pour des actes à propos desquels beaucoup d’autres hommes le ressentent. C’est une chose très variable, liée à l’évolution de la morale et de la civilisation, et qui peut-être n’existe que dans un temps relativement court de l’histoire du monde. — Personne n’est responsable de ses actes ; personne ne l’est de son être ; juger a la même valeur qu’être injuste. Cela est vrai aussi lorsque l’individu se juge lui-même. Cette proposition est aussi claire que la lumière du soleil, et cependant tout homme aime mieux alors retourner aux ténèbres et à l’erreur : par crainte des conséquences.

40.

Le sur-animal. — La bête en nous veut être trompée ; la morale est un mensonge nécessaire, pour que nous n’en soyons pas déchirés. Sans les erreurs qui résident dans les données de la morale, l’homme serait resté animal. Mais de cette façon il s’est pris pour quelque chose de supérieur et s’est imposé des lois plus sévères. Il a par là de la haine contre les degrés restés plus voisins de l’animalité ; c’est par cette raison qu’il faut expliquer l’antique mépris de l’esclave, comme de l’être qui n’est pas encore homme, comme d’une chose.

41.

Le caractère immuable. — Que le caractère soit immuable, ce n’est pas une vérité au sens strict ; en réalité, cette proposition favorite signifie seulement que, pendant la courte existence d’un homme, les nouveaux motifs qui agissent sur lui ne peuvent pas d’ordinaire marquer assez profondément pour détruire les linéaments imprimés de milliers d’années. Mais si l’on se figurait un homme de quatre-vingt mille ans, on aurait chez lui un caractère absolument muable : si bien qu’une foule d’individus divers prendraient de lui tour à tour leur développement. La brièveté de la vie humaine conduit à maintes affirmations erronées sur les qualités de l’homme.



42.
L’ordre des biens et la morale. — La

hiérarchie des biens admise une fois pour toutes, selon qu’un égoïsme, bas, supérieur, très élevé, désire l’un ou l’autre, décide maintenant du caractère de moralité ou d’immoralité. Préférer un bien bas (par exemple la jouissance des sens) à un bien plus haut prisé (par exemple la santé) passe pour immoral, tout comme préférer le bien-être à la liberté. Mais la hiérarchie des biens n’est pas en tout temps stable et identique ; quand un homme préfère la vengeance à la justice, il est moral suivant l’échelle d’appréciation d’une civilisation antérieure, immoral d’après celle du temps présent. « Immoral » signifie donc qu’un individu ne sent pas ou pas encore assez les motifs intellectuels supérieurs et délicats que la civilisation nouvelle du moment a introduits : il désigne un individu arriéré, mais toujours seulement d’après une différence relative. — La hiérarchie des biens elle-même n’est pas édifiée et modifiée selon des points de vue moraux ; c’est, au contraire, d’après sa fixation du moment qu’on décide si une action est morale ou immorale.

43.

Hommes cruels, hommes arriérés. — Les hommes qui sont cruels aujourd’hui doivent nous faire l’effet de gradins de civilisations antérieures qui auraient survécu : la montagne de l’humanité y montre à découvert les formations inférieures qui autrement restent cachées. Ce sont des hommes arriérés dont le cerveau, par suite de tous les accidents possibles au cours de l’hérédité, n’a pas subi une série de transformations assez délicates et multiples. Ils nous montrent ce que nous fûmes tous et ils nous font peur : mais eux-mêmes en sont aussi peu responsables qu’un morceau de granit peut l’être de ce qu’il est granit. Dans notre cerveau doivent se trouver aussi des rainures et des replis correspondant à cette manière de penser, comme dans la forme de certains organes humains doivent se trouver des rappels de l’état pisciforme. Mais ces replis et ces rainures ne sont plus le lit dans lequel roule actuellement le cours de nos sentiments.

44.

Reconnaissance et vengeance. — La raison pour laquelle un puissant montre de la reconnaissance est celle-ci. Son bienfaiteur a, par son bienfait violé, pour ainsi dire, le domaine du puissant et s’y est introduit : à son tour, il viole en compensation le domaine du bienfaiteur par l’acte de reconnaissance. C’est une forme adoucie de la vengeance. S’il n’avait la satisfaction de la reconnaissance, le puissant se serait montré impuissant et désormais passerait pour tel. Voilà pourquoi toute société de bons, c’est-à-dire originairement de puissants, place la reconnaissance au nombre des premiers devoirs. — Swift a hasardé cette proposition, que les hommes sont reconnaissants dans la proportion où ils cultivent la vengeance.

45.

Double préhistoire du bien et du mal. — Le concept de bien et de mal a une double préhistoire : c’est à savoir d’abord dans l’âme des races et des castes dirigeantes. Qui a le pouvoir de rendre la pareille, bien pour bien, mal pour mal, et qui la rend en effet, qui par conséquent exerce reconnaissance et vengeance, on l’appelle bon ; qui est impuissant et ne peut rendre la pareille, compte pour mauvais. On appartient, en qualité de bon, à la classe des « bons », à un corps qui a un esprit de corps, parce que tous les individus sont, par le sentiment des représailles, liés les uns aux autres. On appartient, en qualité de mauvais, à la classe des « mauvais », à un ramassis d’hommes assujettis, impuissants, qui n’ont point d’esprit de corps. Les bons sont une caste, les mauvais une masse pareille à la poussière. Bon et mauvais équivalent pour un temps à noble et vilain, maître et esclave. Par contre, on ne regarde pas l’ennemi comme mauvais, il peut rendre la pareille. Les Troyens et les Grecs sont chez Homère bons les uns et les autres. Ce n’est pas celui qui nous cause un dommage, mais celui qui est méprisable qui passe pour un mauvais. Dans le corps des bons, le bien est héréditaire ; il est impossible qu’un mauvais sorte d’un si bon terrain. Si, malgré tout, un des bons fait quelque chose d’indigne des bons, on a recours à des expédients ; on reporte par exemple la faute à un dieu, en disant qu’il a frappé le bon d’aveuglement et d’erreur. — C’est ensuite dans l’âme des opprimés, des impuissants. Là tout autre homme passe pour hostile, sans scrupules, exploiteur, cruel, perfide, qu’il soit noble ou vilain ; mauvais est l’épithète caractéristique d’homme, même de tout être vivant dont on suppose l’existence, d’un dieu ; humain, divin, sont équivalents à diabolique, mauvais. Les marques de bonté, la charité, la pitié sont reçues avec angoisse comme des malices, prélude d’un dénouement effrayant, moyens d’étourdir et de tromper, bref comme des raffinements de méchanceté. Étant donné une telle disposition d’esprit de l’individu, une communauté peut à peine naître ; tout au plus sous sa forme la plus grossière ; si bien que partout où règne cette conception du bien et du mal, la ruine des individus, de leurs familles et de leurs races est proche. — Notre moralité actuelle a grandi sur le terrain des races et des castes dirigeantes.

46.

Compassion, plus forte que passion. — Il y a des cas où la compassion est plus forte que la passion elle-même. Nous ressentons par exemple plus de chagrin quand un de nos amis se rend coupable de quelque ignominie, que quand nous le faisons nous-mêmes. C’est que d’abord nous avons plus de foi que lui en la pureté de son caractère ; puis notre amour pour lui est, sans doute, à cause justement de cette foi, plus fort que l’amour qu’il a pour lui-même. Bien que par le fait son égoïsme en souffre plus que notre égoïsme, étant donné qu’il doit subir plus fortement les conséquences fâcheuses de son crime, ce qu’il y a en nous de non-égoïste — ce mot ne doit jamais s’entendre strictement, mais seulement comme une facilité d’expression — est tout de même atteint plus fort par sa faute que ce qu’il y a de non-égoïste en lui.

47.

Hypocondrie. — Il y a des hommes qui deviennent hypocondres par sympathie et souci pour une autre personne, l’espèce de pitié qui naît alors n’est autre chose qu’une maladie. Il y a même une hypocondrie chrétienne dont sont attaqués ces gens solitaires, en proie à l’émotion religieuse qui se mettent continuellement devant les yeux la passion et la mort du Christ.

48.

Économie de la bonté. — La bonté et l’amour, étant les herbes et les forces les plus salutaires dans la société des hommes, sont des trouvailles si précieuses qu’on devrait sans doute souhaiter qu’on procédât dans l’application de ces moyens balsamiques, aussi économiquement que possible ; mais c’est une impossibilité. L’économie de la bonté est le rêve des utopistes les plus aventureux.

49.

Bienveillance. — Parmi les petites choses, mais infiniment fréquentes et par là très efficaces, auxquelles la science doit donner plus d’attention qu’aux grandes choses rares, il faut compter la bienveillance ; j’entends ces manifestations de dispositions amicales dans les relations, ce sourire de l’œil, ces poignées de main, cette bonne humeur, dont pour l’ordinaire presque tous les actes humains sont enveloppés. Tout professeur, tout fonctionnaire fait cette addition à ce qui est un devoir pour lui ; c’est la forme d’activité constante de l’humanité, c’est comme les ondes de sa lumière, dans lesquelles tout se développe ; particulièrement dans le cercle le plus étroit, à l’intérieur de la famille, la vie ne verdoie et ne fleurit que par cette bienveillance. La cordialité, l’affabilité, la politesse de cœur sont des dérivations toujours jaillissantes de l’instinct altruiste et ont contribué bien plus puissamment à la civilisation que ces manifestations beaucoup plus fameuses du même instinct que l’on appelle sympathie, miséricorde et sacrifice. Mais on a coutume de les estimer peu : et le fait est qu’il n’y entre pas beaucoup d’altruisme. La somme de ces doses minimes n’en est pas moins considérable, leur force totale constitue une des forces les plus fortes. — De même, on trouvera bien plus de bonheur dans le monde que n’en voient des yeux sombres : je veux dire si l’on fait bien son compte, et si seulement on n’oublie pas ces moments de bonne humeur dont toute journée est riche dans toute vie humaine, même dans la plus tourmentée.

50.

Vouloir exciter la pitié. — La Rochefoucauld met certainement le doigt sur le vrai dans le passage le plus remarquable de son Portrait fait par lui-même (imprimé pour la première fois en 1658), lorsqu’il met en garde toutes les personnes qui ont de la raison contre la pitié, lorsqu’il conseille de la laisser aux gens du peuple, qui ont besoin des passions (n’étant pas déterminés par la raison) pour être portés à venir en aide à celui qui souffre et à intervenir fortement en présence d’un malheur ; cependant que la pitié, selon son jugement (et celui de Platon), énerve l’âme. On devrait, dit-il, à la vérité témoigner de la pitié, mais se garder d’en avoir ; car les malheureux sont en un mot si sots, que le témoignage de pitié fait chez eux le plus grand bien du monde. — Peut-être peut-on mettre plus fortement encore en garde contre ce sentiment de pitié, si au lieu de concevoir ce besoin des malheureux, non pas comme une sottise et un défaut d’intelligence, comme une espèce de dérangement d’esprit que le malheur porte avec soi (et c’est ainsi que La Rochefoucauld semble le concevoir), on y voit quelque chose de tout autre et de plus digne de réflexion. Que l’on observe plutôt des enfants qui pleurent et crient afin d’être objets de pitié, et pour cela guettent le moment où leur situation peut tomber sous les yeux ; qu’on vive dans l’entourage de malades et d’esprit déprimés et qu’on se demande si les plaintes et les phrases de lamentation, la mise en vue de l’infortune, ne poursuivent pas au fond le but de faire mal aux spectateurs : la pitié que ceux-ci expriment alors est une consolation pour les faibles et les souffrants en tant qu’ils y reconnaissent avoir au moins encore un pouvoir, en dépit de leur faiblesse : le pouvoir de faire mal. Le malheureux prend une espèce de plaisir à ce sentiment de supériorité dont lui donne conscience le témoignage de pitié ; son imagination s’exalte, il est toujours assez puissant encore pour causer de la douleur au monde. Ainsi, la soif de pitié est une soif de jouissance de soi-même, et cela aux dépens de ses semblables ; elle montre l’homme dans toute la brutalité de son cher moi : mais non pas précisément dans sa «sottise », comme le pense La Rochefoucauld. — Dans la conversation de la société, les trois quarts des questions sont posées, les trois quarts des réponses sont données pour faire un petit peu de mal à l’interlocuteur ; c’est pourquoi bien des hommes ont soif de la société : elle leur donne le sentiment de la force. À ces doses infinies en nombre, mais très petites, où la méchanceté se fait sentir, elle est un puissant moyen d’excitation de la vie : tout comme la bienveillance, répandue dans la société humaine sous une forme analogue, est le moyen de salut toujours prêt. — Mais y aura-t-il beaucoup d’honnêtes gens pour confesser qu’il y a plaisir à faire mal ? qu’il n’est pas rare qu’on vive — et qu’on vive bien — de causer des déboires à d’autres hommes, au moins en pensée, et de tirer sur eux cette grenaille de menue méchanceté. La plupart sont trop malhonnêtes et quelques-uns sont trop bons pour savoir quelque chose de ce pudendum ; ceux-là nieront toujours que Prosper Mérimée ait raison quand il dit : « Sachez enfin qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. »

51.

Comment le paraître devient être. — Le comédien ne peut en définitive cesser, fût-ce dans la plus profonde douleur, de songer à l’impression produite par sa personne et à l’effet d’ensemble scénique, même par exemple à l’enterrement de son enfant ; il pleurera sur sa propre douleur et ses manifestations comme s’il était son propre spectateur. L’hypocrite, qui joue un rôle toujours le même finit par cesser d’être hypocrite ; ainsi les prêtres qui, dans leur jeunesse, sont d’ordinaire, consciemment ou non, des hypocrites, deviennent enfin naturels, et c’est alors justement qu’ils sont réellement prêtres, sans aucune affectation ; ou bien si le père n’en vient pas à bout, peut-être le fils, qui profite de l’avance paternelle, héritera de son accoutumance. Quand un homme veut pendant très longtemps et avec entêtement paraître quelque chose, il lui devient à la fin difficile d’être autre chose. La vocation de presque tout homme, même de l’artiste, commence par une hypocrisie, par une imitation de l’extérieur, par une copie de ce qui produit un effet. Celui qui porte sans cesse le masque des grimaces amicales doit finir par prendre du pouvoir sur des dispositions bienveillantes sans lesquelles l’expression de la cordialité ne peut se trouver, — et lorsqu’à leur tour elles finissent par prendre du pouvoir sur lui, il est bienveillant.

52.

Le grain d’honnêteté dans la tromperie. — Chez tous les grands trompeurs, il faut noter un phénomène auquel ils doivent leur puissance. Dans l’acte propre de la tromperie, parmi toutes les préparations, le caractère émouvant donné à la voix, à la parole, aux gestes, au milieu de cette puissante mise en scène, ils sont pris par la foi en soi-même ; c’est elle qui parle alors à ce qui les entoure avec cette autorité qui tient du miracle. Les fondateurs de religions se distinguent de ces grands trompeurs en ce qu’eux ne sortent jamais de cet état de duperie de soi-même : ou ils n’ont que très rarement de ces moments de clairvoyance où le doute les assaille ; ordinairement d’ailleurs, ils s’en consolent en attribuant ces moments au Malin, qui est leur adversaire. Il faut qu’il y ait tromperie de soi-même pour que les uns et les autres produisent un effet de grandeur. Car les hommes croient à la vérité de tout ce qui est évidemment cru avec force.

53.

Prétendu degré de vérité. — Une des erreurs de logique les plus ordinaires est celle-ci : quelqu’un est envers nous véridique et sincère, donc il dit la vérité. C’est ainsi que l’enfant croit aux jugements de ses parents, le chrétien aux affirmations du fondateur de l’Église. De même on ne veut pas accorder que tout ce que les hommes ont défendu, dans les siècles passés, au prix de leur bonheur et de leur vie, n’était que des erreurs : tout au plus dira-t-on que ç’a été des degrés de la vérité. Mais au fond, on pense que, si quelqu’un a cru honnêtement à quelque chose, a combattu et est mort pour sa foi, il serait par trop injuste qu’une pure erreur l’eût véritablement animé. Un tel phénomène paraît en contradiction avec la justice éternelle ; c’est pourquoi le cœur des hommes sensibles se reprend toujours à énoncer contre leur tête cette proposition : qu’entre les actions morales et la clairvoyance intellectuelle il faut qu’il y ait un lien nécessaire. Il en est par malheur autrement ; car il n’y a point de justice éternelle.

54.

Le mensonge. — Pourquoi la plupart du temps les hommes, dans la vie de tous les jours, disent-ils la vérité ? — Assurément ce n’est pas parce qu’un Dieu a défendu le mensonge. Mais c’est premièrement : parce que cela est plus aisé, le mensonge exigeant invention, dissimulation et mémoire. (Voilà pourquoi Swift dit : Celui qui énonce un mensonge se rend rarement compte du lourd fardeau qu’il s’impose ; il lui faut en effet, pour soutenir un mensonge, en inventer vingt autres.) C’est ensuite : parce qu’en des circonstances simples, il est avantageux de parler franc : Je veux ceci, j’ai fait ceci, et ainsi de suite ; donc parce que la voie de la contrainte et de l’autorité est plus sûre que celle de la ruse. — Mais pour peu qu’un enfant ait été élevé dans des circonstances domestiques compliquées, il se sert tout aussi naturellement du mensonge et dit involontairement toujours ce qui répond à son intérêt : un sens de la vérité, une répugnance au mensonge en soi, lui sont tout à fait étrangers et inaccessibles, et il ment en toute innocence.

55.

Suspecter la morale par égard pour la foi. — Aucune puissance ne peut se soutenir, si elle n’a pour représentants que des hypocrites ; l’Église catholique a beau posséder encore bien des éléments « séculiers », sa force réside dans ces natures de prêtres, encore nombreuses aujourd’hui, qui se font une vie pénible et de portée profonde, et dont l’aspect et le corps miné parlent de veilles, de jeûnes, de prières ardentes, peut-être même de flagellations ; ce sont elles qui ébranlent les hommes et leur causent une inquiétude : eh quoi ? s’il était nécessaire de vivre de la sorte ? — telle est l’affreuse question que leur vue met sur la langue. — En répandant ce doute, ils ne cessent d’établir de nouveaux soutiens de leur puissance ; même les libres penseurs n’osent pas répliquer à l’un de ces détachés d’eux-mêmes avec un rude sens de la vérité et lui dire : « Pauvre dupe, ne cherche pas à duper ! » — Seule la différence des points de vue les sépare de lui, pas du tout une différence de bonté ou de méchanceté ; mais ce que l’on n’aime pas, on a coutume de le traiter aussi sans justice. C’est ainsi qu’on parle de la malice et de l’art exécrable des jésuites, sans considérer quelle violence contre soi-même s’impose individuellement chaque jésuite, et que la pratique de vie aisée, prêchée par les manuels jésuitiques, doit s’appliquer non pas à eux, mais à la société laïque. Même on peut se demander si nous, les amis des lumières, dans une tactique et une organisation toutes semblables, nous ferions d’aussi bons instruments, aussi admirables de victoire sur soi-même, d’infatigabilité, de dévouement.

56.

Victoire de la connaissance sur le mal radical. — Il y a pour celui qui veut devenir sage un riche profit à avoir eu pendant un certain temps la conception de l’homme foncièrement mauvais et corrompu : elle est fausse, comme la conception opposée, mais durant des périodes entières elle a été dominante, et les racines en ont poussé des rameaux jusqu’en nous et dans notre monde. Pour nous comprendre, il nous faut la comprendre ; mais, pour monter ensuite plus haut, il faut que nous l’ayons surmontée. Nous reconnaissons alors qu’il n’y a pas de péchés au sens métaphysique ; mais que, dans le même sens, il n’y a pas non plus de vertus ; que tout ce domaine d’idées morales est continuellement flottant, qu’il y a des conceptions plus élevées et plus basses du bien et du mal, du moral et de l’immoral. Qui ne demande aux choses rien de plus que de les connaître arrive aisément à vivre en paix avec son âme, et c’est tout au plus par ignorance, mais difficilement par concupiscence, qu’il errera (qu’il péchera, comme dit le monde). Il ne voudra plus excommunier et extirper les appétits ; mais son but unique, qui le domine entièrement, de connaître à tout moment aussi bien que possible, lui donnera du sang-froid et adoucira tout ce qu’il y a de sauvage dans sa nature. En outre, il s’est affranchi d’une foule d’idées torturantes, il n’est plus impressionné des mots de peines de l’enfer, d’état de péché, d’incapacité du bien : il n’y reconnaît que les ombres évanouissantes de conceptions du monde et de la vie qui sont fausses.

57.

La morale considérée comme une autotomie de l’homme. — Un bon auteur, qui met réellement du cœur à son sujet, souhaite que quelqu’un vienne le réduire lui-même à néant, en exposant plus clairement le même sujet et en donnant une réponse définitive à tous les problèmes qu’il comporte. La jeune fille amoureuse souhaite d’éprouver à l’infidélité de l’aimé la fidélité dévouée de son amour. Le soldat souhaite de tomber sur le champ de bataille pour sa patrie victorieuse : car dans le triomphe de la patrie, il trouve le triomphe de son vœu suprême. La mère donne à l’enfant ce qu’elle-même se refuse, le sommeil, la meilleure nourriture, dans certaines circonstances sa santé, sa fortune. — Mais tout cela, sont-ce des états d’âme altruistes ? Ces actes de moralité sont-ils des miracles, parce que, suivant l’expression de Schopenhauer, ils sont « impossibles et cependant réels » ? N’est-il pas clair que, dans ces quatre cas, l’homme a plus d’amour pour quelque chose de soi, une idée, un désir, une créature, que pour quelque autre chose de soi, que par conséquent il sectionne son être et fait d’une partie un sacrifice à l’autre ? Est-ce quelque chose d’essentiellement différent, lorsqu’une mauvaise tête dit : « J’aime mieux être culbuté que de céder à cet homme-là un pas de mon chemin » ? — L’inclination à quelque chose (souhait, instinct, désir) se trouve dans chacun de ces quatre cas ; y céder, avec toutes les conséquences, n’est pas en tout cas chose « altruiste ». — En morale, l’homme ne se traite pas comme un individuum, mais comme un dividuum.

58.

Ce qu’on peut promettre. — On peut promettre des actions, mais non des sentiments, car ceux-ci sont involontaires. Qui promet à quelqu’un de l’aimer toujours, ou de le haïr toujours, ou de lui être toujours fidèle, promet quelque chose qui n’est pas en son pouvoir ; ce qu’il peut bien promettre, c’est des actions qui, à la vérité, sont ordinairement les conséquences de l’amour, de la haine, de la fidélité, mais qui peuvent aussi provenir d’autres motifs, car à une seule action mènent des chemins et des motifs divers. La promesse d’aimer quelqu’un toujours signifie donc : tant que je t’aimerai, je te montrerai les actions de l’amour ; si je ne t’aime plus, tu continueras néanmoins à recevoir de moi les mêmes actions, quoique pour d’autres motifs : en sorte que dans la tête des autres hommes persiste l’apparence que l’amour serait immuable et toujours le même. — On promet ainsi la persistance de l’apparence de l’amour, lorsque, sans s’aveugler soi-même, on promet à quelqu’un un amour éternel.

59.

Intelligence et morale. — Il faut avoir une bonne mémoire pour être capable de tenir les promesses qu’on a faites. Il faut avoir une grande force d’imagination pour être capable d’éprouver de la compassion. Tant la morale est étroitement liée à la bonté de l’intelligence.

60.

Vouloir se venger et se venger. — Avoir une pensée de vengeance et la réaliser, c’est prendre un fort accès de fièvre, mais qui passe : avoir une pensée de vengeance, sans la force ni le courage de la réaliser, c’est traîner un mal chronique, un empoisonnement du corps et de l’âme. La morale, qui ne regarde qu’aux intentions, taxe les deux cas de la même façon ; vulgairement, on taxe le premier cas comme le pire (à cause des mauvaises conséquences que peut entraîner le fait de se venger). L’une et l’autre appréciation sont à courte vue.

61.

Savoir attendre. — Savoir attendre est si difficile que les plus grands poètes n’ont pas dédaigné de prendre pour sujet de leur poème le fait de ne savoir pas attendre. Ainsi Shakespeare dans Othello, Sophocle dans Ajax le suicide d’Ajax ne lui aurait plus paru nécessaire, s’il avait laissé refroidir son impression seulement un jour, comme l’indique l’oracle ; vraisemblablement, il aurait fait la nique aux terribles insinuations de la vanité blessée et se serait dit à lui-même : Qui donc n’a pas, dans ma situation, pris un mouton pour un héros ? Est-ce donc là quelque chose de monstrueux ? au contraire, ce n’est qu’un fait généralement humain : Ajax pouvait ainsi se donner des consolations. La passion ne veut pas attendre ; le tragique dans la vie des grands hommes réside souvent, non pas dans leur conflit avec leur époque et la bassesse de leurs contemporains, mais dans leur incapacité de remettre leur œuvre d’une année, de deux années ; ils ne savent pas attendre. — Dans tous les duels, les amis qui donnent des conseils ont à s’assurer de ce point unique, si les ayants cause peuvent encore attendre : si cela n’est pas, un duel est raisonnable, puisque chacun des deux se dit : « Ou je continuerai à vivre, et alors il faut que celui-là meure sur le champ, ou inversement. » Attendre serait en pareil cas continuer encore à souffrir cet épouvantable martyre de l’honneur blessé en face de l’homme qui le blesse ; et cela peut être vraiment plus de souffrance que la vie en somme ne vaut.

62.

Enivrement de vengeance. — Les hommes grossiers qui se sentent offensés ont coutume de mettre aussi haut que possible le degré de l’offense et d’en conter la cause en termes fort exagérés, rien que pour avoir le droit de s’enivrer du sentiment de la haine et de la vengeance une fois éveillé.

63.

Valeur du ravalement. — Beaucoup d’hommes, peut-être la grande majorité, ont absolument besoin, pour maintenir en eux le respect de soi-même et une certaine loyauté de conduite, de rabaisser dans leur idée et de ravaler tous les hommes qu’ils connaissent. Or comme les natures mesquines sont en majorité et qu’il importe beaucoup qu’elles aient cette loyauté ou la perdent, il s’ensuit…

64.

L’emporté. — On doit, vis-à-vis d’un homme qui s’emporte contre nous, se mettre en garde comme vis-à-vis d’un homme qui a une fois attenté à notre vie : car si nous vivons encore, cela tient à l’absence du pouvoir de tuer : si les regards suffisaient, c’en serait depuis longtemps fait de nous. C’est un trait de civilisation primitive, qui consiste à réduire quelqu’un au silence en rendant visible la férocité physique, en excitant la terreur. — De même, ce regard froid que les nobles ont vis-à-vis de leur serviteur est un reste des séparations de castes entre homme et homme, un trait d’antiquité primitive; les femmes, conservatrices de l’antique, ont aussi conservé plus fidèlement ce survival.

65.

Où peut conduire l’honnêteté. — Quelqu’un avait la fâcheuse habitude de s’expliquer à l’occasion très honnêtement sur les motifs par lesquels il agissait, et qui étaient aussi bons et aussi mauvais que les motifs de tous les hommes. Il excita d’abord du scandale, puis des soupçons, fut peu à peu tout à fait mis à l’index et déclaré au ban de la société, jusqu’à ce qu’enfin la justice s’avisât d’un être aussi réprouvé, dans des circonstances pour lesquelles elle n’a d’ordinaire pas d’yeux, ou bien les ferme. Le manque de discrétion sur le secret général et le penchant inexcusable à voir ce que personne ne veut voir — soi-même — le menèrent à la prison et à une mort prématurée.

66.

Punissable, jamais punis. — Notre crime envers les criminels consiste en ce que nous les traitons comme feraient des coquins.

67.

Sancta simpticitas de la vertu. — Toute vertu a des privilèges, par exemple celui d’apporter au bûcher d’un condamné son petit fagot à soi.

68.

Moralité et conséquence. — Ce ne sont pas seulement les spectateurs d’un acte qui en mesurent fréquemment la moralité ou l’immoralité à ses conséquences : non, l’auteur lui-même le fait. Car les motifs et les intentions sont rarement assez clairs et simples, et parfois même la mémoire semble troublée par les conséquences de l’acte, si bien que l’on attribue à sa propre action des motifs faux ou que l’on fait des motifs non essentiels les essentiels. Le succès donne souvent à un acte tout l’honnête éclat de la bonne conscience, un insuccès met l’ombre du remords sur l’action la plus respectable. De là naît la pratique connue du politique, qui dit : « Donnez-moi seulement le succès ; avec lui j’aurai mis de mon côté toutes les âmes honnêtes — et je me serai fait honnête à mes propres yeux. » — D’une manière analogue, on peut dire que le succès supplée à une raison meilleure. Aujourd’hui encore bien des hommes cultivés pensent que la victoire du christianisme sur la philosophie grecque est une preuve de la vérité plus grande du premier, — bien qu’en ce cas il n’y ait eu que triomphe de la grossièreté et de la violence sur l’intelligence et la délicatesse. Ce qu’il en est de cette vérité plus grande peut se conclure de ce fait, que le réveil des sciences a point pour point rejoint la philosophie d’Épicure, mais point pour point réfuté le christianisme.

69.

Amour et justice. — Pourquoi exalte-t-on l’amour aux dépens de la justice et dit-on de lui les plus belles choses, comme s’il était un être supérieur à elle ? N’est-il pas enfin évidemment plus bête qu’elle ? — Assurément, mais c’est justement ce qui le rend bien plus agréable à tous : il est aveugle et possède une riche corne d’abondance ; il en départit les dons à un chacun, même s’il ne les mérite point, même s’il n’en a pas la moindre gratitude. Il est impartial comme la pluie, qui, selon la Bible et l’expérience, trempe jusqu’aux os non seulement l’injuste, mais à l’occasion aussi le juste.

70.

Exécution. — Qu’est-ce qui fait que toute exécution nous choque plus qu’un meurtre ? C’est le sang-froid du juge, les préparatifs pénibles, l’idée qu’un homme est dans la circonstance employé comme moyen d’en effrayer d’autres. Car la faute n’est pas punie, même s’il y en avait une : elle réside dans les éducateurs, les parents, l’entourage, en nous, non dans le meurtrier — j’entends parler des circonstances déterminantes.

71.

L’Espérance. — Pandore emporta le vase rempli de maux et l’ouvrit. C’était le présent des dieux aux hommes, un présent beau d’apparence et séduisant, surnommé le « vase de bonheur ». Alors sortirent d’un vol tous les maux, êtres vivants ailés : depuis lors ils rôdent autour de nous et font tort à l’homme jour et nuit. Un seul mal n’était pas encore échappé du vase : alors Pandore, suivant la volonté de Zeus, remit le couvercle, et il resta dedans. Pour toujours, maintenant, l’homme a chez lui le vase de bonheur et pense merveilles du trésor qu’il possède en lui, il se tient à son service, il cherche à le saisir quand lui en prend l’envie ; car il ne sait pas que ce vase apporté par Pandore était le vase des maux, et tient le mal resté au fond pour la plus grande des félicités, — c’est l’Espérance. — Zeus voulait en effet que l’homme, quelques tortures qu’il endurât des autres maux, ne rejetât cependant point la vie, continuât à se laisser torturer toujours à nouveau. C’est pourquoi il donne à l’homme l’Espérance : elle est en vérité le pire des maux, parce qu’elle prolonge les tortures des hommes.

72.

Le pouvoir calorique moral est inconnu. — Le fait qu’on a ou n’a pas eu certains spectacles ou certaines impressions, par exemple d’un père injustement condamné, mis à mort ou martyrisé, d’une femme infidèle, d’une cruelle attaque d’ennemi, décide de ce que nos passions parviennent à la température d’incandescence et dirigent toute la vie, ou bien non. Nul ne sait où peuvent le mener les circonstances, la pitié, l’indignation, il ne connaît pas le degré de son pouvoir calorique. De misérables petites circonstances rendent misérable ; ce n’est pas ordinairement de la qualité des événements, mais de la quantité, que dépend la bassesse et l’élévation de l’homme, en bien et en mal.

73.

Le martyr malgré lui. — Il y avait dans un parti un homme qui était trop poltron et trop lâche pour jamais contredire ses camarades : on l’employait à tout, on obtenait de lui tout, parce qu’il tremblait devant la mauvaise opinion de ses coreligionnaires plus que devant la mort : c’était une pauvre âme faible. Ils le savaient, et grâce aux dites qualités, ils firent de lui un héros et finalement même un martyr. Le lâche avait beau dire intérieurement toujours Non, il disait toujours Oui des lèvres, même encore sur l’échafaud, lorsqu’il mourut pour les idées de son parti : c’est qu’à ses côtés était un de ses vieux compagnons, qui le tyrannisait de la parole et du regard, au point qu’il souffrit véritablement la mort de la manière la plus constante, et depuis il est célébré comme un martyr et un grand caractère.

74.

Échelle de mesure pour tous les jours. — On se trompera rarement si l’on ramène les actions extrêmes à la vanité, les médiocres à la coutume et les petites à la peur.

75.

Malentendu sur la vertu. — Celui qui a appris à connaître le défaut de vertu en union avec le plaisir, comme celui qui a derrière lui une jeunesse avide de jouissances, s’imagine que la vertu doit être unie au manque de plaisir. Celui au contraire qui a beaucoup souffert de ses passions et de ses vices aspire dans la vertu au repos et au bonheur de l’âme. Il se peut ainsi que deux vertueux ne s’entendent pas du tout.

76.

L’Ascète. — L’ascète fait de vertu nécessité.

77.

L’honneur transporté de la personne à la cause. — On honore généralement les actes d’amour et de sacrifice au profit du prochain, où qu’ils se montrent. On accroît par là l’estime des choses qui sont aimées de cette façon ou pour lesquelles on se sacrifie : bien qu’elles n’aient peut-être pas en soi beaucoup de valeur. Une armée vaillante gagne les convictions à la cause pour laquelle elle combat.

78.

L’ambition, succédané du sens moral. — Le sens moral peut ne pas faire défaut dans des natures qui n’ont pas d’ambition. Les ambitieux s’arrangent de leur côté sans lui, presque avec le même résultat. — C’est pourquoi les fils de familles modestes, qui répugnent à l’ambition, s’ils viennent à perdre le sens moral, deviennent d’ordinaire, par un progrès rapide, des chenapans finis.

79.

La vanité enrichit. — Que l’esprit humain serait pauvre sans la vanité! Mais avec elle il ressemble à un magasin bien rempli et toujours se remplissant à nouveau, lequel attire des chalands de toute espèce : ils peuvent y trouver presque tout, supposé qu’ils aient sur eux le genre de monnaie qui a cours (l’admiration).

80.

Vieillard et mort. — Abstraction faite des exigences qu’impose la religion, on est autorisé à se demander : pourquoi y aurait-il plus de gloire pour un homme devenu vieux, qui pressent la déchéance de ses forces, à attendre son lent épuisement et sa dissolution, qu’à se fixer lui-même un terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce cas une action toute proche et toute naturelle, qui, étant une victoire de la raison, devrait en équité exciter le respect : et le fait est qu’elle l’excitait, aux temps où les chefs de la philosophie grecque et les patriotes romains les plus courageux avaient coutume de mourir par suicide. Au contraire, la soif de se prolonger de jour en jour par la consultation inquiète des médecins et le régime de vie le plus pénible, sans la force de se rapprocher du terme propre de la vie, est beaucoup moins respectable. — Les religions sont riches en expédients contre la nécessité du suicide : c’est un moyen de s’insinuer par la flatterie chez ceux qui sont épris de la vie.

81.

Erreur du passif et de l’actif. — Lorsque le riche prend au pauvre un bien qui lui appartient (par exemple un prince qui enlève au plébéien sa maîtresse), il se produit une erreur chez le pauvre ; il pense que l’autre doit être bien abominable, pour lui prendre le peu qu’il possède. Mais l’autre est loin d’avoir un sentiment si profond d’un seul bien il ne peut donc pas se mettre comme il faut dans l’âme du pauvre et ne lui fait pas autant de tort que l’autre ne croit. Tous deux ont l’un de l’autre une idée fausse. L’injustice du puissant, qui révolte le plus dans l’histoire, n’est pas à beaucoup près aussi grande qu’elle paraît. Rien que le sentiment héréditaire d’être un être supérieur, aux droits supérieurs, donne assez de calme et laisse la conscience en repos ; nous-mêmes, tant que nous sommes, quand la différence entre nous et d’autres êtres est fort grande, nous n’avons plus aucun sentiment d’injustice et nous tuons une mouche, par exemple, sans remords. Ainsi ce n’est pas un signe de méchanceté chez Xerxès (que tous les Grecs même représentent comme éminemment noble), lorsqu’il prend à un père son fils et le fait couper en morceaux, pour avoir manifesté une méfiance inquiétante et de mauvais augure contre toute l’expédition : l’individu est en pareil cas écarté comme un insecte désagréable : il est placé trop bas pour pouvoir exciter des remords de longue durée chez un maître du monde. Non, l’homme cruel n’est jamais cruel dans la mesure où le croit celui qu’il maltraite ; sa conception de la douleur n’est pas la même que la souffrance de l’autre. Il en va de même avec les juges injustes, avec le journaliste qui, par de petites malhonnêtetés, égare l’opinion publique. La cause et la conséquence appartiennent, dans tous ces cas, à des groupes tout différents de sentiments et de pensées ; cependant, on suppose involontairement que l’auteur et la victime pensent et sentent de même, et conformément à cette supposition, on mesure la faute de l’un à la douleur de l’autre.

82.

La peau de l’âme. — De même que les os, les muscles, les entrailles et les vaisseaux sanguins sont enfermés dans une peau qui rend l’aspect de l’homme supportable, de même les émotions et les passions de l’âme sont enveloppés dans la vanité : c’est la peau de l’âme.

83.

Sommeil de la vertu. — Quand la vertu a dormi, elle se lèvera plus fraîche.

84.

Subtilité de la honte. — Les hommes ont honte, non pas d’avoir quelque vilaine pensée, mais bien s’ils se figurent qu’on leur attribue ces pensées vilaines.

85.

La méchanceté est rare. — La plupart des hommes sont bien trop occupés d’eux-mêmes pour être méchants.

86.

Le trébuchet de la balance. — On loue ou on blâme, suivant que l’un ou l’autre nous donne davantage l’occasion de faire briller notre force de jugement.

87.

Correction à Luc 18, 14. — Celui qui s’abaisse veut se faire élever.

88.

Interdiction du suicide. — Il y a un droit qui nous permet de prendre la vie à un homme, il n’y en a pas qui nous permette de lui prendre la mort : c’est pure cruauté.

89.

Vanité. — Nous nous soucions de la bonne opinion des hommes, d’abord parce qu’elle nous est utile, puis parce que nous voulons nous en faire des amis (les enfants de leurs parents, les écoliers de leurs maîtres et les gens bienveillants en général de tout le reste des hommes). C’est seulement quand la bonne opinion des hommes a du prix pour quelqu’un, abstraction faite de son avantage ou de son désir de faire plaisir, que nous parlons de vanité. Dans ce cas, l’homme veut se faire plaisir à lui-même, mais aux dépens des autres hommes, ou bien en les menant à se faire une fausse opinion de lui, ou bien vise à un degré de « bonne opinion » où elle doit devenir pénible à tous les autres (en excitant l’envie). L’individu veut d’ordinaire, par l’opinion d’autrui, accréditer et fortifier à ses propres yeux l’opinion qu’il a de soi ; mais la puissante accoutumance à l’autorité — accoutumance aussi vieille que l’homme — mène beaucoup de gens à appuyer même sur l’autorité leur propre foi en eux, partant à ne la recevoir que de la main d’autrui : ils se fient au jugement des autres plus qu’au leur propre. — L’intérêt qu’on prend à soi-même, le désir de se satisfaire, atteint chez le vaniteux un niveau tel qu’il conduit les autres à une estime de soi-même fausse, trop élevée, et qu’ensuite il s’en rapporte néanmoins à l’autorité des autres : ainsi il introduit l’erreur, et cependant y donne créance. — Il faut donc bien s’avouer que les vaniteux ne veulent pas tant plaire à autrui qu’à eux-mêmes, et qu’ils vont assez loin pour y négliger leur avantage : car ils mettent de l’importance souvent à mettre leurs semblables en des dispositions défavorables, hostiles, envieuses, partant désavantageuses pour eux, rien que pour avoir la satisfaction de leur Moi, le contentement de soi.

90.

Limites de la philanthropie. — Tout homme qui a décidé que l’autre est un imbécile, un mauvais gas, se fâche quand l’autre montre enfin qu’il ne l’est pas.

91.

Moralité larmoyante. — Que de plaisir donne la moralité ! Qu’on pense seulement à la mer d’agréables larmes qui a déjà coulé au récit de traits nobles, magnanimes ! — Cet attrait de la vie disparaîtrait si la croyance à l’irresponsabilité complète devenait dominante.

92.

Origine de la justice. — La justice (l’équité) prend sa source parmi des hommes à peu près également puissants, comme Thucydide l’a bien compris (dans l’effrayant dialogue entre les députés athéniens et méliens)[4]. C’est à savoir que : là où il n’y a pas de puissance clairement reconnue pour prédominante et où une lutte n’amènerait que des dommages réciproques sans résultat, naît l’idée de s’entendre et de traiter au sujet des prétentions de part et d’autre : le caractère de troc est le caractère initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l’autre, en ce que chacun reçoit ce qu’il met à plus haut prix que l’autre. On donne à chacun ce qu’il veut avoir, comme étant désormais sien, et en échange on reçoit l’objet de son désir. La justice est ainsi une compensation et un troc dans l’hypothèse d’une puissance à peu près égale : c’est ainsi qu’originairement la vengeance appartient au règne de la justice, elle est un échange. De même la reconnaissance. — La justice revient naturellement au point de vue d’un instinct de conservation judicieux, partant à l’égoïsme de cette réflexion : « À quoi bon me causer du dommage inutile, sans atteindre peut-être mon but ? » — Voilà pour l’origine de la justice. Parce que les hommes, conformément à leur habitude intellectuelle, ont oublié le but originel des actes dits justes, équitables, et surtout parce que durant des siècles les enfants ont été instruits à admirer et à imiter ces actes, peu à peu est née l’apparence qu’un acte juste serait un acte non égoïste : or c’est sur cette apparence que repose la haute estime qu’on en fait, laquelle,en outre, comme toute estime, est continuellement en train de s’élever encore ; car une chose haut prisée est recherchée, moyennant des sacrifices, imitée, multipliée, et grandit par le fait que le prix de la peine et du zèle que chacun y applique vient s’ajouter au prix de la chose même. — Que peu moral serait l’aspect du monde, sans la faculté d’oubli ! Un poète pourrait dire que Dieu a installé l’oubli comme huissier au seuil du temple de la dignité humaine.

93.

Du droit du plus faible. — Lorsque quelqu’un, par exemple une ville assiégée, se soumet sous condition à un plus puissant, la contre-condition est qu’on peut s’anéantir, incendier la ville, et ainsi causer une grosse perte au puissant. De la sorte, il se produit en ce cas une espèce d’égalité, qui peut servir de fondement à des droits. L’ennemi trouve son avantage à la conservation. — En ce sens, il y a aussi des droits entre esclaves et maîtres, c’est-à-dire juste dans la mesure où la possession de l’esclave est utile et importante pour son maître. Le droit s’étend originairement à la limite où l’un paraît à l’autre précieux, essentiel, imperdable, invincible, et cetera. En ce sens, le plus faible a encore des droits, mais moindres. De là le fameux unusquisque tantum juris habet, quantum potentia valet (ou plus exactement : quantum potentia valere creditur).

94.

Les trois phases de la moralité jusqu’à nos jours. — Le premier signe que l’animal est devenu homme est quand ses actes ne se rapportent plus au bien-être momentané, mais à des choses durables, lorsque, par conséquent, l’homme recherche l’utilité, l’appropriation à une fin : c’est là la première éclosion du libre gouvernement de la raison. Un degré supérieur est atteint, quand il agit d’après le principe de l’honneur ; grâce à lui, il se discipline, se soumet à des sentiments communs, et cela l’élève fort au-dessus de la phase où l’utilité entendue personnellement était son seul guide : il honore et veut être honoré, c’est-à-dire : il conçoit l’utile comme dépendant de son opinion sur autrui, de l’opinion d’autrui sur lui. Enfin il agit, au degré le plus élevé de la moralité jusqu’à nos jours, d’après sa propre mesure des choses et des hommes, lui-même décide pour lui et les autres ce qui est honorable, ce qui est utile ; il est devenu le législateur des opinions, conformément à la conception toujours plus développée de l’utile et de l’honorable. La science le rend capable de préférer le plus utile, c’est-à-dire l’utilité générale durable à l’utilité personnelle, la reconnaissance respectueuse d’une valeur générale durable à celle d’un moment ; il vit et agit comme un individu collectif.

95.

Morale de l’individu parvenu à maturité. — On a jusqu’ici regardé comme le caractère propre de la morale l’impersonnalité ; et l’on a démontré qu’au commencement la considération de l’utilité générale était la cause pourquoi l’on louait et l’on distinguait tous les actes impersonnels. N’y aurait-il pas lieu à une transformation importante de ces idées, maintenant que l’on s’aperçoit de mieux en mieux que c’est précisément dans les considérations les plus personnelles possibles que l’utilité générale est aussi la plus grande : si bien que justement la conduite la plus strictement personnelle répond à la conception actuelle de la moralité (entendue comme Utilité générale) ? Faire de soi une personne complète et, dans tout ce que l’on fait, se proposer son plus grand bien — cela va plus loin que ces misérables émotions et actions au profit d’autrui. À la vérité, nous souffrons tous encore du trop peu de respect de la personnalité en nous, elle est mal éduquée, — il faut nous l’avouer : on a plutôt violemment détourné d’elle notre pensée, pour l’offrir en sacrifice à l’État, à la Science, à Celui-qui-a-besoin-d’aide, comme si elle était l’élément mauvais qui devait être sacrifié. Aujourd’hui aussi, nous voulons travailler pour nos semblables, mais seulement dans la mesure où nous trouvons dans ce travail notre plus grand avantage propre, ni plus ni moins. Il s’agit seulement de savoir ce qu’on entend par son avantage ; c’est justement l’individu non mûri, non développé, grossier, qui l’entendra de la façon la plus grossière.

96.

Morale et moral. — Être moral, avoir des mœurs, avoir de la vertu, cela veut dire pratiquer l’obéissance envers une loi et une tradition fondées depuis longtemps. Que l’on s’y soumette avec peine ou de bon cœur, c’est là chose longtemps indifférente ; il suffit qu’on le fasse. Celui qu’on appelle « bon » est enfin celui qui par nature, à la suite d’une longue hérédité, partant facilement et volontiers, agit conformément à la morale, quelle qu’elle soit (par exemple se venger, si se venger fait partie, comme chez les anciens Grecs, des bonnes mœurs). On l’appelle bon parce qu’il est bon « à quelque chose » ; or, comme la bienveillance, la pitié, les égards, la modération, et cetera, finissent, dans le changement des mœurs, par être toujours sentis comme « bons à quelque chose », comme utiles, c’est plus tard le bienveillant, le secourable qu’on nomme de préférence « bon ». (À l’origine, c’étaient d’autres espèces plus importantes d’utilité qui occupaient le premier plan.) Etre méchant, c’est n’être « pas moral » (immoral), pratiquer l’immoralité, résister à la tradition, quelque raisonnable ou absurde qu’elle soit ; le dommage fait à la communauté (et au « prochain », qui y est compris) a d’ailleurs été, dans toutes les lois morales des diverses époques, ressenti principalement comme l’« immoralité » au sens propre, au point que, maintenant, le mot «  méchant » nous fait tout d’abord penser au dommage volontaire fait au prochain et à la communauté. Ce n’est pas entre « égoïste » et « altruiste » qu’est la différence fondamentale qui a porté les hommes à distinguer le moral de l’immoral, le bon du mauvais, mais bien entre l’attachement à une tradition, à une loi, et la tendance à s’en affranchir. La manière dont la tradition a pris naissance est à ce point de vue indifférente ; c’est en tout cas sans égard au bien et au mal ou à quelque impératif immanent et catégorique, mais avant tout en vue de la conservation d’une communauté, d’une race, d’une association, d’un peuple ; tout usage superstitieux qui doit sa naissance à un accident interprété à faux, produit une tradition qu’il est moral de suivre ; s’en affranchir est en effet dangereux, plus nuisible encore à la communauté qu’à l’individu (parce que la divinité punit le sacrilège et toute violation de ses privilèges sur la communauté et par ce moyen seulement sur l’individu). Or, toute tradition devient continuellement plus respectable à mesure que l’origine s’en éloigne, qu’elle est plus oubliée ; le tribut de respect qu’on lui doit va s’accumulant de génération en génération, la tradition finit par devenir sacrée et inspirer de la vénération ; et ainsi la morale de la piété est une morale en tout cas beaucoup plus antique que celle qui demande des actions altruistes.

97.

Le plaisir dans la morale. — Une espèce importante de plaisir, et par là de source de la moralité, provient de l’habitude. On fait l’habituel plus aisément, mieux, partant plus volontiers, on en ressent un plaisir, et l’on sait par l’expérience que l’habituel a fait ses preuves, qu’il a donc une utilité ; Une coutume avec laquelle on peut vivre est démontrée salutaire, profitable, en opposition à toutes les tentatives neuves, non encore éprouvées. La coutume est, par suite, l’union de l’agréable et de l’utile, en outre elle n’exige aucune réflexion. Sitôt que l’homme peut exercer une contrainte, il l’exerce pour conserver et propager ses coutumes, car à ses yeux elles sont la sagesse garantie. De même une communauté d’individus contraint chaque élément isolé à une même coutume. On commet là cette faute de raisonnement : parce qu’on se trouve bien d’une coutume, ou du moins parce que par son moyen on conserve son existence, cette coutume est nécessaire, car elle passe pour la possibilité unique dont on peut se bien trouver ; le bien-être de la vie semble ne provenir que d’elle. Cette conception de l’habituel comme condition d’existence est poussée jusqu’aux plus petits détails de la coutume : comme l’intelligence de la causalité véritable est très réduite chez les peuples et les civilisations de niveau peu élevé, on aspire avec une crainte superstitieuse à ce que tout aille du même pas que soi ; même là où la coutume est pénible, dure, lourde, elle est conservée en vue de son utilité supérieure apparente. On ne sait pas que le même degré de bien-être peut exister avec d’autres coutumes, et que même on peut atteindre des degrés plus élevés. Mais ce dont on se rend bien compte, c’est que toutes les coutumes, fût-ce les plus dures, deviennent avec le temps plus agréables et plus douces, et que le régime le plus sévère peut se tourner en habitude et par là en plaisir.

98.

Plaisir et instinct social. — Par ses rapports avec d’autres hommes, l’homme acquiert une nouvelle espèce de plaisir, qui s’ajoute aux sentiments de plaisir qu’il tire de lui-même ; par là il étend considérablement le domaine du plaisir en général. Peut-être bien des éléments qui rentrent dans ce genre lui sont-ils venus par héritage des animaux, lesquels éprouvent évidemment du plaisir quand ils jouent ensemble, par exemple la mère avec ses petits. D’autre part, qu’on réfléchisse aux rapports sexuels, qui font que toute femme presque paraît intéressante à tout homme en vue du plaisir, et réciproquement. Le sentiment de plaisir fondé sur les rapports humains fait en général l’homme meilleur ; la joie commune, le plaisir pris ensemble sont accrus ; ils donnent à l’individu de la sécurité, le rendent de meilleure humeur, dissolvent la méfiance, l’envie ; car on se sent mieux soi-même et l’on voit les autres se sentir mieux pareillement. Les manifestations de plaisir similaires éveillent l’image de la sympathie, le sentiment d’être des semblables : c’est ce que font aussi les souffrances communes, les mêmes orages, les mêmes dangers, les mêmes ennemis. C’est là-dessus sans doute que se fonde la plus ancienne association : elle a le sens d’une délivrance et d’une protection commune contre un déplaisir qui menace, au profit de chaque individu. Et de cette façon l’instinct social naît du plaisir.

99.

Ce qu’il y a d’innocence dans les actions dites méchantes. — Toutes les « méchantes » actions sont motivées par l’instinct de la conservation ou, plus exactement encore, par l’aspiration au plaisir et la fuite du déplaisir chez l’individu ; or, étant ainsi motivées, elles ne sont pas méchantes. « Faire du chagrin en soi » n’existe pas, en dehors du cerveau des philosophes, aussi peu que « faire du plaisir en soi » (la pitié au sens de Schopenhauer). Dans la condition sociale antérieure à l’État, nous tuons l’être, singe ou homme, qui veut prendre avant nous un fruit de l’arbre, juste quand nous avons faim et courons vers l’arbre : c’est ce que nous ferions encore de l’animal en voyageant dans des contrées sauvages. — Les mauvaises actions qui nous indignent aujourd’hui le plus reposent sur cette erreur, que l’homme qui les commet à notre égard aurait son libre arbitre : que par conséquent il aurait dépendu de son bon plaisir de ne pas nous faire ce tort. Cette croyance au bon plaisir éveille la haine, le plaisir de la vengeance, la malice, la perversion entière de l’imagination, au lieu que nous nous fâchons beaucoup moins contre un animal, parce que nous le considérons comme irresponsable. Faire du mal, non par instinct de conservation, mais par représailles — est la conséquence d’un jugement erroné, et par cela même également innocent. L’individu peut, dans les conditions sociales antérieures à l’État, traiter d’autres êtres avec dureté et cruauté pour les effrayer ; c’est qu’il veut assurer son existence par ces preuves effrayantes de sa puissance. Ainsi agit le violent, le puissant, le fondateur d’État primitif qui se soumet les plus faibles. Il en a le droit, comme l’État le prend encore aujourd’hui ; ou, pour mieux dire, il n’y a point de droit qui puisse l’empêcher. La première condition pour que s’établisse le terrain de toute moralité, c’est qu’un individu plus fort ou un individu collectif, par exemple la société, l’État, soumette les individus, par conséquent les tire de leur isolement et les réunisse en un lien commun. La moralité ne vient qu’après la contrainte, bien plus, elle est elle-même quelque temps encore une contrainte à laquelle on s’attache pour éviter le déplaisir. Plus tard, elle devient une coutume, plus tard encore une libre obéissance, enfin presque un instinct : alors elle est, comme tout ce qui est dès longtemps habituel et naturel, liée à du plaisir — et elle prend le nom de vertu.

100.

Pudeur. — La pudeur existe partout où il y a un « mystère » ; or c’est là une conception religieuse qui avait, aux plus anciens temps de la civilisation humaine, une grande extension. Partout il y avait des domaines limités, dont le droit divin interdisait l’accès, sauf sous certaines conditions : c’était tout d’abord une interdiction toute locale, en ce sens que certains emplacements ne pouvaient être foulés par le pied des profanes et que, dans leur voisinage, ceux-ci ressentaient épouvante et inquiétude. Ce sentiment fut de diverses façons transporté à d’autres objets, par exemple aux rapports sexuels, qui, étant un privilège et un adyton de l’âge plus mûr, devaient être soustraits aux regards de la jeunesse, pour son bien : la garde de ces rapports et leur sanctification étaient l’affaire de plusieurs divinités qui étaient censées placées en sentinelles dans l’appartement nuptial. (En langue turque, cet appartement s’appelle par cette raison Harem, « sanctuaire, » et par conséquent est désigné par le nom usité pour les portiques des mosquées). C’est ainsi que la royauté, centre d’où rayonne la puissance et l’éclat, est pour le sujet un mystère plein de secret et de pudeur : effet dont bien des restes se font encore sentir aujourd’hui chez des peuples qui ne comptent pas d’ailleurs parmi les pudiques. De même le monde entier des états intérieurs, ce qu’on appelle l’ « âme », est actuellement encore un mystère pour tous les non-philosophes, à la suite de ce que, pendant un temps infini, il fut cru digne d’une origine divine, de relations avec la divinité : il est par suite un adyton et éveille la pudeur.

101.

Ne jugez point. — On doit se garder, en considérant des époques anciennes, de s’engager dans un blâme injuste. L’injustice dans l’esclavage, la cruauté dans la sujétion de personnes et de peuples ne doivent pas se mesurer à notre mesure. Car en ce temps-là l’instinct de la justice n’était pas aussi développé. Qui osera reprocher au Genevois Calvin d’avoir fait brûler le médecin Servet ? Ce fut une action logique, qui découlait de ses convictions, et de même l’Inquisition avait sa justification. Qu’est-ce au reste que le supplice d’un seul homme en comparaison des éternels supplices de l’enfer pour presque tous ? Et cependant cette conception régnait alors par le monde entier, sans que l’horreur bien plus grande en fît un mal essentiel à l’idée d’un Dieu. Chez nous aussi, des sectaires politiques sont traités d’une manière dure et cruelle, mais étant accoutumés à croire à la nécessité de l’État, on ne sent pas en ce cas les cruautés autant que dans ceux où les conceptions nous répugnent. La cruauté envers les animaux qu’on trouve chez les enfants et chez les Italiens se ramène au défaut d’intelligence ; l’animal a été, particulièrement dans l’intérêt de la théorie cléricale, rejeté trop loin derrière l’homme. — Ce qui adoucit encore beaucoup d’horreurs et d’inhumanités dans l’histoire, auxquelles l’on voudrait à peine ajouter foi, c’est cette considération que l’ordonnateur et l’exécuteur sont des personnages différents : le premier n’a pas la vue du fait, ni par conséquent la forte impression sur l’imagination, le second obéit à un supérieur et se sent irresponsable. La plupart des princes et des chefs militaires font aisément, par le manque d’imagination, l’effet d’hommes cruels et durs sans l’être. — L’Égoïsme n’est pas méchant, parce que l’idée du « prochain » — le mot est d’origine chrétienne et ne correspond pas à la réalité — est en nous très faible ; et nous nous sentons libres et irresponsables envers lui presque comme envers la plante et la pierre. La souffrance d’autrui est chose qui doit s’apprendre : et jamais elle ne peut être apprise pleinement.

102.

« L’homme agit toujours bien… » — Nous ne nous plaignons pas de la Nature comme d’un être immoral, quand elle nous envoie un orage et nous mouille : pourquoi nommons-nous immoral l’homme qui nuit ? Parce que nous admettons ici une volonté libre s’exerçant arbitrairement, là une nécessité. Mais cette distinction est une erreur. En outre : il est des circonstances où nous n’appelons pas immoral même celui qui nuit intentionnellement ; on n’a pas de scrupule, par exemple, à tuer intentionnellement une mouche, simplement parce que son chant nous déplait, on punit intentionnellement le criminel et on le fait souffrir, pour nous garantir, nous et la Société. Dans le premier cas, c’est l’individu qui, pour se conserver ou même pour ne point prendre de déplaisir, fait souffrir intentionnellement : dans le second, c’est l’État. Toute morale admet le mal fait intentionnellement dans le cas de légitime défense : c’est-à-dire quand il s’agit de l’instinct de conservation ! Mais ces deux points de vue suffisent à expliquer toutes les mauvaises actions faites par des hommes contre des hommes : on veut se procurer du plaisir ou s’éviter de la peine ; dans l’un comme dans l’autre sens, il s’agit toujours de l’instinct de conservation. Socrate et Platon ont raison : quoi que l’homme fasse, il fait toujours le bien, c’est-à-dire ce qui lui semble bon (utile), selon son degré d’intelligence, l’étiage actuel de son raisonnement.

103.

« L’innocence de la méchanceté ». — La méchanceté n’a pas pour but en soi la souffrance d’autrui, mais sa propre jouissance, sous forme par exemple d’un sentiment de vengeance ou d’une forte excitation nerveuse. Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en arriver au sentiment agréable de la supériorité. Maintenant, l’immoralité consiste-t-elle à prendre du plaisir au déplaisir d’autrui ? La joie de nuire est-elle diabolique, comme le dit Schopenhauer ? Le fait est que nous prenons plaisir dans la nature à rompre des branches, à briser des pierres, à combattre les animaux sauvages, et cela, pour en tirer la conscience de notre force. Le fait de savoir qu’un autre souffre par nous rendrait donc immorale ici la même chose à l’égard de laquelle nous nous sentons autrement irresponsables ? Mais si on ne le savait pas, on n’y trouverait pas non plus le plaisir de sa supériorité ; celle-ci ne peut se manifester que dans la souffrance d’autrui, par exemple dans la taquinerie. Tout plaisir en lui-même n’est ni bon ni mauvais ; d’où viendrait alors cette distinction que, pour prendre plaisir à soi-même, on n’a pas le droit d’exciter le déplaisir d’autrui ? Uniquement du point de vue de l’utilité, C’est-à-dire de la considération des conséquences, d’un déplaisir éventuel, au cas où l’homme lésé, ou l’État qui le représente, ferait attendre un châtiment et une vengeance : cela seul peut à l’origine avoir fourni le motif pour s’interdire de tels actes. — La pitié a aussi peu le plaisir d’autrui pour but que, comme j’ai dit, la méchanceté ne se propose la douleur d’autrui en soi. Car elle cache au moins deux éléments (peut-être bien plus) de plaisir personnel et n’est sous cette forme que le contentement de soi : d’abord il y a le plaisir de l’émotion, telle qu’est la pitié dans la tragédie, puis, lorsqu’on passe à l’acte, le plaisir de se contenter en exerçant sa puissance. Pour peu qu’en outre une personne qui souffre nous soit très proche, nous nous ôtons à nous-mêmes une souffrance en accomplissant des actes de pitié. — Hormis quelques philosophes, les hommes ont toujours mis la pitié à un rang assez bas dans la série des sentiments moraux : à bon droit.

104.

Légitime défense. — Si l’on admet d’une façon générale la légitime défense pour morale, il faut admettre aussi presque toutes les manifestations de l’égoïsme dit immoral : on fait mal, on vole ou on tue pour se conserver ou pour se garantir, pour prévenir une infortune personnelle ; on ment lorsque la ruse et les détours sont le vrai moyen de satisfaire à l’instinct de conservation. Nuire à dessein, quand il s’agit de notre existence ou de notre sécurité (conservation de notre bien-être) est admis comme moral ; l’État lui-même nuit au même point de vue, quand il prononce une peine. Ce ne peut naturellement pas être dans l’action de nuire à son insu que réside l’immoralité : là, c’est le hasard qui règne. Y a-t-il donc une espèce d’action de nuire à dessein où il ne s’agisse pas de notre existence, de la conservation de notre bien-être ? Y a-t-il une manière de nuire à dessein par méchanceté pure, par exemple dans la cruauté ? Si l’on ne sait pas le mal que fait son acte, ce n’est pas un acte de méchanceté ; ainsi l’enfant à l’égard de l’animal n’est pas pervers, n’est pas méchant : il l’éprouve et le détruit comme son joujou. Mais sait-on jamais pleinement le mal qu’un acte fait à autrui ? La limite où s’étend l’action de notre système nerveux est celle où nous nous garons de la douleur : si elle s’étendait plus loin, jusque dans nos semblables, nous ne ferions de mal à personne (sauf dans les cas où nous nous en faisons à nous-mêmes, où par exemple nous nous taillons pour notre guérison, nous nous fatiguons et faisons des efforts pour notre santé). Nous concluons par analogie que quelque chose fait mal à quelqu’un et, par le souvenir et la force de l’imagination, nous pouvons en souffrir nous-mêmes. Mais quelle différence il reste toujours entre le mal de dents et le mal (pitié) qu’excite la vue du mal de dents ! Ainsi : lorsqu’on nuit soi-disant par méchanceté, le degré de la douleur causée nous est dans tous les cas inconnu ; or dans la mesure où il y a plaisir à l’acte (sentiment de sa propre puissance, de sa propre forte excitation), l’acte se fait pour conserver le bien-être de l’individu et tombe ainsi sous le même point de vue que la légitime défense, le mensonge légitime. Sans plaisir, point de vie ; le combat pour le plaisir est le combat pour la vie. De savoir si l’individu livre ce combat de sorte que les hommes l’appellent bon ou de sorte qu’ils l’appellent mauvais, c’est une question que décident le niveau et la nature de son intelligence.

105.

La justice rétributive. — Qui a pleinement saisi la théorie de l’irresponsabilité complète ne peut plus ranger sous la catégorie de justice ce que l’on appelle justice des peines et des récompenses : à supposer que la justice consiste à donner à chacun ce qui lui appartient. Car celui qui est puni ne mérite pas la punition ; il est seulement employé comme un moyen de détourner dorénavant de certains actes par la terreur ; de même celui que l’on récompense ne mérite pas la récompense : le fait est qu’il ne pouvait pas agir autrement qu’il n’a agi. Ainsi la récompense n’a d’autre sens que celui d’un encouragement pour lui et pour d’autres, afin de fournir un motif d’actions futures ; l’éloge s’accorde à celui qui court dans la carrière, non à celui qui est au but. Ni peine ni récompense ne sont choses qui reviennent à chacun comme lui appartenant ; elles lui sont données par des raisons d’utilité, sans qu’il ait à y prétendre avec justice. Il faut aussi bien dire : « Le sage ne récompense pas parce qu’il a été bien agi », que l’on a dit : « Le sage ne punit pas parce qu’il a été mal agi, mais pour qu’il ne soit plus mal agi. » Si peine et récompense disparaissaient, il disparaîtrait aussi les motifs les plus puissants qui détournent de certains actes, conduisent à certains actes ; l’utilité des hommes en exige le maintien ; et étant donné que peine et récompense, que blâme et éloge agissent de la manière la plus sensible sur la vanité, cette même utilité exige aussi le maintien de la vanité.

106.

Au bord de la Cascade. — En contemplant une chute d’eau, nous croyons voir dans les innombrables ondulations, serpentements, brisements des vagues, liberté de la volonté et caprice ; mais tout est nécessité, chaque mouvement peut se calculer mathématiquement. Il en est de même pour les actions humaines ; on devrait pouvoir calculer d’avance chaque action, si l’on était omniscient, et de même chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. L’homme agissant lui-même est, il est vrai, dans l’illusion du libre arbitre ; si à un instant la roue du monde s’arrêtait et qu’il y eût là une intelligence calculatrice omnisciente pour mettre à profit cette pause, elle pourrait continuer à calculer l’avenir de chaque être jusqu’aux temps les plus éloignés et marquer chaque trace où cette roue passera désormais. L’illusion sur soi-même de l’homme agissant, la conviction de son libre arbitre, appartient également à ce mécanisme, qui est objet de calcul.

107.

Irresponsabilité et innocence. — La complète irresponsabilité de l’homme à l’égard de ses actes et de son être est la goutte la plus amère que le chercheur doit avaler, lorsqu’il a été habitué à voir dans la responsabilité et le devoir les lettres de noblesse de l’humanité. Toutes ses appréciations, ses désignations, ses penchants sont par là devenus sans valeur et faux : son sentiment le plus profond, celui qu’il portait au martyr, au héros, a pris la valeur d’une erreur ; il n’a plus le droit de louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer et de blâmer la nature et la nécessité. De même qu’il aime une belle œuvre, mais ne la loue pas, parce qu’elle ne peut rien par elle-même ; tel il est devant une plante, tel il doit être devant les actions des hommes, devant les siennes propres. Il peut en admirer la force, la beauté, la plénitude, mais il ne lui est pas permis d’y trouver du mérite : le phénomène chimique et la lutte des éléments, les tortures du malade qui a soif de guérison sont juste autant des mérites que ces luttes et ces détresses de l’âme où l’on est tiraillé par divers motifs en divers sens, jusqu’à ce qu’enfin on se décide pour le plus puissant — comme on dit (mais en réalité, jusqu’à ce que le plus puissant décide de nous). Mais tous ces motifs, quelque grands noms que nous leur donnions, sont sortis des mêmes racines où nous croyons que résident les poisons malfaisants ; entre les bonnes et les mauvaises actions, il n’y a pas une différence d’espèce, mais tout au plus de degré.Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimées : les mauvaises actions sont de bonnes actions grossièrement, sottement accomplies. Un seul désir de l’individu, celui de la jouissance de soi-même (uni à la crainte d’en être frustré), se satisfait dans toutes les circonstances, de quelque façon que l’homme puisse, c’est-à-dire doive agir ; que ce soit en actes de vanité, de vengeance, de plaisir, d’intérêt, de méchanceté, de perfidie, que ce soit en actes de sacrifice, de pitié, de recherche scientifique. Les degrés du jugement décident dans quelle direction chacun se laissera entraîner par ce désir ; il y a continuellement présente à chaque société, à chaque individu,une hiérarchie des biens d’après laquelle il détermine ses actes et juge ceux d’autrui. Mais cette échelle de mesure se transforme continuellement, beaucoup d’actes s’appellent méchants et ne sont que bêtes, parce que le niveau de l’intelligence qui s’est décidée pour eux était très bas. Mieux encore, en un certain sens, aujourd’hui encore tous les actes sont bêtes, parce que le niveau le plus élevé de l’intelligence humaine qui peut être atteint actuellement sera sûrement encore dépassé : et alors, en regardant en arrière, toute notre conduite et tous nos jugements paraîtront aussi bornés et irréfléchis que la conduite et les jugements de peuplades sauvages arriérées nous apparaissent aujourd’hui bornés et irréfléchis. — Se rendre compte de tout cela peut causer une profonde douleur, mais il y a une consolation : ces douleurs là sont des douleurs d’enfantement. Le papillon veut briser son enveloppe, il la déchiquette, il la déchire : alors vient l’aveugler et l’enivrer la lumière inconnue, l’empire de la liberté. C’est dans des hommes qui sont capables de cette tristesse — qu’ils seront peu — que se fait le premier essai de savoir si l’humanité, de morale qu’elle est, peut se transformer en sage. Le soleil d’un Évangile nouveau jette son premier rayon sur les plus hauts sommets dans les âmes de ces isolés : là les nuages s’accumulent plus épais que partout ailleurs, et côte à côte règnent la clarté la plus pure et le plus sombre crépuscule. Tout est nécessité — ainsi parle la science nouvelle : et cette science elle-même est nécessaire. Tout est innocence : et la science est la voie qui mène à pénétrer cette innocence. Si la volupté, l’égoïsme, la vanité sont nécessaires à la production des phénomènes moraux et de leur floraison la plus haute, le sens de la vérité et de la justice de la connaissance ; si l’erreur et l’égarement de l’imagination a été l’unique moyen par lequel l’humanité pouvait s’élever peu à peu à ce degré d’éclairement et d’affranchissement de soi-même — qui oserait être triste d’apercevoir le but où mènent ces chemins ? Tout dans le domaine de la morale est modifié, changeant, incertain, tout est en fluctuation, il est vrai : mais aussi tout est en cours : et vers un seul but. L’habitude héréditaire des erreurs d’appréciation, d’amour, de haine, a beau continuer d’agir en nous, sous l’influence de la science en croissance elle se fera plus faible : une nouvelle habitude, celle de comprendre, de ne pas aimer, de ne pas haïr, de voir de haut, s’implante insensiblement en nous dans le même sol et sera, dans des milliers d’années, peut-être assez puissante pour donner à l’humanité la force de produire l’homme sage, innocent (ayant conscience de son innocence), aussi régulièrement qu’elle produit actuellement l’homme non sage, injuste, ayant conscience de sa faute — c’est-à-dire l’antécédent nécessaire, non pas l’opposé de celui-là.


CHAPITRE III


LA VIE RELIGIEUSE



108.

La double lutte contre le mal. — Quand un mal nous atteint, on peut en venir à bout ou bien en en supprimant la cause, ou bien en modifiant l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc, par un changement du mal en un bien, dont l’utilité ne se révélera peut-être que plus tard. La Religion et l’Art (ainsi que la philosophie métaphysique) s’efforcent de provoquer le changement de sensation, soit par le changement de notre jugement sur les faits de notre vie (par exemple à l’aide du principe : « Dieu châtie celui qu’il aime »), soit en éveillant un plaisir tiré de la douleur, de l’émotion en général (c’est d’où l’art du tragique prend son point de départ). Plus un individu a de penchant à interpréter et à justifier, moins il prendra en considération les causes du mal et moins il les écartera ; l’adoucissement et l’assoupissement momentanés, comme ils sont employés par exemple pour le mal de dents, lui suffisent même dans les souffrances les plus graves. Plus l’empire des religions et de tous les arts de narcotisme perd de terrain, plus strictement les hommes se proposent la véritable suppression des maux, ce qui tombe, il est vrai, mal pour les poètes tragiques — car on trouve pour la tragédie toujours moins de matière, parce que le domaine du destin impitoyable, inéluctable, se fait toujours plus étroit, — mais plus mal encore pour les prêtres : car ceux-ci n’ont vécu jusqu’ici que de l’assoupissement des maux humains.

109.

Connaissance est douleur. — Qu’on aimerait à faire de ces affirmations fausses des homines religiosi, qu’il y a un Dieu, qu’il exige de nous le bien, qu’il est surveillant et témoin de toute action, de tout moment, de toute pensée, qu’il nous aime, que dans tout malheur il veut notre plus grand bien, — qu’on aimerait à en faire l’échange contre des vérités qui seraient aussi salutaires, calmantes et bienfaisantes que ces erreurs ! Mais de telles vérités n’existent pas ; la philosophie peut tout au plus leur opposer à son tour des apparences métaphysiques (au fond, également des faussetés). Mais c’est justement ce qui fait la tragédie, qu’on ne peut croire ces dogmes de la religion et de la métaphysique, si l’on a dans la tête et le cœur la stricte méthode de la vérité, et d’un autre côté, qu’on est devenu, par l’évolution de l’humanité, assez tendre, excitable, passionné, pour avoir absolument besoin de moyens de salut et de consolation du genre le plus élevé ; d’où vient ainsi le danger que l’homme s’ensanglante au contact de la vérité reconnue, plus exactement : de l’erreur pénétrée. C’est ce qu’exprime Byron en vers immortels :

Sorrow is knowledge : they who know the most
must mourn the deepest o’er the fatal truth,
the Tree of Knowledge is not that of Life[5].

Contre de tels soucis, aucun moyen n’est d’un secours meilleur que d’évoquer la magnifique frivolité d’Horace, au moins pour les pires erreurs et les éclipses du soleil de l’âme, et de se dire à soi-même avec lui :

Quid aeternis minorem
Consiliis animam fatigas ?
Cur non sub alta vel platano vel hac
Pinu jacentes[6]

Mais assurément frivolité ou mélancolie de tout degré vaut mieux qu’un recul romantique et une retraite en bon ordre, un rapprochement avec le christianisme, sous quelque forme que ce soit : car avec lui on ne peut, suivant l’état actuel de la connaissance, décidément plus s’entendre, sans souiller incurablement sa conscience intellectuelle et la trahir vis-à-vis de soi-même et d’autrui. Ces douleurs peuvent être assez pénibles : mais on ne peut sans douleur devenir un guide et un éducateur de l’humanité ; et malheur à celui qui voudrait l’essayer et n’avoir plus cette pure conscience !

110.

La vérité dans la religion. — Dans la période de raisonnement, on n’a pas été juste envers l’importance de la religion, il n’y a pas à en douter : mais il est aussi assuré que, dans la réaction contre le raisonnement qui suivit, on dépassa de nouveau la justice d’un grand pas, en traitant les religions avec amour, même avec passion, et en leur attribuant par exemple une profonde compréhension du monde, que dis-je ? la plus profonde de toutes ; que la science n’aurait qu’à dépouiller du vêtement dogmatique pour posséder la « vérité » sous une forme non mythique. Les religions doivent donc — telle était l’affirmation des adversaires de l’explication — exprimer sensu allegorico, par égard à l’intelligence de la masse, cette sagesse de toute antiquité, qui est la sagesse en soi, en ce sens que toute véritable science de l’âge moderne aurait ramené à elle au lieu d’éloigner d’elle : de sorte qu’entre les plus anciens sages de l’humanité et tous ceux qui suivirent régnerait une harmonie et même une identité de vues, et qu’un progrès des connaissances — supposé qu’on voulût en parler — se rapporterait non pas au principe, mais à sa communication. Toute cette conception de la religion et de la science est erronée à fond ; et personne n’oserait s’en déclarer partisan aujourd’hui encore, si l’éloquence de Schopenhauer ne l’avait prise sous sa garde : cette éloquence à la voix claire et qui pourtant ne parvient à ses auditeurs qu’après un âge d’hommes. S’il est certain qu’on peut, de l’explication religioso-morale de l’homme et du monde par Schopenhauer, tirer beaucoup de profit pour l’intelligence du christianisme et d’autres religions, aussi est-il certain que, sur la valeur de la religion pour la connaissance, il s’est trompé. Lui-même n’était en cela qu’un élève trop docile des maîtres de la science de son temps, qui sacrifiaient tous de concert au romantisme et avaient abdiqué l’esprit de raisonnement né à notre époque actuelle, il n’aurait pu du tout parler du sensus allegoricus de la religion, il aurait plutôt rendu hommage à la vérité, comme il en avait coutume, en ces termes : jamais encore religion n’a, ni médiatement ni immédiatement, ni en dogme ni en parabole, contenu une vérité. Car c’est de l’inquiétude et du besoin que chacune est née, c’est sur les erreurs de la raison qu’elle s’est insinuée dans l’existence ; elle a peut-être parfois, étant mise en péril par la science, introduit mensongèrement dans son système une théorie philosophique, afin qu’on l’y trouvât plus tard établie : mais c’est là un tourdethéologiens, du temps où une religion doute déjà d’elle-même. Ces tours de la théologie, qui, à la vérité, ont été pratiqués de bonne heure dans le christianisme, religion d’un âge érudit, pénétré de philosophie, ontconduit à cette superstition du sensus allegoricus, mais plus encore la coutume des philosophes (notamment des amphibies, philosophes poètes et artistes philosophants) de traiter d’une façon générale tous les sentiments qui se trouvaient en eux comme essence fondamentale de l’homme, et d’attribuer ainsi à leurs propres sentiments religieux une influence considérable sur la construction de leurs systèmes. Comme les philosophes philosophaient plus d’une fois sous l’influence traditionnelle d’habitudes religieuses, ou du moins sous l’empire hérité de longue date de ce fameux « besoin métaphysique », ils arrivaient à des opinions théoriques qui avaient en effet avec les opinions religieuses, judaïques ou chrétiennes ou indiennes, un grand air de ressemblance, — comme les enfants en ont d’habitude avec leurs mères : sauf que, dans ce cas, les pères ne s’expliquaient pas clairement, en voyant cette maternité, comment cela pouvait bien se faire, — mais, dans l’innocence de leur admiration, inventaient des fables sur la ressemblance de famille de la Religion et de la Science. En réalité, il n’existe entre les religions et la science véritable ni parenté, ni amitié, ni même inimitié : elles vivent sur des planètes différentes. Toute philosophie qui fait place dans l’obscurité de ses vues dernières à l’éclat d’une queue de comète religieuse rend suspect en soi tout ce qu’elle propose comme science : tout cela est également de la religion, quoique sous le déguisement de la science. — Au demeurant : si tous les peuples étaient d’accord sur certaines matières religieuses, par exemple l’existence d’un Dieu (ce qui, par parenthèse, n’est pas vrai dans l’espèce), cela ne serait toujours qu’un argument contre ces matières affirmées, par exemple l’existence d’un Dieu : le consensus gentium et généralement hominum ne peut équitablement servir de garant qu’à une bêtise. Au contraire, il n’y a pas du tout de consensus omnium sapientium, à l’égard d’une seule matière, sauf cette exception dont parle le vers de Goethe :


Tous les plus sages de tous les temps
Sourient et hochent la tête et sont d’accord pour dire ;
Folie, de s’entêter à l’amélioration des fous !
Enfants de la sagesse, ô tenez les sots
Juste pour des sots, ainsi qu’il convient !

Soit dit sans vers ni rime et appliqué à notre cas : le consensus sapientium consiste à tenir le consensus gentium pour une bêtise.

111.

Origine du culte religieux. — Si nous nous reportons dans les temps où la vie religieuse fleurissait le plus fort, nous trouvons une conviction fondamentale que nous ne partageons plus, et par là nous nous voyons une fois pour toutes fermées les portes de la vie religieuse : elle concerne la nature et les relations avecelle. On ne sait dans ces temps-là rien encore des lois naturelles ; ni pour la terre ni pour le ciel il n’y a de nécessité ; une saison, le lever du soleil, la pluie, peut venir ou bien aussi manquer. Il y a manque absolu detoute conception de causalité naturelle. Si l’on rame, ce n’est pas la rame qui meut le navire, mais ramer n’est qu’une cérémonie magique par laquelle on contraint un démon à mouvoir le vaisseau. Toutes les maladies, la mort elle-même, sont le résultat d’influences magiques. Il n’y a jamais, dans la maladie et la mort, de marche naturelle ; l’idée de « développement naturel » manque entièrement ; elle ne commence à paraître que chez les anciens Grecs, c’est à-dire dans une phase très tardive de l’humanité, dans la conception de la Moira qui irône au-dessus des dieux. Quand un homme tire de l’arc, il y a toujours près de lui une main et une force irrationnelles ; les sources jaillissent-elles soudainement, on pense d’abord à des démons souterrains et à leurs artifices ; ce doit être la flèche d’un dieu sous l’action invisible de laquelle un homme tombe tout d’un coup. Dans les Indes, un menuisier a coutume (selon Lubbock) d’offrir des sacrifices à son marteau, à sa hache et à ses autres outils ; un brahmane traite de même le roseau dont il écrit, un soldat les armes qu’il emploie en campagne, un maçon sa truelle, un laboureur sa charrue. Toute la nature est, dans la conception d’hommes religieux, un total d’actes d’êtres conscients et voulants, un énorme composé de caprices. Il n’y a lieu, à l’égard de tout ce qui est hors de nous, à aucune conclusion que quelque chose sera de telle ou telle façon, doit arriver de telle ou telle façon ; ce qu’il y a de presque sûr, ce qui est objet de calcul, c’est nous : l’homme est la règle, la nature l’absence de règle — cette proposition enferme la conviction fondamentale qui domine les antiques civilisations grossières, productrices en religion. Nous autres hommes d’à présent, nous sentons juste au rebours : plus l’homme se sent maintenant riche intérieurement, plus polyphone se fait la musique et le bruit de son âme, plus puissamment agit sur lui l’unité de la nature ; nous reconnaissons tous avec Gœthe dans la nature le grand moyen d’équilibre pour les âmes modernes, nous entendons le battement de pendule de cette grande horloge avec une aspiration au repos, au recueillement et au calme, comme si nous pouvions nous imbiber de cette unité et par là seulement arriver à la jouissance de nous-mêmes. Autrefois c’était l’opposé : si nous songeons aux états grossiers et primitifs des peuples ou si nous voyons de près les sauvages actuels, nous les trouvons déterminés de la manière la plus forte par la loi, la tradition : l’individu y est lié presque automatiquement et se meut avec la régularité d’une pendule. Pour lui la nature — l’inconcevable, la terrible, la mystérieuse nature — doit apparaître comme l’empire de la liberté, de l’arbitraire, de la puissance supérieure, même absolument comme un degré de l’être au-dessus de l’homme, comme Dieu. Mais alors chaque individu, dans des temps et des états pareils, sent que son existence, son bonheur, celui de sa famille, de l’État, le succès de toutes les entreprises, dépendent de ces caprices de la nature : quelques phénomènes naturels doivent se produire en temps opportun, d’autres en temps opportun manquer. Comment exercer une influence sur ces effrayants inconnus, comment lier l’empire de la liberté ? Voilà ce qu’on se demande, ce qu’on cherche anxieusement : n’y a-t-il donc pas de moyens de rendre ces puissances aussi réglées par une tradition et une loi, que tu es réglé toi-même ? — La réflexion des hommes qui croient à la magie et au miracle aboutit à imposer une loi à la nature et, pour parler bref, le culte religieux est le résultat de cette réflexion. Le problème que ces hommes se proposent est, de la façon la plus étroite, apparenté à celui-ci : comment la race plus faible peut-elle dicter cependant des lois à la plus forte, la déterminer, diriger ses actions (à l’égard de la plus faible) ? On pensera d’abord à la plus innocente espèce de contrainte, cette contrainte que l’on exerce quand on a gagné la sympathie de quelqu’un. Par des supplications et des prières, par la soumission, par l’obligation à des présents et des offrandes réguliers, par des célébrations flatteuses, il est donc aussi possible d’exercer une contrainte sur les puissances de la nature, étant donné qu’on se les est rendues sympathiques : l’amour enchaîne et est enchaîné. Alors on peut conclure des contrats, dans lesquels on s’oblige réciproquement à une conduite déterminée, on donne des gages et on échange des serments. Mais bien plus importante est une espèce de contrainte plus forte, par la magie et l’enchantement. De même que l’homme, avec l’aide de l’enchanteur, sait causer du dommage à un ennemi quoique plus fort, et le tient dans l’angoisse devant lui, de même que le philtre d’amour agit au loin, ainsi l’homme plus faible croit pouvoir déterminer aussi les esprits plus puissants de la nature. Le principal moyen d’enchantement est d’avoir en sa puissance quelque chose qui est la propriété de quelqu’un, des cheveux, des clous, quelque mets de sa table, voire même son image, son nom. Ainsi muni on peut procéder à l’enchantement ; car la supposition fondamentale est : à tout être spirituel appartient quelque chose de corporel ; par son aide on est capable d’enchaîner l’esprit, de lui faire tort, de l’anéantir ; l’élément corporel donne la prise avec laquelle on peut saisir le spirituel. De même donc que l’homme influence l’homme, de même il influence aussi un esprit de la nature quelconque ; car celui-ci aussi a son élément corporel, par où il est à saisir. L’arbre et, comparé avec lui, le germe dont il est sorti, — ce parallèle énigmatique semble prouver que dans l’une et l’autre forme un seul et même esprit s’est incorporé, tantôt petit, tantôt grand. Une pierre qui roule soudain est le corps dans lequel agit un esprit ; si sur une plaine isolée se trouve un bloc énorme, il paraît impossible de penser à une force humaine qui l’aurait transporté là, c’est donc la pierre qui s’est amenée de son mouvement propre, autrement dit : il fautqu’elle donne asile à un esprit. Tout ce qui a un corps est accessible à l’enchantement, partant aussi les esprits de la nature. Si un dieu est directement lié à son image, on peut donc aussi exercer contre lui une contrainte tout à fait directe (en refusant de le nourrir par les sacrifices, en le flagellant, en le mettant aux liens, etc.). Les petites gens en Chine, pour arracher la faveur de leur dieu qui leur fait défaut, attachent avec des chaînes l’image de celui qui les a abandonnés, la mettent en pièces, la traînent par les rues à travers les amas de fumier et d’ordures. « Chien d’esprit, disent-ils, nous t’avons fait habiter un temple magnifique, nous t’avons joliment doré, nous t’avons bien engraissé, nous t’avons offert les sacrifices, et cependant tu es si ingrat. » De pareilles mesures de rigueur contre des images de saints et de la Mère de Dieu, quand ils ne voulaient pas faire leur devoir, en temps par exemple de peste et de sécheresse, se sont produites encore pendant ce siècle dans des pays catholiques.

Toutes ces relations magiques avec la nature donnent naissance à d’innombrables cérémonies ; et enfin, quand le brouillamini en est devenu trop grand, on s’efforce de les ordonner, de les systématiser, de façon que l’on croit s’assurer la marche favorable de tout le cours de la nature, notamment de la grande révolution annuelle, par la marche correspondante d’un système de procédure. Le sens du culte religieux est de déterminer et d’enrôler la nature au profit de l’homme, par conséquent de lui imprimer un caractère de légalité qu’elle n’a pas d’avance, au lieu qu’à l’époque actuelle c’est la légalité de la nature qu’on veut connaître pour pénétrer en elle. Bref, le culte religieux repose sur les idées d’enchantement d’homme à homme ; et l’enchanteur est plus ancien que le prêtre. Mais il repose aussi sur d’autres idées plus nettes ; il suppose les relations sympathiques d’homme à homme, l’existence de la bienveillance, de la reconnaissance, de l’audience accordée aux suppliants, des contrats entre ennemis, du prêt des garanties, du droit à la protection de la propriété. L’homme, même à des degrés très inférieurs de civilisation, n’est pas vis-à-vis de la nature dans la situation d’un faible esclave, il n’en est pas nécessairement le serviteur passif : au degré grec de religion, principalement dans les rapports avec les dieux olympiens, on doit même penser à l’existence commune de deux castes, l’une plus noble, plus puissante, et l’autre moins noble ; mais toutes deux s’appartiennent en quelque sorte par leur origine et sont d’une seule espèce, elles n’ont pas à rougir l’une de l’autre. Là est la noblesse de la religiosité grecque.

112.

À propos de certains antiques appareils de sacrifice. — Combien de sentiments sont perdus pour nous, on peut le voir, par exemple, dans l’union de la farce, même de l’obscénité, avec le sentiment religieux : le sentiment de la possibilité de ce mélange disparaît, nous ne comprenons plus qu’historiquement qu’il a existé, dans les fêtes de Déméter et de Dionysos, dans les Jeux de Pâques elles mystères chrétiens: mais enfin nous reconnaissons encore le sublime allié au burlesque et choses analogues, le touchant combiné avec le ridicule : c’est ce que peut-être un âge postérieur ne comprendra plus davantage.

113.

Le Christianisme comme antiquité. — Lorsque, par un matin de dimanche, nous entendons vibrer les vieilles cloches, nous nous demandons : Est-ce bien possible ! cela se fait pour un Juif crucifié il y a deux mille ans, qui se disait le Fils de Dieu. La preuve d’une pareille affirmation manque. — Assurément la religion chrétienne est dans nos temps une antiquaille subsistante d’un temps fort reculé, et le fait que l’on donne généralement créance à son affirmation, — tandis qu’on est d’ailleurs devenu si sévère dans l’examen des assertions — est peut-être la pièce la plus antique de l’héritage. Un Dieu qui fait des enfants à une mère mortelle ; un sage qui recommande de ne plus travailler, de ne plus tenir d’assises, mais d’être attentif aux signes de la fin du monde imminente ; une justice qui accepte l’innocent comme victime suppléante ; quelqu’un qui commande à ses disciples de boire son sang ; des prières pour obtenir des miracles ; des péchés commis contre un Dieu, expiés par un Dieu ; la peur d’un au-delà, dont, la mort est la porte ; la figure de la croix comme symbole, dans un temps qui ne connaît plus la signification et la honte de la croix — quel vent de frisson nous arrive de tout cela, comme sortant du sépulcre de passés très antiques ! Croirait-on que l’on croie encore à pareille chose ?

114.

Ce qui n’est pas grec dans le Christianisme. — Les Grecs ne voyaient pas les dieux homériques au-dessus d’eux comme des maîtres, et eux-mêmes au-dessous des dieux comme des valets, ainsi que les Juifs. Ils ne voyaient en eux que le mirage des exemplaires les plus réussis de leur propre caste, partant un idéal, et non le contraire de leur propre être. On se sent parents les uns des autres, il se forme un intérêt réciproque, une espèce de symmachie. L’homme prend une noble idée de soi quand il se donne de pareils dieux, et se place dans une relation semblable à celle de la petite noblesse à la grande ; au lieu que les peuples italiens avaient une vraie religion de paysans, en continuelle inquiétude vis-à-vis de puissances malignes et capricieuses et d’esprits-bourreaux. Là où les dieux olympiens reculaient, la vie grecque aussi était plus sombre et plus inquiète. — Le christianisme, au contraire, écrasait et brisait l’homme complètement et l’enfouissait comme en un bourbier profond : dans le sentiment d’une entière abjection, il faisait alors tout d’un coup briller l’éclat d’une miséricorde divine, si bien que l’homme surpris, étourdi de la grâce, poussait un cri de ravissement et pour un instant croyait porter en soi le ciel tout entier. C’est à cet excès maladif du sentiment, à la profonde corruption de tête et de cœur qu’il nécessite, que poussent, toutes les inventions psychologiques du christianisme : il veut anéantir, briser, étourdir, enivrer, il n’y a qu’une chose qu’il ne veut point : la mesure, et c’est pour cela qu’il est, au sens le plus profond, barbare, asiatique, sans noblesse, non-grec.

115.

Être religieux avec avantage. — Il y a des gens honnêtes et bons commerçants, que la religion galonné comme d’un liseré d’humanité supérieure : ceux-là font très bien d’être religieux, cela les embellit. — Tous les hommes qui ne s’entendent pas à quelque métier des armes — la parole et la plume étant comprises parmi les armes — sont serviles : pour de telles gens, la religion chrétienne est fort utile, car la servilité prend alors l’aspect de vertus chrétiennes et en est étonnamment embellie. — Des gens à qui leur vie journalière apparaît trop vide et monotone deviennent acilement religieux ; cela est compréhensible et pardonnable, sauf qu’ils n’ont aucun droit à réclamer de la religiosité de ceux pour qui la vie journalière ne coule pas vide et monotone.

116.

Le chrétien ordinaire. — Si le christianisme avait raison avec ses phrases de Dieu vengeur, d’état général de péché, d’élection de la grâce et de danger d’une damnation éternelle, ce serait un signe de faiblesse d’esprit et de manque de caractère, de ne pas se faire prêtre, apôtre ou missionnaire et travailler avec crainte et tremblement exclusivement à son propre salut ; ce serait un non-sens de perdre ainsi de vue l’avantage éternel pour la commodité d’un temps. Supposé que généralement il y a foi, le chrétien ordinaire est une figure pitoyable, un homme qui ne sait réellement pas compter jusqu’à trois, et qui du reste, précisément à cause de son incapacité mentale de calculer, ne méritait pas d’être aussi durement châtié que le christianisme le lui promet.

117.

De l’habileté du Christianisme. — C’est un truc du christianisme, d’enseigner si hautement la totale indignité, peccabilité et contemptibilité de l’homme en général, que le mépris des contemporains n’est plus possible avec cela. « Qu’il pèche tant qu’il veut, il ne se distingue pas néanmoins essentiellement de moi ; c’est moi qui suis indigne et méprisable à tous les degrés », voilà ce que se dit le chrétien. Mais même ce sentiment a perdu son aiguillon le plus aigu, parce que le chrétien ne croit pas à sa contemptibilité individuelle : il est méchant comme homme en général et se repose un peu sur l’axiome : nous sommes tous pareils.

118.

Changement de personnel. — Aussitôt qu’une religion devient dominante, elle a pour adversaires tous ceux qui avaient été ses premiers prosélytes.

119.

Destinée du Christianisme. — Le christianisme est né pour donner au cœur un soulagement ; mais maintenant il lui faut d’abord accabler le cœur, pour pouvoir ensuite le soulager. Conséquemment il périra.

120.

La preuve du plaisir. — L’opinion agréable est agréée pour vraie : c’est la preuve du plaisir (ou, comme dit l’Église, la preuve de la force), dont toutes les religions sont si fières, alors qu’elles devraient en rougir. Si la foi ne rendait pas heureux, il n’y aurait pas de foi : combien peu de valeur elle doit donc avoir !

121.

Jeux dangereux. — Celui qui fait aujourd’hui place en lui-même au sentiment religieux doit aussi l’y laisser croître, il ne peut faire autrement. Alors son être se transforme peu à peu, les parties dépendantes, limitrophes de l’élément religieux, y prennent la prééminence, tout l’horizon de son jugement et de son sentiment est entouré de nuages, couvert d’ombres religieuses qui passent. Le sentiment ne peut rester en repos ; qu’on se mette donc en garde.

122.

Les disciples aveugles. — Tant qu’un homme connaît très bien les forces et les faiblesses de sa théorie, de son art, de sa religion, sa force est encore petite. Le disciple et l’apôtre qui n’a point d’yeux pour les faiblesses de la théorie, de la religion, etc., aveuglé par la vue de son maître et sa piété envers lui, a donc ordinairement plus de puissance que le maître. Sans les disciples aveugles, jamais encore l’influence d’un homme et de son oeuvre n’est devenue grande. Aider au triomphe d’une idée n’a souvent d’autre sens que : l’associer si fraternellement à la sottise que le poids de la seconde emporte aussi la victoire pour la première.

123.

Émiettement des églises. — Il n’y a pas assez de religion dans le monde pour anéantir seulement les religions.

124.

Impeccabilité de l’homme. — Si l’on a compris comment « le péché est venu au monde », à savoir par des erreurs de la raison, en vertu desquelles les hommes se prennent réciproquement, bien plus, l’individu se prend lui-même, pour plus noir et méchant que ce n’est en effet le cas, toute la sensibilité est fort soulagée, et hommes et monde apparaissent de temps à autre dans une auréole d’innocence, au point qu’un homme peut s’y trouver foncièrement bien. L’homme est au milieu de la nature toujours l’enfant en soi. Cet enfant rêve sans doute parfois un pénible rêve angoissant, mais lorsqu’il ouvre les yeux, il se revoit toujours au paradis.

125.

Irréligiosité des artistes. — Homère est parmi ses dieux si bien chez lui et, en sa qualité de poète, se trouve avec eux si à l’aise qu’il faut absolument qu’il ait été foncièrement irréligieux ; avec la matière que lui proposait la croyance populaire, — une superstition sèche, grossière, en partie affreuse, — il se comportait d’une manière aussi libre que le sculpteur avec sa glaise, partant avec le même sans-gène que possédèrent Eschyle et Aristophane, et par où, dans les temps modernes, les grands artistes de la Renaissance, ainsi que Shakespeare et Gœthe, se distinguèrent.

126.

Art et facultés de l’interprétation fausse. — Toutes les visions, les effrois, les accablements, les enchantements du saint sont des états morbides connus, que lui-même, en raison d’erreurs religieuses et psychologiques enracinées, interprète seulement d’autre façon, c’est-à-dire non comme des maladies. — Ainsi peut-être aussi le démon de Socrate est-il une maladie de l’ouïe, que lui-même, conformément à sa tendance morale dominante, s’explique seulement d’autre façon qu’il ne ferait aujourd’hui. Il n’en va pas autrement de la folie et du délire des prophètes et des prêtres d’oracles ; c’est toujours le degré de savoir, d’imagination, d’effort, de moralité dans la tête et le cœur des interprètes, qui en a fait tout cela. Parmi les facultés les plus grandes de ces hommes que l’on appelle génies et saints, il faut mettre celle de se procurer à eux-mêmes des interprètes qui les mésentendent pour le salut de l’humanité.

127.

Vénération de la folie. — Comme on remarquait qu’une émotion rendait souvent la tête plus claire et évoquait d’heureuses inspirations, on pensait que par les émotions les plus fortes on prenait part aux inspirations et aux impressions les plus heureuses : et ainsi l’on vénérait les fous, comme étant les sages et les donneurs d’oracles. Il y a là à la base un raisonnement faux.

128.

Promesses de la science. — La science moderne a pour but : aussi peu de douleur que possible, aussi longue vie que possible — par conséquent une sorte de félicité éternelle, à la vérité fort modeste en comparaison des promesses des religions.

129.

Donation défendue. — Il n’y a pas assez d’amour et de bonté dans le monde, pour avoir le droit d’en faire encore des donations à des êtres imaginaires.

130.

Survivance du culte religieux dans la conscience. — L’Église catholique, et avant elle tout culte antique, disposait de tout le domaine de moyens par lesquels l’homme est transporté dans des dispositions extraordinaires et arraché au froid calcul de l’intérêt ou à la pensée de la raison pure. Une Église qui fait trembler par des accents profonds, les appels sourds, réguliers, attirants d’une armée de prêtres qui transmet involontairement son excitation à la communauté et la fait être aux écoutes presque anxieusement, comme si un miracle s’apprêtait, l’émanation de l’architecture qui, demeure d’une divinité, s’étend à l’infini et fait redouter dans tous les espaces sombres l’éveil de cette divinité — qui voudrait ramener de tels phénomènes aux hommes, si les conditions prélables n’en sont plus crues ? Mais les résultats de tout cela ne sont néanmoins pas perdus : le monde intérieur des dispositions sublimes, émues, extatiques, profondément, déchirées, heureuses d’espérance, est devenu inné aux hommes principalement par le culte ; ce qui en existe dans l’âme a été cultivé en grand lorsqu’il germait, croissait et fleurissait.

131.

Ressouvenirs religieux. — Si fort que l’on se croie déshabitué de la religion, cela n’en est pas, arrivé au point qu’on n’eut pas déplaisir à éprouver des sentiments et des dispositions religieuses sans contenu intelligible, par exemple dans la msique : et quand une philosophie nous expose la justification d’espérances métaphysiques, de la profonde paix de l’âme qu’on doit leur demander, et par exemple parle « de tout l’Évangile certain dans le regard de la Madone chez Raphaël », nous accueillons de pareilles expressions et démonstrations avec une disposition particulièrement cordiale : le philosophe a ici trop de facilité à prouver, il répond par ce qu’il lui plaît de donner à un coeur qui se plaît à le prendre. À ce propos, l’on remarque combien les libres esprits trop peu circonspects ne sont choqués proprement que des dogmes, mais reconnaissent très bien le charme du sentiment religieux ; ils ont peine à laisser aller le dernier à cause des premiers. — La philosophie scientifique doit être fort sur ses gardes pour ne pas aller, en raison de ce besoin — besoin acquis et conséquemment aussi passager— introduire des erreurs en contrebande : même des logiciens parlent de « pressentiments » de la vérité dans la morale et l’art (par exemple du pressentiment, « que l’essence des choses est une ») : c’est pourtant ce qui devrait leur être interdit. Entre les vérités diligemment découvertes et de pareilles choses « pressenties », il reste cet abîme infranchissable que celles-là sont dues à l’intelligence, celles-ci au besoin. La faim ne prouve pas qu’il y a un aliment pour la satisfaire, mais elle désire cet aliment. « Pressentir » ne signifie pas : reconnaître à aucun degré l’existence d’une chose, mais la tenir pour possible, dans la mesure où on la désire ou la craint ; le « pressentiment » ne fait pas avancer d’un pas dans le pays de la certitude. — On croit involontairement que les parties d’une philosophie qui portent un coloris de religion sont mieux prouvées que les autres ; mais c’est au fond le contraire, on a seulement l’intime désir qu’il puisse en être ainsi, partant que ce qui rend heureux soit aussi le vrai. Ce désir nous conduit à acheter de mauvaises raisons pour de bonnes.

132.

Du besoin de rédemption chrétien. — Par un examen attentif, il doit être possible de trouver au phénomène de l’âme d’un chrétien qu’on appelle le besoin de rédemption, une explication qui soit libre de mythologie : par conséquent purement psychologique. Jusqu’ici, à la vérité, les explications psychologiques des états et des phénomènes religieux ont été dans quelque décri, parce qu’une théologie soi-disant libre menait sur ce domaine son existence stérile : car il y avait chez elle à l’avance, comme on peut le conjecturer d’après l’esprit de son fondateur, Schleiermacher, le dessein arrêté de maintenir la religion chrétienne et de faire subsister la théologie chrétienne ; laquelle, disait-on, devait gagner aux analyses psychologiques des « faits » religieux un nouveau fond et avant tout une nouvelle occupation. Sans nous laisser égarer par de pareils devanciers, nous hasardons l’explication suivante du phénomène en question. L’homme a conscience de certaines actions qui sont au bas de l’échelle habituelle des actions, même il découvre en lui un penchant à des actions de ce genre, qui lui paraît presque aussi immuable que tout son être. Qu’il aimerait à s’essayer dans cette autre sorte d’actions, qui sont reconnues dans l’estime générale pour les plus hautes et les plus grandes, qu’il aimerait à se sentir plein de la bonne conscience que doit donner une pensée désintéressée ! Mais, par malheur, il en reste à ce vœu : le mécontentement de ne pouvoir le satisfaire s’ajoute à toutes les autres sortes de mécontentements qu’ont éveillées en lui son lot d’existence ou les conséquences de ces actions, dites mauvaises ; en sorte qu’il s’ensuit un profond malaise, où l’on cherche du regard un médecin, qui serait capable de supprimer cette cause et toutes les autres. — Cette situation ne serait pas ressentie avec tant d’amertume si l’homme ne se comparait qu’avec d’autres hommes impartialement : alors certes il n’aurait pas de raison d’être spécialement mécontent de soi, il porterait simplement sa part du fardeau général de mécontentement et d’imperfection humaine. Mais il se compare avec un être, censé capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu ; c’est parce qu’il se regarde en ce clair miroir que son être lui apparaît si sombre, si bizarrement défiguré. Ensuite il est anxieux en pensant à ce même être, attendu qu’il flotte devant son imagination comme une justice punissante : dans tous les détails possibles de la vie, grands et petits, il croit reconnaître son courroux, ses menaces, même sentir par avance les coups de fouet de ses juges et de ses bourreaux. Oui le secourra dans ce danger, qui, par la perspective d’une incommensurable durée de la peine, surpasse en cruauté tous les autres effrois de l’imagination ?

133.

Avant de nous représenter cette situation dans ses conséquences ultérieures, avouons-nous cependant que l’homme n’est pas arrivé dans cette situation par sa faute et son « péché », mais par une série d’erreurs de la raison, que c’est la faute du miroir si son être lui est apparu à ce degré sombre et hideux, et que ce miroir était son œuvre, l’œuvre très imparfaite de l’imagination et du jugement humains. Premièrement, un être qui serait capable exclusivement d’actions pures de tout égoïsme est plus fabuleux encore que l’oiseau phénix ; on ne peut se le représenter clairement, par la bonne raison déjà que toute l’idée d’« action non-égoïste », à l’analyse exacte, s’évanouit dans l’air. Jamais un homme n’a fait quoi que ce soit qui fût fait exclusivement pour d’autres et sans aucun mobile personnel ; bien mieux, comment pourrait-il faire quoi que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans une nécessité intérieure (laquelle doit cependant avoir toujours sa raison dans un besoin personnel) ? Comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? Un Dieu qui par contre est tout amour, tel qu’on l’admet à l’occasion, ne serait capable d’aucune action non-égoïste : à ce propos l’on devrait se souvenir d’une pensée de Lichtenberg, empruntée, il est vrai, à une sphère plus humble : « Nous ne pouvons du tout sentir pour d’autres, comme on a coutume de le dire ; nous ne sentons que pour nous. Cette proposition sonne dure, mais elle ne l’est pas, si seulement on l’entend bien. On n’aime ni père, ni mère, ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables qu’ils nous procurent », ou, comme dit La Rochefoucauld : « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. » C’est pourquoi les actes d’amour sont prisés plus haut que d’autres, non pas certes à cause de leur essence, mais de leur utilité ; qu’on compare là-dessus les recherches déjà citées plus haut. « Sur l’origine des sentiments moraux. » Mais dut un homme souhaiter d’être, comme ce Dieu, tout amour, de faire et de vouloir tout pour d’autres, rien pour soi, c’est là encore une chose impossible, par la raison qu’il lui faut faire beaucoup pour lui afin de pouvoir faire quoi que ce soit pour d’autres. Puis, cela suppose que l’autre est assez égoïste pour accepter toujours et toujours à nouveau ce sacrifice, cette vie pour lui : en sorte que les hommes d’amour et de sacrifice ont un intérêt à la conservation des égoïstes sans amour et incapables de sacrifice, et que la haute moralité, pour pouvoir exister, devrait expressément produire l’existence de l’immoralité (par où,il est vrai, elle se supprimerait elle-même). — En outre : l’idée d’un Dieu inquiète et humilie tant qu’on y croit, mais quant à la façon dont elle est née, c’est sur quoi, dans l’état actuel de l’ethnologie comparée, il ne peut plus y avoir de doute ; et dès que l’on se rend compte de cette naissance, cette croyance est ruinée. Il en va du chrétien, qui compare son être avec celui de Dieu, comme de don Quichotte, qui déprécie sa propre vaillance parce qu’il a en tcte les exploits merveilleux des héros de romande chevalerie : l’unité qui dans les deux cas sert de mesure appartient au domaine de la Fable. Mais si l’idée de Dieu est ruinée, il en est de même du sentiment du « péché » comme d’un crime contre des préceptes divins, comme d’une souillure portée à des êtres consacrés à Dieu. Alors il ne reste vraisemblablement que cette inquiétude qui est très parente et très proche de la crainte des châtiments de la justice mondaine ou du mépris des hommes : l’aiguillon le plus cuisant dans le sentiment du péché est désormais brisé, quand on s’aperçoit que l’on a par ses actes violé sans doute la tradition humaine, les préceptes et les commandements humains, mais sans pourtant mettre en péril par là le « salut éternel des âmes » et leurs relations avec la divinité. Si l’homme réussit à la fois à acquérir la conviction philosophique de la nécessité absolue de toutes les actions et de leur complète irresponsabilité, de la convertir en chair et sang, alors disparaîtra aussi ce reste de remords de conscience.

134.

Si maintenant le chrétien, comme j’ai dit, a été amené au sentiment de mépris de lui-même par quelques erreurs, donc par une fausse explication anti-scientifique de ses actions et de ses sentiments, il doit remarquer avec un extrême étonnement comment cet état de mépris, de remords de conscience, de déplaisir en général, ne tient pas, comment à l’occasion des heures arrivent où tout cela lui a fui de l’âme et où il se sent de nouveau libre et courageux. En vérité, c’est le contentement de soi-même, le bien-être dans sa propre force, de concert avec l’affaiblissement nécessaire de toute excitation profonde par le temps, qui a remporté la victoire : l’homme s’aime de nouveau, il le sent, — mais précisément cet amour neuf, cette neuve estime de soi lui apparaît incroyable, il ne peut y voir que la descente tout imméritée d’un rayon de la grâce d’en-haut. Si auparavant il croyait dans toutes les impressions percevoir des avertissements, des menaces, des punitions et toutes sortes d’indices du courroux divin, il se fait maintenant une interprétation qui donne accès dans ses épreuves à la bonté divine ; cet événement lui advient aimable, cet autre comme une indication secourable, un troisième, et notamment toute sa disposition joyeuse, comme une preuve que Dieu est généreux. De même qu’auparavant, surtout dans l’état de déplaisir, il trouvait de ses actions une explication fausse, de même à présent de ses impressions ; sa disposition consolée est par lui connue comme l’effet d’une puissance régnant hors de lui, l’amour avec lequel au fond il s’aime lui-même lui apparaît comme un amour divin ; ce qu’il nomme grâce et prélude de la rédemption est en réalité grâce envers lui-même, rédemption de lui-même.

135.

Ainsi : une psychologie fausse déterminée, une certaine espèce de fantaisie dans l’interprétation de ses mobiles et de ses aventures, est la condition nécessaire de ce qu’un homme devient chrétien et ressent le besoin de la rédemption. Voit-on clair dans cet égarement de la raison et de l’imagination, on cesse d’être chrétien.

136.

De l’ascétisme et de la sainteté chrétienne. — Autant des penseurs isolés se sont efforcés d’établir, dans ces rares manifestations de la moralité qu’on a coutume d’appeler ascétisme et sainteté, une chose miraculeuse, sous le nez de laquelle tenir la lumière d’une explication raisonnable est déjà presque un crime et un sacrilège : autant est forte à son tour la séduction qui mène à ce crime. Une puissante impulsion naturelle a de tout temps conduit à protester en général contre ces manifestations ; la science étant, comme il a été dit, une imitation de la nature, se permet au moins d’élever des objections contre leur prétendue inexplicabilité, pour ne pas dire inaccessibilité. Il est vrai que jusqu’ici elle n’y a pas réussi : ces manifestations sont toujours inexpliquées, à la grande satisfaction des dits vénérateurs du merveilleux moral. Car, à parler en général : l’inexpliqué doit être absolument inexplicable, l’inexplicable absolument anti-naturel, surnaturel, miraculeux — voilà l’axiome qui se formule dans les âmes de tous les religieux et métaphysiciens (des artistes aussi, lorsqu’ils sont en même temps penseurs) ; au lieu que l’homme de science voit dans cet axiome le « mauvais principe ». — La première vraisemblance générale à laquelle on arrivera par la considération de la sainteté et de l’ascétisme est celle-ci, que leur nature est compliquée : car presque partout, dans le monde physique comme dans le monde moral, on s’est heureusement trouvé de réduire le prétendu merveilleux au compliqué, au multiplement conditionné. Risquons-nous donc à isoler d’abord quelques impulsions de l’âme des saints et des ascètes et, pour finir, à nous les figurer combinées ensemble.

137.

Il y a une bravade de soi-même, aux manifestations les plus sublimes de laquelle appartiennent nombre de formes de l’ascétisme. Certains hommes ont en effet un besoin si grand d’exercer leur force et leur tendance à la domination qu’à défaut d’autres objets, ou parce qu’ils ont d’ailleurs toujours échoué, ils tombent enfin à tyranniser certaines parties de leur être propre, pour ainsi dire des portions ou des degrés d’eux-mêmes. C’est ainsi que plus d’un penseur professe des doctrines qui visiblement ne servent pas à accroître ou à améliorer sa réputation ; plus d’un évoque expressément la déconsidération des autres sur lui, tandis qu’il lui serait aisé de rester par le silence un homme considéré ; d’autres rappellent des opinions antérieures et ne s’effraient pas d’être dès lors appelés inconséquents : au contraire, ils s’y efforcent et se conduisent comme des cavaliers téméraires qui ne prennent tout leur plaisir au cheval que lorsqu’il est devenu furieux, couvert de sueur, ombrageux. Ainsi l’homme s’élève par des chemins dangereux aux plus hautes cimes, pour se rire de son angoisse et de ses genoux vacillants ; ainsi le philosophe professe des opinions d’ascétisme, d’humilité, de sainteté, dans l’éclat desquelles sa propre figure est enlaidie de la façon la plus odieuse. Cette torture de soi-même, cette raillerie de sa propre nature, ce spernere et sperni, à quoi les religions ont donné tant d’importance, est proprement un très haut degré de vanité. Toute la morale du Sermon sur la Montagne est dans ce cas : l’homme éprouve une véritable volupté à se faire violence par des exigences excessives et à déifier ensuite ce quelque chose qui commande tyranniquement dans son âme. Dans toute morale ascétique, l’homme adore une partie de soi comme une divinité et doit pour cela nécessairement rendre les autres parties diaboliques.

138.

L’homme n’est pas à toute heure également moral, c’est chose connut, si l’on juge sa moralité selon la capacité de détachement, de renoncement à soi-même qui mènent au grand sacrifice (lequel, persistant et tourné en habitude, s’appelle sainteté), c’est dans la passion qu’il est le plus moral ; l’émotion supérieure lui offre des mobiles tout nouveaux, desquels, calme et de sang-froid comme d’ordinaire, il ne se croirait peut-être jamais capable. Comment cela arrive-t-il ? Vraisemblablement par la proche parenté de tout ce qui est grand et détermine de fortes émotions ; une fois l’homme porté à une excitation extraordinaire, il peut se déterminer aussi bien à une vengeance effroyable qu’à un effroyable anéantissement de son besoin de vengeance. Ce qu’il veut, sous l’influence de la violente émotion, c’est toujours le grand, le violent, le monstrueux, et remarque-t-il par hasard que le sacrifice de soi-même lui donne autant ou plus encore de satisfaction que le sacrifice d’autrui, il choisit celui-là. Proprement, il ne s’agit donc pour lui que de décharger son émotion ; alors il peut, pour soulager son excitation, embrasser les épieux des ennemis et les ensevelir dans sa poitrine. Ce fait que, dans le renoncement à soi-même, et non pas seulement dans la vengeance, il y a quelque grandeur, n’a dû être appris à l’humanité que par une longue accoutumance ; une divinité qui s’offre elle-même en sacrifice fut le symbole le plus fort, le plus efficace de cette sorte de grandeur. C’est comme la victoire sur l’ennemi le plus difficile à vaincre, comme le soudain assujettissement d’une passion — c’est comme tel qu’apparaît ce renoncement : et c’est ainsi qu’il passe pour le comble de la moralité. En réalité, il s’agit là de la confusion d’une idée avec l’autre, la conscience gardant sa même élévation, son même équilibre. Des hommes de sang-froid, en repos à l’égard de la passion, ne comprennent plus la moralité de ces moments-là, mais l’admiration de tous ceux qui les ont vécus en même temps leur prête un appui ; l’orgueil est leur consolation, lorsque la passion et l’intelligence de leur acte s’affaiblissent. Ainsi : au fond, même ces actes de renoncement à soi-même ne sont pas non plus moraux, en tant qu’ils ne sont pas expressément accomplis en vue d’autrui ; il vaut mieux dire qu’autrui ne donne au cœur surexcité qu’une occasion de se soulager par ce renoncement.

139.

L’ascète aussi cherche à se rendre la vie légère ; et cela d’ordinaire par une soumission complète à une volonté étrangère ou à une loi et à un rituel étendus ; à peu près de la même façon que le brahmane ne laisse plus rien à sa propre détermination et se détermine à chaque minute par un précepte sacré. Cette soumission est un puissant moyen pour se faire souverain de soi-même ; on est occupé, partant sans ennui, et l’on n’a d’autre part aucune excitation de la volonté propre et de la passion ; l’acte consommé, point de sentiment de responsabilité et par conséquent point de tourments de repentir. On a une fois pour toutes renoncé à sa volonté propre, et c’est plus facile que de n’y renoncer qu’une fois par hasard ; tout comme il est plus facile de renoncer tout à fait à un désir que d’y tenir une mesure. Si nous pensons à la situation actuelle de l’homme vis-à-vis de l’État, nous trouverons, là aussi, que l’obéissance sans conditions est plus aisée que l’obéissance conditionnelle. Le saint se facilite donc la vie par cet abandon total de sa personnalité, et l’on s’abuse quand on admire dans ce phénomène le suprême héroïsme de la moralité. Il est dans tous les cas plus pénible de maintenir sa personnalité sans incertitude ni injustice, que de s’en séparer de la façon qu’on vient de dire ; outre qu’il y faut bien plus d’esprit et de réflexion.

140.

Après avoir, dans beaucoup des actions les plus difficilement explicables des manifestations de ce plaisir de l’émotion en soi, je pourrais aussi reconnaître dans le mépris de soi-même, qui fait partie des caractères de la sainteté, et de même dans les actes de torture de soi-même (par la faim et les flagellations, les dislocations des membres, la simulation de l’égarement) un moyen par lequel ces natures luttent contre la lassitude générale de leur volonté de vivre (de leurs nerfs) : ils ont recours aux moyens d’excitation et de torture les plus douloureux pour se relever, au moins pour quelque temps, de cet affaissement et de cet ennui où leur grande indolence d’esprit et cette soumission à une volonté étrangère que nous avons décrite les fait si souvent tomber.

141.

Le moyen le plus ordinaire qu’emploie l’ascète et le saint pour se rendre enfin la vie encore supportable et intéressante consiste à faire de temps en temps la guerre et à passer de la victoire à la défaite. Pour cela, il lui faut un adversaire et il le trouve dans ce qu’il appelle l’ « ennemi intérieur ». Autrement dit, il utilise son penchant à la vanité, au désir des honneurs et de la domination, ensuite ses appétits sensuels, pour se donner le droit de considérer sa vie comme une bataille continuelle et soi-même comme un champ de bataille, sur lequel les bons et les méchants esprits luttent avec des succès alternatifs. On sait que l’imagination sensible est modérée, même presque supprimée, par la régularité des rapports sexuels ; qu’au rebours l’abstinence ou l’irrégularité dans ces rapports la déchaînent et l’excitent. L’imagination de beaucoup de saints chrétiens était obscène à un point extraordinaire ; grâce à cette théorie, que ces appétits étaient des démons véritables qui sévissaient en eux, ils ne s’en sentaient pas trop responsables ; c’est à ce sentiment que nous devons l’exactitude si instructive de leurs témoignages sur eux-mêmes. Il était de leur intérêt que ce combat fut toujours entretenu en quelque mesure, parce que c’était par lui, comme j’ai dit, que leur vie solitaire était entretenue. Mais, afin que le combat parût avoir toujours assez d’importance pour exciter chez les non-saints un intérêt et une admiration durables, il fallait que les sens fussent de plus en plus honnis et flétris, bien plus, que le danger de damnation éternelle fût si étroitement lié à ces choses que, très vraisemblablement, durant des siècles entiers, les chrétiens ne firent des enfants qu’avec des remords : quel dommage peut en avoir éprouvé l’humanité ! Et cependant la vérité se tient là la tête en bas : attitude particulièrement indécente pour la vérité. Il est vrai que le christianisme avait dit : tout homme est conçu et né dans le péché, et dans le christianisme superlatif de Calderon cette idée apparaît encore une fois condensée et ramassée, sous la forme du plus bizarre paradoxe qu’il y ait, dans les vers connus :

Le plus grand crime de l’homme
est d’être né.

Dans toutes les religions pessimistes, l’acte de génération est regardé comme mauvais en soi. Ce n’est pas le moins du monde un jugement des hommes en général, pas même le jugement de tous les pessimistes. Empédocle, par exemple, n’y voit rien de honteux, de diabolique, de criminel ; au contraire il ne voit dans la grande prairie de perdition qu’une seule apparition portant le salut et l’espoir, Aphrodite ; elle lui est caution que la Discorde ne dominera pas éternellement, mais cédera un jour le sceptre à une divinité plus douce. Les pessimistes chrétiens de la pratique avaient, comme j’ai dit, un intérêt à ce qu’une autre opinion restât régnante ; il leur fallait, pour peupler la solitude et le désert spirituel de leur vie : un ennemi toujours vivant, et généralement reconnu, tel que le combattre et le réduire les fit toujours de nouveau voir aux non-saints comme des êtres incompréhensibles, à moitié surnaturels. Lorsque enfin cet ennemi, par suite de leur manière de vivre et de leur santé détruite, prenait la fuite pour toujours, ils s’entendaient toujours à voir aussitôt leur for intérieur peuplé de démons nouveaux. L’oscillation de montée et de descente des plateaux de balance Orgueil et Humilité intéressait leurs cervelles subtiles aussi bien que l’alternance de désir et de calme de l’âme. Alors la psychologie servait non seulement à suspecter tout ce qui est humain, mais à le calomnier, à le fouetter, à le crucifier : on voulait se trouver aussi pervers et méchant que possible, on recherchait l’inquiétude sur le salut de l’âme, la désespérance en sa propreforce. Tout élément naturel auquel l’homme attache l’idée de mal, depéché (comme il a coutume de le faire actuellement encore touchant l’élément érotique), importune, assombrit l’imagination, donne une perspective effrayante, fait que l’homme est en lutte avec lui-même et le rend vis-à-vis de lui-même inquiet, méfiant. Même ses rêves contrevient un arrière-gout de conscience torturée. Et cependant cette habitude de souffrir du naturel est dans la réalité des choses totalement dénuée de fondement, elle n’est que la conséquence des opinions sur les choses. On se rend aisément compte combien les hommes deviennent plus mauvais du fait qu’ils notent comme mauvais ce qui est inévitablement naturel et plus tard le sentent toujours tel. C’est le procédé de la religion et des métaphysiques, qui veulent l’homme méchant et pécheur dénaturé, que de lui rendre la nature suspecte et de le faire ainsi lui-même plus mauvais : car de cette façon il apprend à se sentir mauvais, puisqu’il lui est impossible de dépouiller son vêtement de nature. Peu à peu il se sent, ayant longtemps vécu dans le naturel, oppressé d’un tel fardeau de péchés, que des puissances surnaturelles sont nécessaires pour lui enlever ce fardeau : et ainsi se produit le soi-disant besoin de rédemp- tion, qui répond à un état de péché, non pas du tout naturel, mais acquis par l’éducation. Qu’on parcoure une à une les thèses morales exposées dans les chartes du christianisme, et l’on trouvera partout que les exigences sont tendues outre mesure, afin que l’homme n’y puisse pas suffire : l’intention n’est pas qu’il devienne plus moral, mais qu’il se sente le plus possible pécheur. Si ce sentiment n’était pas agréable à l’homme — pourquoi aurait-il produit une telle conception et s’y serait-il tenu si longtemps ? De même que dans le monde antique il s’est dépensé une force immense d’esprit et d’invention pour augmenter la joie de vivre par des cultes solennels : de même, au temps du christianisme, il a été sacrifié une somme également immense d’esprit à une autre tendance : c’est que l’homme devait se sentir pécheur de toutes façons et être par là généralement excité, vivifié, animé. Exciter, vivifier, animer, à tout prix — n’est-ce pas le mot d’ordre d’une époque énervée, trop mûre, trop civilisée ? Le cercle de tous les sentiments naturels avait été cent fois parcouru, l’âme était devenue lasse : c’est alors que le saint et l’ascète trouvèrent un nouveau genre d’attraits à la vie. Ils s’exposèrent à tous les yeux, non pas proprement pour être imités de beaucoup, mais comme un spectacle terrifiant et néanmoins séduisant, qui se représentait sur les confins du monde et de l’ultra-monde où chacun croyait alors apercevoir tantôt des rayons de lumière célestes, tantôt de sinistres langues de flammes, jaillissant des profondeurs. L’œil du saint, dirigé sur la signification à tout égard effrayante de la courte vie terrestre, sur l’approche de la décision dernière au sujet de nouveaux laps de vie infinis, cet œil ardent dans un corps à demi anéanti faisait trembler les hommes du vieux monde presque dans les dernières profondeurs ; regarder, détourner le regard avec épouvante, chercher de nouveau l’attrait du spectacle, y céder, s’en saouler jusqu’à ce que l’âme frémit d’ardeur et de frisson fiévreux, — ce fut la dernière jouissance que l’antiquité inventa, après qu’elle-même se fut blasée au spectacle de la chasse aux bêtes et des luttes de l’homme.

142.

Pour résumer ce qui a été dit : cet état d’âme où se plaît le saint ou l’apprenti saint se compose d’éléments que nous connaissons bien tous, sauf que, sous l’influence d’autres idées que les religieuses, ils se montrent avec une nuance tout autre, et alors encourent d’ordinaire le blâme des hommes autant que, dans cette chamarrure de religion et d’ultime signification de l’être, ils peuvent compter sur l’admiration, la vénération même, — du moins autant qu’ils y pouvaient compter dans des temps antérieurs. Tantôt, ce que pratique le saint, c’est ce défi à lui-même qui est parent du désir de domination à tout prix et même au plus solitaire donne la sensation de la puissance, tantôt son sentiment débordant saute, du désir de donner carrière à ses passions, au désir de les arrêter court comme des chevaux sauvages, sous la pression puissante d’une âme fière ; tantôt il veut une cessation complète de tous les sentiments destructeurs, torturants, excitants, un sommeil éveillé, un repos durable au sein d’une indolence brute, animale et végétative ; tantôt il cherche la lutte et l’allume en lui parce que l’ennui lui montre sa face bâillante : il fouette sa divinisation de lui-même par le mépris de lui-même et la cruauté, il se plaît à l’éveil sauvage de ses appétits et à la douleur pénétrante du péché, voire à l’idée de la perdition, il sait mettre une entrave à ses passions, par exemple à celle de l’extrême désir de la domination, si bien qu’il passe à l’extrême humilité et que son âme traquée est par ce contraste arrachée de tous les gonds ; et enfin quand il rêve de visions, d’entretiens avec les morts ou des êtres divins, c’est au fond une espèce rare de jouissance qu’il désire, peut-être cette jouissance dans laquelle toutes les autres sont ramassées en un nœud. Novalis, une des autorités en matière de sainteté par expérience et par instinct, révèle une fois tout le secret avec une joie naïve : « Il est assez étonnant que, depuis longtemps, l’association de la volupté, de la religion et de la cruauté n’ait pas rendu les hommes attentifs à leur parenté intime et à leur tendance commune. »

143.

Ce n’est pas ce qu’est le saint, mais ce qu’il signifie aux yeux du non saint, qui lui donne sa valeur dans l’histoire universelle. C’est parce qu’on se trompait sur lui, parce qu’on expliquait à faux ses états d’âme et qu’on le séparait de soi autant que possible, comme quelque chose d’absolument incomparable et d’étrangement surnaturel : c’est par là qu’il s’assura cette force extraordinaire avec laquelle il put s’imposer à l’imagination de peuples entiers, d’époques entières. Lui-même ne se connaissait point ; lui-même entendait le livre de ses tendances, de ses inclinations, de ses actions, selon un art d’interprétation aussi affecté et aussi artificiel que l’interprétation pneumatique de la Bible. Ce qu’il y avait de contourné et de morbide dans sa nature, avec son amalgame de pauvreté d’esprit, de méchant savoir, de santé gâtée, de nerfs exaspérés, restait aussi caché à son regard qu’à celui de son spectateur. Il n’était pas un homme particulièrement bon, encore moins un homme particulièrement sage : mais il signifiait quelque chose qui dépassait la mesure humaine en bonté et en sagesse. La foi en lui soutenait la foi au divin et au merveilleux, à un sens religieux de toute existence, à un dernier jour de jugement qui était imminent. Dans l’éclat vespéral du soleil d’un monde finissant, qui rayonnait sur les peuples chrétiens, l’ombre du saint grandissait en des proportions énormes : et même jusqu’à une hauteur telle que même dans notre temps, qui ne croit plus en Dieu, il y a encore des penseurs qui croient aux saints.

144.

Il va de soi qu’à ce crayon du saint, qui est esquissé d’après la moyenne de l’espèce tout entière, on peut opposer maint crayon qui produirait sans doute une impression plus agréable. Des exceptions isolées se distinguent de l’espèce, soit par une grande douceur et un grand amour des hommes, soit par le charme d’une force d’action inusitée ; d’autres sont attrayants au suprême degré, parce que des conceptions illusoires ont répandu sur tout leur être des torrents de lumière ; c’est le cas par exemple pour le célèbre fondateur du christianisme, qui se tenait pour le fils de Dieu incarné et partant se sentait exempt de péché ; si bien que par une chimère — que l’on ne doit pas juger trop durement, parce que toute l’antiquité fourmille de fils de Dieu — il atteignit le même b.ut, le sentiment de complète exemption de péché, de complète irresponsabilité, qu’aujourd’hui chacun peut acquérir par la science. — J’ai également négligé les saints hindous, qui se placent à un degré intermédiaire entre les saints chrétiens et les philosophes grecs,et par conséquent ne représentent pas un type pur : la connaissance, la science — dans la mesure où il y en avait une, — l’élévation au-dessus des autres hommes par l’exercice de la logique et l’éducation de la pensée étaient chez les bouddhistes autant exigées comme un indice de sainteté que ces mêmes qualités sont, dans le monde chrétien, écartées et excommuniées comme indice de non-sainteté.


CHAPITRE IV


DE L’ÂME DES ARTISTES ET DES ÉCRIVAINS



145.

Le parfait est censé ne s’être pas fait. — Nous sommes habitués, en face de toute chose parfaite, à ne pas poser le problème de sa formation : mais à jouir du présent, comme s’il avait surgi du sol par un coup de magie. Vraisemblablement, nous sommes là encore sous l’influence d’un antique sentiment mythologique. Nous subissons presque encore la même impression (par exemple devant un temple grec comme celui de Pæstum) que si un beau matin un dieu avait, en se jouant, bâti sa demeure de ces blocs énormes : ou plutôt, que si une âme avait soudain pénétré par enchantement dans une pierre et voulait maintenant parler par son entremise. L’artiste sait que son œuvre n’aura son plein effet que si elle éveille la croyance à une improvisation, à une miraculeuse soudaineté de production, et ainsi il aide volontiers à cette illusion et introduit dans l’art ces éléments d’inquiétude enthousiaste, de désordre aux tâtonnements d’aveugle, de rêve qui cesse au commencement de la création, comme un moyen de tromper, pour disposer l’âme du spectateur ou de l’auditeur en sorte qu’elle croie au jaillissement soudain du parfait. La science de l’art doit, comme il s’entend de soi, contredire de la façon la plus expresse cette illusion, et démontrer les conclusions erronées et les mauvaises habitudes de l’intelligence, grâce auxquelles elle tombe dans les filets de l’artiste.

146.

Le sens de la vérité chez l’artiste. — L’artiste a, quant à la connaissance de la vérité, une moralité plus faible que le penseur ; il ne veut absolument pas se laisser enlever les interprétations de Ja vie brillantes, profondes de sens, et se met en garde contre des méthodes et des résultats simples et rassis. En apparence, il lutte pour la dignité et l’importance supérieure de l’homme, en réalité il ne veut pas abandonner les conditions les plus efficaces pour son art, tels que le fantastique, le mythique, l’incertain, l’extrême, le sens du symbole, la surestime de la personnalité, la croyance à quelque chose de miraculeux dans le génie : il tient ainsi la persistance de son genre de création pour plus considérable que le dévouement scientifique à la vérité sous toutes les formes, dût-elle apparaître aussi nue que possible.

147.

L’art, évocateur des morts. — L’art assumé accessoirement la tâche de conserver l’être, même de rendre un peu de couleur, à des représentations éteintes et pâlies ; il tresse, quand il s’acquitte de cette tâche, un lien autour de siècles divers et en fait revenir les esprits. À la vérité, ce n’est qu’une vie apparente, comme au-dessus des tombeaux, qui par là prend naissance, ou bien comme le retour des morts chéris dans le rêve, mais au moins pour quelques instants le vieux sentiment s’éveille une fois encore et le cœur bat selon un rythme autrement oublié. Il faut, en considérant cette utilité générale de l’art, pardonner à l’artiste lui-même de ne point se placer aux premiers rangs de la culture et de la virilisation progressive de l’humanité : il est toute sa vie resté un enfant ou un adolescent et s’est tenu au point où l’a pris sa vocation artistique ; or les sentiments des premiers degrés de la vie sont, de l’aveu général, plus proches de ceux des périodes passées que de ceux du siècle présent. Bon gré mal gré, il aura pour tâche de rendre l’humanité enfant ; c’est sa gloire et sa limite.

148.

Le poète, allégeur de la vie. — Les poètes, étant donné qu’eux aussi veulent alléger la vie à l’homme, détournent leur regard du présent pénible ou aident le présent à prendre, par une lueur qu’ils font briller du passé, des couleurs nouvelles. Pour y réussir, il leur faut être eux-mêmes à beaucoup d’égards des êtres tournés en arrière : en sorte qu’ils peuvent servir de pont, pour mener à des époques et des idées très lointaines, à des religions et à des civilisations mourantes ou mortes. Ils sont proprement toujours et nécessairement des Épigones. On peut, à parler franc, dire quelques choses défavorables de leurs moyens d’alléger la vie : ils corrigent et guérissent seulement en passant, seulement pour le moment ; ils empêchent même l’homme de travailler à une amélioration véritable de son état, en supprimant et en déchargeant par des palliatifs la passion des inquiets, qui poussent à l’action.

149.

La lente flèche de la beauté. — La plus noble sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d’un seul coup, qui ne livre pas d’assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût), mais qui lentement s’insinue, qu’on emporte avec soi presque à son insu et qu’un jour, en rêve, on revoit devant soi, mais qui enfin, après nous avoir longtemps tenu modestement au cœur, prend de nous possession complète, remplit nos yeux de larmes, notre cœur de désir. — Que désirons-nous donc à l’aspect de la beauté ? C’est d’être beaux : nous nous figurons que beaucoup de bonheur y est attaché. — Mais c’est une erreur.

150.

Vivification de l’art. — L’art relève la tête quand les religions perdent du terrain. Il recueille une foule de sentiments et de tendances produites par la religion, il les prend à cœur et devient alors lui-même plus profond, plus rempli d’âme, au point qu’il peut communiquer l’élévation et l’enthousiasme, chose qu’auparavant il ne pouvait pas encore. Le trésor de sentiment religieux grossi en torrent déborde toujours de nouveau et veut conquérir de nouveaux royaumes ; mais le progrès des lumières a ébranlé les dogmes de la religion et inspiré une défiance fondamentale : alors le sentiment, chassé par les lumières de la sphère religieuse, se jette dans l’art ; en quelques cas aussi dans la vie politique, voire même directement dans la science. Partout où dans les efforts humains on aperçoit une coloration supérieure plus sombre, on peut conjecturer que la crainte des esprits, le parfum de l’encens et les ombres de l’Église y sont restés attachés.

151.

Par quoi le mètre donne de la beauté. — Le mètre place un crêpe sur la réalité ; il donne lieu à quelque artifice de langage, à quelque indécision de pensée ; par l’ombre qu’il jette sur les idées, tantôt il cache, tantôt il fait saillir. De même que l’ombre est nécessaire pour embellir, de même le « sombre » est nécessaire pour éclaircir. — L’art rend supportable l’aspect de la vie en plaçant dessus le crêpe de la pensée indécise.

152.

L’art des âmes laides. — On trace à l’art des limites trop étroites, si l’on exige que seules les âmes bien ordonnées, moralement équilibrées, puissent avoir en lui leur expression. De même que dans les arts plastiques, de même il y a en musique et en poésie un artdes âmes laides, à côté de l’art des belles ames ; et les plus puissants effets de l’art, briser les âmes, mouvoir les pierres, changer les bètes en hommes, c’est cet art-là peut-être qui les a le mieux obtenus.

153.

L’art rend le cœur lourd au penseur. — La force du besoin métaphysique et la peine que la nature trouve enfin à s’en séparer peut se déduire de ce que, dans l’esprit libre encore, quand il a secoué toute métaphysique, les plus hauts effets de l’art produisent une résonance des cordes metaphysiques dès longtemps muettes, même brisées, lorsque par exemple, à un certain passage de la Neuvième Symphonie de Beethoven, il se sent planer au-dessus de la terre dans un dôme d’étoiles, avec le rêve de l’immortalité au cœur : toutes les étoiles semblent scintiller autour de lui et la terre descendre toujours plus profondément. — Prend-il conscience de cet état, il sentira peut-être une piqûre profonde au cœur et soupirera après l’homme qui lui ramènerait la bien-aimée perdue, qu’on l’appelle Religion ou Métaphysique. C’est en de pareils moments que son caractère intellectuel est mis à l’épreuve.

154.

Jouer avec la vie. — Il fallait la facilité et l’aisance de l’imagination homérique pour assoupir et un moment supprimer là conscience démesurément passionnée, l’intelligence trop aiguisée des Grecs. La parole est-elle chez eux à l’intelligence : combien âpre et cruelle apparaît alors la vie ! Ils ne se font point illusion, mais ils entourent exprès la vie d’un jeu de mensonges. Simonide conseillait à ses compatriotes de prendre la vie comme un jeu ; le sérieux leur était trop connu pour une douleur (la misère des hommes est justement le thème sur lequel les dieux aiment tant entendre chanter), et ils savaient que par l’art seul la misère même pouvait devenir jouissance. Mais en punition de cette façon de voir, ils furent tellement infectés du plaisir de faire des fables, qu’il leur était pénible dans la vie de tous les jours de se tenir libres de mensonge et d’imposture, comme d’ailleurs tout peuple de poètes a de même plaisir au mensonge et par-dessus le marché n’en est pas responsable. Les peuples voisins trouvaient sans doute parfois que c’était à en désespérer.

155.

Croyance à l’inspiration. — Les artistes ont un intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l’imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l’on se rend compte aujourd’hui d’après les carnets de Beethoven qu’il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte triées d’ébauches multiples. Celui qui discerne moins sévèrement et s’abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais l’improvisation artistique est à un niveau fort bas en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger.

156.

Encore l’inspiration. — Si la faculté de produire s’est quelque temps suspendue et a été arrêtée dans son cours par un obstacle, elle fournit enfin un flot aussi subit que si une inspiration immédiate, sans travail intérieur préalable, autrement dit que si un miracle s’accomplissait. C’est ce qui produit l’illusion connue, au maintien de laquelle, comme j’ai dit, l’intérêt de tous les artistes est un peu trop attaché. Le capital n’a fait juste que s’accumuler, il n’est pas en une fois tombé du ciel. Il y a du reste encore autre part une telle inspiration apparente, par exemple dans le domaine de la bonté, de la vertu, du vice.

157.

Les souffrances du génie et leur valeur. — Le génie artistique veut donner une jouissance, mais s’il se tient à un degré très haut, il lui manque facilement ceux qui pourraient la prendre ; il offre des mets, mais on n’en veut pas. Cela lui donne un pathétique, selon les circonstances, ridicule et touchant ; car au fond il n’a aucun droit de forcer les hommes à goûter le plaisir. Son fifre résonne, mais personne ne veut danser, cela peut-il être tragique ? Peut-être, après tout. — Enfin il a pour compensation de cette privation plus de plaisir à créer que le reste des hommes n’en a dans tous les autres genres d’activité. On reçoit de ses souffrances un sentiment excessif, parce que sa plainte est plus haute, sa bouche plus éloquente ; et parfois ses souffrances sont réellement trop grandes, mais seulement parce que son ambition, son envie sont trop grandes. Le génie savant, comme Kepler et Spinoza, n’est pas à l’ordinaire aussi exigeant et ne met pas ses souffrances et ses privations, en réalité plus grandes, en un tel relief. Il a le droit de compter avec plus d’assurance sur la postérité et de rejeter le présent ; tandis qu’un artiste qui fait de même joue toujours un jeu désespéré, où son cœur doit souffrir. Dans des cas tout à fait rares — alors que dans le même individu se combinent le génie de produire et de connaître et le génie moral — vient s’ajouter auxdites douleurs cette sorte de douleurs encore qui doivent être regardées comme les exceptions les plus singulières du monde : les sentiments extra et supra-personnels qui s’appliquent à un peuple, à l’humanité, à l’ensemble de la civilisation, à tout être souffrant : lesquelles tirent leur valeur de l’union avec des connaissances particulièrement pénibles et abstruses (la pitié de soi a peu de valeur). — Mais quelle mesure, quelle balance d’essai y a-t-il pour leur authenticité ? N’est-il pas presque commandé d’être défiant envers tous ceux qui parlent dé sentiments de cette n’ature chez eux-mêmes ?

158.

Fatalité des grandeurs. — Toute grande apparition est suivie de la décadence, spécialement dans le domaine de l’art. Le modèle de la grandeur excite les natures un peu vaines à l’imitation superficielle ou à l’exagération ; c’est la fatalité que tous les grands talents ont en eux, d’étouffer beaucoup de forces et de germes plus faibles et de faire, pour ainsi dire, le vide dans la nature autour d’eux. Le cas le plus heureux dans le développement d’un art est que plusieurs génies se limitent réciproquement ; dans cette lutte, il y a d’ordinaire pour les natures plus faibles et plus tendres une part d’air et de lumière aussi.

159.

L’art périlleux pour l’artiste. — Lorsque l’art s’empare violemment d’un individu, il l’attire en arrière aux conceptions des époques où l’art florissait avec le plus de force, il exerce donc une influence rétrograde. "L’artiste s’engage de plus en plus dans la vénération des excitations soudaines, croit aux dieux et aux démons, anime la nature, prend la science en haine, devient mobile dans ses tendances, comme les hommes dé l’antiquité, et souhaite un bouleversement de toutes les conditions qui ne sont pas favorables à l’art, et cela avec la violence et l’injustice d’un enfant. Or, de soi l’artiste est déjà un être arriéré parce qu’il reste dans le jeu, qui convient à la jeunesse et à l’enfant : à cela vient s’ajouter que peu à peu il subit une déformation qui le fait rétrograder en d’autres temps. Ainsi finit par se produire un violent antagonisme entre lui et les hommes du mêraeâge de son époque, et une fin troublée ; ainsi, d’après les récits des anciens, Homère et Eschyle finirent par vivre et mourir dans la mélancolie.

160.

Hommes créés. — Quand on dit que l’auteur dramatique (et généralement l’artiste) crée réellement des caractères, c’est là une belle illusion et exagération, dans l’existence et la propagation de laquelle l’art célèbre un triomphe qu’il n’a pas voulu et qui est pour ainsi dire surabondant. En fait, nous ne savons pas grand’chose d’un homme réellement vivant et nous faisons une généralisation très superficielle, quand nous lui attribuons tel ou tel caractère : c’est à cette situation très imparfaite vis-à-vis de l’homme que répond le poète, en faisant (c’est en ce sens qu’il « crée ») des esquisses d’hommes aussi superficielles que l’est notre connaissance des hommes. Il y a beaucoup de poudre aux yeux dans ces caractères créés par les artistes ; ce ne sont pas du tout des produits naturels incarnés, mais semblables aux hommes peints un peu trop légèrement,ils ne supportent pas d’être regardés de près. Même quand on dit que le caractère des hommes vivants ordinaires se contredit souvent, que celui que crée le dramaturge est le modèle qui a flotté devant les yeux de la nature, cela est tout à fait faux. Un homme réel est quelque chose d’absolument nécessaire (même dans ces soi-disant contradictions), mais nous ne connaissons pas toujours cette nécessité. L’homme inventé, le fantôme, a la prétention de signifier quelque chose de nécessaire, mais seulement pour des gens qui ne comprennent un homme réel que dans une simplification grossière et antinaturelle : si bien qu’un ou deux gros traits souvent répétés, avec beaucoup de lumière dessus et beaucoup d’ombre et de demi-obscurité autour, satisfont complètement leurs prétentions. Ils sont ainsi facilement disposés à traiter le fantôme comme un homme réel, nécessaire, parce qu’ils sont accoutumés à prendre dans l’homme réel un fantôme, une silhouette, une abrévation arbitraire, pour le tout. — Que le peintre et le sculpteur expriment le moins du monde l’ « Idée » de l’homme, c’est là une vaine imagination et une illusion des sens : on est tyrannisé par l’œil quand on parle de pareille façon, parce que cet œil ne voit du corps humain que la superficie, que la peau ; mais l’intérieur du corps rentre tout autant dans l’Idée. L’art plastique veut rendre les caractères visibles sur la peau ; l’art du langage use de la parole pour le même but, il rend le caractère par le son articulé. L’art part de la naturelle ignorance de l’homme sur son être intérieur (corps et caractère) : il n’existe pas pour les physiciens et les philosophes.

161.

Excès d’estime de soi dans la foi aux artistes et aux philosophes. — Nous pensons tous que l’excellence d’une œuvre d’art, d’un artiste, est prouvée, quand ils nous saisissent, nous ébranlent. Mais il faudrait d’abord que notre propre excellence de jugement et d’impression fût prouvée : ce qui n’est pas le cas. Qui a, dans le domaine de l’art plastique, plus saisi et ravi que le Bernin ? qui a plus puissamment agi que ce rhéteur postérieur à Démosthène, qui introduisit le style asiatique et le fit dominer deux siècles durant ? Cette domination sur des siècles entiers ne prouve rien pour l’excellence et la valeur durable d’un style ; c’est pourquoi l’on ne doit pas avoir trop d’assurance dans sa bonne opinion d’un artiste quelconque : c’est là non seulement la foi en la vérité de nos impressions, mais encore en l’infaillibilité de notre jugement ou impression, quand jugement ou impression ou l’un et l’autre peuvent eux-mêmes être d’espèce trop grossière ou trop fine, surexcités ou incultes. De même les effets bienfaisants et édifiants d’une philosophie, d’une religion ne prouvent rien pour leur vérité : tout aussi peu que le bonheur que l’aliéné goûte à son idée fixe prouve quoi que ce soit pour la sagesse de cette idée.

162.

Culte du génie par vanité. — Pensant du bien de nous, mais n’attendant pourtant pas du tout de nous de pouvoir former seulement l’ébauche d’un f tableau de Piaphaël ou une scène pareille à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que le talent de ces choses est un miracle tout à fait démesuré, un hasard fort rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi que notre vanité, notre amour-propre, favorise le culte du génie : car ce n’est qu’à condition d’être supposé très éloigné de nous, comme un miraculum, qu’il ne nous blesse pas (Gœthe même, l’homme sans envie, nommait Shakespeare son étoile des hauteurs lointaines ; sur quoi l’on peut se rappeler ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas[7] »). Mais abstraction faite de ces suggestions de notre vanité, l’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». — D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l’« être » !) Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin » c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison.

163.

La conscience de métier. — Gardez-vous de parler de dons naturels, de talents innés ! On peut nommer des grands hommes de tout genre qui furent peu doués. Mais ils acquirent la grandeur, devinrent des « génies » (comme on dit), par des qualités dont on n’aime pas à signaler le manque lorsqu’on les sent en soi : ils eurent tous cette robuste conscience d’artisans, qui commence par apprendre à former parfaitement les parties, avant de se risquer à faire un grand ensemble ; ils se donnèrent du temps pour cela, parce qu’ils avaient plus de plaisir à la réussite du détail, de l’accessoire, qu’à l’effet d’un ensemble éblouissant. La recette, par exemple, pour qu’un homme devienne bon romancier, est facile à donner, mais l’exécution suppose des qualités que l’on a coutume de perdre de vue, quand on dit : « Je n’ai pas assez de talent. » Qu’on fasse un peu cent et plus de projets de nouvelles, pas un dépassant deux pages, mais d’une telle netteté que tout mot y soit nécessaire ; qu’on mette chaque jour par écrit des anecdotes, jusqu’à ce qu’on apprenne à en trouver la forme la plus pleine, la plus efficace ; qu’on soit infatigable à recueillir et à dépeindre des types et des caractères humains ; qu’on raconte avant tout aussi souvent que possible et qu’on écoute raconter, avec un œil et une oreille perçants pour saisir l’effet produit sur les autres assistants ; qu’on voyage comme un paysagiste et un dessinateur de costumes ; qu’on extraye pour son usage de chaque science ce qui, bien exposée produit des effets artistiques ; qu’on réfléchisse enfin sur les motifs des actions humaines, qu’on ne dédaigne aucune indication qui puisse en instruire, et qu’on se fasse collectionneur de pareilles choses jour et nuit. Qu’on laisse passer dans ce multiple exercice quelque dix années : mais ce qui ensuite sera créé dans l’atelier pourra sortir aussi à la lumière des rues. — Que font, au contraire, la plupart ? Ils ne commencent pas par la partie, mais par l’ensemble. Ils feront peut-être une fois un bon coup, éveilleront l’attention, et dès lors feront des coups de plus en plus mauvais, pour des raisons bien naturelles. — Parfois, quand l’intelligence et le caractère manquent pour former un tel plan de vie artistique, c’est le destin et la nécessité qui prennent leur place et mènent pas à pas le maître futur à travers toutes les exigences de son métier.

164.

Danger et avantage du culte du génie. — La foi en des esprits grands, supérieurs, féconds, est, non pas nécessairement, mais très souvent, encore unie à cette superstition entièrement ou à demi religieuse, que ces esprits seraient d’origine surhumaine et posséderaient certaines facultés merveilleuses, au moyen desquelles ils acquerraient leurs connaissances par une tout autre voie que le reste des hommes. On leur attribue volontiers une vue immédiate de l’essence du monde, comme par un trou dans le manteau de l’apparence, et l’on croit que, sans la peine et les efforts de la science, grâce à leur merveilleux regard divinatoire, ils pourraient communiquer quelque chose de définitif et de décisif sur l’homme et le monde. Tant que le miracle en matière de connaissance trouve encore des croyants, peut-être peut-on accorder qu’il en provient une utilité pour les croyants mêmes, étant donné que ceux-ci, par leur absolue soumission aux grands esprits, assurent à leurs propres esprits, pour le temps du développement, la discipline et l’école la meilleure. Au contraire, il y a lieu au moins de se demander si la superstition du génie, de ses privilèges et de ses facultés spéciales est d’utilité pour le génie lui-même, lorsqu’elle s’enracine chez lui. C’est en tout cas un symptôme dangereux quand l’homme est près de cette crainte religieuse de lui-même, qu’il s’agisse de cette célèbre crainte des Césars ou de la crainte du génie considérée ici ; quand l’odeur des sacrifices que l’on n’offre équitablement qu’à un dieu pénètre dans le cerveau du génie, au point qu’il commence à chanceler et à se tenir pour quelque chose de surnaturel. Les conséquences sont à la longue : le sentiment de l’irresponsabilité, des privilèges exceptionnels, la persuasion qu’il fait une grâce rien que par son commerce, une folle rage à propos de toute tentative de le comparer à d’autres ou de le taxer même plus bas, de mettre en lumière ce qu’il y a de manqué dans son œuvre. Par cela même qu’il cesse d’exercer une critique contre lui-même, les pennes finissent par tomber de son plumage une à une ; cette superstition mine les racines de sa force et fera peut-être même de lui un hypocrite, après que sa force l’aura quitté. Même pour de grands esprits, il y a vraisemblablement plus d’utilité à se rendre compte de leur force et de son origine, à comprendre ainsi quelles qualités purement humaines ont conflué en eux, quelles circonstances heureuses y ont concouru : ainsi une energie qui un jour trouve sa voie, une application décidée à des fins de détail, un grand courage personnel, puis la chance d’une éducation qui a de bonne heure offert les meilleurs maîtres, modèles, méthodes. À la vérité, si leur but est de produire l’effet le plus grand possible, l’incertitude sur soi-même et cette addition d’une demi-folie a toujours fait beaucoup ; car ce qu’on a admiré et envié de tout temps en eux, c’est justement cette force grâce à laquelle ils rendent les hommes sans volonté et les entraînent à l’illusion que des guides surnaturels iraient devant eux. Oui, cela élève et anime les hommes, de croire quelqu’un en possession de forces surnaturelles : c’est en ce sens que le délire a, comme dit Platon, apporté aux hommes les plus grandes bénédictions. — Dans de rares cas isolés, cette espèce de délire peut bien aussi avoir été le moyen par où une telle nature excessive dans toutes les directions a été maintenue solidement : même dans la vie des individus les conceptions illusoires ont souvent la valeur de remèdes, qui par eux-mêmes sont des poisons ; cependant le poison finit, dans tout « génie » qui croit à sa divinité, par se montrer à mesure que le « génie » devient vieux : qu’on se souvienne par exemple de Napoléon, dont l’être s’est certainement formé justement par cette foi en lui-même et en son étoile, et par le mépris des hommes qui en découlait, jusqu’à produire la puissante unité qui le fait saillir d’entre tous les hommes modernes, jusqu’à ce qu’enfin cette même croyance aboutit à un fatalisme presque insensé, lui déroba toute sa rapidité et son acuité de coup d’œil et devint la cause de sa ruine.

165.

Le génie et la nullité. — Ce sont précisément, parmi les artistes, les cerveaux originaux, créant d’eux-mêmes, qui peuvent, dans la circonstance, produire le vide et le néant complets, tandis que les natures plus dépendantes, les talents, comme on dit, abondent en souvenirs de tout le bon possible et même dans l’état de faiblesse produisent quelque chose de passable. Mais si les originaux sont abandonnés d’eux-mêmes, le souvenir ne leur donne aucune aide : ils deviennent vides.

166.

Le public. — Le peuple ne demande rien de plus à la tragédie que d’être bien émus, pour pouvoir une bonne fois y aller de sa larme ; l’artiste au contraire, qui voit Ja tragédie nouvelle, trouve son plaisir dans les inventions et les procédés techniques ingénieux, dans le traitement et la division de la matière, dans le nouveau tour donné à de vieux motifs, à de vieilles pensées. Sa situation est la situation esthétique vis-à-vis de l’œuvre d’art, celle du créateur ; la première décrite, qui regarde uniquement le sujet, est celle du peuple. De l’homme entre deux il n’y a rien à dire, il n’est ni peuple ni artiste et ne sait pas ce qu’il veut : aussi son plaisir est-il confus et médiocre.

167.

Éducation artistique du public. — Si le même motif n’est pas traité de cent façons par différents maîtres, le public n’apprend pas à s’élever aau-dessus de l’intérêt du sujet ; mais à la fin lui-même saisira les nuances, les délicates inventions neuves dans la façon de traiter ce motif, et en jouira, lorsqu’il le connaîtra de longue date par de nombreuses manipulations et qu’il n’y sentira plus le piquant de la nouveauté, de l’attente.

168.

L’artiste et sa suite doivent marcher au pas. — Le passage d’un degré du style à l’autre doit être assez lent pour que non seulement les artistes, mais aussi les auditeurs et spectateurs soient de la partie et sachent exactement ce qui se passe. Autrement il se produit tout d’un coup ce grand abîme entre l’artiste, qui crée ses œuvres sur une hauteur isolée, et le public, qui n’est plus capable de monter à cette hauteur et enfin redescend plus bas avec chagrin. Car lorsque l’artiste n’élève plus son public, celui-ci tombe rapidement, et sa chute est d’autant plus profonde et périlleuse qu’un génie l’a porté plus haut, semblable à l’aigle, des serres duquel la tortue enlevée dans les nues retombe pour son malheur.

169.

Origine du comique . — Si l’on considère que l’homme, durant bien des cent mille années, fut un animal accessible à la crainte au suprême degré, et que tout ce qui est soudain, inattendu, lui commandait d’être prêt à combattre, peut-être prêt à mourir, que même plus tard encore, en état de société, toute la sécurité reposait sur l’attendu, sur la tradition dans la pensée et l’activité, on ne peut pas s’étonner qu’en présence de toute chose soudaine, inattendue en parole et en action, quand elle se produit sans danger ni dommage, l’homme soit soulagé, passe à l’opposé de la crainte : l’être tremblant d’angoisse, ramassé sur lui-même, se détend, se déploie à l’aise, — l’homme rit. C’est ce passage d’une angoisse momentanée à une gaîté de courte durée qu’on nomme le comique. Au contraire, dans le phénomène du tragique, l’homme passe rapidement d’une grande gaîté durable à une grande angoisse ; mais comme parmi les mortels la grande gaîté durable est bien plus rare que le motif d’angoisse, il y a aussi beaucoup plus de comique que de tragique dans le monde ; on rit bien plus souvent que l’on n’est ému.

170.

Ambition d’artiste. — Les artistes grecs, par exemple les tragiques, composaient pour vaincre ; tout leur art ne peut être imaginé sans concours : la bonne Éris d’Hésiode, l’ambition, donnait à leur génie ses ailes. Or cette ambition voulait avant tout que leur oeuvre eût le plus haut degré d’excellence à leurs propres yeux, telle qu’ils comprenaient l’excellence, sans égard à un goût régnant et à l’opinion générale sur l’excellent dans une œuvre d’art ; et c’est ainsi qu’Eschyle et Euripide restèrent longtemps sans succès, jusqu’à ce qu’ils eussent enfin formé des juges d’art qui appréciassent leur œuvre selon les règles qu’ils posaient eux-mêmes. De cette façon, ils recherchent la victoire sur des concurrents d’après leur propre estime, devant leur propre tribunal, ils veulent réellement être plus excellents ; ensuite ils demandent au dehors une approbation de cette propre estime, une confirmation de leur jugement. Rechercher l’honneur veut dire : « se rendre supérieur et désirer que cela paraisse aussi publiquement. » La première chose manque-t-elle et la seconde est-elle néanmoins désirée, on parle de vanité. La seconde manque-t-elle et n’est-elle pas réclamée, on parle d’orgueil.

171.

Le nécessaire dans l’œuvre d’art. — Ceux qui parlent tant de l’élément nécessaire dans une œuvre d’art exagèrent, s’ils sont artistes, in majorem artis gloriam, ou, s’ils sont profanes, par ignorance. Les formes d’une œuvre d’art qui donnent à sa pensée la parole, qui sont par conséquent sa façon de s’exprimer, ont toujours quelque chose de facultatif, comme toute espèce de langage. Le sculpteur peut ajouter ou omettre beaucoup de petits traits : de même l’interprète, qu’il soit comédien, ou, en ce qui concerne la musique, virtuose ou chef d’orchestre. Ces nombreux petits traits et ces polissures lui font plaisir aujourd’hui, demain non, ils sont là plutôt en vue de l’artiste que de l’art, car il a aussi besoin, dans la contrainte et l’effort sur soi-même que l’expression de sa pensée principale exige de lui, de gâteaux et de jouets à l’occasion, pour ne pas devenir morose.

172.

Faire oublier le maître. — Le pianiste qui exécute l’œuvre d’un maître aura joué le mieux possible, s’il a fait oublier le maître et s’il a donné l’illusion qu’il racontait une histoire de sa vie ou vivait quelque chose actuellement. À la vérité : s’il n’est rien qui vaille, chacun maudira son bavardage par lequel il nous parle de sa vie. Il faut donc qu’il s’entende à captiver l’imagination de l’auditeur. C’est par là que s’expliquent à leur tour toutes les faiblesses et les folies de la « virtuosité ».

173.

Corriger la fortune. — Il y adans la vie des grands artistes de fâcheuses conjonctures, qui forcent par exemple le peintre à n’esquisser son tableau le plus important qu’à l’état d’idée fugitive ou forcèrent par exemple Beethoven à ne nous laisser dans mainte grande sonate (comme celle en si majeur) que l’insuffisante réduction pour piano d’une symphonie. Ici l’artiste qui vient plus tard doit chercher à corriger après coup la vie du grand homme : c’est ce que ferait par exemple celui qui, maître de tous les effets d’orchestre, éveillerait à la vie pour nous cette symphonie tombée à la mort apparente du piano.

174.

Réduire. — Beaucoup de choses, d’événements ou de personnes ne supportent pas d’être traités à une petite échelle. On ne peut pas réduire le groupe du Laocoon en figurine ; la grandeur lui est nécessaire. Mais il est beaucoup plus rare que quelque chose, de nature petite, supporte l’agrandissement ; c’est pourquoi les biographes réussiront toujours plus à rendre un grand homme petit, qu’un petit grand.

175.

Sensibilité dans l’art du présent. — Les artistes se mécomptent fréquemment aujourd’hui, quand ils travaillent à un effet sensible de leurs œuvres ; car leurs spectateurs et auditeurs n’ont, plus leurs sens au complet et entrent, tout à fait contre le gré de l’artiste, par son œuvre dans une « sainteté » d’impression qui est proche parente de l’ennui. — Leur sensibilité commence peut-être juste où celle de l’artiste cesse, elles se rencontrent donc tout au plus en un point.

176.

Shakespeare moraliste. — Shakespeare a beaucoup réfléchi sur les passions et sans doute eu de son tempérament un accès très prochain à beaucoup d’entre elles (les poètes dramatiques sont en général d’assez méchants hommes). Toutefois, il ne pouvait pas, comme Montaigne, parler là-dessus, mais il mettait ses considérations sur les passions dans la bouche de ses figures passionnées : chose, il est vrai, contraire à la nature, mais qui rend ses drames si pleins de pensée qu’ils font paraître tous les autres vides et éveillent facilement une répugnance générale à leur égard. — Les maximes de Schiller (qui se fondent presque toujours sur des idées fausses ou insignifiantes) sont précisément des maximes de théâtre, et produisent en cette qualité des effets très forts : au lieu que les maximes de Shakespeare font honneur à son modèle Montaigne et enferment des pensées tout à fait graves, sous une forme aiguisée, mais sont par là trop lointaines et trop fines pour l’œil du public théâtral, partant sans effet.

177.

Se mettre bien à portée de l’oreille. — Il ne faut pas seulement savoir bien jouer, mais aussi bien se mettre à portée de l’oreille. Le violon dans lamaindu plus grand maître ne donne de soi qu’un murmure, quand l’espace est trop grand ; on peut alors confondre le maître avec le premier apprenti venu.

178.

L’incomplet considéré comme l’efficace. — De même que des figures en relief agissent si fortement sur l’imagination parce qu’elles sont pour ainsi dire en train de sortir de la muraille et tout à coup, retenues on ne sait par quoi, s’arrêtent : ainsi parfois l’exposition incomplète, comme en relief, d’une pensée, d’une philosophie tout entière, est plus efficace que l’explication complète : on laisse plus à faire au spectateur, il est excité à continuer ce qui fait saillie devant ses yeux en lumière et ombre si forte, à achever la pensée, et à triompher lui-même de cet obstacle qui jusqu’alors s’opposait au dégagement complet de l’idée.

179.

Contre les originaux. — C’est quand l’Art se revêt de l’étoffe la plus râpée qu’on le reconnaît le mieux pour l’art.

180.

Esprit collectif. — Un bon écrivain n’a pas seulement son propre esprit, mais aussi l’esprit de ses amis.

181.

Deux sortes de méconnaissance. — Le malheur des écrivains pénétrants et clairs est qu’on les prend pour superficiels et que, par conséquent, on ne se donne pour eux aucune peine : et la chance des écrivains obscurs est que le lecteur s’exténue sur eux et met à leur compte le plaisir que lui cause sa diligence.

182.

Rapports avec la science. — Tous ceux-là ne portent pas de réel intérêt à une science, qui ne commencent à s’échauffer pour elle que s’ils y ont eux-mêmes fait des découvertes.

183.

La clé. — La pensée isolée à laquelle un homme de valeur, aux rires et railleries des gens sans valeur, attache un grand prix, est pour lui une clé de trésors cachés, pour ceux-là rien de plus qu’un morceau de vieille ferraille.

184.

Intraduisible. — Ce n’est ni le meilleur ni le pire d’un livre qui est intraduisible.

185.

Paradoxes de l’auteur. — Les soi-disant paradoxes de l’auteur, dont un lecteur se choque, ne sont souvent pas du tout dans le livre de l’auteur, mais dans la tête du lecteur.

186.

Esprit. — Les auteurs les plus spirituels produisent un sourire à peine sensible.

187.

L’antithèse. — L’antithèse est la porte étroite par où l’erreur se glisse le plus volontiers jusqu’à la vérité.

188.

Les penseurs comme stylistes. — La plupart des penseurs écrivent mal parce qu’ils ne nous communiquent pas seulement leurs pensées, mais aussi le penser de leurs pensées.

189.

Idées dans la poésie. — Le poète mène triomphalement ses idées dans le char du rythme : ordinairement parce que celles-ci ne sont pas capables d’aller à pied.

190.

Péché contre l’esprit du lecteur. — Quand l’auteur renie son talent, uniquement pour se mettre au niveau du lecteur, il commet le seul péché mortel que l’autre ne lui pardonnera jamais : à supposer, bien entendu, qu’il s’en rende un peu compte. On peut d’ailleurs dire à l’homme tout le mal possible de lui ; mais par la manière dont on le dit, il faut savoir relever sa vanité.

191.

Limites de l’honnêteté. — Même à l’écrivain le plus honnête il échappe un mot de trop, s’il veut arrondir une période.

192.

Le meilleur auteur. — Le meilleur auteur sera celui qui a honte d’être un homme de lettres.

193.

Loi draconienne contre les écrivains. — On devrait considérer un écrivain comme un malfaiteur qui ne mérite que dans les cas les plus rares son acquittement ou sa grâce : ce serait un remède contre l’envahissement des livres.

194.

Les fous de la civilisation moderne. — Les fous des cours du moyen âge correspondent à nos feuilletonistes ; c’est la même espèce d’hommes, à moitié raisonnables, facétieux, exagérés, sots, qui ne sont là parfois que pour adoucir le pathétique dè la situation par des saillies, par du bavardage, et couvrir de leurs cris le glas trop lourd, trop solennel des grands événements ; autrefois au service des princes et des nobles, maintenant au service des partis (de même que dans l’esprit de parti et la passion de parti survit maintenant encore une bonne part de la vieille obséquiosité dans les rapports de peuple à princes). Mais toute la classe des littérateurs modernes est fort voisine des feuilletonistes ; ce sont les « fous de la civilisation moderne », qu’on juge avec plus d’indulgence, si on ne les prend pas pour entièrement responsables. Considérer l’état d’écrivain comme une profession devrait, en bonne justice, passer pour un genre de démence.

195.

Renouvelé des Grecs. — Ce qui gêne beaucoup présentement la marche de la science est que tous les mots, par une exagération de sentiment qui dure depuis cent années, sont devenus bouffis et ampoulés. Le degré supérieur de culture qui se tient sous la domination (sinon même sous la tyrannie) de la science a un besoin absolu de bien dégriser le sentiment et de concentrer fortement tous les mots ; en quoi les Grecs du temps de Démosthène nous ont précédés. L’exagération distingue tous les écrits modernes ; et même lorsqu’ils sont écrits simplement, les mots y sont encore sentis trop excentriquement. Sévère réflexion, concision, sang-froid, simplicité, poussée même volontairement jusqu’aux limites, bref quant-à-soi du sentiment et laconisme, — voilà les seuls remèdes possibles. — Au reste cette manière froide d’écrire et de sentir est, à titre de contraste, très attrayante aujourd’hui : et à vrai dire, il y a là un nouveau danger. Car la froideur pénétrante est aussi bien un moyen d’excitation qu’un haut degré de chaleur.

196.

Bons conteurs mauvais explicateurs. — Chez les bons conteurs, souvent une sûreté et une rigueur psychologique admirable, tant qu’elle peut se montrer dans l’action de leurs personnages, se trouve en contraste vraiment risible avec le manque d’exercice de leur réflexion psychologique : si bien que leur culture paraît à un moment aussi éminemment élevée qu’au moment qui suit elle paraît pitoyablement basse. Il arrive même trop fréquemment qu’ils expliquent à faux exprès leurs propres héros et leurs actes, — il n’y a pas de doute, tant la chose sonne l’invraisemblance. Peut-être le plus grand pianiste n’a-t-il que peu réfléchi sur les conditions techniques et sur la vertu, les défauts, l’utilité et l’éducabilité spéciales de chaque doigt (éthique dactylique), et fait-il des fautes grossières lorsqu’il parle de choses de ce genre.

197.

Les livres de gens qui nous sont connus et leurs lecteurs. — Nous lisons les écrits de gens qui nous sont connus (amis et ennemis) d’une façon double, attendu que notre connaissance est sans cesse à nos côtés qui chuchote : « c’est de lui, c’est une notation de son être intérieur, de ses aventures, de son talent», et que d’autre part une autre espèce de connaissance cherche en même temps à établir quel est le profit de cet ouvrage en soi, quelle estime il mérite en général, abstraction faite de son auteur, quel enrichissement de la science il apporte avec lui. Les deux manières de lire et d’apprécier se détruisent, il s’entend de soi, réciproquement. De même un entretien avec un ami ne donnera lieu à de bons fruits de connaissance que si l’un et l’autre finissent par ne penser plus qu’à la chose même et oublient qu’ils sont des amis.

198.

Sacrifice rythmique. —De bons écrivains modifient le rythme de plus d’une période, uniquement parce qu’ils ne reconnaissent pas aux lecteurs ordinaires la capacité de saisir la mesure que suivait la période dans sa première forme : c’est pourquoi ils leur donnent une facilité, en accordant la préférence à des rythmes plus connus. — Cet égard à l’incapacité rythmique du lecteur actuel a déjà arraché maint soupir, car beaucoup de choses lui ont été déjà sacrifiées. — Est-ce qu’il n’en arrive pas de même à de bons musiciens ?

199.

L’incomplet comme attrait artistique. — L’incomplet produit souvent plus d’effet que le complet, notamment dans le panégyrique : pour son but, on a besoin précisément d’une piquante lacune, comme d’un élément irrationnel, qui fait miroiter une mer devant l’imagination de l’auditeur et, pareil à une brume, couvre le rivage opposé, par conséquent les bornes de l’objet qu’il s’agit de louer. À citer les mérites connus d’un homme, si on est complet et étendu, on fait toujours naître le soupçon que ce soient làses seuls mérites. L’homme qui loue complètement se met au-dessus de celui qu’il loue, il semble le voir de haut. C’est pourquoi le complet produit un effet d’affaiblissement.

200.

Précaution en écrivant et en enseignant. Qui a une fois écrit et sent en lui la passion d’écrire n’apprend presque de tout ce qu’il fait et vit que ce qui est littérairement communicabale. Il ne pense plus à lui, mais à l’écrivain et à son public : il veut la compréhension, mais non pour son propre usage. Celui qui enseigne est la plupart du temps incapable de mener quelque tâche propre pour son propre bien, il pense toujours au bien de ses élèves, et toute connaissance ne lui donne de plaisir qu’autant qu’il peut l’enseigner. Il finit par se considérer comme un passage du savoir, et en somme comme un moyen, au point qu’il a perdu le sérieux en ce qui le concerne.

201.

Les mauvais écrivains nécessaires. — Il faudra toujours qu’il y ait de mauvais écrivains, car ils répondent au goût des âges non développés, non mûris ; ceux-ci ont leurs besoins aussi bien que les plus mûrs. Si la vie humaine était plus longue, le nombre des individus venus à maturité serait supérieur ou du moins égal à celui des individus non mûrs ; mais ainsi la très grande majorité meurt trop jeune, c’est-à-dire qu’il y a toujours beaucoup plus d’intelligences non développées ayant mauvais goût. Celles-ci désirent en outre avec la grande véhémence de la jeunesse la satisfaction de leur besoin : et ainsi elles se procurent de force de mauvais auteurs.

202.

Trop près et trop loin. — Si le lecteur et l’auteur ne se comprennent souvent pas, c’est que l’auteur connaît trop bien son thème et le trouve presque fastidieux, si bien qu’il se dispense des exemples, qu’il connaît par centaines ; mais le lecteur est étranger au sujet et le trouve facilement mal justifié, si les exemples lui sont supprimés.

203.

Une préparation à l’art disparue. — De tout ce dont s’occupait le lycée, le plus important était l’exercice de style latin : c’était bien là un exercice d’art, au lieu que toutes les autres occupations n’avaient pour but que de le savoir. Donner la préférence à la composition allemande, c’est barbarie, car nous n’avons pas de style allemand modèle, approprié à l’éloquence publique ; mais si l’on veut par la composition allemande favoriser l’exercice de la pensée, il sera certainement mieux d’y faire provisoirement complète abstraction du style, partant de distinguer entre l’exercice de la pensée et celui de l’expression. Ce dernier devrait s’appliquer à des façons diverses de traiter une matière donnée et non à l’invention indépendante d’une, matière. La simple expression d’une matière donnée était la tâche du discours latin, pour lequel les vieux maîtres possédaient une finesse d’oreille depuis longtemps perdue. Celui qui jadis apprenait à bien écrire dans une langue moderne le devait à cet exercice (aujourd’hui on doit, faute de mieux, se mettre à l’école des vieux Français). Mais il y a plus : il acquérait une conception de la grandeur et de la difficulté de la forme, et d’avance était préparé à l’art en général par la seule véritable voie, par la pratique.

204.

L’obscur et le trop clair l’un à côté de l’autre. — Des écrivains qui ne savent en général donner aucune clarté à leurs idées choisiront de préférence dans le détail les désignations et les superlatifs les plus forts, les plus exagérés ; de là naît un effet de lumière pareil à un éclairage de torches dans les sentiers embrouillés d’une forêt.

205.

Peinture littéraire. — Un objet important aura sa représentation la meilleure quand on tirera comme un chimiste les couleurs du tableau de l’objet lui-même et qu’alors on les emploiera comme un artiste : en sorte que l’on fera naître le dessin des limitations et des transitions des couleurs. Ainsi le tableau acquerra quelque chose de l’attrayant élément naturel qui donne à l’objet lui-même sa signification.

206.

Livres qui enseignent à danser. — Il y a des écrivains qui, parce qu’ils représentent l’impossible comme possible et parlent de ce qui est moral et génial comme si l’un et l’autre n’étaient qu’une fantaisie, un caprice, provoquent un sentiment de liberté joyeuse, comme si l’homme se posait sur la pointe des pieds et, par une joie intérieure, était absolument obligé de danser.

207.

Idées qui ne sont pas venues à terme. — Tout de même que non seulement l’âge viril, mais aussi la jeunesse et l’enfance, ont un prix en soi et ne sont pas du tout à apprécier seulement comme transitions et passages ; de même aussi les pensées qui ne sont pas venues à terme ont leur prix. Aussi ne faut-il pas tourmenter un poète par un commentaire subtil et se rire de l’incertitude de son horizon, comme si la route qui mène à plus d’idées était encore ouverte. On se tient au seuil : on attend comme au déterrement d’un trésor : c’est comme s’il devait se faire une heureuse trouvaille de pensées profondes. Le poète prélève quelque chose du plaisir du penseur à trouver une idée capitale et nous en rend ainsi avides au point que nous la pourchassons ; mais elle passe en voltigeant au-dessus de notre tête en montrant les plus belles ailes de papillon — et cependant elle nous échappe.

208.

Le livre devient presque un homme. — C’est pour tout écrivain une surprise toujours neuve que son livre, dès qu’il s’est séparé de lui, continue à vivre lui-même d’une vie propre ; cela le fâche comme si une partie d’un insecte se séparait et s’en allait désormais suivre son propre chemin. Peut-être l’oubliera-t-il presque entièrement, peut-être s’élèvera-t-il au-dessus des conceptions qu’il y a déposées, peut-être même ne l’entendra-t-il plus et au-ra-t-il perdu cet essor dont il volait lorsqu’il concevait ce livre : cependant le livre se cherche, des lecteurs, enflamme des existences, donne du bonheur, de l’effroi, produit de nouvelles œuvres, devient l’âme de principes et d’actions — bref : il vit comme un être pourvu d’esprit et d’âme, et pourtant ce n’est pas un homme. — Le lot le plus heureux est échu à l’auteur quand, vieillard, il peut dire que tout ce qu’il y avait en lui d’idées et de sentiments créateurs de vie, fortifiants, édifiants, éclairants, vit encore dans ses ouvrages, et que lui-même n’est plus que la cendre grise, tandis que le feu a été conservé et propagé partout. — Or si l’on considère que toute action d’un homme, et non pas seulement un livre, devient en quelque matière l’occasiond’autresactions, de décisions, dépensées, que tout ce qui se fait se noue indissolublement à tout ce qui se fera, on reconnaîtra la véritable immortalité qui existe, celle du mouvement : ce qui a été une fois mis en mouvement est dans la chaîne totale de tout l’être, comme un insecte dans l’ambre, enfermé et éternisé.

209.

Joie dans la vieillesse. — Le penseur, et de même l’artiste, qui a mis en sûreté le meilleur de lui-même dans des œuvres, ressent une joie presque maligne quand il voit comment son corps et son esprit sont par le temps brisés et détruits lentement, comme s’il voyait d’un coin un voleur travailler son coffre-fort, sachant, lui, que le coffre est vide et que tous ses trésors sont sauvés.

210.

Fécondité tranquille. — Les aristocrates-nés de l’esprit ne sont pas trop pressés ; leurs créations paraissent et tombent de l’arbre par un tranquille soir d’automne, sans qu’ils soient hâtivement désirés, sollicités, pressés par la nouveauté, Le désir incessant de créer est vulgaire et témoigne de jalousie, d’envie, d’ambition. Si l’on est quelque chose, on n’a réellement besoin de faire rien — et pourtant l’on agit beaucoup. Il y a au-dessus des hommes « productifs » une espèce encore supérieure.

211.

Achille et Homère. — Il en va toujours comme d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment, l’autre les décrit. Un véritable écrivain ne donne la parole qu’à la passion et à l’expérience d’autrui ; il est artiste pour savoir, du peu qu’il a ressenti, tirer beaucoup par divination. Les artistes ne sont pas le moins du monde les hommes de la grande passion, mais fréquemment ils se donnent pour tels, avec le sentiment inconscient que l’on accordera plus de créance à leur passion peinte, si leur propre vie parle en faveur de leur expérience en la matière. On n’a qu’à se laisser seulement aller, à ne pas se maîtriser, à donner le champ libre à sa colère, à son appétit : aussitôt tout le monde s’écrie : qu’il est passionné ! Mais pour la passion qui sévit profondément, qui dévore l’individu et souvent le détruit, la chose a quelque importance : celui qui la subit ne la décrit certes pas en drames, mélodies ou romans. Les artistes sont fréquemment des individus sans frein, dans la mesure justement où ils ne sont pas artistes ; mais c’est autre chose.

212.

Vieux doutes sur l’action de l’art. — Faudrait-il dire que réellement la pitié et la terreur soient, comme le veut Aristote, purgées par la tragédie, si bien que l’auditeur s’en retourne chez lui plus froid et plus calme ? Faudrait-il dire que des histoires de revenants rendent moins timoré et moins superstitieux ? Il est vrai pour certains faits physiques, par exemple pour la puissance amoureuse, que la satisfaction d’un besoin crée une sédation et un abaissement momentané de l’instinct. Mais la terreur et la pitié ne sont pas en ce sens des besoins d’organes déterminés, qui veulent être soulagés. Et à la longue tout instinct même est fortifié par l’exercice de sa satisfaction, malgré ces sédations périodiques. Il serait possible que la terreur et la pitié fussent dans chaque cas particulier adoucies et allégées par la tragédie : néanmoins elles pourraient en somme devenir généralement plus fortes par l’influence tragique, et Platon aurait malgré tout raison, quand il pense que, par la tragédie, on devient dans l’ensemble plus inquiet et plus impressionnable. Le poète tragique lui-même acquerrait alors nécessairement une vue du monde sombre, effrayante et une âme attendrie, excitable, avide de larmes ; ainsi l’on devrait souscrire à l’opinion de Platon, si les poètes tragiques et aussi les cités entières qui se plaisent surtout à eux descendent à un manque de mesure et de frein toujours plus grand. — Mais quel droit notre temps a-t-il en général à donner une réponse à la grande question de Platon touchant l’influence morale de l’art ? Aurions-nous même l’art, — où prenons-nous l’influence, une influence quelconque de l’art ?

213.

Plaisir pris à l’absurde. — Comment l’homme peut-il prendre plaisir à l’absurde ? Aussi loin, en vérité qu’il y a du rire dans le monde, c’est là le cas ; l’on petit même dire que, presque partout où il y a du bonheur, il y a plaisir pris à l’absurde. Le renversement de l’expérience en son contraire, de ce qui a un but en ce qui n’en a point, du nécessaire en capricieux, sans pourtant que ce fait cause aucun dommage et soit jamais conçu que par .bonne humeur, est un sujet de joie, car il nous délivre momentanément de la contrainte de la nécessité, de l’appropriation à des fins, et de l’expérience, dans lesquelles nous voyons pour l’ordinaire nos maîtres impitoyables ; nous jouons et nous rions alors que l’attendu (qui d’ordinaire porte ombrage et inquiétude) se réalise sans nuire. C’est la joie des esclaves aux fêtes des Saturnales.

214.

Ennoblissement de la réalité. — Parce que les hommes voyaient dans l’instinct aphrodisiaque une divinité et le sentaient agir en eux avec une reconnaissance portée à l’adoration, cette passion s’est dans le cours du temps compliquée de séries de conceptions plus élevées, et par là s’est en effet beaucoup ennoblie. C’est ainsi que quelques peuples, grâce à cet art d’idéalisation, ont fait de certaines maladies de puissants auxiliaires de la civilisation : par exemple les Grecs qui, dans les siècles antérieurs, souffraient de grandes épidémies nerveuses (sous forme d’épilepsie et de danse de St-Guy) et en ont formé le type magnifique de la Bacchante. — Les Grecs ne possédaient rien moins qu’une santé équilibrée ; — leur secret était de rendre même à la maladie, pourvu qu’elle eût de la puissance, les honneurs d’une divinité.

215.

Musique. — La musique n’est pas en soi et pour soi tellement significative de notre être intime, si profondément émouvante, qu’elle pût passer pour le langage immédiat du sentiment ; mais son antique union avec la poésie a mis tant de symbolisme dans le mouvement rythmique, dans les forces et les faiblesses du son, que nous avons maintenant l’illusion qu’elle parle directement à l’être intime et provienne de l’être intime. La musique dramatique n’est possible que lorsque l’art des sons a conquis un immense empire de moyens symboliques, par la chanson, l’opéra et cent formes d’essais de peinture par les sons. La « musique absolue » est ou bien une forme en soi, au stade grossier de la musique où le son mesuré et diversement accentué cause du plaisir en général, ou bien le symbolisme des formes parlant à l’entendement sans l’aide de la poésie, après que dans une longue évolution les deux arts ont été unis et qu’enfin la forme musicale est entièrement chargée de fils d’idées et de sentiments. Les hommes qui sont restés en arrière dans l’évolution de la musique peuvent sentir le même morceau d’une façon toute formelle, là où les plus avancés entendent tout symboliquement. En soi, aucune musique n’est profonde ni significative, elle ne parle point de « volonté », de « chose en soi » ; c’est là chose que l’intellect ne pouvait s’imaginer qu’en un siècle qui avait conquis pour le symbolisme musical tout le domaine de la vie intérieure. C’est l’intellect lui-même qui a seulement introduit cette signification dans les sons : de même qu’il a également mis dans les rapports de lignes et de masse en architecture une signification, qui de soi est tout à fait étrangère aux lois mécaniques.

216.

Geste et langage. — Plus ancienne que le langage est l’imitation des gestes, qui se produit involontairement et, maintenant encore, malgré une restriction générale du langage des gestes et une domination acquise des muscles, est si forte que nous ne pouvons regarder un visage en mouvement sans innervation de notre visage (on peut observer que la feinte d’un bâillement provoque, chez une personne qui la voit, un bâillement naturel). Le geste imité ramenait celui qui l’imitait au sentiment qu’il exprimait dans le visage ou le corps de l’imité. C’est ainsi que l’on apprenait à se comprendre : c’est ainsi encore que l’enfant apprend à comprendre la mère. En général, des sentiments douloureux peuvent bien s’exprimer aussi par des gestes, qui causent de leur côté une douleur (par exemple s’arracher les cheveux, se frapper la poitrine, défigurer et contracter violemment les muscles de la face). Inversement : des gestes de plaisir étaient eux-mêmes plaisants et se prêtaient par là facilement à la communication de l’intelligence (le rire étant la manifestation du chatouillement, qui est plaisant, servait à son tour à l’expression d’autres sensations plaisantes). Dès qu’on s’entendait par gestes, il pouvait naître à son tour une symbolique des gestes : je veux dire qu’on pouvait s’entendre sur un langage de sons, à la condition qu’on produisît d’abord le son et le geste (auquel il s’ajoutait comme symbole), plus tard seuement le son. — Il semble alors qu’à une époque ancienne il soit souvent arrivé la même chose qui maintenant se produit à nos yeux et à nos oreilles dans le développement de la musique, notamment de la musique dramatique : tandis que d’abord la musique, dépourvue de la danse et de la mimique (langage des gestes) qui l’explique, est un vain bruit, l’oreille, par une longue accoutumance à cette association de musique et de mouvement, est instruite à interpréter sur-le-champ les figures de sons et arrive enfin à un degré de compréhension rapide, où elle n’a plus du tout besoin du mouvement visible et comprend sans lui le compositeur. On parle alors de musique absolue, c’est-à-dire de musique où tout est sur-le-champ compris symboliquement, sans plus de secours auxiliaire.

217.

L’immatérialité du grand art. — Nos oreilles, grâce à l’exercice extraordinaire de l’entendement par le développement artistique de la musique nouvelle, se sont faites toujours, plus intellectuelles. Ce qui fait que nous supportons des accents beaucoup plus forts, beaucoup plus de « bruit », c’est que nous sommes beaucoup mieux exercés à écouter en lui la signification, que nos ancêtres. De fait, tous nos sens, par cela même qu’ils demandent d’abord la signification, par conséquent ce que « cela veut dire » et non plus ce que « c’est », se sont quelque peu émoussés : un tel émoussement se trahit par exemple dans le règne absolu du tempérament des sons ; car aujourd’hui les oreilles qui font les distinctions un peu fines, par exemple entre ut dièse et ré bémol, appartiennent aux exceptions. À ce point de vue, notre oreille est devenue plus grossière. Ensuite, le côté repoussant du monde, originairement hostile aux sens, a été conquis pour la musique ; son domaine de puissance, notamment pour l’expression du sublime, du terrible, du mystérieux, s’en est étonnamment élargi : notre musique donne maintenant la parole à des choses qui jadis n’avaient pas de langue. Pareillement quelques peintres ont rendu l’œil plus intellectuel et se sont avancés bien au delà de ce qu’on nommait auparavant plaisir des couleurs et des formes. Ici encore le côté du monde qui passait, à l’origine, pour repoussant a été conquis par l’intelligence artistique. — De tout cela, quelle est la conséquence ? Plus l’œil et l’oreille deviennent susceptibles de pensée, plus ils s’approchent des limites où ils deviennent immatériels : le plaisir est mis dans le cerveau, les organes des sens mêmes deviennent mous et faibles, le symbolique prend de plus en plus la place du réel, — et ainsi nous arrivons par cette voie à la barbarie aussi sûrement que par toute autre. En attendant on peut dire encore : le monde est plus laid qu’autrefois, mais il signifie un monde plus beau qu’il n’était autrefois. Mais plus le parfum d’ambre de cette signification se répand et se volatilise, plus rares deviennent ceux qui la comprennent encore : et les autres en restent enfin à la laideur et,cherchent à en jouir directement, en quoi nécessairement ils échoueront toujours. Il y a ainsi en Allemagne un double courant de développement musical : ici un groupe de dix mille personnes aux prétentions toujours plus hautes, plus délicates, et toujours écoutant de plus en plus ce que « cela veut dire », et là l’immense majorité, qui chaque année devient plus incapable de comprendre l’élément significatif même sous la forme de la laideur matérielle, et par cette raison apprend à saisir dans la musique ce qui est en soi laid et répugnant, c’est-à-dire bassement matériel, avec de plus en plus déplaisir.

218.

La Pierre est plus pierre que jadis. — Nous ne comprenons plus en général l’architecture, au moins pas, à beaucoup près, de la façon dont nous comprenons la musique. Nous avons grandi hors de la symbolique des lignes et des figures, comme nous nous sommes désaccoutumés des effets sonores de la rhétorique, et nous n’avons plus sucé dès le premier moment de notre vie cette espèce de lait maternel de l’éducation. Dans un édifice grec ou chrétien, tout à l’origine signifiait quelque chose, et cela part rapport à un ordre de choses supérieur : cette idée d’une signification inépuisable restait autour de l’édifice, pareille à un voile enchanté. La beauté n’entrait qu’accessoirement dans le système, sans intéresser essentiellement le sentiment foncier de sublimité sinistre, de consécration par le voisinage des dieux et la magie ; la beauté adoucissait extraordinairement l’horreur — mais cette horreur était partout la condition première. — Qu’est-ce pour nous maintenant que la beauté d’un édifice ? La même chose que le beau visage d’une femme sans esprit : quelque chose comme un masque.

219.

Origine religieuse de la musique moderne. — La musique pleine d’âme prend naissance dans le catholicisme régénéré après le concile de Trente, par Palestrina qui servit de résonance à l’esprit nouvellement éveillé, intime et profondément ému ; plus tard, avec Bach, aussi dans le protestantisme, dans la mesure où celui-ci avait été par les piétistes rendu plus profond et délivré de son caractère dogmatique originaire. La condition et la base nécessaires à ces deux créations est la possession d’une musique telle que l’âge de la Renaissance et de la pré-Renaissance l’avaient en propre, à savoir : cette étude savante de la musique, ce plaisir au fond scientifique qu’on prenait aux œuvres d’art de l’harmonie et la conduite dés voix. D’un autre côté, l’opéra devait aussi avoir précédé ; l’opéra dans lequel le profane faisait connaître sa protestation contre une musique froide devenue trop savante, et voulait redonner à Polyhymnie une âme. — Sans cette tendance profondément religieuse, sans l’expression sonore de l’âme intimement émue, la musique serait restée savante ou d’opéra ; l’esprit de contre-Réforme est l’esprit de la musique moderne (car ce piétisme qui est dans la musique de Bach est aussi une sorte de contre-Réforme). Tant est profonde l’obligation que nous avons à la vie religieuse. — La musique fut la contre-Renaissance dans le domaine de l’art ; c’est d’elle que ressortit la peinture postérieure des Carrache, d’elle peut-être aussi le style baroque : plus en tout cas que l’architecture de la Renaissance ou de l’antiquité. Et maintenant encore on pourrait se demander : si notre musique moderne pouvait mouvoir les pierres, les assemblerait-elle en une architecture antique ? J’en doute fort. Car ce qui règne dans la musique, la passion, le plaisir en des dispositions élevées, très exaltées, le vouloir-devenir-vivant à tout prix, là succession rapide des sensations, le fort effet de relief en lumière et ombre, la juxtaposition de l’extase et du naïf, — tout cela a déjà une fois régné dans les arts plastiques et créé de nouvelles lois du style : — mais ce n’était ni dans l’antiquité ni au temps de la Renaissance.

220.

L’au-delà dans l’art. — Ce n’est pas sans un profond chagrin qu’on s’avoue que les artistes de tous les temps, dans leurs aspirations les plus hautes, ont rapporté précisément ces représentations à une explication céleste, que nous connaissons aujourd’hui pour fausse : ils sont les glorificateurs des erreurs religieuses et philosophiques de l’humanité, et ils n’auraient pu l’être sans la foi en leur vérité absolue. Or, si la foi en une telle vérité diminue, les couleurs de l’arc-en-ciel pâlissent autour des fins extrêmes de la connaissance et de l’illusion humaine : ainsi cette espèce d’art ne peut plus refleurir, qui, comme la Divine Comédie, les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange, les cathédrales gothiques, suppose non seulement une signification cosmique, mais encore une signification métaphysique des objets de l’art. Il se fera une émouvante légende de ce qu’il ait pu exister un tel art, une telle foi d’artistes.

221.

La Révolution dans la poésie. — La sévère contrainte que les auteurs dramatiques français s’imposaient par rapport à l’unité d’action, de lieu et de temps, à la structure du style, du vers et de la phrase, au choix des mots et des pensées, fut une école aussi importante que celle du contrepoint et de la fugue dans le développement de la musique moderne ou que les figures à la Gorgias dans l’éloquence grecque. Se donner ainsi des liens peut paraître absurde ; néanmoins il n’y a pas d’autre moyen, pour sortir du naturalisme, que de commencer par se limiter de la façon la plus forte (peut-être la plus arbitraire). On apprend ainsi peu à peu à marcher avec grâce même dans les sentiers étroits qui passent comme des ponts au-dessus d’effrayants précipices, et l’on remporte comme butin la plus extrême souplesse de mouvement : c’est ce que l’histoire de la musique prouve aux yeux de tout homme vivant actuellement. C’est là que l’on voit comment pas à pas les liens deviennent plus lâches, jusqu’à ce qu’enfin ils peuvent paraître être rejetés tout à fait : cette apparence est le résultat suprême d’une évolution nécessaire dans l’art. Dans la poésie moderne, il n’y eut pas un si heureux affranchissement graduel des liens imposés par soi-même. Lessing tourna la forme française, c’est-à-dire l’unique forme d’art moderne, en dérision dans l’Allemagne et renvoya à Shakespeare ; et ainsi l’on perdit la continuité de cet affranchissement et l’on fit un saut en arrière dans le naturalisme — autrement dit dans les commencements de l’art. Gœthe cherche à s’en échapper en s’ingéniant sans cesse à se redonner des liens de diverses sortes ; mais même le mieux doué ne réussit qu’à une continuelle expérimentation, lorsqu’une fois le fil de l’évolution est brisé. Schiller doit la sûreté relative de sa forme à l’exemple, involontairement respecté, encore que nié, de la tragédie française et se maintint assez indépendant de Lessing (dont il rejetait, comme on sait, les tentatives dramatiques). Aux Français même, après Voltaire, manquèrent tout d’un coup les grands talents qui auraient continué cette évolution de la tragédie de la contrainte à cette apparence de liberté ; ils firent plus tard aussi, à l’exemple de l’Allemagne, un saut dans une sorte d’état de nature à la Rousseau et se mirent aux expériences. Qu’on lise seulement de temps en temps le Mahomet de Voltaire, pour se mettre clairement devant l’esprit ce qui, par cette rupture de la tradition, a été une fois pour toutes perdu pour la culture européenne. Voltaire fut le dernier des grands poètes dramatiques qui entrava par la mesure grecque son âme aux mille formes, née même pour les plus grands orages tragiques, — il pouvait ce qu’aucun Allemand ne pouvait encore, parce que la nature du Français est beaucoup plus parente de la grecque que la nature de l’Allemand ; — de même qu’il fut aussi le dernier grand écrivain qui, dans le maniement de la langue de la prose, eut l’oreille d’un Grec, la conscience d’artiste d’un Grec, la simplicité et l’agrément d’un Grec ; comme encore il a été un des derniers hommes qui savent réunir en eux la plus haute liberté d’esprit et une disposition d’esprit absolument non-révolutionnaire. Depuis lors, l’esprit moderne, avec son inquiétude, sa haine contre la mesure et les entraves, est parvenu à l’empire dans tous les domaines, d’abord déchaîné par la fièvre de la Révolution et se remettant ensuite le frein, lorsque l’y poussaient l’inquiétude et l’horreur de lui-même, — mais ce fut le frein de la froide logique, non plus celui de la mesure artistique. À la vérité, nous jouissons pour un temps, par cette délivrance, de la poésie de tous les peuples, de tout ce qu’il y a, en des lieux cachés, de pousse naturelle, de végétation primitive, de floraison sauvage, de beauté miraculeuse et d’irrégularité gigantesque, depuis la chanson populaire jusqu’au « grand barbare » Shakespeare ; nous goûtons les joies de la couleur locale et du costume de l’époque, qui jusqu’ici étaient restéés étrangères à tous les peuples artistes ; nous usons largement des « avantages de la barbarie » de notre temps, que Gœthe fait valoir contre Schiller pour mettre dans le jour le plus favorable le défaut de forme de son Faust, Mais pour combien de temps encore ? Le flot envahissant de poésie de tous les styles de tous les peuples doit certes, peu à peu, entraîner dans son cours le domaine terrestre sur lequel une paisible floraison cachée aurait encore été possible ; tous les poètes doivent certes devenir des imitateurs expérimentateurs, des copistes casse-cou, quelque grande que soit leur puissance au commencement. Le public enfin, qui a désappris à voir dans l’entravement de la force d’expression, dans la domination organisatrice de tous les moyens de l’art, l’acte proprement artistique, doit priser de plus en plus la force pour l’amour de la force, la couleur pour l’amour de la couleur, la pensée pour l’amour de la pensée, l’inspiration pour l’amour de l’inspiration ; il ne jouira donc plus des éléments et des conditions de l’art, sinon isolément, et pour comble de biens émettra l’exigence naturelle, que l’artiste doit se montrer à lui isolément aussi. Oui, l’on a rejeté les liens « déraisonnables » de l’art gréco-français, mais insensiblement l’on s’est accoutumé à trouver déraisonnables tous les liens, toutes les limitations ; et ainsi l’art marche à l’encontre de sa délivrance et touche en même temps — chose, il est vrai, éminemment instructive — toutes les phases de ses débuts, de son enfance, de son imperfection, de ses tentatives et de ses débordements de jadis : il répète, en allant à sa perte, sa naissance, son progrès. Un des plus grands, à l’instinct de qui l’on peut sans doute se fier et à la théorie duquel il n’a rien manqué qu’un supplément d’une trentaine d’années de pratique, — Lord Byron a dit une fois : « En ce qui concerne la poésie en général, je suis, plus j’y réfléchis, toujours plus fermement convaincu que tous tant que nous sommes nous faisons fausse route, l’un aussi bien que l’autre. Nous suivons tous un système révolutionnaire radicalement faux, — notre génération ou la prochaine arrivera encore à la même conviction. » C’est le même Byron qui dit : « Je regarde Shakespeare comme le pire des modèles, quoique le plus extraordinaire des poètes. » Et au fond, l’intuition artistique mûrie de Gœthe, dans la seconde partie de sa vie, ne dit-elle pas exactement la même chose ? cette intuition par laquelle il gagna une telle avance sur une série de générations, qu’on peut prétendre en gros que Gœthe n’a point encore exercé son action et que son temps est encore à venir ? C’est précisément parce que sa nature le maintint longtemps dans l’ornière de la révolution poétique, précisément parce qu’il exploita à fond tout ce qui indirectement, par cette rupture de la tradition, avait été découvert de mines, de vues, de moyens nouveaux, et ce qui avait été en même temps exhumé sous les ruines de l’art, que sa métamorphose et sa marche postérieure a tant de poids : elle signifie qu’il sentait le besoin profond de reprendre la tradition de l’art, et de prêter aux décombres et aux fûts de colonnes restés debout du temple, au moins par l’imagination de l’œil, la perfection et l’intégrité antiques, si la force du bras devait se montrer trop faible pour construire, là où des forces monstrueuses furent déjà nécessaires pour détruire. Il vivait ainsi dans l’art comme dans la réminiscence de l’art vrai : sa poésie était devenue un auxiliaire de la réminiscence, de l’intelligence des époques d’art antique, au loin reculées. Ses demandes étaient, à la vérité, irréalisables par rapport à la puissance de l’âge moderne, mais le chagrin qu’il en ressentait fut largement surpassé par la joie qu’un jour elles seraient réalisées et que nous aussi nous pourrons encore participer à cette réalisation. Pas d’individus, mais des masques plus ou moins idéaux ; pas de réalité, mais une généralité allégorique ; les caractères d’époque, les couleurs locales, volatilisés presque jusqu’à l’invisible et rendus mythiques ; la sensation actuelle et les problèmes de la société actuelle resserrés en les formes les plus simples, dépouillés de leurs qualités attractives, surexcitantes, pathologiques, rendues sans effet dans tout autre sens que le sens artistique ; pas de matières et de caractères neufs, mais les anciens, dès longtemps accoutumés, dans une série toujours continuée de revivification et de reformation : voilà l’art tel que Gœthe le comprenait tardivement, tel que les Grecs et aussi les Français le pratiquaient.

222.

Ce qui reste de l’art. — Il est vrai, l’art a une valeur bien plus grande dans certaines hypothèses métaphysiques, par exemple si la croyance est admise que le caractère est immuable et que l’être du monde se répète perpétuellement dans tous les caractères et les actions : dans ce cas, l’œuvre de l’artiste devient l’image de l’éternellement arrêté, tandis que pour notre conception l’artiste ne peut jamais donner à son image de valeur que pour un temps, parce que l’homme en général est le produit d’une évolution et sujet à changement, que l’individu n’est rien de fixe et d’arrêté. Il en est de même dans une autre hypothèse métaphysique : supposé que notre monde visible ne fût qu’une apparence, comme les métaphysiciens l’admettent, l’art alors viendrait se placer assez près du monde réel : car entre le monde de l’apparence et le monde de rêve de l’artiste, il n’y aurait en ce cas que trop de ressemblance ; et les différences qui resteraient mettraient même l’importance de l’art plus haut que l’importance de la nature, parce que l’art exprimerait les formes identiques, les types et les modèles de la nature. — Mais ces hypothèses sont fausses : quelle place, après cette constatation, reste encore à l’art ? Avant tout, il a, durant des milliers d’années, enseigné à considérer avec intérêt et plaisir la vie sous toutes ses formes et à pousser si avant nos sensations que nous finissons par nous écrier : « Quoi que soit enfin la vie, elle est bonne. » Cette théorie de l’art, de prendre plaisir à l’existence et de regarder la vie humaine comme un morceau de la nature, sans se laisser trop violemment aller à son mouvement, comme objet d’évolution régulière, — cette théorie a pris racine en nous, elle vient maintenant au jour comme un besoin tout puissant de connaissance. On pourrait abandonner l’art, qu’on ne perdrait pas pour cela la faculté apprise de lui : de même qu’on a abandonné la religion, mais non les élévations et les transports de l’âme conquis grâce à elle. Comme l’art plastique et la musique mesurent la richesse de sentiments réellement conquise et gagnée par la religion, de même, après une disparition de l’art, l’intensité et la multiplicité des joies de la vie qu’il a implantées demanderaient encore satisfaction. L’homme de science est le développement ultérieur de l’artiste

223.

Crépuscule de l’art. — De même que dans la vieillesse on se souvient du jeune âge et qu’on célèbre des fêtes du souvenir, de même l’humanité se laisse aller à considérer l’art comme un souvenir ému des joies de la jeunesse. Peut-être que jamais auparavant l’art n’a été compris avec tant de profondeur et d’âme qu’au temps actuel, où la magie de la mort semble jouer autour de lui. Qu’on pense à cette ville grecque de l’Italie méridionale, qui, un seul jour de l’année, célébrait encore ses fêtes grecques, en se lamentant et pleurant de voir la barbarie étrangère triompher chaque jour davantage de ses mœurs originelles ; jamais sans doute on n’a joui de ce qui est grec, nulle part on n’a savouré ce nectar doré avec une telle volupté, que parmi ces Hellènes périssants. L’artiste passera bientôt pour un magnifique legs du passé, et, comme à un merveilleux étranger dont la force et la beauté faisaient le bonheur des temps anciens, des honneurs lui seront rendus, tels que nous ne les accordons pas aisément à nos semblables. Ce qu’il y a de meilleur en nous vient peut-être de ce sentiment d’époques antérieures, que nous pouvons maintenant à peine atteindre directement ; le soleil s’est déjà couché, mais il éclaire et enflamme encore le ciel de notre vie, quoique déjà nous ne le voyions plus.


CHAPITRE V


CARACTÈRES DE HAUTE ET BASSE CIVILISATION



224.

Ennoblissement par dégénérescence. — On peut apprendre de l’histoire que la lignée d’un peuple qui se conserve le mieux, c’est celle où la plupart des hommes ont un vif sentiment commun, par suite de l’identité de leurs principes essentiels accoutumés et indiscutables, conséquemment par suite de leur croyance commune. C’est là que se fortifient les bonnes et honnêtes mœurs, là que l’on apprend la subordination de l’individu, que le caractère reçoit d’abord la fixité rien que par ses attaches et l’accroît ensuite constamment par éducation. Le danger de ces communautés, fondées sur des individus caractéristiques d’une même sorte, est l’abêtissement peu à peu accru par hérédité, lequel suit d’ailleurs toujours la stabilité ainsi que son ombre. Ce sont les individus plus indépendants, moins sûrs et moralement plus faibles, de qui dépend, dans de pareilles communautés, le progrès intellectuel ; ce sont les hommes qui recherchent la nouveauté et surtout la diversité. Un nombre infini d’hommes de cette espèce périssent, à cause de leur faiblesse, sans action visible ; mais en somme, surtout s’ils ont des descendants, ils servent d’ameublissement et portent de temps en temps un coup à l’élément stable d’une communauté. À cet endroit blessé et affaibli, quelque élément neuf s’inocule en quelque sorte à l’ensemble de l’être ; mais il faut que sa force générale soit assez grande pour recevoir en son sang cet élément neuf et se l’assimiler. Les natures dégénérescentes sont d’extrême importance partout où doit s’accomplir un progrès. Tout progrès en somme doit être précédé d’un affaiblissement partiel. Les natures les plus fortes conservent le type fixe, les plus faibles contribuent à le développer. — Quelque chose d’analogue se produit pour les hommes pris isolément ; rarement une décadence, une lésion, même une faute, et généralement une perte corporelle ou morale, est sans profit d’un autre côté. L’homme maladif par exemple aura peut-être, au sein d’une race guerrière et turbulente, plus d’occasion de vivre pour lui-même et par là de devenir plus calme et plus sage, le borgne aura un œil plus fort, l’aveugle verra plus profond dans l’être intime et en tout cas entendra plus finement. Dans ces conditions, le fameux combat pour l’existence me paraît n’être pas le seul point de vue d’où peut être expliqué le progrès ou l’accroissement de force d’un homme, d’une race. Il y a plutôt concours de deux éléments divers : d’abord, l’augmentation de la force stable plar l’union des esprits dans la communauté de croyance et de sentiment ; puis la possibilité d’atteindre des fins plus hautes par le fait qu’il apparaît des natures dégénérescentes, et par suite des affaiblissements et des lésions de cette force stable ; c’est précisément la nature la plus faible qui, étant la plus délicate et la plus indépendante, rend tout progrès généralement possible. Un peuple qui devient sur un point gangrené et faible, mais dans l’ensemble est encore robuste et sain, est capable de recevoir l’infection de l’élément neuf et de se l’incorporer à son avantage. Chez l’homme pris isolément, la tâche de l’éducation est celle-ci : lui faire une assiette si ferme et si sûre que, dans l’ensemble, il ne puisse plus être du tout détourné de sa route. Mais alors le devoir de l’éducateur est de lui faire dés blessures ou de mettre à profit les blessures que lui fait la destinée, et lorsque ainsi la douleur et le besoin sont nés, il peut y avoir aux endroits blessés inoculation de quelque chose de neuf et de noble. Toute sa nature l’accueillera en elle-même et plus tard laissera l’ennoblissement se marquer dans ses fruits. — En ce qui concerne l’État, Machiavel dit que « la forme des gouvernements est de fort peu d’importance, quoi que des gens à demi cultivés pensent autrement. Le but principal de l’art de la politique devrait être la durée, qui l’emporte sur toute autre qualité, étant,de beaucoup plus précieuse que la liberté. » Ce n’est que dans une grande durée sûrement fondée et assurée qu’une constante évolution et une inoculation ennoblissante sont en somme possibles. À la vérité, d’ordinaire la dangereuse compagne de toute durée, l’autorité, se mettra en garde là-contre.

225.

Esprit libre, conception relative. — On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne l’attend de lui à cause de son origine, de ses relations, de sa situation et de son emploi ou à cause des vues régnantes du temps. Il est l’exception, les esprits serfs sont la règle ; ceux-ci lui reprochent que ses libres principes doivent communiquer un mal à leur origine, ou bien aboutir à des actions libres, c’est-à-dire à des actions qui ne se concilient pas avec la morale dépendante. De temps à autre, l’on dit aussi que tels ou tels libres principes doivent être dérivés d’une subtilité ou d’une excitation mentale, mais qui parle ainsi n’est que là malice, qui elle-même ne croit pas à ce qu’elle dit, mais veut s’en servir pour nuire : car le libre esprit a d’ordinaire le témoignage de la bonté et de la pénétration supérieure de son intelligence écrit sur son visage si lisiblement que les esprits dépendants le comprennent assez bien. Mais les deux autres dérivations de la libre-pensée sont loyalement entendues ; le fait est qu’il se produit beaucoup d’esprits libres de l’une ou de l’autre sorte. Mais ce pourrait être une raison pour que les principes auxquels ils sont parvenus par ces voies fussent plus vrais et plus dignes de confiance que ceux des esprits dépendants. Dans la connaissance de la vérité, il s’agit de ce qu’on l’a, non pas de savoir par quel motif on l’a cherchée, par quelle voie on l’a trouvée. Si les esprits libres ont raison, les esprits dépendants ont tort, peu importe que les premiers soient arrivés au vrai par immoralité, que les autres, par moralité, se soient jusqu’ici tenus au faux. — Au reste, il n’est pas de l’essence de l’esprit libre d’avoir des vues plus justes, mais seulement de s’être affranchi du traditionnel, que ce soit avec bonheur ou avec insuccès. Pour l’ordinaire toutefois il aura la vérité ou du moins l’esprit de la recherche de la vérité de son côté : il cherche des raisons, les autres une croyance.

226.

Origine de la foi. — L’esprit dépendant n’occupe pas sa position par des raisons mais par l’habitude ; s’il est par exemple chrétien, ce n’est pas qu’il ait eu la vue des diverses religions et le choix entre elles ; s’il est Anglais, ce n’est pas qu’il se soit décidé pour l’Angleterre, mais il a trouvé existantes la chrétienté et l’Angleterre et les a admises sans raison, comme un homme qui est né dans un pays vignoble devient buveur de vin. Plus tard, lorsqu’il était chrétien et Anglais, il a peut-être aussi trouvé de son fonds quelques raisons en faveur de son habitude ; on a beau renverser ces raisons, on ne le renverse pas par là de toute sa position. Qu’on oblige par exemple un esprit dépendant à donner ses raisons contre la bigamie, on verra par expérience si son zèle sacré pour la monogamie repose sur des raisons ou sur l’accoutumance. L’accoutumance à des principes intellectuels sans raisons est ce qu’on nomme croyance.

227.

Conclu des conséquences au fondé et non-fondé. — Tous les états et ordres de la société : les classes, le mariage, l’éducation, le droit, tout cela n’a sa force et sa durée que dans la foi qu’y ont les esprits serfs, — partant dans l’absence de raisons, au moins dans le fait qu’on écarte les questions touchant leurs raisons. C’est ce que les esprits serfs n’aiment pas à concéder, et ils sentent bien que c’est un pudendum. Le christianisme, qui était fort innocent dans ses fantaisies intellectuelles, ne remarquait rien de ce pudendum, demandait de la foi, et rien que de la foi, repoussant avec passion la demande de raisons justificatives ; il attirait l’attention sur la conséquence de la foi : Vous allez dès à présent sentir l’avantage de la foi, expliquait-il, vous allez devenir heureux par elle. En fait, c’est ainsi que l’État se conduit, et tout père élève son fils de pareille façon : Tiens seulement cela pour vrai, dit-il, tu sentiras comme cela fait du bien. Mais cela signifie que de l’utilité personnelle que rapporte une opinion, on est censé tirer la preuve de sa vérité ; le rapport d’une théorie passe pour garantie de sa sûreté et de sa justification intellectuelles. C’est comme si le prévenu disait devant le tribunal : Mon défenseur ne dit que la vérité, car regardez seulement ce qui suit de son discours : je serai acquitté. — Comme les esprits serfs ont leurs principes à cause de leur utilité, ils conjecturent de même à l’égard de l’esprit libre, qu’il cherche également son utilité par ses convictions et ne tient pour vrai que ce qui l’édifie. Or, comme ce qui paraît lui être utile est justement l’opposé de ce qui est utile à ses compatriotes ou confrères, ils admettent que ses principes leur sont dangereux ; ils disent et sentent ceci : Il ne peut pas avoir raison, car il lious cause du dommage.

228.

Le caractère fort et bon. — La servitude des convictions, devenue par l’habitude instinct, conduit à ce que l’on nomme force de caractère. Quand quelqu’un agit par un petit nombre de motifs, mais toujours les mêmes, ses actions acquièrent une grande énergie ; si ces actions sont d’accord avec les principes des esprits serfs, elles sont approuvées et provoquent chez celui qui les fait le sentiment de la bonne conscience. Un petit nombre de motifs, une action énergique et une bonne conscience constituent ce que l’on nomme force de caractère. À l’homme de caractère tort manque la connaissance des multiples possibilités et directions de l’action ; son intelligence est dépendante, serve, puisqu’elle ne lui montre en un cas donné que deux possibilités tout au plus ; entre elles il doit alors faire nécessairement un choix conforme à toute sa nature, et il le fait facilement et vite, n’ayant pas à choisir entre cinquante possibilités. L’entourage éducateur veut rendre tout homme dépendant, en lui mettant toujours devant les yeux le plus petit nombre de possibilités. L’individu est traité par ses éducateurs comme s’il était, à la vérité, quelque chose de nouveau, mais devait devenir une réplique. Si l’homme apparaît d’abord comme quelque chose d’inconnu qui n’a jamais existé, il doit être réduit à quelque chose de connu, de déjà existant. Ce qu’on appelle bon caractère chez un enfant,c’est la preuve qu’il est serf du fait existant ; en se mettant du côté des esprits serfs, l’enfant, annonce d’abord son sens commun qui s’éveille ; mais en se fondant sur ce sens commun, il se rendra plus tard utile à son état ou à sa classe.

229.

Mesure des choses dans les esprits serfs. — Il y a quatre espèces de choses dont les esprits serfs disent qu’elles sont justifiées. Premièrement : toutes les choses qui ont de la durée sont justifiées ; deuxièmement : toutes les choses qui ne nous sont pas fâcheuses sont justifiées ; troisièmement : toutes les choses qui nous portent avantage sont justifiées ; quatrièmement : toutes les choses pour lesquelles nous avons fait des sacrifices sont justifiées. Ce dernier point explique, par exemple, pourquoi une guerre qui a été commencée contre la volonté du peuple est continuée avec enthousiasme dès le moment que des sacrifices ont été faits. — Les esprits libres qui plaident leur cause au forum des esprits serfs ont à démontrer qu’il y a toujours eu des esprits libres, partant que la liberté de l’esprit a de la durée, ensuite qu’ils ne veulent pas être fâcheux, et enfin qu’ils portent dans l’ensemble avantage aux esprits serfs ; mais comme ils ne peuvent les convaincre de ce dernier point, il ne leur sert de rien d’avoir démontré le premier et le deuxième.

230.

Esprit fort. — Comparé avec celui qui a la tradition de son côté et n’a pas besoin de raisons pour sa conduite, l’esprit libre est toujours faible, notamment dans l’action : car il connaît trop de motifs et de points de vue et par là sa main est peu sûre, mal exercée. Or quel moyen y a-t-il de le rendre pourtant relativement fort, au point de pouvoir au moins se soutenir et de ne pas périr sans effet ? Comment naît l’esprit fort (der starke Geist) ? C’est dans un cas particulier le problème de la production du génie. D’où vient l’énergie, la force inflexible, la persistance avec laquelle l’individu, contre la tradition, tâche d’acquérir une connaissance tout individuelle du monde ?

231.

La production du génie. — L’ingéniosité du prisonnier à chercher des moyens de s’évader, l’utilisation la plus froide et la plus patiente du plus petit avantage, peut enseigner quel procédé emploie quelquefois la nature pour réaliser le génie, — mot que je prie d’entendre sans aucun arrière-goût de mythologie et de religion : elle l’enferme dans un cachot et excite son désir de se délivrer au point le plus extrême. — Ou avec une autre image : un homme qui s’est tout à fait égaré dans sa route en forêt, mais s’efforce avec une énergie non commune d’arriver dans une direction quelconque au plein air, découvre parfois un chemin nouveau, que personne ne connaissait : ainsi se produisent les génies dont on célèbre l’originalité. — On a déjà mentionné qu’une mutilation, une déviation, un défaut sensible d’un organe donne fréquemment l’occasion pour qu’un autre organe prenne un développement extraordinairement bon, parce qu’il doit pourvoir à sa propre fonction et encore à une autre. C’est par là qu’il faut s’expliquer l’origine de plus d’un talent brillant. — De ces indications générales sur la production du génie, qu’on fasse l’application au cas spécial du parfait esprit libre.

232.

Conjecture sur l’origine de la liberté de l’esprit. — Tout comme les glaciers s’accroissent, lorsque dans les contrées équatoriales le soleil fait tomber ses feux sur la mer avec plus de chaleur qu’auparavant, de même aussi une liberté de l’esprit très forte, gagnant du terrain tout autour d’elle, peut être un témoignage que la chaleur du sentiment s’est quelque part accrue d’une façon extraordinaire.

233.

La voix de l’histoire. — Dans son ensemble l’histoire semble donner sur la production du génie la leçon suivante : Maltraitez et torturez les hommes — crie-t-elle aux passions Envie, Haine et Jalousie — poussez-les à l’excès l’un contre l’autre, le peuple contre le peuple, et cela durant des siècles ! Alors peut-être jaillira en flamme, comme d’une étincelle écartée en son vol de la terrible énergie ainsi allumée, tout d’un coup la lueur du génie ; la volonté, comme un coursier rendu furieux par l’éperon du cavalier, éclatera alors et bondira sur un autre domaine. — Qui viendrait à la pleine conscience sur la production du génie et voudrait réaliser pratiquement le procédé que la nature y emploie d’ordinaire devrait être juste aussi méchant et sans scrupule que la nature. — Mais peut-être nous sommes-nous mal entendus.

234.

Valeur de la mi-chemin. — Peut-être la production du gcnie n’est-elle réservée qu’à une période de temps limitée de l’humanité. Car on ne peut attendre encore de l’avenir de l’humanité tout ce que les conditions très déterminées de n’importe quel passé pouvaient seules produire ; par exemple, les étonnants effets du sentiment religieux. Celui-ci même a eu son temps et beaucoup de très bonnes choses ne peuvent plus seproduire, parce que de lui seul elles pouvaient se produire. Ainsi il n’existera plus désormais un horizon de vie et de civilisation borné par la religion. Peut-être même le type du saint n’est-il possible que dans une certaine servitude de l’intelligence, dont, à ce qu’il semble, c’en est fait pour tout l’avenir. Et de même la supériorité de l’intelligence a peut-être été réservée à un seul âge de l’humanité : elle s’est développée — et se développe, car nous vivons encore dans cet âge — quand une énergie extraordinaire de volonté, longtemps accumulée, s’est exceptionnellement vouée à des fins

intellectuelles par héritage. C’en sera fait de cette supériorité, lorsque cette fureur et cette énergie ne seront plus retenues par degrands freins. L’humanité arrive peut-être, à moitié de sa route, à la moitié de son temps d’existence, plus près de son but propre qu’à la fin. Il se pourrait que des forces, celles par qui l’art par exemple est conditionné, vinssent à périr complètement ; le plaisir du mensonge, de l’imprécis, du symbolisme, de l’ivresse, de l’extase, pourrait tomber dans le mépris. Oui, si jamais la vie est organisée en un État parfait, il n’y aura plus à tirer du présent aucun motif de poésie, et ce seraient alors uniquement les hommes arriérés qui demanderaient une fiction poétique. Ceux-là jetteraient alors du moins avec mélancolie un regard en arrière, vers les temps de l’État imparfait, de la société à demi barbare, vers nos temps.

235.

Génie et État idéal en contradiction. — Les socialistes désirent établir le bien-être pour le plus grand nombre possible. Si la patrie durable de ce bien-être, l’État parfait, était réellement atteinte, le bien-être détruirait le terrain d’où naissent la grande intelligence et généralement l’individualité puissante : je veux dire la forte énergie. L’humanité serait trop inerte, une fois cet État réalisé, pour pouvoir produire encore le génie. Ne faudrait-il pas pour cette raison souhaiter que la vie conserve son caractère violent et que des forces et des énergies sauvages soient sans cesse de nouveau appelées à naître ? Or le cœur chaud, sympathique, veut justement la suppression de ce caractère violent et sauvage, et le cœur le plus chaud que l’on puisse s’imaginer serait aussi celui qui la demanderait le plus passionnément : et cependant c’est justement de ce caractère sauvage et violent de la vie que sa passion a pris son feu, sa chaleur, et jusqu’à son existence ; le cœur chaud veut donc la suppression de son fondement, l’anéantissement de lui-même, c’est-à-dire enfin qu’il veut quelque chose d’illogique, il n’est pas intelligent. La plus haute intelligence et le cœur le plus chaud ne peuvent pas se concilier dans une personne, et le sage qui porte un jugement sur la vie se met au-dessus même de la bonté et ne la considère que comme une chose de laquelle il y a lieu de faire abstraction dans le calcul total de la vie. Le sage doit s’opposer à ces souhaits extravagants de la bonté inintelligente, parce qu’il s’agit pour lui de la persistance de son type et de la production finale de l’intelligence supérieure ; du moins il n’aura pas le désir de voir se fonder l’ « état parfait », étant donné que des individus inertes seuls y auront place. Christ, au contraire, qu’il nous plaît de considérer une fois comme le cœur le plus chaud, réclamait l’abêtissement des hommes, se mettait du côté des pauvres d’esprit et arrêtait la production de la grande intelligence : et c’était logique. Le type opposé, le sage parfait — on peut bien le dire d’avance — sera nécessairement aussi opposé à la production d’un Christ. — L’État est une habile organisation pour la protection des individus les uns contre les autres : si l’on exagère son ennoblissement, il arrivera enfin que l’individu sera par lui affaibli, voire dissous — qu’ainsi le but original de l’État sera anéanti de la façon la plus radicale.

236.

Les zones de la civilisation. — On peut dire par comparaison que les époques de la civilisation répondent aux zones des divers climats, sauf que celles-là sont à la suite les unes des autres et non, comme les zones géographiques, à côté les unes des autres. En comparaison de la zone tempérée de civilisation, dans laquelle notre lâche est de passer, la dernière fait en gros l’impression d’un climat tropical. Violents contrastes, brusque succession de jour et de nuit, chaleur et magnificence de coloris, l’adoration de tout ce qui est soudain, mystérieux, effrayant, la rapidité des orages qui éclatent, partout le prodigue débordement des cornes d’abondance de la nature : et au contraire, dans notre civilisation, un ciel clair, quoique non lumineux, un air assez stable, de la fraîcheur, du froid même à l’occasion : ainsi les deux zones s’opposent l’une à l’autre. Quand nous voyons là-bas comment les passions les plus furieuses sont domptées et brisées avec une étrange force par des conceptions métaphysiques, cela nous fâche comme si, sous les tropiques, des tigres sauvages étaient étouffés devant nos yeux sous les anneaux de monstrueux serpents ; notre climat manque de pareils phénomènes, notre imagination est modérée, même en rêve il ne nous arrive pas ce que des peuples antérieurs voyaient à l’état de veille. Mais faudrait-il ne point nous féliciter de ce changement, avouer même que les artistes ont essentiellement perdu à la disparition de la civilisation tropicale et nous trouvent, nous autres non-artistes, un peu trop de sang-froid ? En ce sens, les artistes ont peut-être raison de nier le « progrès », car en effet : on peut mettre en doute si les trois derniers mille ans montrent une marche progressive dans les arts. De même un philosophe métaphysicien, comme Schopenhauer, n’aura pas de motif de reconnaître le progrès, s’il considère les quatre derniers millénaires au point de vue de laphilosophie métaphysique et de la religion — Mais à notre sens l’existence de la l’histoire de la civilisation se déroule devant le regard, comme un réseau de conceptions méchantes, et nobles, vraies et fausses, et qu’au spectacle de ces fluctuations, on se sent souffrir presque du mal de mer, on comprend quelle consolation se trouve dans la conception d’un Dieu en devenir : celui-ci se dévoile toujours de plus en plus dans les transformations et les destinées de l’humanité, tout n’est pas mécanisme aveugle, jeu réciproque de forces n’ayant ni sens ni but. — La divinisation du devenir est une perspective métaphysique — comme du haut d’un phare au bord de la mer de l’histoire, — où une génération d’érudits trop historiens trouvaient leur consolation ; là-dessus on n’a pas le droit de s’irriter, quelque erronée que puisse être cette conception. Seul, un homme qui, comme Schopenhauer, nie l’évolution, ne sent rien non plus de la misère de cette fluctuation historique, et peut donc, ne sachant, ne sentant rien de ce Dieu en devenir et du besoin de l’admettre, exercer sa raillerie avec justice.

239.

Les fruits selon la saison. — Tout avenir meilleur qu’on souhaite à l’humanité est nécessairement aussi, à beaucoup d’égards, un pire avenir : car c’est vision, de croire qu’un nouveau degré supérieur de l’humanité réunira tous les avantages des degrés antérieurs et, par exemple, doit produire aussi la forme la plus haute de l’art. Disons plutôt que toute saison a ses avantages et ses grâces et exclut ceux des autres. Ce qui est né de la religion et dans son voisinage ne renaîtra plus, une fois qu’elle est détruite ; c’est tout au plus si des rejetons égarés, tard venus, peuvent conduire à l’illusion à ce sujet, tout comme le souvenir de l’art antique qui perce momentanément : état de choses qui trahit bien le sentiment de la perte, du manque, mais ne prouve pas l’existence d’une force dont un nouvel art pourrait naître.

240.

Gravité croissante du monde. — Plus s’élève la culture d’un homme, plus il y a de domaines soustraits à la moquerie, à la raillerie. Voltaire était du fond du cœur reconnaissant au ciel pour l’invention du mariage et de l’Église : pour avoir si bien pourvu à son ébaudissement. Mais lui et son siècle, et avant lui le XVIe siècle, ont poussé à bout la raillerie sur ce thème ; tout ce qu’on fait encore de mots à ce sujet est tardif et surtout à trop bon marché pour donner envie aux chalands. Aujourd’hui l’on demande les causes : c’est l’âge du sérieux. À qui importe-t-il encore aujourd’hui de voir à la lueur de la moquerie les différences entre la réalité et l’apparence prétentieuse, entre ce qu’est l’homme et ce qu’il veut représenter ? Le sentiment de ce contraste agit aussitôt tout autrement, dès qu’on recherche les causes. Plus un homme comprend profondément la vie, moins il raillera, sauf que peut-être il raillera encore la « profondeur de sa compréhension ».

241.

Génie de la civilisation. — Si quelqu’un voulait imaginer un génie de la civilisation, comment serait-il fait ? Il emploie comme instruments le mensonge, la violence, l’égoïsme le moins scrupuleux avec tant de sûreté, qu’on ne pourrait l’appeler qu’un méchant être démoniaque ; mais ses fins, qui çà et là transparaissent, sont grandes et bonnes. C’est un Centaure, demi-bête, demi-homme, et qui de plus encore a des ailes d’ange à la tête.

242.

Education miraculeuse. — L’intérêt de l’éducation n’acquiert une grande force que du moment où l’on abandonne la foi en un Dieu et sa providence : tout comme l’art de guérir n’a pu fleurir que lorsque cessa la foi aux cures miraculeuses. Jusqu’aujourd’hui tout le monde croit encore à l’éducation miraculeuse : du plus grand désordre, fins obscures, circonstances défavorables, on a bien vu grandir les hommes les plus féconds, les plus puissants : comment cela pourrait-il se faire à l’état normal ? — Aujourd’hui l’on va bientôt regarder de plus près même ces cas-là, les examiner plus soigneusement : on n’y découvrira jamais des miracles. Dans des conditions égales, nombre d’hommes périssent continuellement, l’unique individu sauvé en est devenu d’ordinaire plus fort, parce qu’il a supporté ces circonstances fâcheuses grâce à une force innée indestructible et y a encore trouvé pour cette force exercice et accroissement : ainsi s’explique le miracle. Une éducation qui ne croit plus au miracle aura à prendre garde à trois choses : premièrement combien d’énergie est héritée ? deuxièmement, par où peut encore être allumée une nouvelle énergie ? troisièmement, comment l’individu peut-il être approprié à ces exigences si multiples de la culture, sans qu’elles se troublent et dissolvent son unité ? — bref, comment l’individu peut-il être initié au contrepoint de la culture privée et publique, comment peut-il à la fois suivre la mélodie et, comme mélodie, lui donner un accompagnement ?

243.

L’avenir du médecin. — Il n’y a point aujourd’hui de profession qui donne lieu à un progrès aussi haut que celle du médecin ; notamment depuis que les médecins spirituels, les soi-disant guérisseurs d’âmes, ne peuvent plus exercer avec l’approbation publique leurs arts de conjuration, et qu’un homme cultivé se détourne d’eux sur son chemin. Le plus haut point de culture intellectuelle d’un médecin n’est pas atteint aujourd’hui quand il connaît les meilleures méthodes modernes, qu’il y est exercé et qu’il sait faire ces conclusions rapides des effets aux causes, par quoi les diagnosticiens sont célèbres : il lui faut en outre avoir une éloquence qui s’accommode à chaque individu et lui tire le cœur du ventre, une virilité dont l’aspect seul chasse la timidité (le ver rongeur de tous les malades), une souplesse diplomatique dans les rapports avec ceux qui ont besoin de joie pour leur guérison et ceux qui doivent (et peuvent) se faire une joie des causes de santé, l’ingéniosité d’un agent de police et d’un procureur à deviner les secrets d’une âme sans les trahir, — bref un bon médecin a besoin aujourd’hui des procédés et des privilèges d’art de toutes les autres professions : c’est ainsi pourvu qu’il est en état de devenir un bienfaiteur pour la société tout entière, par l’accroissement des bonnes œuvres, de la joie et de la fécondité intellectuelles, par la protection contre les méchantes pensées, principes, roueries (dont la source écœurante est si souvent le bas-ventre), par la reconstitution d’une aristocratie de corps et d’esprit (en faisant et empêchant les mariages), par la bienfaisante suppression de tous les soi-disant tourments d’âme et remords de conscience : ainsi seulement il deviendra d’un « médecin » un Sauveur, et sans avoir besoin de faire aucun miracle ; inutile aussi qu’il se fasse mettre en croix

244.

Dans le voisinage de la folie. — La somme des sentiments, des connaissances, des expériences, par conséquent tout le faix de la culture, est devenue si grande, qu’une surexcitation des forces nerveuses et pensantes est le péril général, que même les classes cultivées des pays européens sont absolument névrosées et que presque chacune de leurs plus grandes familles s’est, dans un de ses membres, avancée tout près de l’aliénation. Il est vrai d’ailleurs qu’on va rechercher aujourd’hui la santé par tous les moyens ; mais pour le principal, reste la nécessité de diminuer cette excitation du sentiment, ce fardeau de culture oppressant, qui, dût-elle même être achetée au prix de lourdes pertes, nous donne lieu cependant de former le grand espoir d’une nouvelle Renaissance. On est redevable au christianisme, aux philosophes, poètes, musiciens, d’une abondance de sentiments profondément excités : pour que ceux-ci ne nous dévorent pas, il nous faut évoquer l’esprit de la science, qui rend en général un peu plus froid et sceptique et, entre autres, refroidit le torrent enflammé de la foi en des vérités dernières définitives ; c’est par le christianisme surtout qu’il est devenu si furieux.

245.

Fonte de la civilisation. — La civilisation est née comme une cloche, à l’intérieur d’un manteau de matière plus grossière, plus commune, fausseté, violence, extension illimitée de tout Moi individuel, de tous peuples individuels, formaient ce manteau. Est-il temps de l’ôter aujourd’hui ? L’élément liquide s’est-il figé, les bons instincts utiles, les habitudes de la conscience noble sont-ils devenus si assurés et si généraux qu’on n’ait plus besoin d’aucun emprunt à la métaphysique et aux erreurs des religions, d’aucunes duretés ni violences comme des plus puissants liens entre homme et homme, peuple et peuple ? — Pour répondre à cette question, aucun signe de tête d’un Dieu ne peut nous en servir : c’est notre propre conception qui doit en décider. Le gouvernement de la terre en somme doit être pris en main par l’homme lui-même, c’est son « omniscience » qui doit veiller d’un œil pénétrant sur la destinée ultérieure de la civilisation.

246.

Les cyclopes de la civilisation. — Celui qui voit ces bassins ravinés où des glaciers se sont établis tient à peine pour possible qu’un temps vienne où, à la même place, s’étendra une vallée de prairies et de forêts, avec des ruisseaux. Il en est de même dans l’histoire de l’homme : les forces les plus sauvages ouvrent la voie, tout d’abord par la destruction, mais néanmoins leur action était nécessaire pour que plus tard des mœurs plus douces y missent leur demeure. Ces énergies terribles — ce qu’on nomme le Mal — sont les architectes et les pionniers de l’humanité.

247.

Marche circulaire de l’humanité. — Peut-être toute l’humanité n’est-elle qu’une phase de l’évolution d’une espèce déterminée d’animaux à durée limitée : en sorte que l’homme est venu du singe et doit redevenir singe, cependant qu’il n’y a personne pour prendre quelque intérêt à ce merveilleux dénouement de comédie. De même que, par la ruine de la civilisation romaine et sa cause la plus importante, l’expansion du christianisme, un enlaidissement général de l’homine triompha dans l’empire romain, de même aussi, par la ruine éventuelle de la civilisation terrestre dans son ensemble, pourrait être amené un enlaidissement bien plus grand et enfin un abêtissement de l’homme jusqu’à la nature simiesque. — Précisément parce que nous pouvons embrasser du regard cette perspective, nous sommes en état peut-être de prévenir une telle conclusion de l’avenir.

248.

Consolation d’un progrès désespéré. — Notre temps fait l’effet d’une situation intérimaire ; les vieilles conceptions du monde, les vieilles civilisations, existent encore partiellement, les nouvelles ne sont encore ni assurées ni tournées en habitude, et par là manquent de décision et de conséquence. Mais il en va de même du soldat, lorsqu’il apprend à marcher : il est pour un temps plus incertain et plus maladroit qu’auparavant, parce que ses muscles se meuvent encore tantôt selon l’ancien système, tantôt suivant le nouveau, sans qu’aucun prétende encore décidément à la victoire. Nous hésitons, mais il est nécessaire de ne pas en prendre d’inquiétude ni de lâcher, pour ainsi dire, le nouvel acquis. En outre nous ne pouvons plus revenir à l’ancien, nous avons brûlé nos vaisseaux ; il ne nous reste que d’être vaillants, qu’il en advienne ceci ou cela. — Marchons seulement, bougeons seulement déplacé ! Peut-être un jour notre démarche prendra-t-elle tout de même l’air d’un progrès ; sinon, on pourra nous dire aussi le mot de Frédéric le Grand, et cela à titre de consolation : Ah ! mon cher Sulzer, vous ne connaissez pas assez cette race maudite, à laquelle nous appartenons.

249.

Souffrir du passé de la civilisation. — Qui s’est fait une idée claire du problème de la civilisation souffre alors d’un sentiment analogue à celui qui a hérité d’une richesse acquise par des moyens illégaux, ou comme le prince qui règne par les violences de ses ancêtres. Il pense avec chagrin à son origine et souvent sent de la honte, souvent de l’excitation. La somme entière de force, de volonté de vivre, de plaisir, qu’il applique à sa propriété, est souvent balancée par une profonde lassitude : il ne peut oublier son origine. L’avenir lui apparaît mélancolique : ses descendants, il le prévoit, souffriront du passé comme lui.

250.

Manières. — Les bonnes manières disparaissent à mesure que l’influence de la cour et d’une aristocratie fermée perd du terrain : on peut observer clairement cette décroissance de siècle en siècle, si l’on a des yeux pour les actes publics : le fait est qu’ils deviennent visiblement de plus en plus populaciers. Personne ne sait plus rendre hommage et flatter d’une façon spirituelle ; de là provient ce fait ridicule, que dans des cas où l’on doit présentement offrir des hommages (par exemple à un grand homme d’État ou à un grand artiste) on emprunte le langage du sentiment le plus profond, du loyalisme fidèle et respectueux, — par embarras, défaut d’esprit et de grâce. Aussi la rencontre publique et solennelle des hommes paraît-elle toujours plus maladroite, mais plus sincère et plus honnête, sans l’être. — Mais faut-il croire qu’il y aura sans cesse décadence dans les manières ? Il me semble plutôt que les manières décrivent une courbe profonde et que nous approchons de son point le plus bas. Pour peu que la société se trouve plus assurée de ses desseins et de ses principes, en sorte que ceux-ci pourront exercer une influence éducatrice (tandis que maintenant les manières apprises suivant le moule de circonstances antérieures sont de plus en plus faiblement transmises par hérédité et éducation), il y aura dans les relations des manières, dans la société des gestes et des expressions, qui devront naturellement paraître aussi nécessaires et aussi simples que le seront ces desseins et ces principes. La division meilleure du temps et du travail, l’exercice gymnastique transformé pour accompagner tout beau loisir, la réflexion accrue et devenue plus stricte, donnant au corps lui-même de l’habileté et de la souplesse, amèneront tout cela avec soi. — Il est vrai qu’à ce propos, on pourrait penser avec quelque ironie à nos savants, en se demandant si eux, qui veulent pourtant être les précurseurs de la civilisation nouvelle, se distinguent en fait par de meilleures manières ? Ce n’est sans doute pas le cas, bien que leur esprit puisse avoir bonne volonté pour cela : mais leur chair est faible. Le passé de la civilisation est trop puissant encore dans leurs muscles : ils sont encore dans une situation peu libre et sont à moitié ecclésiastiques laïques, à moitié précepteurs dépendants de gens et de classes nobles, et en outre, par pédanterie de science, par de sottes méthodes surannées, rabougris et momifiés. Ils sont ainsi, au moins de corps, et souvent aussi pour les trois quarts de leur esprit, toujours les courtisans d’une civilisation vieillie, même décrépite, et comme tels décrépits eux-mêmes ; l’esprit nouveau, qui parfois bruit dans ces vieux bâtiments, ne sert pendant un temps qu’à les rendre plus incertains et plus inquiets. En eux rôdent aussi bien les fantômes du passé que les fantômes de l’avenir ; quoi d’étonnant si alors ils ne font pas toujours la meilleure mine, s’ils n’ont pas l’attitude la plus plaisante ?

251.

Avenir de la science. — La science donne à celui qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup de satisfaction, à celui qui en apprend les résultats, fort peu. Mais comme peu à peu toutes les vérités importantes de la science deviennent ordinaires et communes, même ce peu de satisfaction cesse d’exister : de même que nous avons depuis longtemps cessé de prendre plaisir à connaître l’admirable Deux fois deux font quatre. Or,si la science procure par elle-même toujours de moins en moins de plaisir, et en ôte toujours de plus en plus, en rendant suspects la métaphysique, la religion et l’art consolateurs : il en résulte que se tarit cette grande source du plaisir, à laquelle l’homme doit presque toute son humanité. C’est pourquoi une culture supérieure doit donner à l’homme un cerveau double, quelque chose comme deux compartiments du cerveau, pour sentir, d’un côté, la science, de l’autre, ce qui n’est pas la science : existant côte à côte, sans confusion, séparables, étanches : c’est là une condition de santé. Dans un domaine est la source de force, dans l’autre le régulateur : les illusions, les préjugés, les passions doivent servir à échauffer, l’aide de la science qui connaît doit servir à éviter les conséquences mauvaises et dangereuses d’une surexcitation. — Si l’on ne satisfait point à cette condition de la culture supérieure, on peut prédire presque avec certitude le cours ultérieur de l’évolution humaine : l’intérêt pris à la vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur territoire auparavant occupé : la ruine des sciences, la rechute dans la barbarie est la conséquence prochaine ; de nouveau l’humanité devra recommencer à tisser sa toile, après l’avoir, comme Pénélope, détruite pendant la nuit. Mais qui nous est garant qu’elle en retrouvera toujours la force ?

252.

Le plaisir de connaître. — Qu’est-ce qui fait que la connaissance, l’élément du chercheur et du philosophe, est liée à du plaisir ? D’abord, avant tout, c’est qu’on y prend conscience de sa force, partant pour la même raison que les exercices gymnastiques, même sans spectateurs, donnent du plaisir. Secondement, c’est qu’au cours de la recherche, on dépasse d’anciennes conceptions et leurs représentants, on en est vainqueur ou du moins on croit l’être. Troisièmement, c’est que par une connaissance nouvelle, si minime qu’elle soit, nous nous élevons au-dessus de tous et nous nous sentons alors les seuls qui sachions la vérité sur ce point. Ces trois motifs de plaisir sont les plus importants, mais il y a encore, suivant la nature de l’homme qui cherche, beaucoup de motifs accessoires. — Une liste assez considérable de ces motifs est donnée, à un endroit où on ne la chercherait point, dans mon livre parénétique sur Schopenhauer[8] : l’exposition qui en est faite peut contenter tout servant expérimenté de la connaissance, quoiqu’il puisse souhaiter d’effacer la teinte ironique qui semble répandue sur ces pages. Car s’il est vrai qu’à la production du savant « une foule d’instincts et de petits instincts très humains doivent avoir fourni leur matière », que le savant est d’un métal à la vérité très noble, mais non pur, et qu’il « se compose d’un entrelacement compliqué de mobiles et d’attraits fort divers » : cela est également vrai de la production et de l’être de l’artiste, du philosophe, du génie moral — et de toutes les autres grandes dénominations glorifiées dans ce livre. Tout ce qui est humain mérite, quant à son origine, la considération ironique ; c’est pourquoi l’ironie est dans le monde si superflue.

253.

Fidélité, preuve de solidité. — C’est un indice parfait de la bonté d’une théorie que son auteur n’ait pas en quarante ans pris de méfiance contre elle ; mais je prétends qu’il n’a pas encore existé un philosophe qui n’ait fini par jeter sur la philosophie inventée par sa jeunesse un coup d’œil de mépris — ou du moins de méfiance. — Mais peut-être n’a-t-il rien dit publiquement de ce changement de dispositions, par ambition ou — comme il est probable chez de nobles natures — par un tendre désir d’épargner ses adeptes.

254.

Accroissement de l’intéressant. — Dans le progrès de la culture, tout devient intéressant pour l’homme, il sait rapidement trouver le côté instructif d’une chose et saisir le point où elle peut combler une lacune de sa pensée ou confirmer une de ses idées. Ainsi disparaît de jour en jour l’ennui, ainsi aussi l’excitabilité excessive du cœur. Il finit par circuler parmi les hommes comme un naturaliste parmi les plantes, et par s’observer lui-même comme un phénomène qui n’excite fortement que son instinct de connaître.

255.

Superstition de la simultanéité. — Ce qui est simultané a un lien commun, pense-t-on. Un parent meurt au loin, en même temps nous rêvons de lui, — ainsi ! Mais d’innombrables parents meurent et nous ne rêvons pas d’eux. C’est comme à propos des naufragés qui font des vœux : on ne voit pas plus tard dans les temples les ex-voto de ceux qui ont péri. — Un homme meurt, une chouette ulule, une montre s’arrête, le tout à une même heure de la nuit : n’y aurait-il pas là un lien commun? Une intimité avec la nature, telle que la suppose ce pressentiment, flatte l’homme. — Cette espèce de superstition se retrouve sous une forme plus raffinée chez des historiens et des peintres de la civilisation, à qui toutes les juxtapositions de faits dénuées de sens, dont abonde pourtant la vie des particuliers et des peuples, a coutume d’inspirer une sorte d’hydrophobie.

256.

Le pouvoir, non le savoir, exercé par la science. — La valeur du fait qu’on a passé quelque temps à pratiquer exactement une science exacte ne réside pas dans ses résultats ; car, en proportion de la mer des objets de science, ceux-ci ne sont qu’une quantité insignifiante. Mais on en retire un accroissement d’énergie, de capacité de raisonner, de constance à persévérer ; on a appris à atteindre une fin par des moyens appropriés à la fin. C’est en ce sens qu’il est très précieux, en vue de tout ce que l’on fera plus tard, d’avoir été un jour homme de science.

257.

Attrait de jeunesse de la science. — La recherche de la vérité a maintenant encore l’attrait de se distinguer partout fortement de l’erreur devenue décrépite et ennuyeuse ; cet attrait va se perdant de jour en jour. Aujourd’hui, nous vivons, il est vrai, encore dans la jeunesse de la science et nous avons coutume de suivre la vérité comme une belle fille ; mais qu’arrivera-t-il, quand un jour elle sera devenue une femme vieillie, au regard maussade ? Presque dans toutes les sciences la conception fondamentale n’a été trouvée que tout récemment, ou bien est encore cherchée ; combien ce moment est plus attrayant que celui où, tout l’essentiel étant trouvé, il ne restera plus au chercheur qu’une morne glane d’automne (c’est un sentiment qu’on peut apprendre à connaître dans certaines disciplines historiques).

258.

La statue de l’humanité. — Le génie de la civilisation opère comme Cellini, alors qu’il faisait la fonte de sa statue de Persée : la masse liquide menaçait de’ne pas se prendre, mais elle le devait : il y jeta donc des plats et des assiettes, et tout ce qui d’ailleurs lui tombait sous la main. Et de même ce génie-là jette à la fonte des erreurs, des vices, des espérances, des illusions, et d’autres choses, de métal vil comme de métal précieux, car il faut que la statue de l’humanité réussisse et s’achève ; qu’importe que çà et là quelque matière médiocre y soit employée ?

259.

Une culture d’hommes. — La culture grecque de l’époque classique est une culture d’hommes. En ce qui concerne les femmes, Périclès, dans son Discours funèbre, dit tout en ces mots : le mieux est pour edes qu’il soit parlé d’elles le moins possible entre hommes. — Les relations érotiques des hommes avec les adolescents furent, à un point que notre intelligence ne peut comprendre, la condition nécessaire, unique, de toute éducation virile (à peu près de même que toute éducation élevée des femmes ne fut longtemps chez nous amenée que par l’amour et le mariage). Tout l’idéalisme de la force de la nature grecque se porta sur ces relations, et probablement jamais les jeunes gens n’ont été traités avec autant de sollicitude, d’affection, et d’égard absolu à leur plus grand bien (virtus), qu’aux sixième et cinquième siècles, — ainsi conformément à la belle maxime d’Hölderlin : « Car c’est en aimant que le mortel produit le plus de bien. » Plus s’élevait la conception de ces relations, plus s’abaissait le commerce avec la femme : le point de vue de la procréation des enfants et de la volupté — rien de plus n’y entrait en considération ; il n’y avait point commerce intellectuel, encore moins amour véritable. Si l’on considère encore qu’elles-mêmes étaient exclues des jeux et des spectacles de toute sorte, il ne reste que les cultes religieux comme moyen de culture supérieure des femmes. — S’il est vrai pourtant que dans la tragédie on représentait Électre et Antigone, c’est qu’on tolérait cela dans l’art, quoiqu’on n’en voulût pas dans la vie : de même qu’aujourd’hui tout pathétique nous est insupportable dans la vie, bien que dans l’art le spectacle nous en plaise. — Les femmes n’avaient au reste d’autre devoir que d’enfanter de beaux corps puissants, où le caractère du père revivait autant que possible sans interruption, et par là d’opposer une résistance à la surexcitation nerveuse croissante d’une civilisation supérieurement développée. C’est ce qui maintint la civilisation grecque dans une jeunesse relativement si longue ; car, dans les mères grecques, le génie de la Grèce revenait toujours à la nature.

260.

Le préjugé en faveur de la grandeur. — Les hommes font évidemment trop d’estime de tout ce qui est grand et éminent. Cela vient de l’idée consciente ou inconsciente qu’ils trouveront toujours leur intérêt à ce qu’un individu applique toutes ses forces à un seul domaine et qu’il fasse de soi une sorte de monstrueux organe unique. Assurément l’homme lui-même tire plus de profit et de bonheur d’un perfectionnement proportionnel de ses forces ; en effet tout talent est un vampire qui suce le sang et la vigueur des autres forces, et une production exagérée peut conduire l’homme le mieux doué presque à la folie. Dans les arts aussi les natures extrêmes attirent bien trop l’attention ; mais l’existence d’une culture moindre est aussi nécessaire, pour se laisser attacher par elles. Les hommes se soumettent d’habitude à tout ce qui veut avoir de la puissance.

261.

Les tyrans de l’esprit. — Là seulement où tombe le rayon du mythe, la vie des Grecs a de l’éclat ; autrement elle est sombre. Or, les philosophes grecs se privent justement de ce mythe : n’est-ce pas comme s’ils voulaient se retirer du soleil pour se mettre à l’ombre dans l’obscurité ? Mais il n’y a pas de plante qui se détourne de la lumière ; au fond, ces philosophes ne faisaient que chercher un soleil plus clair, le mythe n’était pas à leurs yeux assez pur, assez éclatant. Ils trouvaient cette lumière dans leur connaissance, dans ce que chacun d’eux appelait sa « Vérité ». Mais alors la connaissance avait encore une splendeur plus grande, elle était jeune encore et connaissait encore peu les difficultés et les périls de sa route ; elle pouvait alors espérer encore arriver d’un seul bond au centre de tout l’être et de là résoudre l’énigme du monde. Ces philosophes avaient une robuste foi en eux-mêmes et en leur « vérité », avec laquelle ils tombaient tous leurs voisins et leurs devanciers ; chacun d’eux était un tyran batailleur et violent. Peut-être la félicité que procure la foi en la possession de la vérité ne fut-elle jamais plus grande dans le monde, mais jamais aussi la dureté, l’orgueil, le caractère tyrannique et malfaisant d’une pareille foi. Ils étaient des tyrans, partant ce que tout Grec voulait être et était, s’il pouvait l’être. Peut-être Solon seul fait-il exception ; il ditdans ses poésies comment il dédaigna la tyrannie personnelle. Mais il le faisait par amour pour son œuvre, pour sa législation ; et donner des lois est une forme plus raffinée de la tyrannie. Parménide aussi donna des lois, peut-être Pythagore encore et Empédocle ; Anaximandre fonda une ville. Platon était le désir incarné de devenir le plus grand législateur et fondateur d’État philosophe ; il semble avoir terriblement souffert de la non-réalisation de sa nature et son âme était vers la fin de sa vie pleine de la bile la plus noire. Plus la philosophie grecque perdit de puissance, plus elle souffrit intérieurement de cette humeur atrabilaire et chagrine ; quand pour la première fois les sectes diverses défendirent leurs vérités dans les rues, les âmes de tous ces prétendants de la Vérité étaient entièrement gorgées de jalousie et de bave, l’élément tyrannique sévissait alors dans leur propre corps comme un poison. Tous ces petits tyrans auraient voulu se dévorer tout crus ; il ne restait plus en eux une étincelle d’amour et trop peu de plaisirde leur propre connaissance. — En général, l’axiome que les tyrans sont le plus souvent assassinés et que leur postérité vit peu de temps, s’applique aussi aux tyrans de l’esprit. Leur histoire est courte, violente, leur influence s’interrompt brusquement. Presque de tous les grands Hellènes, on peut dire qu’ils semblent être venus trop tard ; ainsi d’Eschyle, de Pindare, de Démosthène, de Thucydide ; une génération après eux — et c’en est fait pour toujours. C’est ce qu’il y a d’orageux et d’étrange dans l’histoire grecque. Aujourd’hui, il est vrai, l’admiration s’adresse à l’Évangile de la tortue. Penser en historien ne signifie guère autre chose que de s’imaginer qu’en tous les temps l’histoire aurait eu pour mot d’ordre : « faire le moins possible dans le plus de temps possible ! » Ah ! l’histoire grecque court si rapide ! Jamais il n’y eut ailleurs de vie aussi prodigue, aussi excessive ! Je ne puis pas me convaincre que l’histoire des Grecs ait pris ce cours naturel qu’on célèbre tant chez elle. Ils étaient pourvus de dons trop multiples pour aller progressivement pas à pas, à la manière de la tortue luttant à la course avec Achille, et c’est là ce qu’on nomme développement naturel. Chez les Grecs, on avance vite, mais on recule aussi vite ; la marche de toute la machine est si intense qu’une seule pierre jetée dans ses roues la fait sauter. Une de ces pierres fut par exemple Socrate : en une seule nuit, l’évolution de la science philosophique, jusqu’alors si merveilleusement régulière, mais aussi trop hâtive, fut dérangée. Ce n’est pas une question oiseuse de se demander si Platon, resté libre du charme socratique, n’aurait pas trouvé un type plus élevé encore d’homme philosophe, perdu pour nous à jamais. On peut voir dans les temps antérieurs à lui comme dans un atelier de sculpteur des échantillons de pareils types. Mais les sixième et cinquième siècles semblent toujours promettre plus et plus haut qu’eux-mêmes n’ont produit ; ils en sont restés à la promesse et à l’annonce. Et cependant à peine y a-t-il une perte plus pénible que celle d’un type, d’une forme supérieure possible de la vie philosophique, nouvelle, restée jusqu’ici indécouverte. Même des types anciens, la plupart sont mal connus par la tradition ; il me semble extrêmement difficile de distinguer tous les philosophes de Thalès à Démocrite ; mais celui qui réussira à recréer ces figures, passera en revue des modèles du type lepluspuissant et le plus pur. Cette capacité est, à la vérité, rare, elle manquait même aux Grecs postérieurs qui s’occupèrent de connaître l’ancienne philosophie ; Aristote surtout semble n’avoir pas ses yeux dans sa tête, quand il se trouve en présence de ces hommes. Et ainsi il semble que ces merveilleux philosophes aient vécu en vain, ou qu’ils n’aient fait que préparer les bataillons disputeurs et parleurs des écoles socratiques. Il y a là, comme j’ai dit, une lacune, une rupture dans l’évolution ; quelque grande catastrophe doit s’être produite, et l’unique statue d’après laquelle on eût pu connaître Je sens et le but de cette grande préparation artistique s’est brisée ou n’a pas réussi : ce qui s’est réellement passé est resté pour toujours un secret de l’atelier. — Ce qui est arrivé chez les Grecs, à savoir que tout grand penseur, dans la croyance qu’il était possesseur de la vérité absolue, devint un tyran, si bien que l’histoire de l’esprit chez les Grecs a elle-même revêtu ce caractère de violence, de hâte et d’aventure que montre leur histoire politique —, ce genre d’événements n’a pas été ainsi épuisé : il s’est produit beaucoup de phénomènes analogues jusque dans les époques les plus récentes, quoique toujours plus rarement et, de nos jours, difficilement avec la pure naïveté de conscience des philosophes grecs. Car en tout la théorie adverse et le scepticisme parlent de nos jours trop fort, trop haut. La période des tyrans de l’esprit est passée. Dans les sphères de la culture supérieure, il y a toujours dû, il est vrai, y avoir une domination — mais cette domination est désormais dans les mains de l’oligarchie de l’esprit. Elle forme, en dépit de toute séparationgéographique et politique, une société cohérente, dont les membres se connaissent et se reconnaissent, quelques appréciations favorables ou défavorables que puissent mettre en circulation l’opinion publique et lesjugements des journalistes et des gazetiers qui agissent sur la masse. La supériorité intellectuelle, qui autrefois créait séparation et hostilité, a coutume aujourd’hui d’unir : comment les individus pourraient-ils être maîtres d’eux-mêmes et nager dans la vie suivant une route propre, contre tous les courants, s’ils ne voyaient çà et là de leurs pareils vivre dans des conditions pareilles et ne leur prenaient la main dans la lutte, aussi bien contre le caractère ochlocratique de la demi-intelligence et de la demi-culture, que contre les tentatives faites à l’occasion pour établir une tyrannie avec l’aide de l’action des masses ? Les oligarques sont nécessaires les uns aux autres, ils ont leur plus grand plaisir les uns dans les autres, ils comprennent leurs signes d’intelligence — mais malgré tout chacun est libre, il combat et triomphe à son rang, préférant périr plutôt que de se soumettre

262.

Homère. — Le plus grand fait de la civilisation grecque reste toujours ceci, qu’Homère devint de si bonne heure panhellénique. Toute la liberté intellectuelle et humaine où parvinrent les Grecs revient à ce fait. Mais ce fut en même temps la fatalité propre de la civilisation grecque, car Homère aplanissait en centralisant et dissolvait les plus sérieux ; instincts d’indépendance. De temps en temps s’éleva du fond le plus intime de l’hellénisme la protestation contre Homère ; mais il resta toujours vainqueur. Toutes les grandes puissances spirituelles exercent, à côté de leur action libératrice, une autre action déprimante ; mais, à la vérité, cela fait une différence que ce soit Homère ou la Bible ou la science qui tyrannise les hommes.

263.

Dons naturels. — Dans une humanité aussi supérieurement développée qu’est l’actuelle, chacun reçoit de nature l’accès à beaucoup de talents. Chacun a un talent inné, mais à un petit nombre seulement est donné par nature et par éducation le degré de constance, de patience, d’énergie nécessaire pour qu’il devienne véritablement un talent, qu’ainsi il devienne ce qu’il est, c’est-à-dire : le dépense en œuvres et en actes.

264.

L’homme d’esprit ou surfait ou déprécié. — Des hommes étrangers à la science, mais bien doués, apprécient tout indice d’esprit, qu’il soit d’ailleurs sur une route vraie ou fausse ; ils veulent avant tout que l’homme qui converse avec eux leur donne par son esprit un agréable entretien, les éperonne, les enflamme, les entraîne à la gravité et à la plaisanterie, et en tout cas les garde de l’ennui comme une puissante amulette. Les natures scientifiques savent au contraire que le don d’avoir de toutes mains des idées doit être réfréné de la façon la plus sévère par l’esprit de la science ; ce n’est pas ce qui a du brillant, de l’apparence, de l’effet, mais c’est la vérité souvent sans apparence qui est le fruit qu’il désire faire tomber de l’arbre de la science. Il a le droit, comme Aristote, de ne pas faire de différence entre « ennuyeux et « spirituel», sondémonle conduit par les déserts aussi bien que par la végétation tropicale, afin que partout il ne tire sa joie que du réel, de l’assuré, du vrai. — De là vient, chez des érudits sans importance, un mépris et une suspicion de l’homme d’esprit en général, et en revanche des gens d’esprit ont souvent une antipathie contre la science : comme par exemple presque tous les artistes.

265.

La raison dans l’école. — L’école n’a pas de plus important devoir que d’enseigner la pensée sévère, le jugement prudent, le raisonnement conséquent : elle doit donc faire abstraction de toutes les choses qui n’ont pas de valeur pour ces opérations, par exemple de la religion. Elle peut compter que l’humaine confusion, l’accoutumance et le besoin ne manqueront pas plus tard de détendre l’arc de la pensée trop roide. Mais tant que son influence s’exerce, elle doit arriver à produire ce qui est le plus essentiel et le plus caractéristique dans l’homme : « Raison et science, la plus élevée de toutes les forces humaines » — du moins au jugement de Gœthe. — Le grand naturaliste von Baer trouve la supériorité de tous les Européens sur les Asiatiques dans la capacité acquise par éducation de pouvoir donner des raisons de tout ce qu’ils croient, ce dont les autres sont totalement incapables. L’Europe est allée à l’école de la pensée conséquente et critique, l’Asie ne sait toujours pas distinguer entre la vérité et la poésie et ne se rend pas compte si ses convictions dérivent de l’observation propre et du raisonnement normal ou de l’imagination. — C’est la raison dans l’école qui a fait que l’Europe est l’Europe : au moyen-âge, elle était en train de redevenir une province et une annexe de l’Asie, — par conséquent de perdre le sens scientifique qu’elle devait à la Grèce.

266.

Appréciation trop basse de l’éducation du lycée. — On cherche rarement l’importance du lycée dans les choses qui y sont réellement apprises et que l’on en emporte sans pouvoir les perdre, mais plutôt dans celles que l’on y enseigne et que l’écolier ne s’approprie qu’à contre-cœur, pour s’en débarrasser, dès qu’il le peut, d’une secousse. La lecture des classiques — comme l’accordera tout esprit cultivé — est, telle qu’elle est pratiquée partout, un procédé monstrueux : elle se fait devant des jeunes gens qui à aucun égard ne sont mûrs pour elle, par des maîtres dont chaque parole, dont souvent l’aspect seul met une couche dépoussiéré sur un bon auteur. Mais voici où réside l’utilité que d’ordinaire on méconnaît — c’est que ces maîtres parlent la langue abstraite de la haute culture, lourde et difficile à comprendre, mais qui est une gymnastique supérieure du cerveau ; c’est que dans leur langage apparaissent continuellement des idées, des expressions, des méthodes, des allusions que les jeunes gens n’entendent presque jamais dans la conversation de leurs parents et dans la rue. Quand les écoliers ne feraient qu’entendre, leur intelligence subit bon gré mal gré une formation préalable à une manière de concevoir scientifique. Il n’est pas possible que de cette discipline on sorte ayant complètement échappé au contact de l’abstraction, en pur enfant de la nature.

267.

Apprendre plusieurs langues. — Apprendre plusieurs langues remplit la mémoire de mots, au lieu de faits et d’idées, quand cette faculté ne peut chez tout homme recevoir qu’une certaine quantité déterminée de contenu. Puis le fait d’apprendre plusieurs langues est nuisible, en ce qu’il produit l’illusion d’avoir des capacités, et dans le fait donne aussi dans les relations une certaine apparence décevante ; puis il est nuisible encore indirectement, en ce qu’il s’oppose à l’acquisition de connaissances de fond et à l’intention de mériter l’estime des hommes par des moyens loyaux. Enfin, il est la hache mise à la racine du sentiment un peu délicat de la langue maternelle : celui-ci en est incurablement blessé et mené à la ruine. Les deux peuples qui ont produit les plus grands artistes de style, les Grecs et les Français, n’apprenaient pas les langues étrangères. — Mais comme le commerce des hommes devient de jour en jour plus cosmopolite et que, par exemple, un bon négociant de Londres doit dès à présent se faire comprendre oralement et par écrit en huit langues, il faut avouer que l’étude de plusieurs langues est un mal nécessaire ; mais aussi il finira, en arrivant à l’extrême, par forcer l’humanité à trouver un remède ; et, dans un avenir aussi lointain qu’on voudra, il y aura pour tout le monde une langue nouvelle, qui servira d’abord de moyen de communication au trafic, ensuite aux relations intellectuelles, aussi certainement qu’il y aura un jour une navigation aérienne. Autrement, à quoi serait-il bon que la linguistique ait étudié pendant un siècle les lois du langage et apprécié dans chacune des langues ce qu’il y a de nécessaire, d’utile et de réussi ?

268.

Pour servir à l’histoire de la guerre dans l’individu. — Nous trouvons ramassée dans une seule vie humaine qui passe par plusieurs cultures la lutte qui a d’ordinaire lieu entre deux générations, entre le père et le fils : la proximité de parenté aiguise cette lutte, parce que chacun des partis y fait entrer sans pitié ce qui se passe à l’intérieur de l’autre parti et qu’il connaît si bien ; et de la sorte c’est dans un seul individu que cette lutte prendra sa forme la plus acharnée ; ici chaque phase nouvelle passe sur les précédentes avec une injustice et une méconnaissance cruelle de leurs moyens et de leurs buts.

269.

Un quart d’heure trop tôt. — On trouve parfois un homme qui se tient par ses idées au-dessus de son époque, mais seulement assez pour prendre par avance les idées vulgaires du siècle prochain. Il a l’opinion publique avant qu’elle ne soit publique, c’est-à-dire : il a embrassé une idée qui mérite de devenir triviale, un quart d’heure avant les autres. Mais sagloire est d’ordinaire bien plus éclatante que la gloire des hommes vraiment grands et supérieurs.

270.

L’art de lire. — Toute tendance forte est exclusive ; elle se rapproche de la direction de la ligue droite et, comme elle, est exclusive, c’est-à-dire : elle ne devient pas tangente à beaucoup d’autres tendances, comme font les partis et les natures faibles dans leur va-et-vient ondulatoire : il faut donc aussi s’attendre à trouver les philologues exclusifs. La restitution et la conservation des textes, en même temps que leur interprétation, pratiquée avec suite par une corporation, des siècles durant, a permis enfin de trouver les bonnes méthodes ; tout le moyen-âge était profondément incapable d’une explication strictement philologique, c’est-à-dire du désir de comprendre simplement ce que dit l’auteur — c’était quelque chose, de trouver ces méthodes, qu’on n’en rabaisse pas le prix ! Toute la science n’a gagné de la continuité et de la stabilité que parce que l’art de bien lire, c’est-à-dire la philologie, est parvenu à son apogée.

271.

L’art de raisonner. — Le plus grand progrès qu’aient fait les hommes consiste à avoir appris à raisonner juste. Ce n’est pas une chose aussi naturelle que le pense Schopenhauer, quand il dit : « Tous sont aptes à raisonner, peu à juger », mais on ne l’a apprise que tard et maintenant encore elle n’est pas parvenue à l’empire. Le raisonnement faux est, dans les temps anciens, la règle, et les mythologies de tous les peuples, leur magie et leur superstition, leur culte religieux, leur droit, sont des mines inépuisables de preuves à l’appui de cette proposition.

272.

Phases de la culture individuelle. — La force et la faiblesse de la productivité intellectuelle ne dépendent pas tant à beaucoup près des facultés reçues en héritage que de la masse transmise d’énergie. La plupart des jeunes gens cultivés de trente ans reculent à ce point solsticial de leur vie et dès lors ne prennent plus plaisir à de nouvelles orientations intellectuelles. D’où la nécessité alors, pour le salut d’une culture qui s’élève de plus en plus, d’une nouvelle génération, qui à son tour ne la mène pas non plus bien loin : car pour rattraper la culture de son père, le fils doit dépenser presque toute l’énergie héritée que le père possédait lui-même à l’époque de sa vie où il engendra son fils ; le petit surplus lui permet d’aller plus loin (car la route étant faite pour la seconde fois, on avance un peu plus vite ; le fils ne dépense pas, pour apprendre la même chose que savait son père, tout à fait autant de force). Des hommes très énergiques, comme par exemple Gœthe, frayent autant de chemin qu’à peine quatre générations le peuvent derrière eux ; mais cela fait qu’ils avancent trop vite, en sorte que les autres hommes ne les rejoignent qu’au siècle suivant, peut-être jamais complètement, parce que les interruptions fréquentes ont affaibli Ja cohérence de la culture, la continuité de l’évolution. — Les phases habituelles de la culture intellectuelle qui sont atteintes au cours de l’histoire sont atteintes par les hommes de plus en plus vite. Ils commencent actuellement à entrer en culture en qualité d’enfants animés d’un mouvement religieux et arrivent, environ dans la dixième année, à la plus grande vivacité de ces sentiments ; ils passent ensuite à des formes plus affaiblies (panthéisme), tandis qu’ils se rapprochent de la science ; ils laissent derrière eux Dieu, l’immortalité, et cetera, mais cèdent à la magie d’une philosophie métaphysique. À la fin celle-ci même leur devient incroyable ; c’est l’art au contraire qui semble prendre de plus en plus d’importance, au point que pendant un temps la métaphysique ne continue d’exister et ne persiste qu’à la condition de se métamorphoser en art ou sous la forme d’une tendance à expliquer tout par l’art. Cependant , le sens scientifique va devenant plus impérieux et amène l’homme à la science de la nature et à la recherche historique, entre autres, aux méthodes de connaissance les plus rigoureuses, au lieu que l’art prend une signification de plus en plus faible et modeste. Tout cela, de nos jours, se passe ordinairement dans les trente premières années d’un homme. C’est la récapitulation d’une tâche à laquelle l’humanité a travaillé peut-être pendant trente mille ans.

273.

En recul, non en arrière. — Celui qui présentement s’attache encore aux sentiments religieux et continue à vivre plus longtemps peut-être par la suite dans la métaphysique et l’art, s’est donné, il est vrai, un retard d’une bonne longueur et commence à lutter à la course avec les autres hommes modernes dans des conditions défavorables ; il perd en apparence du terrain et du temps. Mais par cela même qu’il s’est tenu dans une région où l’ardeur et l’énergie sont déchaînées, où la puissance se précipite continuellement comme un courant volcanique d’une source invincible, il suffit qu’il sorte à temps de ces régions pour n’avancer alors que plus vite : son pas est ailé, sa poitrine a appris à respirer plus tranquillement, plus longuement, plus constamment. — Il n’a fait que reculer pour donner à son bond un espace suffisant : ainsi il peut y avoir dans sa démarche quelque chose de terrible, de menaçant.

274.

Une section de notre Moi sert d’objet artistique. — C’est un signe de culture supérieure que de maintenir en toute conscience certaines phases de l’évolution, que les hommes moindres traversent presque sans y penser et effacent ensuite de la table de leur âme, et que d’en crayonner une image fidèle : c’est là l’espèce la plus élevée de l’art de la peinture, que peu de personnes seulement comprennent. Pour cela il est nécessaire d’isoler ces phases par artifice. Les études historiques forment la faculté d’une pareille peinture, car elles nous forcent constamment, à propos d’un fragment d’histoire, d’une vie de peuple ou d’hommes, à nous représenter tout un horizon déterminé de pensées, une force déterminée de sentiments, la saillie de ceux-ci, le recul de ceux-là. C’est dans la possibilité de reconstituer rapidement, en des occasions données, de tels systèmes de pensées et de sentiments, comme on restitue l’effet d’un temple d’après quelques colonnes et pans de murs restés debout par hasard, c’est en cela que consiste le sens historique. Lepre mier résultat en est que nous comprenons nos semblables comme de pareils systèmes entièrement déterminés et comme des représentants de cultures diverses, c’est-à-dire comme nécessaires, mais comme modifiables. Et en retour : que, dans notre propre évolution, nous sommes capables de séparer des morceaux et de les prendre à part.

275.

Cyniques et Épicuriens. — Le cynique reconnaît le lien de dépendance entre les douleurs accrues et fortifiées de l’homme supérieur en civilisa- tion et la masse de ses besoins ; il comprend ainsi que la foison d’opinions sur le beau, le gracieux, le joli, le plaisant, devait faire jaillir autant de sources très riches de jouissance, mais aussi de déplaisir. Conformément à cette vue, il se réforme, en abandonnant nombre de ces opinions et en se soustrayant à certaines exigences de la civilisation ; par là il acquiert un sentiment de liberté et de force ; et peu à peu, quand l’habitude lui rend son genre de vie supportable, il a en effet des sensations de déplaisir plus rares et plus faibles que les hommes civilisés, et se rapproche de l’animal domestique ; en outre il sent tout avec le piquant du contraste et — peut également injurier à cœur-joie ; si bien que par là il se relève bien au-dessus du monde de sentiments de l’animal. — L’épicurien a le même point de vue que le cynique ; il n’y a pour l’ordinaire entre eux qu’une différence du tempérament. Puis l’épicurien met à profit sa civilisation supé- rieure pour se rendre indépendant des opinions dominantes et il s’élève au-dessus d’elles, tandis que le cynique reste exclusivement dans la négation. Il marche comme dans des sentiers à l’abri du vent, bien protégés, à demi-obscurs, tandis qu’au-dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souille du vent et s’endurcit jusqu’à perdre le sentiment.

276.

Microcosme et macrocosme de la civilisation. — C’est en lui-même que l’homme fait les meilleures découvertes sur la culture, quand il y trouve agissantes deux puissances hétérogènes. Supposé qu’un homme vive autant dans l’amour de l’art plastique ou de la musique qu’il est entraîné par l’esprit de la science, et qu’il considère comme impossible de faire disparaître cette contradiction par la suppression de l’un et l’affranchissement complet de l’autre : il ne lui reste qu’à faire de lui-même un édifice de culture si vaste qu’il soit possible à ces deux puissances d’y habiter, quoique à des extrémités éloignées, tandis qu’entre elles deux des puissances conciliatrices auront leur domicile, pourvues d’une force prééminente, pour aplanir en cas de nécessité la lutte qui s’élèverait. Or, un tel édifice de culture dans l’individu isolé aura la plus grande ressemblance avec l’édifice de la culture d’époques entières et fournira par analogie des leçons perpétuelles à son sujet. Car partout où s’est développée la grande architecture de la culture, sa tâche a consisté à forcer à l’entente les puissances opposées, par le moyen d’une très forte coalition des autres forces moins irréconciliables, sans pourtant les assujettir ni les charger de chaînes.

277.

Bonheur et culture. — La vue du milieu où s’est passée notre enfance nous touche : le jardin public, l’église avec les tombes, l’étang et le bois — sont choses que nous revoyons toujours avec émotion. La pitié de nous-mêmes nous saisit, car depuis, que nous avons traversé de souffrances ! Et là, chaque chose subsiste avec un air si calme, si éternel : nous seuls sommes si changés, si émus ; même nous retrouvons quelques hommes sur qui le temps n’a pas plus exercé sa dent que sur un chêne : paysans, pêcheurs, forestiers — ce sont les mêmes. — L’émotion, la pitié de soi-même en face de la culture inférieure est le signe de la culture supérieure ; d’où il suit que par elle le bonheur n’est dans tous les cas pas augmenté. Oui veut faire dans la vie une moisson de bonheur et de tranquillité n’a qu’à se détourner toujours des voies de la culture supérieure.

278.

Comparaison tirés de la danse. — De nos jours, il faut considérer comme le signe décisif de la grande culture qu’un homme possède assez de force et de souplesse pour être à la fois net et rigoureux dans la connaissance, et, en d’autres moments, capable de céder, pour ainsi dire, d’une centaine de pas à la poésie, à la religion, à la métaphysique et d’en ressentir la puissance et la beauté. Une pareille position entre deux exigences si diverses est fort malaisée, car la science pousse à la domination absolue de ses méthodes, et si l’on ne cède pas à cette impulsion, il se produit cet autre danger, d’osciller faiblement entre deux tendances opposées. Cependant : pour ouvrir, au moins par une comparaison, une perspective sur la solution de cette difficulté, on n’a qu’à songer que la danse n’est pas la même chose qu’un absurde mouvement de va-et-vient entre des directions opposées. La haute culture paraîtra semblable à une danse hardie : c’est pourquoi, comme j’ai dit, il y faut beaucoup de force et de souplesse.

279.

De l’allégement de la vie. — Un moyen capital de s’alléger la vie est d’en idéaliser les événements ; mais il faut se faire d’après la peinture une idée claire de ce que c’est qu’idéaliser. Le peintre désire que le regard du spectateur ne soit pas trop exact, trop aigu, il le force à se rendre à une certaine distance, pour considérer son œuvre de là ; il est obligé de supposer celui qui regarde le tableau placé à une distance très déterminée ; mieux encore, il lui faut admettre chez son spectateur un degré d’acuité de l’œil également déterminé ; sur ces points il n’a pas le droit d’être indécis. Tout homme donc qui veut idéaliser sa vie ne doit pas vouloir la regarder trop précisément et doit toujours reculer son œil à une certaine distance. C’est là un artifice où Gœthe, par exemple, s’entendait fort bien.

280.

Aggravation en prise d’allégement et vice-versa. — Bien des choses qui, à certains degrés de l’humanité sont une aggravation à la vie, servent d’allégement à un degré plus élevé, parce que ces hommes ont appris à connaître des aggravations de la vie plus fortes. Il se produit aussi l’inverse : ainsi la religion, par exemple, a un double visage, selon qu’un homme tourne vers elle son regard pour se faire enlever par elle son fardeau et sa détresse, ou bien qu’il jette l’œil sur elle comme sur l’entrave qu’on lui a mise pour l’empêcher de monter trop haut dans les airs.

281.

La culture supérieure est nécessairement incomprise. — Celui qui n’a monté son instrument qu’avec deux cordes, comme les savants qui, en dehors de l’instinct scientifique, n’ont de plus qu’un instinct religieux acquis par éducation, celui-là ne comprend pas des hommes qui savent, jouer sur un plus grand nombre de cordes. Il est dans l’essence de la culture supérieure, à plusieurs cordes, d’être toujours interprétée à faux par l’inférieure ; c’est ce qui arrive par exemple quand l’art passe pour une forme déguisée de la religiosité. Il y a même des gens, qui ne sont que religieux, pour entendre jusqu’à la science comme une recherche du sentiment religieux, tout comme les sourds-muets ne savent pas ce qu’est la musique, sinon un mouvement visible.

282.

Lamento. — Ce sont peut-être les avantages de notre époque qui amènent avec eux un recul et, à l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien s’avouer que notre temps est pauvre en grands moralistes, que Pascal, Épictète, Sénèque, Plutarque, sont à présent peu lus, que le travail et le zèle — autrefois escorte de la grande déesse Santé — semblent parfois sévir comme une maladie. Comme le temps manque pour penser et garder le calme dans la pensée, on n’étudie plus les opinions divergentes : on se contente de les haïr. Dans l’énorme hâte de la vie, l’esprit et l’œil sont accoutumés à une vision et à un jugement incomplets et faux, et chacun ressemble aux voyageurs qui font connaissance avec le pays et la population sans quitter le chemin de fer. Une attitude indépendante et prudente de la connaissance est jugée presque comme une sorte de manie ; la liberté de l’esprit est déconsidérée spécialement par les savants, qui voudraient trouver, dans son art de considérer les choses, leur solidité et leur labeur d’abeilles et qui l’exileraient volontiers dans un seul coin de la science : au lieu qu’elle a le devoir tout autre, et bien supérieur, d’étendre d’une position isolée son commandement sur toutes les forces de la science et de l’érudition, et de leur faire voir les voies et les buts de la culture. — Une plainte comme celle qui vient d’être entonnée aura sans doute son moment et résonnera un jour d’elle-même, dans un retour offensif du génie de la méditation.

283.

Défaut principal des hommes d’action. — Les hommes d’action manquent ordinairement de l’activité supérieure : je veux dire l’individuelle. Ils agissent à titre de fonctionnaires, de marchands, d’érudits, autrement dit de représentants d’une espèce, mais non à titre d’hommes déterminés, isolés et uniques ; à cet égard ils sont paresseux. — C’est le malheur des gens d’action que leur activité est toujours un peu irraisonnée. On ne peut, par exemple, demander au banquier qui amasse de l’argent le but de son incessante activité ; elle est irraisonnée. Les gens d’action roulent comme roule la pierre, suivant la loi brute de la mécanique. — Tous les hommes se divisent, et en tout temps et de nos jours, en esclaves et libres ; car celui qui n’a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même est esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit.

284.

En faveur de l’oisif. — Signe de ce que le prix de la vie contemplative a baissé, les savants luttent aujourd’hui avec les gens d’action en une espèce de jouissance hâtive, au point qu’ils semblent, eux aussi, priser plus haut cette façon de jouir que celle qui leur convient proprement et qui, en fait, est bien plus une jouissance. Les savants ont honte de l’otium. C’est pourtant une noble chose que le loisir et l’oisiveté. — Si l’oisiveté est véritablement le commencement de tous les vices, elle se trouve ainsi au moins dans le voisinage le plus proche de toutes les vertus ; l’homme oisif est toujours un homme meilleur encore que l’actif. — Vous ne pensez cependant pas que, par loisir et oisiveté, ce soit vous que je désigne, ô paresseux ? —

285.

L’inquiétude moderne. — À mesure qu’on va vers l’Ouest, l’agitation moderne devient de plus en plus grande, si bien qu’aux yeux des Américains les habitants de l’Europe représentent un ensemble d’êtres amis du repos et du plaisir, tandis qu’en réalité ils vont croisant leur vol continuel comme des abeilles et des guêpes. Cette agitation est si grande que la culture supérieure n’a plus le temps de mûrir ses fruits : c’est comme si les saisons se succédaient trop rapidement. Par manque de repos notre civilisation court à une nouvelle barbarie. En aucun temps les gens actifs, c’est-à-dire les gens sans repos, n’ont été plus estimés. Il y a donc lieu de mettre au nombre des corrections nécessaires que l’on doit apporter au caractère de l’humanité, la tâche de fortifier dans une large mesure l’élément contemplatif. Mais dès à présent tout individu calme et constant de cœur et de tête a le droit de croire qu’il possède non seulement un bon tempérament, mais une vertu d’utilité générale et qu’en conservant cette vertu il remplit même un devoir fort élevé.

286.

Dans quelle mesure un homme actif est paresseux. — Je crois que tout homme doit avoir, sur toute chose où il est possible de se faire des opinions, une opinion propre, parce que lui-même est une chose spéciale, n’existant qu’une fois, qui occupe par rapport à toutes les autres choses une situation nouvelle, laquelle n’a jamais existé. Mais la paresse qui est au fond de l’âme de l’homme actif l’empêche de puiser l’eau à sa propre fontaine. — Il en va de la liberté des opinions comme de la santé, l’une et l’autre sont individuelles, de l’une et de l’autre on ne peut poser une conception d’une valeur générale. Ce qui est nécessaire à un individu pour sa santé est pour un autre déjà une cause de maladie, et beaucoup de moyens et de voies qui mènent à la liberté de l’esprit peuvent, pour des natures d’un degré plus haut de développement, être des moyens et des voies de dépendance.

287.

Censor vitæ. — L’alternance de l’amour et de la haine distingue pour longtemps l’état intérieur d’un homme qui veut être libre dans son jugement sur la vie ; il n’oublie rien et met tout au compte des choses, bon et mauvais. À la fin, lorsque toute la table de son âme est couverte des notes de l’expérience, iln’aura plus pour l’existence de mépris et de haine, ni non plus d’amour, mais il résidera au-dessus d’elle, tantôt avec un regard de joie, tantôt avec un regard de deuil, et, pareil à la nature, aura dans la pensée tantôt l’été, tantôt l’automne.

288.

Conséquence accessoire. — Celui qui veut sérieusement devenir libre perdra par là, sans nulle contrainte, le penchant aux fautes et aux vices : même le chagrin et le dépit le prendront plus rarement. C’est que sa volonté ne désire rien de plus pressant que connaître et le moyen de connaître, c’est-à-dire : l’état durable où il sera dans les conditions les plus convenables pour connaître.

289.

Importance de la maladie. — L’homme que la maladie tient au lit arrive parfois à trouver qu’à l’ordinaire il est malade de son emploi, de ses affaires ou de sa société, et que par elles il a perdu toute connaissance raisonnée de soi-même : il gagne cette sagesse au loisir où le contraint sa maladie

290.

Impression à la campagne. — Si l’on n’a pas à l’horizon de sa vie des lignes fermes et paisibles, semblables à celles que font la montagne et la forêt, la volonté intérieure de l’homme est elle-même inquiète, distraite et troublée de désirs comme la nature de l’habitant des villes : il n’a pas de bonheur et n’en donne pas.

291.

Circonspection des esprits libres. — Les hommes d’esprit libre, vivant uniquement pour la connaissance, auront bientôt atteint leur but extérieur, leur situation définitive à l’égard de la société et de l’État, et par exemple se déclareront volontiers satisfaits d’un petit emploi ou d’une fortune qui suffit juste à leur existence, car ils s’arrangeront pour vivre de manière qu’un grand changement dans la fortune publique, et même une révolution de l’ordre politique, ne soit pas en même temps la ruine de leur vie. Ce sont là toutes choses auxquelles ils appliquent aussi peu que possible de leur énergie, pour plonger avec toutes leurs forces rassemblées et, en quelque sorte, avec une respiration longue dans l’élément de la connaissance. Ainsi ils peuvent espérer plonger profondément et peut-être bien voir jusqu’au fond. — D’un événement, un pareil esprit aime à ne prendre qu’un seul bout, il ne se plaît pas à voir les choses dans toute l’ampleur et l’abondance de leur développement : car il ne veut pas se développer en elles. — Lui aussi connaît les jours ouvrables de manque de liberté, dedépendance, de servitude. Mais de temps en temps il faut qu’il lui vienne un dimanche de liberté, autrement il ne supportera point la vie. — Il est probable que même son amour des hommes sera circonspect et quelque peu court d’haleine, car c’est seulement dans la mesure où il lui est nécessaire pour la fin de la connaissance qu’il veut s’engager dans le monde des instincts et de l’aveuglement. Il doit compter que le génie de la justice dira quelque chose en faveur de son disciple et de son pupille, si des voix accusatrices venaient à l’appeler pauvre d’amour. — Il y a dans sa manière de vivre et de penser un héroïsme raffiné, qui a honte de s’offrir au respect des masses, comme fait son frère plus grossier, et qui suit silencieusement sa route par le monde et hors du monde. Quelques labyrinthes qu’il traverse, entre quelques rochers que son cours soit resserré momentanément — dès qu’il arrive à la lumière, il va son chemin dans la clarté, facilement et presque sans bruit, et laisse les rayons du soleil jouer jusqu’en son fond.

292.

En avant. — Et ainsi, en avant sur la voie de la sagesse, d’un bon pas, en bonne confiance ! En quelque condition que tu sois, sers-toi toi-même de source d’expérience ! Jette l’amertume par-dessus bord en ton être, pardonne-toi ton propre Moi, car en tout cas tu as en toi une échelle à cent degrés, sur lesquels tu peux monter à la connaissance. Le siècle où tu souffres d’être jeté t’estime heureux de ce bonheur ; il te crie que tu as encore part à des expériences dont les hommes des temps futurs devront peut-être se passer. Ne fais point fi d’avoir été encore religieux ; pénètre bien comme tu as eu encore un légitime accès à l’art. Ne peux-tu pas justement à l’aide de ces expériences suivre avec une intelligence plus complète d’immenses étapes de l’humanité antérieure ? N’est-ce pas justement sur ce terrain qui parfois le déplaît tant, sur le terrain de la pensée trouble, que sont poussés les plus beaux fruits de la vieille civilisation ? Il faut avoir aimé la religion et l’art comme on aime une mère et une nourrice — autrement on ne peut devenir sage. Mais il faut porter ses regards au delà, savoir grandir au-dessus ; si l’on reste dans leur suzeraineté, on ne les comprend pas. De même, il faut t’être familiarisé avec les études historiques et le jeu prudent de la balance : « d’un côté — de l’autre. » Fais un voyage rétrospectif, cheminant dans les vestiges où l’humanité a marqué sa longue marche douloureuse à travers le désert du passé : c’est ainsi que tu apprendras le plus sûrement dans quelle direction toute l’humanité future n’a plus la possibilité ni le droit d’aller. Et cependant que tu cherches de toutes tes forces à découvrir par avance comment le nœud de l’avenir est encore serré, ta propre vie prend la valeur d’un instrument et d’un moyen de connaissance. Il dépend de toi que tous les traits de ta vie : tes essais, tes erreurs, tes fautes, tes illusions, tes souffrances, ton amour et ton espoir entrent sans exception dans ton dessein. Ce dessein est de devenir toi-même une chaîne nécessaire d’anneaux de la civilisation et de conclure de cette nécessité à la nécessité dans la marche de la civilisation universelle. Quand ton regard aura pris assez de force pourvoir le fond dans la fontaine sombre de ton être et de tes connaissances, peut-être aussi, dans ce miroir, les constellations lointaines des civilisations de l’avenir te deviendront visibles. Crois-tu qu’une telle vie avec un tel dessein soit trop pénible, trop dénuée de tous agréments ? C’est que tu n’as pas encore appris qu’il n’est pas de miel plus doux que celui de la connaissance, et que les nuées d’affliction qui planent doivent encore te servir de mamelle, où tu puiseras le lait pour ton rafraîchissement. Vienne l’âge, alors seulement tu verras bien comment tu as écouté la voix de la nature, de cette nature qui gouverne l’univers par le plaisir : la même vie qui aboutit à la vieillesse, aboutit aussi àla sagesse, joie constante de l’esprit dans cette douce lumière du soleil ; l’une et l’autre vieillesse et sagesse, l’arrivent sur un même versant de la vie : ainsi l’a voulu la nature. Alors il est temps sans qu’il y ait lieu de s’indigner, que le brouillard de la mort s’approche. Vers la lumière — ton dernier mouvement ; un hourra de connaissance — ton dernier cri.


CHAPITRE VI


L’HOMME DANS LA SOCIÉTÉ



293.

Dissimulation bienveillante. — Il est souvent nécessaire, dans le commerce des hommes, de recourir à une dissimulation bienveillante, comme si nous ne pénétrions pas les motifs de leur conduite.

294.

Copies. — Il n’est pas rare de rencontrer des copies d’hommes considérables ; et la plupart des gens, comme il arrive pour les tableaux, prennent aussi plus de plaisir aux copies qu’aux originaux.

295.

L’orateur. — On peut parler d’une façon extrêmement juste, et de sorte pourtant que tout le monde crie au contraire ; c’est lorsqu’on ne parle pas pour tout le monde.

296.

Manque d’abandon. — Le manque d’abandon entre amis est une faute qui ne peut être reprise sans devenir irrémédiable.

297.

Sur l’art de donner. — L’obligation de refuser un don, uniquement parce qu’il n’est pas offert de la bonne façon, aigrit contre le donneur.

298.

Le partisan le plus dangereux. — Dans tout parti il y a un homme qui, en professant avec trop de foi les principes du parti, excite les autres à les déserter.

299.

Conseilleurs du malade. — Qui donne ses conseils à un malade s’assure un sentiment de supériorité sur lui, qu’ils soient suivis ou qu’ils soient rejetés. C’est pourquoi les malades irritables et orgueilleux haïssent les conseilleurs plus encore que leur maladie.

300.

Deux espèces d’égalité. — La soif d’égalité peut se manifester en ce qu’on voudrait ou bien se soumettre tous les autres (en les rabaissant, en les étouffant dans le silence, en leur passant la jambe), ou bien s’élever avec tous (en leur rendant justice, en les aidant, en se réjouissant des succès d’autrui).

301.

Contre l’embarras. — Le meilleur moyen de venir au secours des gens très embarrassés et de les tranquilliser consiste à les louer d’une manière décidée.

302.

Préférence pour certaines vertus. — Nous attendons, pour attacher un prix particulier à la profession d’une vertu, d’en avoir remarqué l’absence complète chez notre ennemi.

303.

Pourquoi l’on contredit. — On contredit souvent une opinion, tandis qu’en réalité c’est seulement le ton sur lequel elle est présentée qui ne nous est pas sympathique.

304.

Confiance et confidence. — Celui qui cherche de propos délibéré à pénétrer dans la confidence d’une autre personne n’est ordinairement pas certain de posséder sa confiance. Celui qui est certain de la confiance attache peu de prix à la confidence.

305.

Équilibre de l’amitié. — Bien souvent, dans nos relations avec un autre homme, le retour au juste équilibre de l’amitié se fait si nous ajoutons dans notre plateau quelques grains de tort.

306.

Les médecins les plus dangereux. — Les médecins les plus dangereux sont ceux qui, comédiens nés, imitent le médecin né avec un art consommé d’illusion.

307.

Quand les paradoxes sont à leur place. — Pour gagner des gens d’esprit à une proposition, il suffit parfois de la présenter sous la forme d’un paradoxe monstrueux.

308.

Comment on gagne les gens de courage. — On amène les gens de courage à une action en la leur exposant plus périlleuse qu’elle n’est.

309.

Gracieusetés. — Aux personnes que nous n’aimons pas, nous imputons à crime les gracieusetés qu’elles nous font.

310.

Faire attendre. — Un sûr moyen de monter les gens et de leur mettre de méchantes pensées en tête, c’est de les faire longtemps attendre. Cela rend immoral.

311.

Contre les confiants. — Les gens qui nous donnent leur pleine confiance croient par là avoir un droit sur la nôtre. C’est une erreur de raisonnement ; des dons ne sauraient donner un droit.

312.

Moyen d’apaisement. — Il suffit souvent de donner à un autre, à qui nous avons causé du tort, l’occasion d’un bon mot sur nous, pour lui procurer une satisfaction personnelle, voire pour le bien disposer à notre égard.

313.

Vanité de la langue. — Que l’homme cache ses mauvaises qualités et ses vices ou qu’il les avoue avec franchise, sa vanité désire toujours, dans l’un et l’autre cas, y trouver un avantage : qu’on observe seulement avec quelle finesse il distingue devant qui il cache ces qualités, devant qui il est honnête et franc.

314.

Par égard. — Ne vouloir mortifier, ne vouloir blesser personne, peut être aussi bien une marque de justice que de timidité.

315.

Indispensable pour la dispute. — Qui ne sait pas mettre ses idées à la glace ne doit pas s’engager dans la chaleur de la discussion.

316.

Fréquentation et arrogance. — On désapprend l’arrogance, quand on se sait toujours entre gens de mérite ; être seul produit l’outrecuidance. Les jeunes gens sontarrogants, carils fréquentent leurs pareils, qui tous, n’étant rien, aiment à passer pour beaucoup de chose.

317.

Motif de l’attaque. — On n’attaque pas seulement pour faire du mal à quelqu’un, pour le vaincre, mais peut-être aussi pour le seul plaisir de prendre conscience de sa force.

318.

Flatterie. — Les personnes qui, dans nos relations avec elles, veulent étourdir notre prudence par leurs flatteries, usent d’un moyen dangereux, pareil au narcotique qui, s’il n’endort pas, ne fait que tenir plus éveillé.

319.

Bon épistolier. — Celui qui n’écrit pas de livres pense beaucoup et vit dans une société qui ne lui suffit point, sera d’ordinaire bon épistolier.

320.

Le plus laid possible. — On peut douter si un grand voyageur a trouvé quelque part dans le monde des sites plus laids que dans la face humaine.

321.

Les compatissants. — Les natures compatissantes, à chaque instant prêtes à secourir dans l’infortune, sont rarement en même temps les conjouissantes : dans le bonheur d’autrui, elles n’ont que faire, sont superflues, ne se sentent pas en possession de leur supériorité et montrent pour cela facilement du dépit.

322.

Parents d’un suicidé. — Les parents d’un suicidé lui imputent à mal de n’être pas resté en vie par égard pour leur réputation.

323.

Prévoir l’ingratitude. — Celui qui donne quelque chose de grand ne trouve pas de reconnaissance ; car le donataire, rien qu’en le recevant, a déjà trop lourd à porter.

324.

Dans une société sans esprit. — Personne ne sait gré à l’homme spirituel de sa courtoisie, quand il se met au niveau d’une société où il n’est pas courtois de montrer de l’esprit.

325.

Présence de témoins. — On saute deux fois plus volontiers après un homme qui tombe à l’eau, s’il y a là des gens qui ne l’osent pas.

326.

Se taire. — La manière la plus désagréable pour les deux parties de riposter à une polémique est de se fâcher et de se taire ; car l’agresseur interprète ordinairement le silence comme un signe de mépris.

327.

Le secret de l’ami. — Il y aura peu de gens qui, s’ils sont embarrassés pour trouver la matière d’un entretien, ne lâcheront pas les secrets les plus importants de leur ami.

328.

Humanité. — L’humanité des célébrités de l’esprit consiste, dans les relations avec des gens non célèbres, à avoir tort de manière obligeante.

329.

L’embarrassé. — Les hommes qui ne se sentent pas à leur aise dans la société profitent de toute occasion pour faire sur quelqu’un de leur entourage, à qui ils sont supérieurs, la preuve publique de cette supériorité aux yeux de la société, par exemple par des taquineries.

330.

Remercîment. — Une âme délicate est gênée de savoir qu’on lui doit du remerciement, une âme grossière, de savoir qu’elle en doit.

331.

Signe d’incompatibilité. — L’indice le plus fort de l’incompatibilité de vues entre deux hommes est que tous deux se parlent réciproquement avec un peu d’ironie, mais que ni l’un ni l’autre ne sent cette ironie.

332.

Prétention à propos des services. — La prétention à propos des services offense plus encore que la prétention sans les services : car déjà le service est une offense.

333.

Danger dans la voix. — Parfois, dans la conversation, le son de notre propre voix nous cause une gène, et nous mène à des affirmations qui ne répondent pas du tout à nos opinions.

334.

Dans la conversation. — De savoir si, dans la conversation, on donnera de préférence raison ou tort à l’autre, c’est purement affaire d’habitude : l’un comme l’autre se justifie.

335.

Peur du prochain. — Nous craignons une disposition hostile chez le prochain, parce que nous avons peur que, par cette disposition, il ne pénètre nos secrets.

336.

Distinguer par le blâme. — Des personnes très distinguées distribuent même leur blâme de façon qu’elles veulent nous en faire une distinction. Elles pensent nous faire remarquer avec quel intérêt elles s’occupent de nous. Nous les comprenons tout à fait à faux, si nous prenons leur blâme à la lettre et nous en défendons ; par là nous les fâchons et nous nous les aliénons.

337.

Dépit de la bienveillance d’autrui. — Nous nous abusons sur le degré de haine ou de crainte que nous croyons inspirer ; car si nous-mêmes connaissons fort bien le degré de notre éloignement pour une personne, une tendance, un parti, eux au contraire nous connaissent très superficiellement, et par cette raison ne nous haïssent aussi que superficiellement. Nous rencontrons souvent une bienveillance qui nous est inexplicable : mais si nous la comprenons, elle nous offense, parce qu’elle montre qu’on ne nous prend pas assez au sérieux, assez en considération.

338.

Vanités qui se croisent. — Deux personnes se rencontrant, de qui la vanité est également grande, conservent par la suite une mauvaise impression l’une de l’autre, parce que chacune était si occupée de l’impression qu’elle voulait produire sut l’autre que cette autre ne faisait aucune impression sur elle ; toutes deux s’aperçoivent enfin que leur peine est perdue et en imputent la faute à l’autre.

339.

Mauvaises façons, bon signe. — L’esprit supérieur prend plaisir aux manques de tact, aux arrogances, aux hostilités même des jeunes gens ambitieux à son égard ; ce sont les mauvaises façons de chevaux ardents, qui n’ont pas encore porté un cavalier et toutefois seront dans peu de temps si fiers de le porter.

340.

Quand il est opportun d’avoir tort. — On fait bien d’accepter des imputations sans les réfuter même si elles nous font tort, quand leur auteur verrait un tort plus grand encore de notre part, si nous lui répliquions ou peut-être même les réfutions. Il est vrai qu’un homme peut de cette manière être toujours dans son tort et avoir toujours raison, et finalement, avec la meilleure conscience du monde, devenir le tyran et le démon le plus insupportable ; et ce qui est vrai de l’individu peut aussi se produire dans des classes entières de la société.

341.

Trop peu honoré. — Les personnes présomptueuses, à qui l’on a donné des signes d’estime moindre qu’elles n’attendaient, cherchent longtemps à donner là-dessus le change à soi-même et aux autres, et se font subtils psychologues, pour arriver à conclure qu’on les a tout de même honorées suffisamment : si elles n’atteignent pas leur but, si le voile d’illusion se déchire, elles s’abandonnent à une fureur d’autant plus grande.

342.

Échos d’états primitifs dans le discours. — À la façon dont les hommes émettent maintenant leurs affirmations dans le monde, on reconnaît souvent un écho des temps où ils s’entendaient mieux aux armes qu’à toute autre chose : tantôt ils tiennent leurs affirmations comme des tireurs à la cible leur fusil, tantôt on croit entendre le froissement et le cliquetis des épées ; et chez quelques hommes, une affirmation s’abat en sifflant comme une solide matraque. — Les femmes, au contraire, parlent comme des êtres qui, durant des siècles, furent assises au métier à lisser ou tirèrent l’aiguille ou firent l’enfant avec les enfants.

343.

Le conteur. — Celui qui fait un conte laisse facilement apercevoir s’il conte parce que le fait l’intéresse ou parce qu’il veut intéresser à son conte. Dans le dernier cas, il exagérera, usera de superlatifs et autres semblables procédés. Il conte alors d’ordinaire plus mal, parce qu’il ne songe pas tant au fait qu’à lui-même.

344.

Le lecteur. — Celui qui lit à haute voix des poèmes dramatiques fait des découvertes sur son caractère : il trouve pour certaines situations et scènes sa voix plus naturelle que pour d’autres, par exemple pour tout ce qui est pathétique ou pour le bouffon, tandis que peut-être dans la vie ordinaire il n’aurait seulement pas l’occasion de montrer de la passion ou de la scurrilité.

345.

Une scène de comédie qui se joue dans la vie. — Quelqu’un se fait par la réflexion une opinion ingénieuse sur un thème, afin de l’exposer dans une compagnie. On pourrait alors se faire une comédie d’entendre et de voir comment il met toutes voiles dehors pour arriver à ce point et embarquer toute la compagnie vers l’endroit où il pourra faire sa remarque ; comment il pousse continuellement l’entretien vers un seul but, parfois perd la direction, la reprend, enfin saisit le moment : le souffle lui manque presque — et là, quelqu’un lui prend la remarque de la bouche. Que fera-t-il ? De l’opposition à son opinion propre ?

346.

Impoli contre son gré. — Quand un homme fait contre son gré une impolitesse à quelqu’un, par exemple ne le salue pas, pour ne l’avoir pas reconnu, cela le contrarie, quoiqu’il ne puisse faire de reproche à ses intentions ; il souffre de la mauvaise opinion qu’il a éveillée chez l’autre, ou il craint les suites d’un malentendu, ou il est chagrin d’avoir blessé autrui — ainsi vanité, crainte ou sympathie peuvent être excitées, peut-être même toutes ensemble.

347.

Chef-d’œuvre de traîtrise. — Exprimer contre un conjuré le fâcheux soupçon qu’il ne vous trahisse, et cela dans le moment même où l’on commet soi-même une trahison, c’est un chef-d’œuvre de malice, parce qu’on occupe l’autre de sa personne et le force de tenir lui-même pendant un temps une conduite exempte de soupçons et ouverte, si bien que le véritable traître s’est rendu les mains libres.

348.

Offenser et être offensé. — Il est plus agréable d’offenser et demander pardon ensuite que d’être offensé et accorder le pardon. Celui qui fait le premier donne une marque de puissance, et après, de bonté de caractère. L’autre, s’il ne veut pas passer pour inhumain, est obligé déjà de pardonner ; la jouissance que procure l’humiliation d’autrui est très réduite par cette obligation.

349.

Dans la dispute. — Lorsqu’en même temps on contredit une autre opinion et qu’on expose avec cela la sienne, le continuel retour sur l’autre opinion dérange ordinairement l’attitude naturelle de notre opinion propre : elle se montre plus décidée, plus tranchée, peut-être un peu exagérée.

350.

Artifice. — Qui veut obtenir d’un autre quelque chose de difficile ne doit surtout pas prendre la chose comme un problème, mais établir simplement son plan, comme s’il était le seul possible ; il doit savoir, dès qu’il verra dans l’œil de l’interlocuteur apparaître l’objection, la réplique, rompre vite l’entretien et ne pas lui laisser de temps.

351.

Remords qui suivent certaines compagnies. — Pourquoi avons-nous des remords après nous être trouvés en des compagnies vulgaires ? Parce que nous avons pris légèrement des choses importantes, parce qu’en parlant de certaines personnes nous n’avons pas parlé en toute bonne foi ou parce que nous avons gardé le silence quand nous devions prendre la parole, parce qu’à l’occasion nous avons manqué à nous lever brusquement et quitter la partie, bref parce que nous nous sommes conduits dans cette compagnie comme si nous en étions.

352.

On est jugé à faux. — Celui qui est toujours aux écoutes sur les jugements qu’on fait de lui a toujours de la peine. Car nous sommes déjà jugés à faux par ceux qui nous tiennent du plus près (« nous connaissent le mieux »). Même de bons amis laissent dans une parole défavorable échapper leur désaccord ; et seraient-ils nos amis, s’ils nous connaissaient bien ? — Les jugements des indifférents font très mal, parce qu’ils ont un ton d’impartialité, presque impersonnel. Mais si nous nous apercevons que quelqu’un qui nous est hostile nous connaît, sur un point tenu secret, aussi bien que nous-mêmes, quel est alors notre dépit !

353.

Tyrannie du portrait. — Les artistes et les hommes d’État qui, rapidement, de traits isolés, composent l’image entière d’un homme ou d’un événement, sont surtout injustes parce qu’ils exigent ensuite que l’événement ou l’homme soit réellement tel qu’ils l’ont peint ; ils exigent tout bonnement qu’un homme ait bien les talents, l’astuce, l’injustice que sa vie témoigne dans leur représentation.

354.

Le parent considéré comme le meilleur ami. — Les Grecs, qui savaient si bien ce que c’est qu’un ami — eux seuls de tous les peuples possèdent une étude philosophique profonde, multiple, de l’amitié ; au point qu’ils sont les premiers, et jusqu’ici les derniers, à qui l’ami soit apparu comme un problème digne de solution, — ces mêmes Grecs ont désigné les parents par un terme qui est le superlatif du mot « ami ». Cela reste pour moi inexplicable.

355.

Honnêteté méconnue. — Lorsque quelqu’un, dans la conversation, se cite lui-même (« j’ai dit alors », « j’ai coutume de dire »), cela fait l’impression de la prétention, tandis que bien souvent cela vient de la source opposée, tout au moins de l’honnêteté, qui ne veut pas parer et attifer le moment même avec des inspirations qui appartiennent à un moment précédent.

356.

Le parasite. — C’est un signe de manque total de sentiments nobles, quand quelqu’un préfère vivre dans la dépendance, aux dépens d’autrui, pour n’être pas forcé de travailler, d’ordinaire avec une secrète amertume contre ceux dont il dépend. — Une telle disposition est beaucoup plus fréquente chez des femmes que chez des hommes, et aussi beaucoup plus pardonnable (pour des raisons historiques).

357.

Sur l’autel de la réconciliation. — Il y a des circonstances où le seul moyen d’obtenir une chose d’un homme est de le blesser et de s’en faire un ennemi : ce sentiment d’avoir un ennemi le tourmente à tel point qu’il met à profit le premier indice d’une disposition plus douce pour se réconcilier, et sacrifie sur l’autel de cette réconciliation cette chose à laquelle il attachait auparavant assez d’importance pour ne la vouloir faire à aucun prix.

358.

Réclamer pitié, signe de prétention. — Il y a des hommes qui, lorsqu’ils entrent en courroux et offensent les autres, exigent avec cela premièrement qu’on ne prenne rien mal avec eux, et secondement qu’on ait pitié d’eux, parce qu’ils sont sujets à des paroxysmes si violents. Tant va loin la prétention humaine.

359.

Amorce. — « Tout homme a son prix » — cela n’est pas vrai. Mais il peut se trouver pour chacun une amorce où il doit mordre. C’est ainsi qu’on n’a besoin, pour gagner beaucoup de personnes à une cause, que de donner à cette cause le vernis de la philanthropie, de la noblesse, de la bienfaisance, du sacrifice — et à quelle cause ne peut-on pas la donner ! — C’est le bonbon et la friandise de leurs âmes ; d’autres en ont d’autres.

360.

Contenance à l’égard de l’éloge. — Si de bons amis louent la nature bien douée, elle se montrera souvent contente par courtoisie et bienveillance, mais en réalité cela lui est égal. Son essence particulière est tout à fait nonchalante à cet égard et par là mal disposée à faire un pas pour sortir du soleil ou de l’ombre où elle est couchée ; mais les hommes, par la louange, veulent donner du contentement et ce serait les chagriner que de ne pas se montrer content de leur louange.

361.

L’expérience de Socrate. — Si l’on est devenu maître en une chose, on est pour l’ordinaire resté par cela même un pur apprenti dans la plupart des autres ; mais on en juge inversement, comme Socrate en faisait déjà l’expérience. Là est l’inconvénient qui rend le commerce des maîtres désagréable.

362.

Moyen de défense. — Dans la lutte avec la sottise, les plus modérés et les plus doux des hommes finissent par être brutaux. Peut-être sont-ils par là dans la véritable voie de défense ; car au front stupide, l’argument qui convient de droit est le poing fermé. Mais parce que, comme j’ai dit, leur caractère est doux et modéré, ils souffrent par ce moyen de défense légitime plus qu’ils ne font souffrir.

363.

Curiosité. — Si la curiosité n’existait pas, il se ferait peu de chose pour le bien du prochain. Mais la curiosité s’insinue sous le nom de devoir ou de pitié dans la maison du malheureux et du besoigneux. — Peut-être même dans le fameux amour maternel y a-t-il une bonne part de curiosité.

364.

Mécompte dans la société. — Celui-ci désire se rendre intéressant par ses jugements, celui-là par ses sympathies et ses aversions, le troisième par ses connaissances, un quatrième par son isolement — et ils se mécomptent tous. Car celui devant qui le spectacle se donne pense lui-même être le seul spectacle qui vienne en considération.

365.

Duel. — En faveur de toutes les affaires d’honneur et duels, on peut dire que, si un homme a un sentiment si vif de ne pouvoir vivre si tel ou tel dit ou pense telle ou telle chose à son sujet, il a le droit de s’en remettre à la mort de l’un ou de l’autre. Sur le fait qu’il est si chatouilleux, il n’y a pas à discuter ; nous sommes en cela les héritiers du passé, de sa grandeur aussi bien que de ses exagérations, sans lesquelles il n’y eut jamais de grandeur. Si maintenant il existe un canon d’honneur qui fait du sang l’équivalent de la mort, en sorte qu’après un duel régulier on a la conscience allégée, c’est un grand bienfait, puisque autrement beaucoup d’existences humaines seraient en péril. — Une telle institution apprend d’ailleurs aux hommes à veiller sur leurs expressions et rend le commerce avec eux possible.

366.

Noblesse et reconnaissance. — Une âme noble se sentira volontiers obligée à la reconnaissance et n’évitera pas anxieusement les occasions où elle s’oblige ; de même, elle sera plus tard à l’aise dans ses expressions de reconnaissance ; tandis que les âmes basses se gardent contre toute obligation, ou plus tard, dans l’expression de leur reconnaissance, sont exagérées et par trop empressées. Ceci se produit du reste aussi chez des personnes de basse extraction ou de situation opposée : une faveur qu’on leur accorde, leur semble un miracle de générosité.

367.

Les heures d’éloquence. — L’un a, pour bien parlai-, besoin de quelqu’un qui lui soit décidément et notoirement supérieur, l’autre ne peut trouver que devant quelqu’un qu’il domine une pleine liberté de parole et d’heureux tours d’élocution : dans les deux cas, la raison est la même ; chacun d’eux ne parle bien que quand il parle sans gêne, l’un parce que devant son supérieur il ne sent pas l’aiguillon de la concurrence, de la rivalité, l’autre parce qu’il est dans le même cas devant l’inférieur. — Maintenant, il est une tout autre espèce d’hommes, qui ne parlent bien que s’ils parlent dans l’émulation, avec l’intention de vaincre. Laquelle des deux espèces est la plus ambitieuse, celle qui parle bien quand s’éveille son ambition, ou celle qui, pour le même motif, parle mal ou pas du tout ?

368.

Le talent de l’amitié. — Parmi les hommes qui ont un don particulier pour l’amitié, deux types se présentent. L’un est en élévation continue et trouve pour chaque phase de son développement un ami exactement convenable. La série d’amis qu’il se fait de cette façon est rarement en liaison mutuelle, parfois elle est en mésintelligence et en contradiction : très naturellement, parce que les phases ultérieures de son développement annulent ou altèrent les phases précédentes. Un tel homme peut par plaisanterie s’appeler une échelle. — L’autre type est représenté par celui qui exerce une force d’attraction sur des caractères et des talents très divers, si bien qu’il gagne tout un cercle d’amis ; mais ceux-ci, par là même, arrivent à des rapports amicaux entre eux, en dépit de toutes les différences. Qu’on appelle un tel homme un cercle : car cet accord de situations et de natures si diverses doit être en quelque façon une forme préexistante en lui. — Au reste, le talent d’avoir de bons amis est, chez beaucoup de gens, plus grand que le talent d’être bon ami.

369.

Tactique dans la conversation. — Après une conversation avec quelqu’un, on est disposé le mieux possible pour l’interlocuteur, si l’on a eu l’occasion de déployer devant lui son esprit, son amabilité, dans tout leur éclat. C’est ce que mettent à profit des hommes malins, qui veulent disposer quelqu’un en leur faveur, en lui procurant dans l’entretien les meilleures occasions de faire un bon mot, et cetera. On pourrait imaginer une conversation amusante entre deux malins, qui veulent réciproquement se mettre en disposition favorable, et dans cette vue jettent çà et là dans la conversation les belles occasions, sans qu’aucun les saisisse : si bien que la conversation se poursuivrait entièrement dénuée d’esprit et d’amabilité, parce que chacun renverrait à l’autre l’occasion de montrer esprit et amabilité.

370.

Décharge de la mauvaise humeur. — L’homme qui échoue en quelque chose aime mieux rapporter cet échec à la mauvaise volonté d’un autre qu’au hasard. Sa surexcitation est allégée par le fait de s’imaginer qu’une personne et non une chose est cause de son échec ; car on peut se venger des personnes, force est bien d’avaler les torts du destin. L’entourage d’un prince a par cette raison la coutume, lorsqu’il a échoué en quelque chose, de lui désigner comme soi-disant cause un personnage unique, sacrifié à l’intérêt de tous les courtisans ; car autrement la mauvaise humeur du prince s’exercerait sur eux tous, puisque de la déesse même du destin il ne peut tirer vengeance.

371.

Prendre la couleur du milieu. — Pourquoi la sympathie et l’aversion sont-elles chose si contagieuse que l’on peut à peine vivre dans le voisinage d’une personne de sentiments forts sans se remplir comme un tonneau de son Pour et Contre ? Premièrement, l’abstention complète de jugement est difficile, parfois même insupportable pour notre vanité : elle a la même couleur que la pauvreté d’intelligence et de sentiment, ou que la timidité, le manque de virilité : et ainsi nous sommes entraînés du moins à prendre parti, fût-ce contre la tendance de notre entourage, si cette attitude fait plus de plaisir à notre orgueil. Mais d’ordinaire — c’est le second point — nous ne prenons pas du tout conscience du passage de l’indifférence à la sympathie ou à l’aversion, mais nous nous accoutumons peu à peu à la façon de sentir de notre entourage, et comme l’approbation sympathique et l’entente mutuelle sont choses fort agréables, nous prenons bientôt tous les caractères et les couleurs de parti de cet entourage.

372.

Ironie. — L’ironie n’est à sa place que comme méthode pédagogique, de la part d’un maître dans ses relations avec des élèves de quelque sorte que ce soit : son but est l’humiliation, la confusion, mais de cette espèce salutaire qui éveille debonnes résolutions et qui revient à rendre à qui nous a ainsi traités du respect, de la gratitude, comme à un médecin. L’ironiste se donne un air d’ignorance, et cela si bien que les élèves qui s’entretiennent avec lui sont abusés, prennent assurance en la conviction de leur propre supériorité de savoir et donnent sur eux des prises de toute sorte ; ils perdent, leur réserve et se montrent tels qu’ils sont — jusqu’à ce que, à un moment donné, la lumière qu’ils tenaient sous le nez de leur maître fasse tomber de façon fort humiliante ses rayons sur eux-mêmes. — Là où une relation pareille à celle de maître et d’élève n’a pas lieu, c’est un mauvais procédé, une affectation vulgaire. Tous les écrivains ironiques comptent sur cette sotte espèce d’hommes qui se sentent volontiers supérieurs à tous les autres avec l’auteur, qu’ils considèrent comme l’organe de leur prétention. — L’habitude de l’ironie comme celle du sarcasme corrompt d’ailleurs le moral, elle lui prête peu à peu le caractère d’une supériorité qui se plaît à nuire : on finit par ressembler à un chien hargneux, qui aurait, outre l’art de mordre, appris encore l’art de rire.

373.

Prétention. — Il n’y a rien de quoi l’on doive tant se garder que de la croissance de cette mauvaise herbe qu’on appelle prétention et qui nous gâte les moissons les meilleures ; car il peut y avoir prétention dans la cordialité, dans les témoignages de respect, dans la confiance bienveillante, dans la caresse, dans le conseil amical, dans l’aveu des fautes, dans la pitié pour autrui, et toutes ces belles choses éveillent de la répugnance, lorsque cette herbe croît chez elles. Le prétentieux, c’est-à-dire celui qui veut avoir plus d’importance qu’il n’en a ou qu’on ne lui en prête, fait toujours un calcul faux. Il est vrai qu’il s’assure le succès d’un moment, en ce sens que les gens devant qui il se montre prétentieux lui donnent ordinairement la mesure d’honneur qu’il réclame, par timidité ou par laisser-aller ; mais ils en tirent une méchante vengeance, en ce qu’ils retirent l’équivalent de ce qu’il a réclamé en trop de la valeur qu’ils lui attribuaient jusqu’alors. Il n’est rien que les hommes se fassent payer plus cher que l’humiliation. Le prétentieux peut rendre tellement suspect et mesquin aux yeux des autres son grand mérite réel, qu’on marche dessus sans s’essuyer les pieds. — Même on ne devrait se permettre une attitude fière que là où l’on est bien sûr de n’être pas mal compris et regardé comme prétentieux, par exemple devant son ami ou sa femme. Car il n’y a pas dans le commerce avec les hommes de plus grande folie que de s’attirer la réputation de prétention ; cela est pire encore que de n’avoir pas appris à mentir avec courtoisie.

374.

Tête-à-tête. — Le tête-à-tête est la conversation parfaite, parce que tout ce que dit l’un reçoit sa nuance déterminée, son timbre, le geste qui l’accompagne, uniquement par rapport à l’autre interlocuteur, par conséquent d’une façon analogue à ce qui arrive dans la correspondance, à savoir qu’une seule et même personne montre dix aspects de l’expression de son âme, selon qu’elle écrit tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Dans le tête-à-tête, il n’y a qu’une seule réfraction de la pensée : c’est celle que produit l’interlocuteur, comme le miroir dans lequel nous voulons voir nos idées reflétées aussi bien que possible. Mais qu’en est-il dans le cas de deux, de trois, et d’un plus grand nombre d’interlocuteurs ? Alors la conversation perd nécessairement en finesse individualisante, les rapports divers se traversent, se détruisent ; le tour qui satisfait l’un n’est pas dans la manière de voir de l’autre. C’est pourquoi l’homme en relation avec plusieurs se retirera sur lui-même, établira les faits comme ils sont, mais enlèvera aux sujets cette libre atmosphère d’humanité qui fait d’une conversation l’une des plus agréables choses du monde. Qu’on écoute seulement le ton dans lequel les hommes ont coutume de parler avec des groupes entiers d’hommes ; c’est comme si la basse fondamentale de tout le discours était ceci : « Voilà ce que je suis, voilà ce que je dis, maintenant prenez-en ce que vous voudrez ! » C’est la raison pourquoi des femmes spirituelles laissent le plus souvent, à celui qui a fait leur connaissance dans le monde, une impression surprenante, pénible, décourageante : c’est le fait de parler à beaucoup de gens qui leur enlève toute aménité d’esprit et ne montre dans une lumière crue que le repos conscient sur soi-même, leur tactique et l’intention de triompher publiquement ; tandis que les mêmes dames, dans le tête-à-tête, redeviennent femmes et retrouvent l’agrément de leur esprit.

375.

Gloire posthume. — Espérer dans la reconnaissance d’un lointain avenir n’a de sens que si l’on admet que l’humanité est essentiellement immuable et que tout ce qui est grand doit être senti grand, non pour un temps seulement, mais pour tous les temps. Or, c’est une erreur ; l’humanité, dans tout ce qui est impression et jugement sur le beau et le bien, se modifie très fort ; c’est rêverie de croire de soi-même que l’on est en avance d’un mille de chemin et que l’ensemble de l’humanité suit notre route. En outre : un savant qui est méconnu peut aujourd’hui compter décidément que sa découverte sera faite encore par d’autres, et que tout au plus, quelque jour à venir, un historien reconnaîtra que lui aussi avait déjà su ceci et cela, mais qu’il n’avait pas été en état de donner foi en sa cause. Ne pas être reconnu est toujours regardé par la postérité comme un manque de force. — Bref, on ne doit pas prendre si facilement le parti de l’isolement orgueilleux. Il y a du reste des cas exceptionnels ; mais, la plupart du temps, ce sont nos fautes, nos faiblesses et nos folies qui empêchent la reconnaissance de nos grandes qualités.

376.

Des amis. — Considère seulement une fois avec toi-même combien sont divers les sentiments, combien partagées les opinions, même entre les connaissances les plus proches ; combien même des opinions semblables ont dans la tête de tes amis une orientation ou une force tout autre que dans la tienne ; de combien de centaines de façons l’occasion vient de se mésentendre, de se fuir réciproquement en ennemis. Après tout cela, tu te diras : Que peu sûr est le sol sur lequel reposent toutes nos liaisons et amitiés, que sont proches les froides averses ou les mauvais temps, que tout homme est isolé! Si un homme s’en rend bien compte, et en outre, de ce que toutes les opinions, et leur espèce et leur force, sont chez ses contemporains aussi nécessaires et irresponsables que leurs actions, s’il acquiert l’œil pour voir cette nécessité intime des opinions sortir de l’indissoluble entrelacs de caractère, d’occupation, de talent, de milieu, — il perdra peut-être l’amertume et l’âpreté de sentiment avec laquelle ce sage[9] s’écriait : « Amis, il n’y a point d’amis ! » Il se fera plutôt cet aveu : Oui, il y a des amis, mais c’est l’erreur, l’illusion sur toi qui les a conduits vers toi ; et il leur faut avoir appris à se taire, pour te rester amis ; car presque toujours de telles relations humaines reposent sur ce qu’une ou deux choses ne seront jamais dites, voire qu’on n’y touchera jamais, mais ces cailloux se mettent-ils à rouler, l’amitié les suit par derrière et se rompt. Y a-t-il des hommes qui pourraient n’être pas blessés mortellement, s’ils apprenaient ce que leurs amis les plus fidèles savent d’eux au fond ? — En apprenant à nous connaître nous-mêmes, à considérer notre être même comme une sphère mobile d’opinions et de tendances, et ainsi à le mépriser un peu, mettons-nous à notre tour en balance avec les autres. Il est vrai, nous avons de bonnes raisons d’estimer peu chacun de ceux que nous connaissons, fût-ce les plus grands ; mais d’aussi bonnes raisons de retourner ce sentiment contre nous-mêmes. — Ainsi supportons les uns des autres ce que nous supportons bien de nous ; et peut-être à chacun viendra même un jour l’heure plus joyeuse où il s’écriera :

« Amis, il n’y a point d’amis ! » s’écriait le sage mourant ;
« Ennemis, il n’y a point d’ennemis ! » — m’écrié-je, moi, le sot vivant.




CHAPITRE VII


LA FEMME ET L’ENFANT



377.

La femme parfaite. — La femme parfaite est un type plus élevé de l’humanité que l’homme parfait : c’est aussi quelque chose de plus rare. — L’histoire naturelle des animaux offre un moyen de rendre cette proposition vraisemblable.

378.

Amitié et mariage. — Le meilleur ami aura probablement aussi la meilleure épouse, parce que le bon mariage repose sur le talent de l’amitié.

379.

Prolongement de la vie des parents. — Les dissonances non résolues dans les rapports de caractère et de tour d’esprit des parents continuent à résonner dans l’être de l’enfant et produisent son histoire passionnelle intérieure.

380.

D’après la mère. — Chacun porte en soi une image de la femme tirée d’après sa mère : c’est par là qu’il est déterminé à respecter les femmes en général ou à les mépriser ou à être au total indifférent à leur égard.

381.

Corriger la nature. — Si l’on n’a pas un bon père, on doit s’en faire un.

382.

Pères et fils. — Les pères ont beaucoup à faire pour compenser ce fait, qu’ils ont des fils.

383.

Erreur de femmes distinguées. — Des femmes distinguées pensent qu’une chose n’existe même pas, quand il n’est pas possible d’en parler dans le monde.

384.

Une maladie des hommes. — Contre la maladie des hommes qui consiste à se mépriser, le remède Le plus sûr est qu’ils soient aimés d’une femme adroite.

385.

Une espèce de jalousie. — Les mères sont facilement jalouses des amis de leurs fils, quand ils ont une influence marquée. Habituellement, ce qu’une mère aime dans son fils, c’est plus elle-même que son fils.

386.

Déraison raisonnable. — Dans la maturité de la vie et de l’intelligence, il vient à l’homme le sentiment que son père a eu tort de l’engendrer.

387.

Bonté maternelle. — Beaucoup de mères ont besoin d’enfants heureux et honorés, beaucoup d’enfants malheureux : autrement leur bonté de mère ne pourrait se montrer.

388.

Soupirs divers. — Quelques hommes ont soupiré de l’enlèvement de leur femme, la plupart de ce que personne ne voulait la leur enlever.

389.

Mariages d’amour. — Les unions qui sont conclues par amour (ce qu’on appelle les mariages d’amour) ont l’erreur pour père et la nécessité (le besoin) pour mère.

390.

Amitié de femme. — Des femmes peuvent très bien lier amitié avec un homme ; mais pour la maintenir — il y faut peut-être le concours d’une petite antipathie physique.

391.

Ennui. — Beaucoup de personnes, notamment de femmes, ne ressentent pas l’ennui, parce qu’elles n’ont jamais appris à travailler régulièrement.

392.

Un élément de l’amour. — Dans toute espèce d’amour féminin, il transparaît aussi quelque chose de l’amour maternel.

393.

L’unité de lieu et le drame. — Si les époux ne vivaient pas ensemble, les bons mariages seraient plus fréquents.

394.

Suites habituelles du mariage. — Toute fréquentation qui n’élève pas abaisse, et inversement ; c’est pourquoi les hommes descendent d’ordinaire quelque peu quand ils prennent femme, au lieu que les femmes sont quelque peu élevées. Les hommes trop spirituels ont autant besoin du mariage qu’ils y font de résistance, comme à une médecine répugnante.

395.

Enseigner à commander. — Aux enfants de famille modestes, il faut autant enseigner le commandement, par le moyen de l’éducation, qu’à d’autres enfants l’obéissance.

396.

Vouloir être amoureux. — Des fiancés que la convenance a unis s’efforcent fréquemment de se rendre amoureux pour échapper au reproche de froid calcul intéressé. De même que tels qui se tournent par iutérêt vers le christianisme s’efforcent de se rendre réellement pieux ; car ainsila grimace religieuse leur devient plus facile.

397.

Pas de halte dans l’amour. — Un musicien qui aime le mouvement lent prendra les mêmes morceaux toujours plus lentement. C’est ainsi que dans aucun amour il n’y a de halte.

398.

Pudeur. — Avec la beauté des femmes augmente en général leur pudeur.

399.

Mariage en bonne condition. — Un mariage où chacun veut par le moyen de l’autre atteindre un but personnel est bien solide, par exemple quand la femme veut avoir par son mari la réputation, le mari, l’amour par sa femme.

400.

Nature de Protée. — Les femmes deviennent par amour tout à fait ce qu’elles sont dans l’idée des hommes dont elles sont aimées.

401.

Aimer et posséder. — Les dames aiment la plupart du temps un homme de valeur en sorte qu’elles veulent l’avoir toutes seules. Elles le mettraient volontiers en chartre privée, si leur vanité ne les en dissuadait : celle-ci veut qu’à d’autres aussi il paraisse un homme de valeur.

402.

Épreuve d’un bon ménage. — La bonté d’un ménage se prouve à ce qu’il comporte une fois une « exception ».

403.

Moyen de porter tout homme à tout. —On peut, par les ennuis, les inquiétudes, l’accumulation de travail et de pensées, tellement fatiguer et affaiblir un homme quelconque, qu’il cesse de s’opposer à une chose qui a un air de complication, et qu’il lui cède, — c’est ce que savent les diplomates et les femmes.

404.

Honorabilité et honnêteté. — Les jeunes filles qui ne veulent devoir qu’à l’attrait de leur jeunesse le moyen de pourvoir à toute leur existence et dont l’adresse est encore soufflée par des mères avisées, ont juste le même but que les courtisanes, sauf qu’elles sont plus malignes et plus malhonnêtes.

405.

Masques. — Il y a des femmes qui, quelque recherche que l’on y fasse, n’ont pas d’intérieur, mais sont purement des masques.L’homme est à plaindre qui s’abandonne à ces êtres quasi fantomatiques, nécessairement incapables de satisfaire, mais c’est elles justement qui sont capables d’éveiller le plus fortement le désir de l’homme : il cherche leur âme et continue toujours de la chercher.

406.

Le mariage considéré comme une longue conversation. — On doit au moment d’entrer en ménage se poser cette question : Crois-tu bien pouvoir t’entretenir avec cette femme jusqu’à ta vieillesse ? Tout le reste du mariage est transitoire, mais la plus grande partie de la vie commune est donnée à la conversation.

407.

Rêves de jeunes filles. — Les jeunes filles inexpérimentées se flattent de l’idée qu’il est en leur pouvoir de faire le bonheur d’un homme ; plus tard elles apprennent que cela équivaut à : déprécier un homme en admettant qu’il ne faut qu’une jeune fille pour faire son bonheur. — La vanité des femmes exige qu’un homme soit plus qu’un heureux mari.

408.

Disparition de Faust et Marguerite. — Selon la remarque très pénétrante d’un savant, les hommes cultivés de l’Allemagne actuelle ressemblent à un mélange de Méphistophélès et de Wagner, mais pas du tout à des Faust : c’était Faust que leurs grands-pères (au moins dans leur jeunesse) sentaient s’agiter en eux. Il y a donc — pour continuer la proposition — deux raisons pour que les Marguerite ne leur conviennent pas. Et n’étant plus demandées, il paraît bien qu’elles disparaissent.

409.

Jeunes filles au lycée. — Pour tout au monde n’allez pas transporter notre éducation de lycée aux jeunes filles ! Vous qui souvent, de jeunes gens pleins d’esprit, de feu, de désir de savoir — faites des copies de leurs maîtres !

410.

Sans rivales. — Les femmes remarquent facilement dans un homme si son âme est déjà prise ; elles veulent être aimées sans rivales et lui reprochent le but de son ambition, ses devoirs politiques, sa science et son art, s’il a une passion pour de pareilles choses. À moins pourtant qu’il n’en tire de l’éclat, — alors elles espèrent, en se liant d’amour avec lui, accroître en même temps leur éclat propre ; s’il en est ainsi, elles favorisent l’amant.

411.

L’intelligence féminine. — L’intelligence des femmes se montre comme une maîtrise complète, présence d’esprit, utilisation de tous les avantages. Elles la transmettent en héritage comme leur qualité fondamentale à leurs enfants, et le père y ajoute le fond plus obscur de la volonté. Son influence détermine, pour ainsi dire, le rythme et l’harmonie avec lesquels la vie nouvelle doit être exécutée ; mais la mélodie en provient de la femme. — Soit dit pour les gens qui sont capables de se rendre compte : les femmes ont l’entendement, les hommes la sensibilité et la passion. Cela n’est pas contredit parce que les hommes portent en effet leur entendement beaucoup plus loin : ils ont les mobiles plus profonds, plus puissants ; ce sont ces mobiles qui portent si loin leur entendement, qui en soi est quelque chose de passif. Les femmes s’étonnent souvent sous cape du grand respect que les hommes portent à leur sensibilité. Si, dans le choix de leur conjoint, les hommes cherchent avant tout un être profond, plein de sensibilité, les femmes au contraire un être habile, avisé et brillant, on voit clairement, au fond, que l’homme recherche l’homme idéal, la femme la femme idéale, qu’ainsi ils ne cherchent pas le complément, mais l’achèvement de leurs propres avantages.

412.

Jugement d’Hésiode confirmé. — C’est un indice de l’habileté des femmes que presque partout elles ont su se faire entretenir, comme des frelons dans la ruche. Que l’on considère un peu ce qu’enfin cela signifie à l’origine et pourquoi ce ne sont pas les hommes qui se font entretenir par les femmes. Assurément parce que la vanité et l’ambition masculine est plus grande que l’habileté féminine ; car les femmes ont su, en se subordonnant, s’assurer pourtant l’avantage prépondérant, même la domination. Même les soins à donner aux enfants ont pu originairement être utilisés par l’habileté des femmes comme prétexte pour se soustraire autant que possible au travail. Encore aujourd’hui elles s’entendent, lorsqu’elles sont réellement occupées, par exemple à tenir le ménage, à en faire un étalage à perdre l’esprit, au point que les hommes font habituellement du mérite de cette occupation une estime dix fois trop forte.

413.

Les myopes sont amoureux. — Parfois il suffit déjà de lunettes plus fortes pour guérir l’amoureux ; et qui aurait assez de puissance imaginativé pour se représenter un visage, une taille, avec vingt ans de plus, s’en irait peut-être très exempt de souci par la vie.

414.

Les femmes dans la haine. — Dans l’état de haine, les femmes sont plus dangereuses que les hommes ; d’abord parce qu’elles ne sont arrêtées dans leur hostilité une fois en éveil par aucun scrupule d’équité, mais laissent tranquillement leur haine croître jusqu’aux dernières conséquences ; ensuite parce qu’elles sont exercées à trouver les points ! malades (que tout homme, tout parti présente) et à y porter leurs coups : en quoi leur esprit aiguisé en poignard les sert excellemment (tandis que les hommes, reculant à l’aspect des blessures, deviennent souvent magnanimes et miséricordieux),

415.

Amour. — L’idolâtrie que les femmes professent à l’égard de l’amour est au fond et originairement une invention de leur adresse, en ce sens que, par toutes ces idéalisations de l’amour, elles augmentent leur pouvoir et se montrent aux yeux des hommes toujours plus désirables. Mais l’accoutumance séculaire à cette estime exagérée de l’amour a fait qu’elles sont tombées dans leur propre filet et ont oublié cette origine. Elles-mêmes sont à présent plus dupes encore que les hommes, et partant souffrent plus aussi de la désillusion qui se produira presque nécessairement dans la vie de toute femme — à supposer qu’elle ait d’ailleurs assez d’imagination etd’esprit pour pouvoir subir illusion et désillusion.

416.

À propos de l’émancipation des femmes. — Les femmes peuvent-elles d’une façon générale être justes, étant si accoutumées à aimer, à prendre d’abord des sentiments pour ou contre ? C’est d’ailleurs pour cela qu’elles sont rarement éprises des choses, plus souvent des personnes ; mais quand elles le sont des choses, elles en font aussitôt une affaire de parti et ainsi en corrompent l’action pure et innocente. De là naît un danger qui n’est pas méprisable, si on leur confie la politique et certaines parties de la science (par exemple l’histoire). Car qu’y aurait-il de plus rare qu’une femme qui saurait réellement ce que c’est que la science ? Les meilleures mêmes nourrissent à son égard dans leur sein un mépris secret, comme si par quelque point elles lui étaient supérieures. Peut-être tout cela peut-il changer, en attendant c’est ainsi.

417.

L’inspiration dans le jugement des femmes. — Ces décisions soudaines sur le Pour ou le Contre que les femmes ont coutume de donner, ces dévoilements vifs comme l’éclair de rapports personnels par l’éclat de leurs sympathies et de leurs antipathies, bref les preuves de l’injustice féminine ont été entourées d’une auréole par des hommes amoureux, comme si toutes les femmes avaient des inspirations de sagesse, même sans le trépied delphique et la couronne de laurier ; et leurs arrêts sont longtemps après encore interprétés et justifiés comme des oracles sibyllins. Mais si l’on considère que pour toute personne, pour toute chose, on peut trouver quelque chose de favorable, mais aussi bien quelque chose en sa défaveur, que toutes les choses ont non seulement deux, mais trois et quatre faces, il est vraiment difficile, en de telles décisions soudaines, de se tromper complètement ; on pourrait même dire : la nature des choses est ainsi disposée, que les femmes ont toujours raison.

418.

Se laisser aimer. — Comme de deux personnes qui s’aiment, l’une est d’ordinaire la personne aimante, l’autre l’aimée, cette croyance est née qu’il y a dans tout commerce amoureux une quantité constante d’amour, que plus l’une en prend, moins il en reste à l’autre. Par exception, il arrive que la vanité persuade à chacune des deux personnes qu’Elle est celle qui doit être aimée ; en sorte que l’une et l’autre veut se laisser aimer : de là, spécialement dans le mariage, proviennent en maintes façons des scènes moitié plaisantes, moitié absurdes.

419.

Contradictions dans des têtes féminines. — Comme les femmes sont beaucoup plus occupées des personnes que des choses, il se concilie dans leur cercle d’idées des tendances qui logiquement sont en contradiction entre elles : elles ont coutume de s’enthousiasmer justement pour les représentants de ces tendances tour à tour et d’adopter leur système de pied en cap ; de façon pourtant qu’il se produit un coin mort partout où une personnalité nouvelle acquiert la prépondérance. Il arrive peut-être que toute la philosophie, dans la tête d’une vieille femme, consiste en coins morts de ce genre.

420.

Qui souffre le plus ? — Après une dispute et une querelle personnelle entre une femme et un homme, l’une des parties souffre surtout à l’idée d’avoir fait mal à l’autre ; au lieu que celle-là souffre surtout à l’idée de n’avoir pas fait à l’autre assez de mal ; aussi s’efforce-t-elle par des larmes, des sanglots et des mines défaites, de lui faire encore le cœur gros par la suite.

421.

Occasion de magnanimité féminine. — Si l’on se met une fois au-dessus des exigences de la morale, on pourrait examiner peut-être si la nature et la raison ne mènent pas l’homme à plusieurs unions successives, à peu près dans la forme suivante : d’abord, à l’âge de vingt-deux ans, il épouserait une jeune fille plus âgée, qui lui serait supérieure intellectuellement et moralement et pourrait devenir son guide à travers les périls de la vingtaine (ambition, haine, mépris de soi-même, passions de toute espèce). L’amour de celle-ci se tournerait ensuite entièrement en affection maternelle, et non seulement elle supporterait, mais elle exigerait de la façon la plus salutaire que l’homme, dans la trentaine, contractât une union avec une fille toute jeune, dont il prendrait à son tour en main l’éducation. — Le mariage est une institution nécessaire de vingt à trente ans, utile, mais non nécessaire, de trente à quarante : plus tard, elle devient souvent pernicieuse et amène la décadence intellectuelle de l’homme.

422.

Tragédie de l’enfance. — Il n’est sans doute pas rare que des hommes à tendances nobles et élevées aient à soutenir leur lutte la plus rude dans leur enfance : par exemple parce qu’ils doivent maintenir leur manière de voir contre un père aux pensées basses, adonné à l’apparence et au mensonge ; ou bien, comme lord Byron, vivre en lutte continuelle avec une mère puérile et colérique. Si l’on a subi pareille épreuve, on ne se tourmentera pas, sa vie durant, pour savoir quel a été réellement le plus grand, le plus dangereux ennemi qu’on ait eu.

423.

Sottise de parents. — Les plus grossières erreurs dans l’appréciation d’un homme sont commises par ses parents : c’est un fait, mais comment doit-on l’expliquer ? Les parents ont-ils trop d’expérience de leur enfant et ne sont-ils plus capables de la ramener à l’unité ? On remarque que les voyageurs en pays étrangers ne saisissent bien que dans les premiers temps de leur séjour les traits spécifiques généraux d’un peuple ; plus ils apprennent à connaître ce peuple, plus ils désapprennent à voir en lui ce qu’il y a de typique et de spécial. Dès qu’ils peuvent voir de près, leurs yeux cessent de voir loin. Faudrait-il dire que si les parents jugent à faux l’enfant, c’est qu’ils n’ont jamais été placés assez loin de lui ? — Une toute autre explication serait la suivante : les hommes ont coutume de ne plus réfléchir sur leur entourage proche, mais se contentent de l’accepter. Peut-être le manque de réflexion amené par l’habitude chez les parents est-il cause qu’obligés de porter une fois un jugement sur leurs enfants, ils le portent à faux.

424.

Dans l’avenir du mariage. — Les nobles femmes, d’esprit libre, qui prennent à tâche l’éducation et le relèvement du sexe féminin, ne devraient pas négliger un point de vue : le mariage conçu, dans son idée la plus haute, comme l’union des âmes de deux êtres humains de sexe différent, conclu par conséquent, comme on l’espère de l’avenir, en vue de produire et d’élever une nouvelle génération, — un tel mariage, qui n’use de l’élément sensuel que comme d’un moyen rare, occasionnel, pour une fin supérieure, a vraisemblablement besoin, il faut l’appréhender, d’un auxiliaire naturelle concubinat. Car si, pour la santé de l’homme, la femme mariée doit aussi servir à la satisfaction exclusive du besoin sexuel, c’est dès lors un point de vue faux, opposé aux buts visés, qui présidera au choix d’une épouse : le souci de la postérité sera accidentel, son heureuse éducation des plus invraisemblables. Une bonne épouse, qui doit être une amie, une coadjutrice, une productrice, une mère, un chef de famille, une gouvernante, qui peut-être même doit, indépendamment de l’homme, s’occuper de son affaire et de sa fonction propre, ne peut pas être en même temps une concubine : ce serait d’une façon générale trop lui demander. Il pourrait ainsi se produire dans l’avenir le contraire de ce qui avait lieu à Athènes au siècle de Périclès : les hommes, qui n’avaient guère alors dans leurs femmes que des concubines, se tournaient en outre vers les Aspasies, parce qu’ils aspiraient aux attraits d’un commerce libérateur pour la tête et le cœur, tel que seuls peuvent le procurer le charme et la souplesse intellectuelle des femmes. Toutes les institutions humaines, comme le mariage, n’admettent qu’un degré modéré d’idéalisation en pratique, autrement des remèdes grossiers deviennent immédiatement nécessaires.

425.

Période militante des femmes. — On pourra, dans les trois ou quatre contrées civilisées de l’Europe, faire des femmes, par quelques siècles d’éducation, tout ce que l’on voudra, même des hommes, non à la vérité au sens sexuel, mais enfin dans tout autre sens. Sous une telle influence, elles auront un jour reçu toutes les vertus et les forces des hommes ; il est vrai qu’il leur faudra par-dessus le marché prendre aussi leurs faiblesses et leurs vices ; cela, comme j’ai dit, on peut l’obtenir. Mais comment supporterons-nous l’état de transition amené par là, lequel peut lui-même durer plus d’un siècle, durant lequel les sottises et les injustices féminines, leurs antiques attaches, prétendront encore l’emporter sur tout l’acquis, l’appris ? Ce sera le temps où la colère constituera la passion proprement virile, la colère de voir tous les arts et les sciences inondés et engorgés d’un dilettantisme inouï, la philosophie mourant sous le flux d’un babil à perdre l’esprit, la politique plus fantaisiste et plus partiale que jamais, la société en pleine décomposition, parce que les gardiennes de la morale ancienne seront devenues ridicules à leurs propres yeux et se seront efforcées de se tenir à tous égards en dehors de la morale. Si les femmes en effet avaient en la morale leur plus grande puissance, à quoi devront-elles se prendre pour regagner une semblable mesure de puissance, une fois qu’elles auront délaissé la morale ?

426.

Esprit libre et mariage. — Les esprits libres vivront-ils avec des femmes ? En général, je crois que, pareils aux oiseaux véridiques de l’antiquité, étant ceux qui pensent et disent la vérité du présent, ils préféreront voler seuls.

427.

Félicité du mariage. — Toute habitude ourdit autour de nous un réseau toujours plus solide de fils d’araignée ; et aussitôt nous nous apercevons que les fils sont devenus des lacs et que nous-mêmes restons au milieu, comme une araignée qui s’y est prise et doit vivre de son propre sang. C’est pourquoi l’esprit libre hait toutes les habitudes et les règles, tout le durable et le définitif, c’est pourquoi il recommence toujours, avec douleur, à rompre autour de lui le réseau : quoiqu’il doive souffrir par suite bien des blessures petites et grandes — car c’est de lui-même, de son corps, de son âme, qu’il doit arracher ces fils. Il lui faut apprendre à aimer, là où il haïssait, et réciproquement. Même il ne doit pas lui être impossible de semer les dents du dragon sur le champ même où il faisait naguère couler les cornes d’abondance de sa bonté. — On peut de là conclure s’il est fait pour la félicité du mariage.

428.

Trop près. — À vivre trop près d’un homme, il nous arrive la même chose que si nous reprenons toujours une bonne gravure avec les doigts nus : un beau jour nous avons dans les mains un méchant papier sale et rien de plus. L’âme aussi d’un homme est usée par un contact continuel ; du moins elle finit par nous le paraître — nous ne revoyons jamais sa figure et sa beauté originelles, — On perd toujours au commerce trop intime de femmes et d’amis ; et parfois on y perd la perle de sa vie.

429.

Le berceau d’or. — L’esprit libre respirera toujours, quand il se sera enfin résolu à secouer ces soins et cette vigilance maternels dont les femmes l’entourent. Quel mal peut donc lui faire un air un peu rude, qu’on écartait si anxieusement de lui, que signifie un désavantage réel, une perte, un accident, une maladie, une dette, une séduction de plus ou de moins dans sa vie, comparé au manque de liberté du berceau d’or, de cet étalage de paon faisant la roue et du sentiment pénible de devoir encore être reconnaissant parce qu’il est surveillé et gâté comme un nourrisson ? C’est pourquoi le lait que lui verse la sollicitude maternelle des femmes de son entourage peut si facilement se changer en fiel.

430.

Victime volontaire. — Il n’est pas pour les femmes de mérite un meilleur moyen de rendre la vie facile à leurs maris, lorsqu’ils sont célèbres et grands, que de devenir comme le réceptacle de la défaveur générale et de la mauvaise humeur occasionnelle des autres hommes. Les contemporains ont coutume de passer à leurs grands hommes bien des erreurs et des sottises, des actes même d’injustice grossière, pourvu qu’ils trouvent quelqu’un que, victime volontaire, ils peuvent maltraiter et immoler pour soulager leur conscience. Il n’est pas rare qu’une femme trouve en soi l’ambition de s’offrir à un tel sacrifice, et dans ce cas l’homme peut être fort satisfait — à condition d’être assez égoïste pour supporter dans son voisinage ce parafouclre, paratonnerre et parapluie volontaire.

431.

Aimables adversaires. — L’inclination naturelle des femmes à une existence et à des relations paisibles, unies, heureusement concordantes, ce que leurs influences jettent d’huile et de calme sur la mer de la vie travaille involontairement à l’encontre de l’élan intérieur héroïque de l’esprit libre. Sans qu’elles s’en aperçoivent, les femmes agissent comme qui retirerait les pierres du chemin du minéralogiste en excursion, pour que son pied ne s’y heurte pas, — tandis qu’il ne s’est mis en campagne que pour s’y heurter.

432.

Discord de deux consonnances. — Les femmes veulent servir et y mettent leur bonheur ; et l’esprit libre veut n’être pas servi et y met son bonheur.

433.

Xanthippe. — Socrate trouva une femme telle qu’il la lui fallait — mais lui-même ne l’aurait jamais recherchée s’il l’avait assez connue ; l’héroïsme de ce libre esprit ne serait pas tout de même allé si loin. Le fait est que Xanthippe le poussa toujours davantage dans sa mission propre en lui rendant la maison et le foyer inhabitables et inhospitaliers : elle lui apprit à vivre dans les rues et partout où l’on pouvait bavarder et rester oisif, et par là fit de lui le plus grand dialecticien des rues d’Athènes ; lequel dut enfin se comparer lui-même à un taon qu’un dieu avait placé sur le garrot du beau cheval Athènes, pour ne le laisser jamais en repos.

434.

Aveugle pour le lointain. — De même que les mères n’ont proprement de sens et d’yeux que pour les douleurs visibles et sensibles de leurs enfants, ainsi les femmes d’hommes aux aspirations élevées ne peuvent prendre sur elles de voir leurs époux souffrants, indigents et méprisés, — cependant que peut-être tout cela non seulement marque qu’ils ont bien choisi leur direction de vie, mais encore est un sûr garant que leurs grandes fins devront quelque jour être atteintes. Les femmes intriguent toujours secrètement contre l’élévation d’âme de leurs maris ; elles veulent les frustrer de leur avenir, au profit d’un présent exempt de peines et confortable.

435.

Puissance et liberté. — Si haut que les femmes portent le respect de leurs maris, elles respectent néanmoins plus encore les forces ef les conceptions reconnues par la société : elles sont accoutumées depuis des siècles à marcher inclinées devant toute domination, les mains croisées sur la poitrine, et désapprouvent tout soulèvement contre la puissance publique. C’est pourquoi elles vont toujours s’accrocher, sans seulement en former l’intention, mais plutôt par une espèce d’instinct, comme un sabot dans les roues d’un mouvement indépendant de libre-pensée et mènent à l’occasion leurs maris au plus haut degré d’impatience, surtout quand ils se disent encore que c’est l’amour qui au fond y pousse leurs femmes. Désapprouve ! les moyens des femmes et rendre un magnanime hommage aux mobiles de ces moyens, — c’est là la manière des hommes et souvent aussi Je désespoir des hommes.

436.

Ceterum censeo. — Il y a de quoi rire à voir une société de sans-le-sou décréter la suppression de l’héritage, et il n’y a pas moins de quoi rire à voir des gens sans enfants travailler à donner effectivement des lois à un pays : — ils n’ont certes pas sur leur navire assez de lest pour faire voile avec assurance sur l’océan de l’avenir. Mais il paraît également absurde que celui qui a pris pour tâche la connaissance la plus générale et l’estimation de l’ensemble des êtres, s’aille charger de soucis personnels de famille, d’entretien, de protection, de tutelle de femme et d’enfant, et déployer devant son télescope ce voile opaque qui laisse à peine pénétrer quelques rayons du monde lointain des astres. Ainsi j’arrive, moi aussi, à ce principe, que, dans ce qui touche aux hautes spéculations philosophiques, tous les gens mariés sont suspects.

437.

Pour finir. — Il y a bien des espèces de ciguë et d’ordinaire le sort trouve une occasion de porter aux lèvres de l’esprit libre une coupe de cette boisson empoisonnée, — pour le « punir », comme dit alors tout le monde. Que feront alors les femmes autour de lui ? Elles se mettront à crier, à gémir et peut-être à troubler le repos vespéral du penseur : c’est ce qu’elles firent dans la prison d’Athènes. « Ô Criton, commande donc à quelqu’un de mener ces femmes dehors ! » dit enfin Socrate.


CHAPITRE VIII


COUP D’ŒIL SUR L’ÉTAT



438.

Demander la parole. — Le caractère démagogique et le dessein d’agir sur les masses est actuellement commun à tous les partis politiques ; tous sont dans la nécessité, en vue dudit dessein, de transformer leurs principes en grandes niaiseries à la fresque et de les peindre ainsi sur les murailles. C’est chose où il n’y a plus rien à changer, et même il est superflu de lever seulement un doigt là contre ; car en cette matière s’applique le mot de Voltaire : Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. Depuis que cela s’est fait, il faut s’adapter aux conditions nouvelles, comme on s’y adapte lorsqu’un tremblement de terre a bouleversé les délimitations et les bornes anciennes de la figure du sol, et modifié la valeur de la propriété. En outre : s’il s’agit désormais dans toute politique de rendre la vie supportable au plus grand nombre possible, c’est affaire aussi toujours à ce plus grand nombre de déterminer ce qu’il entend par une vie supportable ; s’il se croit l’intelligence suffisante pour trouver les vrais moyens de conduire à ce but, à quoi servirait-il d’en douter ? Ils veulent dorénavant être les artisans de leur bonheur et de leur malheur ; et si ce sentiment de maîtrise de soi, l’orgueil des cinq ou six idées que leur tête renferme et met au jour, leur rend en effet la vie si agréable qu’ils supportent volontiers les conséquences fatales de leur étroitesse d’esprit : il y a peu d’objections à faire, pourvu que cette étroitesse n’aille pas jusqu’à demander que tout soit de la politique en ce sens, que chacun doive vivre et agir suivant cette mesure. Premièrement, il faut plus que jamais qu’il soit permis à quelques-uns de se retirer de la politique et de marcher un peu de côté : c’est où les pousse, eux aussi, le plaisir d’être maîtres de soi, et il peut y avoir aussi une petite fierté à se taire quand trop ou seulement beaucoup parlent. Puis on doit pardonner à ces quelques-uns, s’ils ne prennent pas si au sérieux le bonheur du grand nombre, que l’on entende par là des peuples ou des classes dans un peuple, et se paient çàret là une grimace ironique ; car leur sérieux est ailleurs, leur bonheur est une autre conception, leur but n’est pas de ceux qui se laissent saisir par toute main grossière, pourvu qu’elle ait cinq doigts. Enfin il vient — et c’est ce qui leur est accordé le plus difficilement, mais qui tout de même doit être accordé de temps à autre — un moment où ils sortent de leur solitude taciturne et essaient encore une fois la force de leurs poumons : c’est qu’alors ils s’appellent comme des égarés dans une forêt, pour se faire reconnaître et s’encourager réciproquement ; dans ces cris d’appel, il est vrai qu’on entend bien des choses qui sonnent mal aux oreilles auxquelles ils ne sont pas destinés. — Enfin, bientôt après le calme se refera dans la forêt, un calme tel qu’on percevra de nouveau clairement le bruissement, le bourdonnement et le volètement des innombrables insectes qui vivent en elle, sur elle et sous elle.

439.

Civilisation et caste. — Une civilisation supérieure ne peut naître que là où il y a deux castes distinctes de la société ; celle des travailleurs et celle des oisifs, capables d’un loisir véritable ; ou en termes plus forts, la caste du travail forcé et la caste du travail libre. Le point de vue de la division du bonheur n’est pas essentiel, quand il s’agit de la production d’une civilisation supérieure ; mais en tout cas la caste des oisifs est la plus capable de souffrances, la plus souffrante, son contentement de l’existence est moindre, son devoir plus grand. Que s’il se produit un échange entre les deux castes, de sorte que les familles les plus basses, les moins intelligentes, tombent de la caste supérieure dans l’inférieure et qu’au rebours les hommes les plus libres de celle-ci réclament l’accès à la caste supérieure : un état se trouve atteint au-dessus duquel on ne voit plus que la mer ouverte des vœux illimités. — Ainsi nous parle la voix expirante des temps antiques ; mais où y a-t-il maintenant des oreilles pour l’entendre ?

440.

Par le sang. — Ce que les hommes et les femmes ont par le sang d’avantage sur les autres et ce qui leur donne un droit indiscutable à une estime plus haute, ce sont deux arts que l’hérédité a de plus en plus accrus : l’art de savoir commander, et l’art de l’obéissance fière. — Or il se produit, partout où le commandement constitue une besogne journalière (comme dans le monde du grand négoce et de la grande industrie) quelque chose de pareil à ces races « par le sang », mais il leur manque la noble attitude dans l’obéissance, qui chez celles-là est un legs des conditions féodales et qui dans notre climat de civilisation ne doit plus s’accroître.

441.

Subordination. — La subordination, si haut prisée dans l’État militaire et administratif, nous deviendra bientôt aussi incroyable que la tactique particulière des Jésuites l’est devenue déjà ; et quand cette subordination ne sera plus possible, il y aura une quantité d’effet s des plus étonnants qui ne pourront plus se réaliser, et le monde en sera appauvri. Il faut qu’elle disparaisse, car son fondement disparaît : la foi en l’autorité absolue, en la vérité définitive ; même dans les États militaires, la contrainte physique ne suffit pas à la produire, mais il y faut l’adoration du caractère princier comme de quelque chose de surhumain. — Dans un état de liberté plus grande, on ne se subordonne que sous conditions, par suite d’un contrat réciproque, partant sous toutes réserves de l’intérêt personnel.

442.

Armées nationales. — Le plus grand inconvénient des armées nationales tant vantées de nos jou s consiste dans le gaspillage d’hommes de la civilisation la plus éminente ; ce n’est que par l’heureux accord de toutes les circonstances qu’il y a de ces hommes, — avec quelle économie et quelle réserve on devrait s’en priver, puisqu’il faut tant de temps pour créer les conditions favorables à la production de cerveaux d’organisation si délicate ! Mais de même que les Grecs sévissaient, sur le sang grec, de même aujourd’hui les Européens sur le sang européen : et le fait est que c’est relativement toujours les mieux cultivés qui sont le plus sacrifiés, ceux qui garantissent une postérité riche et excellente : en effet ils sont au premier rang dans la lutte, chargés du commandement, et de plus ce sont eux qui, par suite de leur ambition plus grande, s’exposent le plus aux dangers. — Le grossier patriotisme romain est, aujourd’hui que s’imposent des devoirs tout autres et plus élevés que patria et honor, ou quelque chose de peu honorable, ou un indice d’idées arriérées.

443.

L’espérance comme prétention. — Notre ordre social fondra lentement, comme ont fait tous les ordres antérieurs, aussitôt que le soleil d’idées nouvelles luisait avec une nouvelle ardeur sur les hommes. On ne peut désirer cette fonte qu’en l’espérant : et on ne peut raisonnablement l’espérer que si l’on attribue à soi et à ses semblables plus de force dans le cœur et dans la tête qu’aux représentants des choses existantes. Ainsi d’ordinaire cette espérance sera une prétention, un excès d’estime de soi.

444.

Guerre. — Au désavantage de la guerre on peut dire : elle rend le vainqueur brute, le vaincu méchant. En faveur de la guerre : elle introduit la barbarie dans les deux conséquences susdites, et par là ramène à la nature : elle est pour la civilisation un sommeil ou un hivernage, l’homme en sort plus fort pour le bien et pour le mal.

445.

Au service du prince. — Un homme d’État ne saurait, afin de pouvoir agir en pleine absence de scrupules, mieux faire que d’accomplir son œuvre non pour lui, mais pour un prince. L’éclat de ce désintéressement complet aveugle l’œil du spectateur, en sorte qu’il ne voit pas les perfidies et les cruautés que l’œuvre de l’homme d’État emporte avec elle.

446.

Question de puissance, non de droit. — Pour des hommes qui en toute chose considèrent l’utilité supérieure, il n’y a pas dans le socialisme, au cas où il serait réellement le soulèvement des hommes opprimés, abaissés durant des siècles contre leurs oppresseurs, un problème de droit (comprenant cette question ridicule : « dans quelle mesure doit-on céder à ses exigences ? »), mais seulement un problème de puissance (« dans quelle mesure peut-on céder à ses exigences ? ») ; c’est par conséquent comme s’il s’agissait d’une force naturelle, par exemple de la vapeur, qui ou bien est contrainte par l’homme à le servir, comme un génie des machines, ou bien, lorsqu’il y a des fautes dans la machine, c’est-à-dire des fautes de calcul humain dans sa construction, met en pièces la machine et l’homme en même temps. Pour résoudre cette question de puissance, il faut savoir quelle est la force du socialisme, sous quelle forme, dans le jeu actuel des forces politiques, il peut être utilisé en qualité de ressort puissant ; dans certaines conditions, il faudrait même tout faire pour le fortifier. L’humanité doit, à propos de toute grande force — fût-ce la plus dangereuse — penser à s’en faire un outil pour servir ses desseins. — Pour que le socialisme acquière un droit, il faut d’abord qu’on paraisse en être venu à la lutte entre les deux puissances, les représentants de l’Ancien et du Nouveau, mais qu’alors le calcul prudent des chances possibles de conservation et d’utilité chez les deux parties fasse naître le désir d’un contrat. Sans contrat, point de droit. Jusqu’à présent il n’y a sur ce terrain ni guerre ni contrats, par conséquent aussi pas de droit, pas de « devoir ».

447.

Utilisation de la petite malhonnêteté. — La puissance de la presse consiste en ce que chaque individu qui est à son service ne se sent que très peu obligé et lié. Il dit ordinairement son opinion, mais quelquefois aussi il ne la dit pas, pour servir son parti ou la politique de son pays ou enfin soi-même. Ces petits délits de malhonnêteté ou peut-être seulement de silence malhonnête ne sont pas lourds à porter pour l’individu, mais les conséquences en sont extraordinaires, parce que ces petits délits sont commis par beaucoup de geris en même temps. Chacun d’eux se dit : « Au prix d’un si petit service, je vivrai mieux, je pourrai trouver ma subsistance ; par l’absence de tels petits scrupules, je ne me rendrai pas impossible. » Comme il paraît moralement presque indifférent d’écrire ou de ne pas écrire une ligne de plus, et encore peut-être sans signature, un homme qui possède de l’argent et de l’influence peut faire de toute opinion l’opinion publique. Celui qui sait à ce propos que la plupart des hommes sont faibles dans les plus petites choses, et qui veut atteindre par eux ses propres fins, est toujours un homme dangereux.

448.

Un ton trop haut dans le réquisitoire. — Par le fait qu’une situation critique (par exemple la violation d’une constitution, la corruption et le favoritisme dans des corps politiques ou savants) est dépeinte en traits fort exagérés, cette peinture perd, il est vrai, son action sur les clairvoyants, mais elle n’en agit que plus fort sur les non clairvoyants (qu’une exposition faite avec conscience et mesure aurait laissés indifférents). Or, comme ceux-ci sont de beaucoup en majorité et logent en eux des énergies plus fortes, un plaisir plus impétueux d’agir, cette exagération devient l’occasion d’enquêtes, de châtiments, de promesses, de réorganisations. —C’est en ce sens qu’il est utile d’exagérer dans la peinture des situations critiques.

449.

Les arbitres apparents de la pluie et du beau temps en politique. — De même que le peuple suppose tacitement chez l’homme qui s’entend à la pluie et au beau temps et les annonce un peu d’avance, le pouvoir de les faire, de même aussi des gens même cultivés et savants attribuent aux grands hommes d’État, à grand renfort de foi superstitieuse, toutes les révolutions et les conjonctures importantes qui ont eu lieu durant leur gouvernement, comme une œuvre qui leur est propre, pourvu qu’il soit évident qu’ils en ont su quelque chose plus tôt que d’autres et qu’ils ont fondé là-dessus leurs calculs : on les prend donc également pour des dispensateurs de la pluie et du beau temps — et cette croyance n’est pas ce qui sert le moins à leur puissance.

450.

Nouvelle et ancienne conception du Gouvernement. — Établir entre le gouvernement et le peuple cette distinction que deux sphères séparées de puissance, l’une plus forte et plus élevée, l’autre plus faible et inférieure, traiteraient ensemble et s’uniraient, c’est un reste de sentiment politique transmis par hérédité, qui, dans la plupart des États, correspond encore exactement à la constitution historique dés relations de puissance. Quand par exemple Bismarck définit la forme constitutionnelle comme un compromis entre gouvernement et peuple, il parle conformément à un principe qui a sa raison dans l’histoire (et par là aussi, il est vrai, le grain de déraison sans lequel rien d’humain ne peut exister). Contrairement, on doit maintenant apprendre — conformément à un principe qui est une pure création de tête et qui n’est encore qu’à la veille de faire l’histoire — que le gouvernement n’est rien qu’un organe du peuple, et non pas un prévoyant et respectable « dessus » par rapport à un « dessous » accoutumé à la modestie. Avant d’admettre cet énoncé jusqu’ici non historique et arbitraire, quoique plus logique, de la conception du gouvernement, que l’on en considère au moins les suites : car les rapports entre peuple et gouvernement sont les rapports typiques les plus forts sur lesquels se modèlent involontairement les relations entre professeur et élève, maître et serviteur, père et famille, chef et soldat, patron et apprenti. Toutes ces relations, sous l’influence de la forme dominante du gouvernement constitutionnel, se modifient aujourd’hui quelque peu ; elles deviennent des compromis. Mais quelles vicissitudes et quelles déformations elles doivent subir, quels changements de nom et de nature, une fois que cette conception toute nouvelle se sera partout rendue maîtresse des cerveaux ! — il est vrai qu’il pourrait y falloir encore un siècle. À ce propos rien n’est plus à souhaiter que la prudence et l’évolution lente.

451.

Justice comme mot d’ordre de partis. — Il se peut bien que des représentants nobles (quoique pas très intelligents) des classes dirigeantes prennent cet engagement : « Nous allons traiter tous les hommes en égaux, leur reconnaître des droits égaux » ; en ce sens une conception socialiste, reposant sur la justice, est possible, mais, comme j’ai dit, seulement au sein de la classe dirigeante, qui dans ce cas exerce la justice par des sacrifices et des abdications. Au contraire, réclamer l’égalité des droits, comme le font les socialistes des classes ; assujetties, n’est jamais l’émanation de la justice, mais de la convoitise. — Si l’on montre à la bête des morceaux de viande sanglante dans son voisinage, puis qu’on les retire, jusqu’à ce qu’enfin elle rugisse : pensez-vous que ce rugissement signifie Justice ?

452.

Propriété et justice. — Quand les socialistes prouvent que le partage de la propriété dans l’humanité actuelle est la conséquence d’innombrables injustices et violences, et qu’ils déclinent in summa toute obligation envers une chose dont le fondement est si injuste : ils ne considèrent qu’un fait isolé. Tout le passé de l’ancienne civilisation est fondé sur la violence, l’esclavage, la tromperie, l’erreur ; mais nous ne pouvons pas nous-mêmes, héritiers que nous sommes de toutes ces circonstances, et concrétions de tout ce passé, l’anéantir par décret, et nous n’avons pas le droit d’en supprimer un seul morceau. Les sentiments d’injustice sont également dans les âmes des non-possédants, ils ne sont pas meilleurs que les possédants et n’ont pas un privilège moral, car ils ont eu quelque part des ancêtres possédants. Ce n’est pas de nouveaux partages par la violence, mais de transformations graduelles des idées qu’on a besoin ; il faut que chez tous la justice devienne plus forte, l’instinct de violence plus faible.

453.

L’homme de barre des passions. — L’homme d’État provoque des passions publiques pour avoir le profit de la passion contraire qu’elles éveillent. Pour prendre un exemple : un homme d’État allemand sait bien que l’Église catholique n’aura jamais des desseins identiques à ceux de la Russie, que même elle s’unirait aux Turcs plutôt qu’à elle ; d’autre part il sait que tout danger d’alliance entre France et Russie estime menace pour l’Allemagne. S’il peut alors arriver à faire de la France le foyer et le rempart de l’Église catholique, il se trouve avoir pour longtemps écarté ce danger. Il a par conséquent un intérêt à montrer de la haine contre les catholiques et, par des hostilités de toute nature, à changer ceux qui reconnaissent l’autorité du pape en une puissance politique passionnée, qui sera hostile à la politique allemande et naturellement s’amalgamera avec la France, en qualité d’adversaire de l’Allemagne : il a pour but la catholicisation de la France aussi nécessairement que Mirabeau voyait dans la décatholicisation le salut de sa patrie. — Un État se propose ainsi l’obscurcissement de millions de cerveaux chez un autre État, pour tirer son avantage de cet obscurcissement. C’est la même tendance d’esprit qui prête un appui à l’établissement dans l’État voisin de la forme républicaine — le désordre organisé, comme dit Mérimée — pour l’unique raison qu’elle admet que cette forme de gouvernement rend le peuple plus faible, plus divisé et moins propre à la guerre.

454.

Les esprits dangereux parmi les révolutionnaires. — Qu’on distingue ceux qui rêvent un bouleversement de la société en gens qui veulent atteindre quelque chose pour eux-mêmes et en gens qui le veulent pour leurs enfants et petits-enfants. Les derniers sont les plus dangereux ; car ils ont la foi et la bonne conscience du désintéressement. Les autres peuvent être assouvis : pour cela la société dominante a toujours assez de ressources et d’habileté. Le péril commence aussitôt que le but devient impersonnel ; les révolutionnaires par intérêt impersonnel peuvent considérer tous les défenseurs de l’état de choses existant comme égoïstes et par là se sentir supérieurs à eux.

455.

Importance politique de la fraternité. — Quand l’homme n’a pas de fils, il n’a pas un droit intégral à délibérer sur les besoins d’un État particulier. Il faut qu’on y ait, comme les autres, hasardé ce qu’on a de plus cher : cela seul attache solidement à l’État ; il faut que l’on considère le bonheur de sa postérité, partant qu’on ait avant tout une postérité, pour prendre à toutes les institutions et à leur changement une part équitable et naturelle. Le développement de la morale supérieure dépend de ce que chacun ait des fils ; cela l’affranchit de l’égoïsme, ou plus justement, cela étend son égoïsme dans la durée et fait qu’il poursuit avec zèle des fins qui vont au delà de son existence individuelle.

456.

Fierté des aïeux. — On peut à juste titre être fier d’une lignée ininterrompue d’aïeux bons de père en fils, — mais non pas de la lignée même ; car chacun en a tout autant. La descendance d’aïeux bons fait la vraie noblesse de naissance ; une seule solution de continuité dans cette chaîne, un seul ancêtre méchant, supprime cette noblesse. On doit demander à quiconque parle de sa noblesse : N’as-tu parmi tes ancêtres aucun homme violent, avide, extravagant, méchant, cruel ? S’il peut en toute science et conscience répondre : Non, qu’on recherche son amitié.

457.

Esclaves et ouvriers. — Le fait que nous attachons plus de prix à une satisfaction de vanité qu’à tout autre avantage (sécurité, abri, plaisirs de toute espèce) se montre à un degré ridicule en ceci, que chacun (abstraction faite de raisons politiques) souhaite l’abolition de l’esclavage et repousse avec horreur l’idée de mettre des hommes dans cet état : cependant que chacun doit se dire que les esclaves ont à tous égards une existence plus sûre et plus heureuse que l’ouvrier moderne, que le travail servile est peu de chose par rapport au travail de l’ouvrier. On proteste au nom de la « dignité humaine » : mais c’est-à-dire, pour parler simplement, cette brave vanité, qui regarde comme le sort le plus dur de n’être pas sur un pied d’égalité, d’être publiquement compté pour inférieur. — Le cynique pense autrement à ce sujet, parce qu’il méprise l’honneur ; — et c’est ainsi que Diogène fut un temps esclave et précepteur domestique.

458.

Esprits dirigeants et leurs instruments. — Nous voyons les grands politiques, et généralement tous ceux qui doivent se servir de beaucoup d’hommes pour l’exécution de leurs plans, se comporter tantôt d’une façon, tantôt d’une autre : ou bien ils choisissent avec beaucoup de recherche et de soin les hommes qui conviennent à leurs desseins et leur laissent alors une liberté relativement grande, sachant que la nature de ces personnes choisies les entraîne justement dans la direction où eux-mêmes veulent les avoir ; ou bien ils les choisissent mal, et même prennent ce qui leur tombe sous la main, mais ils forment de cette argile quelque chose qui sert à leurs fins. La seconde espèce d’esprits est la plus violente, elle exige aussi des instruments plus assujettis ; leur connaissance des hommes est d’ordinaire bien moindre, leur mépris des hommes plus grand que chez les premiers esprits, mais la machine qu’ils construisent travaille communément mieux que la machine qui sort des ateliers de ceux-là.

459.

Nécessité d’un droit arbitraire. — Les juristes disputent si c’est le droit le plus complètement, approfondi par la réflexion ou bien le plus aisé à comprendre qui doit triompher chez un peuple. Le premier, dont le modèle éminent est le droit romain, semble au profane être incompréhensible, et partant n’être pas l’expression de son sentiment du droit. Les droits populaires, par exemple les droits germaniques, étaient grossièrement superstitieux, illogiques, en partie absurdes, mais ils répondaient à des mœurs et à des sentiments nationaux héréditaires très déterminés. — Mais là où le droit, comme chez nous, n’est plus, une tradition, il ne peut être qu’un impératif, — qu’une contrainte ; — nous n’avons plus, tant que nous sommes, de sentiment du droit traditionnel, et par conséquent nous devons nous contenter des droits arbitraires, expressions de cette nécessité, qu’il faut qu’il y ait un droit. Le plus logique est alors en tout cas le plus acceptable, parce qu’il est le plus impartial : même si l’on accorde que dans tous les cas l’unité la plus petite dans le rapport de délit à peine est posée arbitrairement.

460.

Le grand homme du vulgaire. — La recette pour faire ce que le vulgaire appelle un grand homme est facile à donner. Quelles que soient les circonstances, procurez-lui quelque chose qui lui soit très agréable, ou seulement mettez-lui dans la tête que ceci ou cela lui serait très agréable, et puis le lui donnez. Mais à aucun prix tout de suite : conquérez-le par de grands efforts, ou feignez de le conquérir. Il faut que le vulgaire ait l’impression qu’il y a là Une force de volonté puissante, voire inéluctable ; pour le moins il faut qu’elle paraisse exister. La volonté forte est admirée de tout le monde, parce que personne ne l’a et parce que chacun se dit que, s’il l’avait, il n’y aurait plus de limite pour lui ni pour son égoïsme. Qu’il soit démontré alors qu’une pareille volonté forte produise quelque effet très agréable pour le vulgaire, au lieu d’écouter les vœux de sa convoitise, on l’admire une fois plus et l’on se félicite soi-même. Au reste, qu’elle ait toutes les qualités du vulgaire : moins il rougit devant elle, plus elle est populaire. Ainsi : qu’elle soit violente, envieuse, exploitrice, intrigante, flatteuse, rampante, bouffie d’orgueil, le tout selon les circonstances.

461.

Prince et Dieu. — Les hommes se comportent à beaucoup d’égards avec leur prince comme avec leur Dieu, comme d’ailleurs souvent le prince fut le représentant de Dieu, ou du moins son grand-prêtre. Cette disposition de vénération, d’inquiétude et de respect presque pénible s’est faite et est maintenant beaucoup plus faible, mais parfois elle reparaît et s’attache en général aux personnages puissants. Le culte du génie est une réminiscence, de cette vénération des princes-dieux. Partout où l’on s’efforce d’élever des hommes individuellement au surhumain, naît aussi le penchant à se représenter des couches entières du peuple comme plus grossières et plus basses qu’elles ne sont en réalité.

462.

Mon utopie. — Dans un meilleur ordre de société, le travail pénible et la peine de la vie seront attribués à celui qui en souffrira le moins, partant au plus stupide, et ainsi de suite par degrés jusqu’à celui qui est le plus accessible aux espèces les plus raffinées de la souffrance et qui, par conséquent, même dans l’allégement le plus grand de la vie, souffre encore.

463.

Illusion dans la théorie de la révolution. — Il y a des rêveurs politiques et sociaux qui dépensent du feu et de l’éloquence à réclamer un bouleversement de tous les ordres, dans la croyance qu’aussitôt le plus superbe temple d’une belle humanité s’élèverait, pour ainsi dire, de lui-même. Dans ces rêves dangereux persiste un écho de la superstition de Rousseau, qui croit à une bonté de l’humaine nature merveilleuse, originelle, mais pour ainsi dire enterrée et met au compte des institutions de civilisation, dans la société, l’État, l’éducation, toute la responsabilité de cet enterrement. Malheureusement on sait par des expériences historiques que tout bouleversement de ce genre ressuscite à nouveau les énergies les plus sauvages, caractères les plus effroyables et les plus effrénés des âges reculés : que par conséquent un bouleversement peut, bien être une source de force dans une humanité devenue inerte, mais jamais ordonnateur, architecte, artiste, perfecteur de la nature humaine. — Ce n’est pas la nature de Voltaire, avec sa modération, son penchant à arranger, à purifier, à modifier, mais les folies et les demi-mensonges passionnés de Rousseau qui ont éveillé l’esprit optimiste de la Révolution, contre lequel je m’écrie : « Écrasez l’infâme ! » Par lui l’esprit de lumières et d’évolution progressive a été banni pour longtemps : — voyons — chacun à part soi, — s’il est possible de le rappeler !

464.

Mesure. — La pleine décision de la pensée et de la recherche, partant la liberté de l’esprit devenue qualité du caractère, rend mesuré dans les actions : car elle affaiblit la convoitise, tire à soi beaucoup de l’énergie dont on dispose, au profit de fins intellectuelles, et montre la demi-utilité ou l’inutilité et le danger de tous les changements brusques.

465.

Résurrection de l’esprit. — Dans la maladie politique, un peuple se rajeunit d’ordinaire luimême et retrouve son esprit qu’il perdait peu à peu dans la recherche et la conquête du pouvoir. La civilisation n’est redevable à rien plus qu’aux temps politiquement faibles.

466.

Idées neuves dans la vieille maison. — Le bouleversement des idées n’est pas immédiatement suivi du bouleversement des institutions, mais les idées nouvelles habitent longtemps dans la maison de leurs devancières, devenue désolée et incommode, et l’entretiennent même, par défaut de logement.

467.

L’instruction publique. — L’instruction, dans les grands États, sera toujours tout au plus médiocre, par la même raison qui fait que, dans les grandes cuisines, on cuisine tout au plus médiocrement.

468.

Corruption innocente. — Dans toutes les institutions où ne vient pas souffler l’air pénétrant de la critique publique, une corruption innocente pousse comme un champignon (par exemple dans les corps savants et les académies).

469.

Le savant comme homme politique. — Aux savants qui deviennent hommes politiques est d’ordinaire dévolu le rôle comique d’être forcément la bonne conscience d’une politique.

470.

Le loup caché derrière la brebis. — Presque tout politicien a, dans certaines circonstances, une fois tellement besoin d’un homme honorable que, pareil à un loup affamé, il fait irruption dans un bercail : seulement, ce n’est pas pour dévorer le bélier ravi, mais pour se cacher derrière son dos laineux.

471.

Temps heureux. — Un siècle heureux est absolument impossible par la raison que les hommes ne veulent que le souhaiter, mais ne veulent pas l’avoir, et tout individu, lorsque lui viennent d’heureux jours, apprend formellement à demander au ciel le trouble et la misère. Le destin des hommes est disposé pour d’heureux moments — toute vie en a de tels — mais non pour des époques heureuses. Néanmoins, ces époques restent comme l’ « au-delà des monts » dans l’imagination des hommes, comme un legs des ancêtres ; car on a sans doute, depuis des temps reculés, emprunté cette conception du siècle heureux à cet état où l’homme, après la tension violente de la chasse et de la guerre, s’abandonne au repos, étend ses membres, et entend bruire autour de lui les ailes du sommeil. C’est par un raisonnement faux que l’homme, conformément à cette vieille habitude, s’imagine que, maintenant encore, après des périodes entières de détresse et de peine, il peut goûter, à un degré et dans un temps proportionnels, cet état de bonheur.

472.

Religion et gouvernement. — Tant que l’État, ou, plus clairement, le gouvernement se sent établi tuteur au profit d’une masse mineure et se pose, à cause d’elle, la question de savoir si la religion est à maintenir ou à mettre de côté : il est extrêmement probable qu’il se déterminera toujours pour le maintien de la religion. Car la religion apaise la conscience individuelle dans les temps de perte, de disette, de terreur, de métiance, par conséquent, là où le gouvernement se sent hors d’état de faire directement quoi que ce soit pour l’adoucissement des souffrances morales de l’homme privé : il y a plus, même dans les maux généraux inévitables et surtout inéluctables (famines, crises pécuniaires, guerres), la religion assure une attitude de la masse tranquille, expectative, confiante. Partout où les lacunes nécessaires ou occasionnelles du gouvernement ou bien les dangereuses conséquences d’intérêts dynastiques se font sentir à l’homme intelligent et le disposent à la rébellion, les inintelligents croient voir le doigt de Dieu et se soumettent avec patience aux arrangements d’en haut (conception dans laquelle se confondent d’ordinaire les façons de gouverner divines et humaines) : ainsi la paix civile intérieure et la continuité de l’évolution se trouvent garanties. La puissance qui réside dans l’unité du sentiment populaire, dans des opinions et des fins égales pour tous, est protégée et scellée par la religion, hormis les rares cas où un clergé ne s’accorde pas sur le prix et entre en lutte avec la force gouvernementale. Pour l’ordinaire, l’État saura se concilier les prêtres, parce qu’il a besoin de leur éducation des âmes toute privée et cachée, et parce qu’il sait apprécier des serviteurs qui, apparemment et extérieurement, représentent un intérêt tout autre. Sans l’aide des prêtres, aucun pouvoir, maintenant encore, ne peut devenir « légitime » : comme Napoléon le comprit. — Ainsi gouvernement absolu tutélaire et maintien vigilant de la religion vont nécessairement de compagnie. En outre, il faut poser en principe que le personnel et les classes dirigeants sont édifiés sur l’utilité que leur assure la religion et par là, jusqu’à un certain point, se sentent supérieurs à elle, en tant qu’ils l’emploient comme moyen : aussi est-ce là que la liberté de pensée a son origine. — Mais quoi ? si une tout autre conception de l’idée de gouvernement, telle qu’elle est enseignée dans les Élats démocratiques, commence à se répandre ? si l’on ne voit en lui que l’instrument de la volonté du peuple, non pas une supériorité en comparaison d’une infériorité, mais exclusivement une fonction du souverain unique, du peuple ? En ce cas, le gouvernement ne peut prendre à l’égard de la religion que la position même que prend le peuple ; toute diffusion des lumières devra avoir sa résonance jusque dans ses représentants, une utilisation et une exploitation des impulsions et des consolations religieuses en vue de buts politiques ne sera pas aisément possible (à moins que des chefs de parti puissants n’exercent de temps en temps une influence semblable en apparence à celle du despotisme éclairé). Mais quand l’État ne pourra plus tirer lui-même d’utilité de la religion ou que le peuple aura sur les choses religieuses trop d’opinions diverses pour qu’il soit possible au gouvernement de garder dans les mesures concernant la religion une conduite identique et uniforme, — le remède qui apparaîtra nécessairement sera de traiter la religion comme une affaire privée et de s’en rapportera la conscience et à l’habitude de chacun. La conséquence en sera tout d’abord que le sentiment religieux paraîtra fortifié, en ce sens que des excitations cachées et opprimées, auxquelles l’État, volontairement ou à son insu, ne fournissait pas l’air vital, feront alors explosion et se dilateront jusqu’à l’extrême ; plus tard il sera démontré que la religion fourmille de sectes et que l’on a semé à profusion les dents du dragon dans l’instant qu’on faisait de la religion une affaire privée. Le spectacle de la lutte, la révélation hostile de toutes les faiblesses des doctrines religieuses ne permettra plus enfin qu’un remède, c’est que les meilleurs et mieux doués fassent leur affaire privée de l’irréligion : surtout que cet état d’esprit dominera alors dans l’esprit même du personnel gouvernant et, presque en dépit de leur volonté, donnera aux mesures qu’il prendra un caractère anti-religieux. Dès que cela se produira, la tendance des hommes encore animés de sentiments religieux, qui auparavant adoraient l’État comme quelque chose de sacré à demi ou tout à fait, se changera en une tendance décidément hostile à l’État ; ils abhorreront les mesures du gouvernement, chercheront à l’arrêter, à le traverser, à l’inquiéter, dans la mesure de leur pouvoir, et entraîneront ainsi, par la chaleur de leur opposition, les partis contraires, les irréligieux, à entrer dans un enthousiasme quasi-fanatique pour l’État ; à quoi viendra s’ajouter ce motif secret, que, dans ces partis, les cœurs sentiront un vide depuis leur rupture avec la religion et chercheront en attendant à se créèr un succédané, une sorte de bouche-trou, par le dévouement à l’État. À la suite de ces luttes de transition, peut-être de longue durée, la question se décidera enfin si les partis religieux sont assez forts pour revenir à un état ancien et faire machine arrière ; en ce cas, c’est inévitablement le despotisme éclairé (peut-être moins éclairé et plus timide qu’auparavant) qui prendra l’État en main, — ou bien si les partis irréligieux prendront le dessus et alors supprimeront, et finalement rendront impossible la reproduction de leurs adversaires après quelques générations, sans doute par l’école et l’éducation. Mais alors, chez eux aussi, diminuera cet enthousiasme pour l’État : il apparaîtra de plus en plus clairement qu’avec cette adoration religieuse pour laquelle il est un mystère, une institution surnaturelle, ont été ébranlés aussi le respect et la pitié dans les rapports avec lui. Par la suite les individus n’en regarderont plus que le côté où il peut leur être utile ou nuisible, et s’appliqueront par tous les moyens à prendre sur lui de l’influence. Seulement cette concurrence deviendra bientôt, trop grande, les hommes et les partis varieront trop vite, se précipiteront trop férocement les uns les autres jusqu’au bas de la montagne, à peine parvenus à son sommet. À toutes les mesures qui seront exécutées par un tel gouvernement fera défaut leur garantie de durée ; on reculera devant des entreprises qui devraient avoir durant des dizaines, des centaines d’années, une croissance paisible pour avoir le temps de mûrir leurs fruits. Personne ne ressentira plus à l’égard d’une loi d’autre devoir que de s’incliner momentanément devant la force qui a porté cette loi : mais aussitôt on entreprendra de la saper par une force nouvelle, une nouvelle majorité à former. À la fin, — on peut le déclarer avec assurance, — la défiance envers tout gouvernement, l’intelligence de ce qu’ont d’inutile et d’exténuant ces luttes à courte haleine, devront porter les hommes à une résolution toute neuve : à la suppression de l’opposition « privée et publique ». Les sociétés privées tireront à elles pas à pas les affaires d’État : même la pièce la plus solide qui restera du vieux travail de gouvernement (cette fonction, par exemple, qui doit garantir les particuliers contre les particuliers) sera finalement un jour assurée par des entrepreneurs privés. Le décri, la décadence et la mort de l’État, l’affranchissement de la personne privée (je n’ai garde de dire : de l’individu) est la conséquence de l’idée démocratique del’État ; en cela consiste sa mission. Une fois accomplie sa tâche — qui comme toute chose humaine porte en son sein beaucoup de raison et de déraison, — une fois vaincus tous les retours de l’ancienne maladie, un nouveau feuillet se déroulera dans le fablier de l’humanité, sur lequel on lira toutes sortes d’histoires étranges et peut-être aussi quelques bonnes choses. — Pour redire brièvement ce qui vient d’être dit : l’intérêt du gouvernement tutélaire et l’intérêt de la religion marchent la main dans la main, en sorte que si celle-ci commence à périr, le fondement de l’État sera aussi ébranlé. La croyance à un ordre divin des choses politiques, à un mystère dans l’existence-de l’État, est d’origine religieuse : la religion disparaît-elle, l’État perdra inévitablement son antique voile d’Isis et n’éveillera plus le respect. La souveraineté du peuple, vue de près, servira à faire évanouir jusqu’à la magie et la superstition dernière dans le domaine de ces sentiments ; la démocratie moderne est la forme historique de la décadence de l’État. — La perspective qu’ouvre cette décadence certaine n’est pas d’ailleurs à tous égards malheureuse : l’habileté et l’intérêt des hommes sont de toutes leurs qualités les mieux formées ; quand l’État ne répondra plus aux exigences de ces forces, ce ne sera pas le moins du monde le chaos qui lui succédera, mais une invention mieux appropriée encore que n’était l’État triomphera de l’État. De même que l’humanité a déjà vu périr bien des puissances organisatrices : — par exemple celles de la communauté de race, laquelle fut pendant des milliers d’années beaucoup plus puissante que celle de la famille, qui même très longtemps avant l’existence de celle-ci s’exerçait et commandait déjà. Nous voyons nous-mêmes l’importante idée du droit et du pouvoir de la famille, autrefois dominante dans toute l’étendue du monde romain, s’en aller devenant de jour en jour plus pâle et plus faible. Ainsi une race future verra l’État perdre de son importance dans quelques régions de la terre, — conception à laquelle bien des hommes du présent peuvent à peine penser sans crainte et sans horreur. Travailler à propager et à réaliser cette conception est, à la vérité, une autre affaire : il faut avoir une fière idée de sa raison et ne comprendre guère qu’a demi l’histoire pour mettre dès à présent la main à la charrue, — dans le temps que personne encore n’est capable de montrer les semences qui devront ensuite être semées sur le terrain labouré. Ayons donc confiance en « l’habileté et l’intérêt des hommes » pour maintenir maintenant encore l’État pendant un bon moment et repousser les essais destructeurs de demi-savants trop zélés et trop pressés.

473.

Le socialisme au point de vue de ses moyens d’action. — Le socialisme est le fantastique frère cadet du despotisme presque défunt, dont il veut recueillir l’héritage ; ses efforts sont donc, au sens le plus profond, réactionnaires. Car il désire une plénitude de puissance de l’État telle que le despotisme seul l’a jamais eue, même il dépasse tout ce que montre le passé, parce qu’il travaille à l’anéantissement formel de l’individu : c’est que celui-ci lui apparaît comme un luxe injustifiable de la nature, qui doit être par lui corrigé en un organe utile de la communauté. Par suite de cette parenté, il se montre toujours dans le voisinage de tous les déploiements excessifs de puissance, comme le vieux socialiste type Platon à la cour du tyran de Sicile ; il souhaite (il exige à l’occasion) le despotisme césarien de ce siècle, parce que, comme j’ai dit, il voudrait en être l’héritier. Mais cet héritage même ne suffirait pas à ses fins, il lui faut l’asservissement complet de tous les citoyens à l’État absolu, tel qu’il n’en a jamais existé de pareil ; et comme il n’a plus le moindre droit de compter sur la vieille piété religieuse envers l’État, qu’au contraire il doit, bon gré mal gré, travailler constamment à sa suppression — puisqu’en effet il travaille à la suppression de tous les États existants, — il ne peut avoir d’espoir d’une existence future que pour de courtes périodes, çà et là, grâce au plus extrême terrorisme. C’est pourquoi il se prépare silencieusement à la domination par la terreur et enfonce aux masses à demi cultivées, comme un clou dans la tête, le mot de « Justice », afin de leur enlever toute intelligence (après que cette intelligence a déjà bien souffert de la demi-culture) et de leur procurer, pour le vilain jeu qu’elles auront à jouer, une bonne conscience. — Le socialisme peut servir à enseigner de façon brutale et frappante le danger de toutes les accumulations de puissance dans l’État, et en ce sens insinuer une méfiance contre l’État même. Quand sa rude voix se mêlera au cri de guerre : « Le plus d’État possible », ce cri en déviendra d’abord. plus bruyant que jamais : mais bientôt éclatera avec non moins de force le cri opposé : « Le moins d’État possible. »

474.

Le développement de l’esprit, sujet de crainte pour l’État. — — La cité grecque (polis) était, comme toute puissance politique organisatrice, exclusive et défiante envers l’accroissement de la culture ; son instinct foncier de violence ne montrait presque à son égard que gêne et qu’entraves. Elle ne voulait admettre dans la culture ni histoire, ni progrès : l’éducation établie dans la constitution devait obliger toutes les générations et les maintenir à un niveau unique. Tout comme Platon le voulait encore pour son État idéal. C’est donc en dépit de la Polis que la culture se développait : il est vrai qu’indirectement et malgré elle, elle lui prêtait une aide, l’ambition de chaqueparticulier étant, dans la Polis, excitée au plus haut point, en sorte qu’une fois engagé dans la voie du progrès intellectuel, il poussait, là aussi, jusqu’à la dernière limite. On ne doit pas répliquer en se rapportant au panégyrique de Périclès : car ce n’est qu’un grand trompe-l’œil optimiste sur la soi-disant union nécessaire entre la Polis et la culture athénienne ; Thucydide le fait briller une fois encore, immédiatement avant que la nuit envahisse Athènes (la peste et la rupture de la tradition), tel un lumineux crépuscule, destiné à faire oublier le triste jour qui l’a précédé.

475.

L’homme européen et la destruction des nations. — Le commerce et l’industrie, l’échange des livres et des lettres, la communauté de toute la haute culture, le rapide changement de lieu et de pays, la vie nomade qui est actuellement celle de tous les gens qui ne possèdent pas de la terre, — toutes ces conditions entraînent nécessairement un affaiblissement et enfin une destruction des nations, au moins des nations européennes : si bien qu’il doit naître d’elles, par suite de croisements continuels, une race mêlée, celle des hommes européens. À cette fin s’oppose actuellement, sciemment ou non, l’exclusivisme des nations par la production des inimitiés nationales, mais la marche de ce mélange n’en avance pas moins lentement, malgré tous les courants contraires momentanés : ce nationalisme artificiel est au reste aussi dangereux que l’a été le catholicisme artificiel, car il est par essence un état de contrainte, un état de siège forcé, imposé par un petit nombre au grand nombre, et a besoin de ruse, de mensonge et de violence pour se maintenir en crédit. Ce n’est pas l’intérêt du grand nombre (des peuples), comme on aime à le dire, mais avant tout l’intérêt de certaines dynasties princières, puis celui de certaines classes du commerce et de la société, qui mène à ce nationalisme ; une fois qu’on a reconnu ce fait, on ne doit pas craindre de se donner seulement pour bon Européen et de travailler par le fait à la fusion des nations ; à quoi les Allemands peuvent contribuer par leur vieille qualité éprouvée, d’être interprètes et intermédiaires des peuples. — En passant : tout le problème des Juifs n’existe que dans les limites des États nationaux, en ce sens que là, leur activité et leur intelligence supérieure, le capital d’esprit et de volonté qu’ils ont longuement amassé de génération en génération à l’école du malheur, doit arriver à prédominer généralement dans une mesure qui éveille l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations d’à présent — et cela d’autant plus qu’elles se donnent plus des airs de nationalisme — se propage cette impertinence de la presse qui consiste à mener les Juifs à l’abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés. Dès qu’il n’est plus question de conserver ou d’établir des nations, mais de produire et d’élever une race mêlée d’Européens aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable qu’aucun autre reste national. Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le Juif fasse une exception. Il se peut même que ces traits présentent chez lui un degré particulier de danger et d’horreur ; et peut-être le jeune boursicotier juif est-il en somme l’invention la plus répugnante de la race humaine. Malgré tout, je voudrais, savoir combien, dans une récapitulation totale, on doit pardonner à un peuple qui, non sans notre faute à tous, a parmi tous les peuples eu l’histoire la plus pénible, et à qui l’on doit l’homme le plus digne d’amour (le Christ), le sage le plus intègre (Spinoza), le livre le plus puissant et la loi morale la plus influente du monde. En outre : aux temps les plus sombres du moyen-âge, quand le rideau des nuages asiatiques pesait lourdement sur l’Europe, ce furent des libres-penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau des lumières et de l’indépendance d’esprit sous la contrainte personnelle la plus dure, et qui défendirent l’Europe contre l’Asie ; c’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir là victoire, et que la chaîne de la civilisation, qui nous rattache maintenant aux lumières de l’antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occidentaliser de nouveau : ce qui revient à dire en un certain sens, à rendre la mission et l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque.

476.

Supériorité apparente du moyen-âge. — Le moyenâge montre dans l’Église une institution qui se propose une fin universelle, embrassant l’humanité dans son ensemble, et de plus une fin nécessaire à l’intérêt — soi-disant — suprême de l’humanité : considérées en regard, les fins des États et des nations que montre l’histoire moderne donnent une impression d’étroitesse ; elles apparaissent mesquines, basses, matérielles, bornées dans l’espace. Mais cette impression différente sur l’imagination ne doit pas enfin déterminer notre jugement ; car cette institution universelle répondait à des besoins artificiels, reposant sur des fictions, qu’il lui fallait d’abord faire naître là où ils n’existaient pas (besoin de rédemption) ; les institutions nouvelles portent remède à des nécessités réelles ; et le temps viendra où naîtront des institutions destinées à servir les véritables besoins communs de tous les hommes, à rejeter dans l’ombre et dans l’oubli l’idéal de fantaisie, l’Église catholique.

477.

La guerre indispensable. — C’est une vaine idée d’utopistes et de belles âmes que d’attendre beaucoup encore (ou même : beaucoup seulement alors) de l’humanité, quand elle aura désappris de faire la guerre. En attendant, nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi, cette fière indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie et à celle des gens qu’on aime, cet ébranlement sourd des âmes comparable aux tremblements de terre, avec autant de force et de sûreté que ne fait n’importe quelle grande guerre ; les ruisseaux et les torrents qui se font jour alors, roulant il est vrai dans leur cours des pierres et des fanges de toute sorte et ruinant les prés des cultures un peu délicates, remettent ensuite en mouvement, dans des circonstances favorables, les rouages des ateliers de l’esprit, qui se reprennent à tourner avec une force nouvelle. La civilisation ne peut absolument pas se passer des passions, des vices et des méchancetés. — Lorsque les Romains parvenus à l’Empire furent un peu las des guerres, ils essayèrent de retirer de nouvelles forces des battues à la bête fauve, des combats de gladiateurs et des persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d’aujourd’hui, qui semblent en somme avoir aussi renoncé à la guerre, prennent un autre moyen de recréer ces forces qui décroissent : ces périlleux voyages de découvertes, ces traversées, ces ascensions, entrepris, à ce qu’on dit, pour des buts scientifiques, en réalité pour rapporter chez eux des aventures, des dangers de toute nature, un supplément de force. On inventera sous diverses formes de pareils substituts de la guerre, mais peut-être feront-ils voir de plus en plus qu’une humanité d’une culture aussi élevée et par là même aussi fatiguée que l’est aujourd’hui l’Europe, a besoin non seulement des guerres, mais des plus terribles — partant de retours momentanés à la barbarie — pour ne pas dépenser en moyens de civilisation sa civilisation et son existence mêmes.

478.

Activité au Sud et au Nord. — L’activité se produit de deux façons diverses. Les ouvriers du Sud sont actifs, non par désir du profit, mais par le besoin constant des autres. Comme il vient toujours quelqu’un qui veut faire ferrer un cheval, raccommoder une voiture, le forgeron est actif. S’il ne venait personne, il s’en irait flâner sur le marché. Se nourrir n’est pas une grave nécessité dans un pays fertile, il n’aurait besoin pour cela que d’une très petite quantité de travail, en tout cas pas d’activité ; au pis-aller, il se contenterait de mendier. — L’activité de l’ouvrier anglais suppose au contraire le goût du profit : il a conscience de lui-même et de son but, il veut acquérir par la propriété la puissance, par la puissance le plus de liberté et de noblesse individuelle possible.

479.

La richesse, origine d’une noblesse de race. — La richesse produit nécessairement une aristocratie de race, car elle met en état de choisir les femmes les plus belles, de payer les meilleurs maîtres, elle procure à l’homme la propreté, le temps d’exercer son corps et surtout la possibilité d’éviter le travail corporel abrutissant. En ce sens, elle crée toutes les conditions nécessaires pour faire qu’en quelques générations les hommes se comportent, et même se conduisent noblement et vertueusement : la liberté plus grande de conscience, l’absence des mesquineries misérables, de l’abaissement devant ceux qui procurent le pain, de l’épargne sou à sou. — Précisément ces avantages négatifs sont la plus riche dot de bonheur pour un jeune homme ; un homme très pauvre se ruine d’ordinaire par sa noblesse de pensée, il ne professe pas et n’acquiert rien, sa race n’est pas viable. — Mais il faut là-dessus considérer que la richesse exerce presque les mêmes effets, qu’un homme puisse dépenser trois cents écus ou trente mille par an : il n’y a dès lors plus de progression réelle des circonstances favorables. Seulement, avoir moins, mendier dans son enfance et s’humilier, c’est chose terrible : quoique pour des gens qui cherchent le bonheur dans l’éclat des cours, dans la subordination aux hommes puissants et influents ou qui veulent devenir des princes de l’Église, cela puisse être le bon point de départ. — (On y apprend à se courber pour pénétrer dans les sentiers souterrains de la faveur).

480.

Envie et paresse en sens divers. — Les deux partis adversaires, le parti socialiste et le parti national — ou quels que soient les noms qu’ils portent dans les diverses contrées de l’Europe, — sont dignes l’un de l’autre : l’envie et la fainéantise sont, chez l’un comme chez l’autre, les puissances motrices. Dans l’un des camps, on veut travailler aussi peu que possible de ses bras, dans l’autre, aussi peu que possible de la tête ; dans le dernier on hait, on envie les individus éminents, qui grandissent en son sein, qui ne se laissent pas de bon cœur mettre en ligne et en rang pour une action en masse ; dans le premier, la caste de la société meilleure, établie dans des conditions matérielles plus favorables, dont la mission propre, la production des bienfaits supérieurs de la civilisation, rend intérieurement la vie d’autant plus pénible et douloureuse. Si l’on réussit, il est vrai, à faire de cet esprit d’action en masse l’esprit des classes élevées de la société, les bataillons socialistes seront absolument en droit de chercher à faire matériellement passer le niveau entre eux et ces classes, puisque moralement, dans la tête et dans le cœur, ils se croient déjà mutuellement au même niveau. — Vivez en hommes supérieurs et faites sans cesse les affaires de la civilisation supérieure, — alors tout ce qui y vit reconnaîtra vos droits, et l’ordre de la société, dont vous êtes le sommet sera garanti contre tout maléfice et tout mauvais coup !

481.

La grande politique et ses inconvénients. — De même qu’un peuple ne subit pas les plus grands inconvénients qu’apportent la guerre et la préparation à la guerre, par les frais de guerre, les arrêts du commerce et des communications, ni non plus par l’entretien des armées permanentes — quelque graves que puissent être ces inconvénients, aujourd’hui que huit États de l’Europe y dépensent annuellement la somme de cinq milliards, — mais parce que d’année en année les hommes les plus sains, les plus forts, les plus laborieux, sont en nombre extraordinaire arrachés à leurs occupations et à leurs vocations propres, pour être soldats : de même un peuple qui se met en devoir de faire la grande politique et de s’assurer une voix prépondérante parmi les puissances n’en subit pas les plus graves inconvénients là où on les trouve d’ordinaire. Il est vrai qu’à partir de ce moment il sacrifie continuellement une foule de talents éminents sur I’ « autel de la patrie » ou pour l’ambition nationale, au lieu qu’auparavant ces talents, que la politique dévore maintenant, trouvaient ouverts d’autres champs d’action. Mais à côté de ces hécatombes publiques, et au fond bien plus effrayant, a lieu un drame qui ne cesse de se jouer en cent mille actes simultanément : tout homme sain, laborieux, intelligent, actif, d’un peuple ainsi avide des couronnes de la gloire politique, est dominé par cette avidité et ne s’adonne plus à son affaire aussi complètement que jadis : les problèmes et les soucis journellement renouvelés du bien public dévorent un prélèvement journalier sur le capital de tête et de cœur de chaque citoyen : la somme de tous ces sacrifices et de toutes ces pertes d’énergie et de travail individuels est si énorme que la floraison politique d’un peuple entraîne, presque nécessairement, un appauvrissement et un affaiblissement intellectuels, une diminution de capacité pour les œuvres qui exigent beaucoup de concentration et d’attention. Finalement on peut se demander : trouve-t-on son compte à toute cette floraison et cette magnificence de l’ensemble (qui enfin ne se manifeste que dans l’épouvante des autres États à l’aspect du colosse nouveau et dans une protection arrachée à l’étranger pour la prospérité industrielle et commerciale de la nation), si à ces fleurs grossières et bariolées de la nation doivent être sacrifiées toutes les plantes et herbes plus nobles, plus tendres, plus intellectuelles, dont son sol était jusqu’alors si riche ?

482.

Et redisons-le encore. — Opinions publiques — paresses privées.


CHAPITRE IX


L’HOMME AVEC LUI-MÊME



483.

Ennemis de la vérité. — Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.

484.

Monde renversé. — On critique plus sévèrement un penseur quand il émet une proposition qui nous est désagréable ; et pourtant il serait plus raisonnable de le faire quand sa proposition nous est agréable.

485.

Homme de caractère.— Un homme paraît avoir du caractère beaucoup plus souvent parce qu’il suit toujours son tempérament, que parce qu’il suit toujours ses principes.

486.

La seule chose qui soit nécessaire. — Une seule chose est nécessaire à avoir : ou bien un esprit léger de nature ou bien un esprit rendu léger par l’art et la science.



487.

La passion pour des choses. — Qui met sa passion à des choses (sciences, bien de l’État, intérêts de la civilisation, arts) enlève beaucoup d’ardeur à sa passion pour les personnes (même si ce sont des représentants de ces choses, comme des hommes d’État, des philosophes, des artistes sont représentants de leurs créations).

488.

Le repos dans l’action. — Comme une chute d’eau en se précipitant devient plus lente et plus aérienne, ainsi d’ordinaire le grand homme accomplit l’action avec plus de calme que ne le faisait attendre son désir orageux avant l’action.

489.

Pas trop profondément. — Les personnes qui ont embrassé une cause dans toute sa profondeur lui restent rarement fidèles à jamais. Ils ont justement mis la profondeur au jour : il y a là toujours beaucoup de mauvais avoir.

490.

Illusion des idéalistes. — Tous les idéalistes s’imaginent que les causes qu’ils servent sont meilleures par essence que toutes les autres causes du monde, et ne veulent pas croire que si leur cause doit réussir en général, elle a besoin précisément du même fumier puant qui est nécessaire à toutes les autres entreprises humaines.

491.

Observation de soi-même. — L’homme est très bien défendu contre lui-même, contre tout espionnage et tout siège par lui-même ; il ne peut d’ordinaire apercevoir de lui-même guère plus que ses ouvrages extérieurs. La citadelle proprement dite lui est inaccessible, même invisible, à moins que des amis et des ennemis ne fassent les traîtres et ne l’introduisent lui-même par un chemin dérobé.

492.

La juste fonction. — Les hommes exercent rarement une fonction dont ils ne croient ou ne se persuadent qu’elle est foncièrement plus importante que toutes les autres. Il en va de même aux femmes avec leurs amants.

493.

Noblesse de pensée. — La noblesse de pensée consiste pour une grande part en bon cœur et en défaut de méfiance, et contient ainsi précisément ce sur quoi les hommes intéressés et amis du succès aiment à passer avec des airs de supériorité et de raillerie.

494.

Buts et voies. — Bien des gens sont téméraires en ce qui touche la voie une fois prise, peu en ce qui touche le but.

495.

Ce qui indigne dans une manière de vivre particulière. — Tous les régimes de vivre très particuliers soulèvent les hommes contre celui qui les embrasse ; ils se sentent rabaissés, comme des êtres communs, par la conduite extraordinaire dont cet homme fait son apanage.

496.

Privilège de la grandeur. — C’est le privilège de la grandeur de procurer beaucoup de bonheur par des dons minimes.

497.

Noble sans le vouloir. — L’homme se comporte noblement sans le vouloir, quand il s’est accoutumé à ne vouloir rien des hommes et à leur donner toujours.

498.

Condition de l’héroïsme. — Si quelqu’un veut devenir un héros, il faut qu’au préalable le serpent soit devenu dragon, autrement il lui manque son ennemi légitime.

499.

Ami. — Le partage des joies, non des souffrances, fait l’ami.

500.

Utiliser le flux et le reflux. — Il faut, en vue de la connaissance, savoir utiliser ce courant intérieur qui nous porte vers une chose, et à son tour celui qui, après un temps, nous en éloigne.

501.

Se complaire à soi-même. — On dit « se complaire à une chose », mais c’est en réalité se complaire à soi-même par le moyen de cette chose.

502.

Le modeste. — Qui est modeste à l’égard des personnes, en montre d’autant plus de prétention à l’égard des choses (cité, état, société, temps, humanité). C’est sa vengeance.

503.

Envie et jalousie. — Envie et jalousie sont les parties honteuses de l’âme humaine. La comparaison peut sans doute se continuer.

504.

Le plus noble des hypocrites. — Ne pas du tout parler de soi, c’est une très noble hypocrisie.

505.

Dépit. — Le dépit est une maladie corporelle qui n’est nullement supprimée par le seul fait que la cause du dépit est écartée par la suite.

506.

Représentants de la vérité. — Ce n’est pas quand il est dangereux de dire la vérité qu’elle trouve le plus rarement des représentants, mais lorsque c’est ennuyeux.

507.

Plus fâcheux encore que des ennemis. — Les personnes chez lesquelles nous n’avons pas la conviction de trouver une attitude sympathique en toutes circonstances, tandis que nous sommes obligés par quelque motif (p. ex. la reconnaissance) de conserver de notre côté l’apparence d’une sympathie absolue, tourmentent notre imagination beaucoup plus que nos ennemis.

508.

La pleine nature. — Si nous nous trouvons si à l’aise dans la pleine nature, c’est qu’elle n’a pas d’opinion sur nous.

509.

Chacun supérieur en une chose. — Dans les relations du monde civilisé, chacun se sent supérieur à un autre en une chose au moins ; c’est là-dessus que repose la bienveillance générale, parce que chacun est un homme capable à l’occasion de rendre service et qui, par conséquent, peut sans honte accepter un service.

510.

Motifs de consolation. — Lors d’un décès, on a le plus souvent besoin de motifs de consolation, non pas tant pour adoucir la vivacité de sa douleur que pour avoir une excuse de se sentir consolé si facilement.

511.

La fidélité aux convictions. — Celui qui a beaucoup à faire garde ses convictions et ses points de vue généraux, presque immuablement. — De même, tout homme qui travaille au service d’une idée : il n’éprouvera plus jamais l’idée elle-même, il n’en a plus le temps ; que dis-je ? il est contre son intérêt de la tenir encore pour discutable.

512.

Moralité et quantité. — La moralité supérieure d’un homme en comparaison avec celle d’un autre ne consiste souvent qu’en ce que ses fins sont quantitativement plus grandes. L’autre est retenu en bas par le fait de s’occuper de petitesses dans un cercle étroit.

513.

La vie, fruit de la vie. — L’homme a beau s’étendre tant qu’il veut par sa connaissance, s’apparaître aussi objectivement qu’il veut ; à la fin il n’en retire toujours que sa propre biographie.

514.

La nécessité d’airain. — La nécessité d’airain est une chose dont les hommes s’aperçoivent, au cours de l’histoire, qu’elle n’est ni d’airain ni nécessaire.

515.

Tiré de l’expérience. — L’absurdité d’une chose n’est pas une raison contre son existence, c’en est plutôt une condition.

516.

Vérité. — Personne ne meurt aujourd’hui des vérités mortelles ; il y a trop de contre-poisons.

517.

Vue fondamentale. — Il n’y a pas harmonie préétablie entre le progrès de la vérité et le bien de l’humanité.

518.

Destinée humaine. — Qui pense un peu profond sait bien qu’il aura toujours tort, qu’il agisse et juge comme il veut.

519.

La vérité Circé. — L’erreur a des bêtes fait des hommes, la vérité serait-elle en état de refaire de l’homme une bête ?

520.

Danger de notre civilisation. — Nous sommes d’un temps dont la civilisation est en danger de périr par les moyens de civilisation.

521.

Grandeur signifie direction. — Aucun cours d’eau n’est par lui-même grand et riche ; c’est de recevoir et d’emmener tant d’affluents secondaires qui le rend tel. Il en est de même de toutes les grandeurs de l’esprit. Il s’agit seulement qu’un homme donne la direction, qu’ensuite tant d’affluents suivront nécessairement, et pas du tout qu’il soit lui-même dès le commencement pauvre ou riche de dons naturels.

522.

Conscience faible. — Les hommes qui parlent de leur importance pour l’humanité ont à l’égard de la justice bourgeoise commune, dans le maintien des engagements, des promesses, une conscience faible.

523.

Vouloir être aimé. — L’exigence d’être aimé est la plus grande des prétentions.

524.

Mépris des hommes. — L’indice le moins équivoque de mépris des hommes est qu’on ne donne à chacun de valeur que comme moyen d’atteindre sa propre fin, ou point du tout.

525.

Adhérents par contradiction. — Celui qui a porté les hommes à la fureur contre lui a toujours gagné un parti en sa faveur.

526.

Oublier ses aventures. — Qui pense beaucoup, et pense pratiquement, oublie facilement ses propres aventures, mais non pas aussi les idées qu’elles ont évoquées.

527.

Tenir à une opinion. — L’un tient à son opinion, parce qu’il s’imagine y être arrivé de lui-même, l’autre parce qu’il l’a apprise avec peine et est fier de l’avoir comprise : tous deux en conséquence par vanité,

528.

Redouter la lumière. — La bonne action redoute la lumière aussi anxieusement que la mauvaise : l’une craint que la révélation n’amène la douleur (sous forme de châtiment), l’autre que la révélation ne fasse évanouir le contentement (c’est à savoir ce pur contentement de soi-même, qui cesse aussitôt qu’une satisfaction de vanité vient s’y adjoindre).

529.

La longueur de la journée. — Quand on a beaucoup de choses à y mettre, la journée a cent poches.

530.

Génie tyrannique. — Lorsque, dans une âme, un plaisir incoercible à se conduire en tyran s’éveille et entretient constamment le feu, alors un talent même médiocre (chez les politiques, les artistes) devient peu à peu une force naturelle presque irrésistible.

531.

La vie de l’ennemi. — Qui vit de combattre un ennemi a intérêt à le laisser en vie.

532.

Plus considérable. — On prend la chose obscure non expliquée pour plus considérable que la chose claire expliquée.

533.

Évaluation des services rendus. — Nous apprécions les services que quelqu’un nous rend d’après la valeur qu’il y attache, non d’après celle qu’ils ont pour nous.

534.

Infortune. — La distinction qu’on trouve dans l’infortune (comme si c’était un signe de platitude, de manque d’ambition, de vulgarité, que de se sentir heureux) est si grande que si l’on dit à quelqu’un : « Mais que vous êtes heureux ! », il proteste ordinairement.

535.

Imagination de l’inquiétude. — L’imagination de l’inquiétude est ce méchant gnome à figure de singe qui saute encore sur le dos de l’homme, juste alors qu’il a déjà le plus à porter.

536.

Avantage d’adversaires insipides. — On ne reste parfois fidèle à une cause que parce que ses adversaires ne cessent pas d’être insipides.

537.

Prix d’une profession. — Une profession délivre de pensées ; en cela réside sa grande bénédiction. Car elle est un rempart derrière lequel on peut légitimement se retirer quand les soucis et les soins de toute sorte viennent nous assaillir.

538.

Talent. — Le talent de plus d’un homme apparaît moindre qu’il n’est, parce qu’il s’est toujours mis à de trop grosses tâches.

539.

Jeunesse. — La jeunesse est désagréable ; car à cet âge il n’est pas possible ou pas raisonnable d’être productif en quelque sens que ce soit.

540.

Pour de grandes fins. — Celui qui se propose ouvertement de grandes fins et par la suite se rend compte en secret qu’il est trop faible pour elles, n’a d’ordinaire pas assez de force non plus pour y renoncer ouvertement, et devient alors inévitablement hypocrite.

541.

Dans le courant. — De fortes eaux entraînent avec elles beaucoup de cailloux et de broussailles, de forts esprits beaucoup de têtes sottes et brouillées.

542.

Dangers de l’affranchissement d’esprit. — À l’affranchissement d’esprit sérieusement raisonné d’un homme, ses passions et ses appétits aussi espèrent en secret découvrir leur avantage.

543.

Incarnation de l’esprit. — Quand un homme pense beaucoup et prudemment, ce n’est pas seulement son visage, mais aussi son corps, qui prend : un air de prudence.

544.

Mal voir et mal entendre. — Qui voit peu voit toujours trop peu ; qui entend mal entend toujours quelque chose de trop.

545.

Contentement de soi-même dans la vanité. — L’homme vain ne veut pas tant se distinguer que se sentir distingué, c’est pourquoi il ne repousse aucun moyen de se tromper et de se duper soi-même. Ce n’est pas l’opinion des autres, mais son opinion sur leur opinion qui lui tient au cœur.

546.

Vain par exception. — L’homme qui pour l’ordinaire se suffit à lui-même est par exception vain et accessible à la gloire et aux louanges, lorsqu’il est malade de corps. C’est que dans la mesure où il est en train deseperdre, il doit chercher à se reprendre de l’extérieur, dans une opinion étrangère.

547.

Les « spirituels ». — Celui-là n’a point d’esprit, qui cherche l’esprit.

548.

Avis aux chefs de parti. — Quand on peut amener les gens à se déclarer ouvertement pour quelque chose, on les a la plupart du temps amenés aussi par là à se déclarer pour elle intérieurement ; ils veulent désormais être trouvés conséquents.

549.

Mépris. — Être méprisé par d’autres est plus sensible à l’homme que de l’être par soi-même.

550.

Lacet de la gratitude. — Il y a des âmes serviles qui poussent si loin la reconnaissance des services rendus qu’elles s’étranglent elles-mêmes avec le lacet de la gratitude.

551.

Truc de prophète. — Pour deviner à l’avance les façons d’agir d’hommes ordinaires, il faut admettre qu’ils font toujours la moindre dépense d’esprit pour se libérer d’une situation désagréable.

552.

L’unique droit de l’homme. — Qui se sépare de la tradition est la victime de l’extraordinaire ; qui reste dans la tradition en est l’esclave, C’est toujours àsa perte qu’on s’achemine dans les deux cas.

553.

Au-dessus de l’animal. — Quand l’homme éclate de rire, il surpasse tous les animaux par sa vulgarité.

554.

Demi-science. — Celui qui parle un peu une langue étrangère y prend plus de joie que celui qui la parle bien. Le plaisir est chez le demi-savant.

555.

Serviabilité dangereuse. — Il y a des gens qui veulent rendre la vie pénible aux hommes sans autre raison que de leur offrir par après leur recelte pour soulager la vie, par exemple leur christianisme.

556.

Zèle et conscience. — Zèle et conscience sont souvent antagonistes, en ce que le zèle veut prendre les fruits verts de l’arbre, mais que la conscience les y laisse pendre trop longtemps, jusqu’à ce qu’ils tombent et s’écrasent.

557.

Suspecter. — Les hommes qu’on ne peut pas souffrir, on cherche à se les rendre suspects.

558.

Les circonstances manquent. — Beaucoup de gens attendent toute leur vie l’occasion d’être bons à leur manière.

559.

Manque d’amis. — Le manque d’amis fait conclure à l’envie ou à la prétention. Plus d’un ne doit ses amis qu’à la circonstance heureuse qu’il n’a pas d’occasion d’envie.

560.

Danger dans la pluralité. — Avec un talent de plus, on est souvent sur un pied moins sûr qu’avec un talent de moins : de même que la table se tient mieux sur trois que sur quatre pieds.

561.

Servir de modèle aux autres. — Qui veut donner un bon exemple doit ajouter à sa vertu un grain de folie : alors on imite et l’on s’élève en même temps au-dessus de ce qu’on imite, — ce que les hommes aiment.

562.

Servir de plastron. — Les mauvais propos d’autrui sur nous ne s’adressent souvent pas proprement à nous, mais sont l’expression d’un dépit, d’une maussaderie provenant de raisons tout autres.

563.

Facilement résigné. — On souffre peu de souhaits inexaucés, si l’on a exercé son imagination à enlaidir le passé.

564.

En danger. — On est le plus en danger d’être écrasé lorsqu’on vient d’esquiver une voiture.

565.

Selon la voix le rôle. — Celui qui est forcé de parler plus haut qu’il n’y est habitué (comme devant un demi-sourd ou devant un grand auditoire) exagère ordinairement les choses qu’il doit communiquer. — Plus d’un devient conspirateur, colporteur de calomnies, intrigant, uniquement parce que sa voix se prête surtout bien au chuchotement.

566.

Amour et haine. — L’amour et la haine ne sont pas aveugles, mais aveuglés par le feu qu’ils portent eux-mêmes avec eux.

567.

Attaqué avec avantage. — Les hommes qui ne peuvent rendre complètement clairs au monde leurs services cherchent à s’attirer une forte hostilité. Ils ont alors la consolation de penser que celle-ci se met au travers de leurs services et de leur reconnaissance — et que beaucoup d’autres ont la même opinion : chose très avantageuse pour l’estime qu’on fait d’eux.

568.

Confession. — On oublie sa faute quand on l’a confessée à un autre, mais d’ordinaire l’autre ne l’oublie pas.

569.

Contentement de soi-même. — La toison d’or du contentement de soi-même garantit contre les horions, mais non contre les coups d’épingle.

570.

Ombre dans la flamme. — La flamme n’est pas aussi lumineuse pour elle-même que pour les autres qu’elle éclaire : de même aussi le sage.

571.

Opinions propres. — La première opinion qui nous arrive quand on nous interroge à l’improviste sur une chose n’est d’ordinaire pas la nôtre, mais seulement l’opinion courante, qui appartient à notre caste, notre situation, notre origine : les opinions propres émergent rarement à la surface.

572.

Origine du courage. — L’homme ordinaire est courageux et invulnérable comme un héros, lorsqu’il ne voit pas le péril, qu’il n’a pas d’yeux pour lui. Au rebours, le héros porte son unique point vulnérable au dos, partant là où il n’a point d’yeux.

573.

Danger dans le médecin. — Il faut être né pour son médecin, autrement on périt par son médecin.

574.

Vanité miraculeuse. — Celui qui par trois fois a prophétisé le temps avec assurance et a réussi, celui-là, au fond de son âme, croit un peu à son don prophétique. Nous admettons le miraculeux, l’irrationnel, quand il flatte notre estime de nous-mêmes.

575.

Profession. — Une profession est l’échine de la vie.

576.

Danger de l’influence personnelle. — Celui qui sait qu’il exerce sur un autre une grande influence intérieure doit lui laisser la bride sur le cou, et même le voir volontiers lui résister à l’occasion et lui-même l’y amener : autrement, il se fera inévitablement un ennemi.

577.

Admettre son héritier. — Qui a fondé quelque chose de grand dans une pensée désintéressée songe à se procurer des héritiers pour elle. C’est le signe d’une nature tyrannique et sans noblesse de voir dans tous les héritiers possibles de son œuvre des adversaires et de vivre toujours en état de défense contre eux.

578.

Demi-science. — La demi-science est plus triomphante que la science complète : elle voit les choses plus simples qu’elles ne sont, et par là fait son opinion plus compréhensible et plus convaincante.

579.

Non apte à être homme de parti. — Qui pense beaucoup n’est pas aple à être homme de parti : il fait trop tôt passer sa pensée à travers le parti.

580.

Mauvaise mémoire. — L’avantage de la mauvaise mémoire est qu’on jouit plusieurs fois des mêmes choses pour la première fois.

581.

Se faire de la peine. — Le manque de scrupule de la pensée est souvent le signe d’une disposition intérieure inquiète qui cherche à s’étourdir.

582.

Martyr. — L’adepte d’un martyr souffre plus que le martyr.

583.

Vanité retardataire. — La vanité de beaucoup de gens qui n’auraient pas besoin d’être vains est une habitude gardée et devenue grande, qui date du temps où ils n’avaient pas encore le droit de croire en eux, et ne faisaient que mendier cette croyance auprès d’autrui en petite monnaie.

584.

Punctum saliens de la passion. — Celui qui est en passe d’entrer en colère ou dans une passion d’amour violente, atteint un point où d’âme est pleine comme un tonneau ; toutefois il faut encore le surcroît d’une goutte d’eau, de la bonne volonté pour la passion (que l’on nomme d’ordinaire aussi la mauvaise). Il ne faut que ce petit grain, alors le tonneau déborde.

585.

Pensée de mauvaise humeur. — Il en est des hommes comme des tas de charbons dans la forêt. Ce n’est que lorsque les jeunes hommes ont flambé, et sont charbonnés comme ceux-là, qu’ils deviennent utilisables. Tant qu’ils brûlent et fument, ils sont peut-être plus intéressants, mais inutiles et trop souvent incommodes. — L’humanité emploie sans compter tous les individus comme combustible pour chauffer ses grandes machines : mais pourquoi donc les machines, si tous les individus (c’est-à -dire l’humanité) ne sont bons qu’à les entretenir ? Des machines qui sont leur fin à elle-mêmes, est-ce là l’umana commedia ?

586.

De la petite aiguille de la vie. — La vie se compose de rares moments isolés d’une extrême importance et d’intervalles en nombre infini, dans lesquels c’est tout au plus si les ombres de ces moments planent autour de nous. L’amour, le printemps, toute belle mélodie, la montagne, la lune, la mer — tout ne parle qu’une fois entièrement au cœur : si même il arrive qu’ils prennent la parole tout à fait. Car beaucoup de gens n’ont pas même ces moments et sont eux-mêmes des intervalles et des pauses dans la symphonie de la vie réelle.

587.

Assaillir ou envahir. — Nous commettons souvent la faute de traiter en ennemi une tendance ou un parti ou une époque, parce que nous n’arrivons par hasard qu’à voir leur côté extérieur, leur étiolement ou les « défauts de leurs qualités », qui y sont nécessairement attachés — peut-être parce que nous-mêmes nous y avons principalement participé. Alors nous leur tournons le clos et cherchons une direction opposée ; mais le meilleur serait de rechercher les bons côtés importants ou de les créer en soi-même. Il est vrai qu’il faut un regard plus fort et une volonté meilleure pour faire progresser ce qui se fait et n’est point achevé que pour le pénétrer et le renier dans son imperfection.

588.

Modestie. — Il y a une modestie vraie (qui est de reconnaître que nous ne sommes pas notre propre ouvrage) ; et elle convient bien sans doute au grand esprit, parce qu’il peut justement comprendre l’idée de pleine irresponsabilité (même pour le bien qu’il crée). L’immodestie du grand homme n’est pas odieuse en ce qu’il sent sa force, mais parce qu’il ne veut éprouver sa force qu’en blessant les autres, en les traitant en maître et en observant jusqu’à quel point ils le tolèrent. Ordinairement, cela prouve même le manque de sentiment assuré de sa force et fait par là douter les hommes de sa grandeur. En ce sens, l’immodestie ne fût-ce qu’au point de vue de l’habileté, est fort à déconseiller.

589.

La première pensée de la journée. — Le meilleur moyen de bien commencer chaque journée est : à son réveil, de réfléchir si l’on ne peut pas ce jour-là faire plaisir au moins à un homme. Si cela pouvait être admis pour remplacer l’habitude religieuse de la prière, les autres hommes auraient un avantage à ce changement.

590.

La prétention, moyen dernier de consolation. — Si l’on se rend compte d’un insuccès, de son insuffisance intellectuelle, de sa maladie, en y voyant le sort où l’on était prédestiné, l’épreuve que l’on doit subir, ou le châtiment d’une faute intérieure, on se rend par là son propre être plus intéressant et l’on s’élève par la pensée au-dessus de ses semblables. Le pécheur orgueilleux est une figure connue dans toutes les sectes cléricales.

591.

Végétation du bonheur. — Tout près de la douleur du monde et souvent sur son sol volcanique, l’homme a établi son petit jardin de bonheur. Que l’on considère la vie avec l’œil de l’homme qui ne veut que la connaissance de son être, ou de celui qui s’abandonne et se résigne, ou de celui qui prend son plaisir à la difficulté vaincue, — partout on trouve quelque bonheur poussé à côté de l’infortune — et d’autant plus de bonheur que le sol est plus volcanique, — il serait seulement ridicule de dire que par ce bonheur la souffrance elle-même est justifiée.

592.

La route des ancêtres. — Il est raisonnable que quelqu’un perfectionne en lui-même le talent où son père ou son grand-père ont dépensé leur peine, au lieu de se mettre à son tour à quelque chose de nouveau : il s’enlève autrement la possibilité d’arriver à la perfection dans quelque matière que ce soit. C’est pourquoi le proverbe dit : « Par quelle route dois-tu chevaucher ? — Par celle de tes ancêtres. »

593.

Vanité et ambition éducatrices. — Tant qu’un homme n’est pas devenu l’instrument de l’intérêt général des hommes, l’ambition peut le tourmenter ; mais si son but est atteint, s’il travaille par nécessité comme une machine pour le bien de tous, la vanité peut alors venir ; elle l’humanisera en détail, le rendra plus sociable, plus supportable, plus indulgent, alors que l’ambition a achevé en lui le gros œuvre (le rendre utile).

594.

Novices en philosophie. — Vient-on de recevoir la sagesse d’un philosophe, on s’en va par les rues avec le sentiment d’être réformé et devenu un grand homme ; car on ne trouve que des gens qui ne connaissent pas cette sagesse, par conséquent on a sur tout une nouvelle décision inconnue à proposer : parce qu’on reconnaît un Code, on pense dès lors pouvoir se poser aussi en juge.

595.

Plaire en déplaisant. — Les hommes qui préfèrent choquer, et par là déplaire, désirent la même chose que ceux-qui veulent ne pas choquer et plaire, seulement à un degré bien plus haut et indirectement, au moyen d’une marche intermédiaire par laquelle en apparence ils s’éloignent de leur but. Ils veulent l’influence et la puissance, et par cette raison montrent leur supériorité, même de manière à causer une impression désagréable ; car ils savent que celui qui enfin est parvenu à la puissance plaît presque en tout ce qu’il fait et dit, et que là même où il déplaît, il a l’air encore malgré tout de plaire. — L’esprit libre aussi, ét de même le croyant, veulent la puissance afin de plaire un jour par elle ; si à cause de leur théorie un mauvais destin, persécution, prison, supplice, les menace, ils prennent plaisir à la pensée que de cette façon leur théorie se gravera dans l’humanité par le fer et le feu ; ils l’acceptent comme un moyen douloureux, mais efficace, bien qu’agissant tardivement, d’arriver encore malgré tout à la puissance.

596.

Casus belli et analogues. — Le prince qui, une fois la décision prise de faire la guerre au voisin, invente un casus belli, ressemble au père qui donne à un enfant une mère supposée, qui désormais doit passer pour telle. Et n’est-il pas vrai que presque tous les motifs ouvertement donnés de nos actions sont de pareilles mères supposées ?

597.

Passion et droit. — Personne ne parle plus passionnément de son droit que celui qui, au fond de l’âme, a un doute sur son droit. En tirant la passion de son côté, il veut étourdir la raison et son doute : ainsi il gagne la bonne conscience et avec elle le succès auprès des autres hommes.

598.

Artifice de l’abstinent. — Qui proteste contre le mariage, à la manière des prêtres catholiques, cherchera à l’entendre dans sa conception la plus basse, la plus vulgaire. De même, qui repousse l’estime de ses contemporains, en saisira l’idée d’une façon basse ; il se facilite ainsi l’abstinence et la résistance. Au reste, celui qui se refuse beaucoup de choses dans l’ensemble s’accordera facilement de l’indulgence dans le détail. Il serait possible que celui qui s’est élevé au-dessus de l’approbation des contemporains, ne voulût pas pour cela se refuser la satisfaction de petites vanités.

599.

Âge de la prétention. — C’est entre la vingt-sixième et la trentième année que s’étend chez les hommes de talent la période propre de la prétention ; c’est le temps de la maturité première avec un fort reste d’acidité. On réclame à raison de ce qu’on sent en soi, d’hommes qui n’en voient rien ou peu, de l’honneur et du respect, et l’on se venge de ce que d’abord ils font défaut par ce regard, ce geste de prétention, ce son de voix, qu’une oreille et qu’un œil fins reconnaissent dans toutes les productions de cet âge, que ce soient poèmes, philosophies, ou peintures et musique. Les hommes d’expérience plus âgés en sourient et songent avec émotion à ce bel âge de la vie, où l’on se fâche contre la destinée de ce qu’on est tant et paraît si peu. Plus tard on paraîtra réellement plus, — mais on a perdu la ferme conviction d’être beaucoup ; qu’on reste donc toute sa vie fou incorrigible de vanité.

600.

Illusoire et pourtant utile. — Comme pour côtoyer un précipice ou franchir un ruisseau profond sur une poutre, on a besoin d’un garde-fou, non pour s’y retenir, — car il se briserait aussitôt avec l’homme — mais pour donner à l’œil l’idée de la sécurité : de même on a besoin, à ses débuts, de personnes qui nous rendent inconsciemment le service de ce garde-fou. Il est vrai qu’elles ne nous aideraient pas, si nous voulions réellement nous appuyer sur elles dans un grand danger, mais elles donnent l’impression tranquillisante de la protection dans le voisinage (exemples, les pères, maîtres, amis, tels qu’ils sont en effet tous les trois d’ordinaire).

601.

Apprendre à aimer. — Il faut apprendre à aimer, apprendre à être bon, et cela dès la jeunesse ; si l’éducation et le sort ne nous donnent pas l’occasion de nous exercer à ces sentiments, notre âme devient sèche et même impropre à l’intelligence de toutes ces tendres inventions d’hommes aimants. De même, la haine doit être apprise et nourrie, si l’on veut être un bon haïsseur : autrement le germe en mourra aussi peu à peu.

602.

Les ruines servant de parure. — Tels qui passent par beaucoup de transformations d’esprit conservent quelques idées et habitudes d’états antérieurs, lesquelles alors se dressent dans leur pensée et leur conduite nouvelle comme un fragment d’antiquité inexplicable et de muraille grise : souvent pour l’ornement de tout le paysage.

603.

Amour et respect. — L’amour désire, la crainte évite. À cela tient que l’on ne peut être ensemble aimé et respecté par la même personne, du moins dans le même temps. Car celui qui respecte reconnaît la puissance, c’est-à-dire qu’il la craint ; son état est une crainte respectueuse. Mais l’amour ne reconnaît aucune puissance, rien qui sépare, distingue, établisse supériorité et infériorité de rang. C’est parce qu’il ne respecte pas que les hommes ambitieux ont en secret ou ouvertement de la répugnance contre le fait d’être aimés,

604.

Préjugé en faveur des hommes froids. — Les hommes qui prennent feu aisément se refroidissent vite, et sont par là peu sûrs en général. C’est pourquoi il y a pour ceux qui sont toujours froids ou se posent comme tels, ce préjugé favorable que ce sont des hommes particulièrement dignes de confiance et sûrs : on les confond avec ceux qui prennent feu lentement et le conservent longtemps.

605.

Le danger des opinions libres. — Le léger contact avec des opinions libres procure une excitation, comme une sorte de cri de joie ; si on lui donne davantage, on commence à frotter les endroits jusqu’à ce qu’enfin il se produise une plaie ouverte et douloureuse : c’est-à-dire jusqu’à ce que l’opinion libre commence à nous troubler, à nous torturer dans l’orientation de notre existence, dans nos rapports sociaux.

606.

Désir d’une profonde douleur. — La passion laisse, quand elle est passée, un regret obscur d’elle-même, et nous jette encore, tandis qu’elle disparaît, un regard séducteur. Il faut bien qu’il y ait une sorte de plaisir à être frappé de ses fouets. Les sentiments médiocres paraissent vides en comparaison on aime, à ce qu’il paraît, encore mieux le déplaisir violent que le plaisir plat.

607.

Mauvaise humeur contre les autres et contre le monde. — Lorsque, comme si souvent, nous mettons notre mauvaise humeur au compte d’autrui, tandis que nous la sentons réellement s’adresser à nous, nous nous efforçons, au fond, d’embrumer et d’abuser notre jugement ; nous voulons motiver cette mauvaise humeur a posteriori, par les bévues, les défauts des autres, et nous perdre ainsi de vue nous-mêmes. — Les hommes d’une religion stricte, qui sont contre eux-mêmes des juges impitoyables, sont en même temps ceux qui ont dit le plus de mal de l’humanité : un saint qui garde pour lui les péchés et pour les autres les vertus n’a jamais existé ; pas plus que celui qui, suivant le prétexte du Bouddha, cache aux gens ce qu’il a de bien et ne laisse voir que ce qu’il a de mauvais.

608.

Cause et effet confondus. — Nous cherchons inconsciemment les principes et les opinions théoriques qui sont appropriés à notre tempérament, si bien qu’à la fin il semble que ce soient les principes et les théories qui aient créé notre caractère. Notre pensée et notre jugement sont censés, après coup, d’après les apparences, être la cause de notre être : mais dans le fait c’est notre être qui est cause que nous pensons et jugeons de telle ou telle manière. — Et qu’est-ce qui nous détermine à cette comédie presque inconsciente ? L’indolence et le laisser-aller, et, non pour la moindre part, le désir de la vanité d’être trouvé logique d’un bout à l’autre, uniforme en être et en pensée ; car cela procure de la considération, donne de la confiance et de la puissance.

609.

Âge et vérité. — Les jeunes gens aiment l’intéressant et le singulier, peu importe à quel point il est vrai ou faux. Les esprits plus mûrs aiment, de la vérité, ce qu’il y a en elle d’intéressant et de singulier. Les cerveaux bien mûris enfin aiment la vérité, même dans les choses où elle apparaît nue et simple et cause à l’homme vulgaire de l’ennui, parce qu’ils ont observé que la vérité a coutume de dire ce qu’elle possède de plus élevé en esprit, avec l’air de la simplicité.

610.

Les hommes mauvais poètes. — Tout comme les mauvais poètes, dans la seconde partie du vers, cherchent l’idée pour la rime, de même les hommes, dans la seconde partie de la vie, devenus plus inquiets, ont coutume de chercher les actions, les situations, les relations, qui cadrent avec celles de leur vie antérieure, en sorte qu’extérieurement tout soit d’accord ; mais leur vie n’est plus dominée et toujours à nouveau déterminée par une pensée forte, elle est remplacée par l’intention de trouver une rime.

611.

Ennui et jeu. — Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir ! comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c’est-à -dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision de bonheur des artistes et des philosophes.

612.

Enseignement par les portraits. — Si l’on considère une série de portraits de soi-même, des jours de la première enfance à la maturité virile, on constate, avec une agréable surprise, qu’il y a plus de ressemblance entre l’homme et l’enfant qu’entre l’homme et l’adolescent : qu’ainsi vraisemblablement, d’une manière analogue, il s’est produit dans l’intervalle une aliénation temporaire du caractère essentiel, dont la force accumulée, ramassée, de l’homme fait s’est de nouveau rendue maîtresse. À cette remarque correspond cette autre, que toutes les fortes influences de passions, de maîtres, d’événements politiques, qui nous entraînent dans la jeunesse, paraissent ramenées plus tard à une mesure fixe : assurément, elles continuent de vivre et d’agir en nous, mais le sentiment et la pensée fondamentale n’en ont pas moins la prévalence et les emploient sans doute comme sources de force, mais non plus comme régulatrices, ainsi que cela se fait bien aux environs de la vingtième année. De même encore, la pensée et le sentiment de l’homme fait paraissent plus conformes à ceux de son âge enfantin — et ce fait intérieur a son expression dans les traits extérieurs que j’ai mentionnés.

613.

Son de la voix des âges. — Le ton sur lequel les jeunesgensparlent, louent, blâment, font des vers, déplaît aux gens plus âgés, parce qu’il est trop haut et néanmoins en même temps sourd et incertain comme le son poussé dans une salle voûtée, qui, à travers le vide, acquiert une telle force de résonance ; car la plupart de ce que les jeunes gens pensent n’a pas jailli du plein de leur propre nature, mais c’est une résonance, un écho de ce que l’on pense, dit, loue, blâme dans leur voisinage. Mais les sentiments (de sympathie et d’aversion) résonnent en eux bien plus fort que les motifs qui les causent, et ainsi se produit, lorsqu’ils rendent la parole à leur sentiment, ce ton sourd d’écho qui décèle l’absence ou la pauvreté de motifs. Le ton de l’âge plus mûr est précis, bref, modérément élevé, mais, comme tout ce qui est clairement articulé, portant très loin. La vieillesse enfin apporte dans le son de voix quelque douceur et indulgence, et, pour ainsi dire, le sucre : dans bien des cas, à la vérité, elle le rend aussi plus aigre.

614.

Hommes arriérés et avancés. — Le caractère désagréable, qui est plein de méfiance, qui sent avec envie tout heureux succès de ses confrères et de ses proches, qui est violent et furieux contre les opinions dissidentes, montre qu’il appartient à un stade antérieur de la civilisation, qu’il est donc une survivance ; car la manière dont il a commerce avec les hommes était la bonne et convenable pour les conditions d’un âge du droit du plus fort ; c’est un homme arriéré. Un autre caractère, qui est riche de sympathie, se fait partout des amis, ressent aveccordialité tout ce qui croît et grandit, partage tous les plaisirs de l’honneur et des succès d’autrui, et ne prétend pas au privilège de connaître seul le vrai, mais est rempli d’une confiance modeste — c’est un homme avancé, qui lutte pour une civilisation supérieure des hommes. Le caractère désagréable dérive des temps où les grossiers fondements de la société humaine étaient encore à jeter l’autre vit à des étages plus hauts, aussi éloigné que possible de l’animal sauvage, qui, enfermé dans les caves, sous les assises de la civilisation, fait rage et hurle.

615.

Consolation pour les hypocondres. — Si un grand penseur est momentanément sujet aux tortures de soi-même de l’hypocondrie, il peut se dire pour se consoler : « C’est ta propre grande force dont ee parasite se nourrit et s’accroît ; si elle était moindre, tu aurais moins à souffrir. » Ainsi peut aussi parler l’homme d’État, lorsque la jalousie et le sentiment de la vengeance, d’une façon générale la tendance au bellum omnium contra omnes, pour laquelle, étant le représentant d’une nation, il doit nécessairement avoir un grand don naturel, s’insinue à l’occasion même dans ses relations personnelles et lui rend la vie dure.

616.

Retiré du présent. — Il y a de grands avantages à se retirer un jour de son temps dans une forte mesure, et pour ainsi dire à se laisser entraîner de son rivage sur l’océan des conceptions passées du monde. De là, regardant vers le rivage, on en embrasse pour la première fois sans doute la configuration d’ensemble, et quand on s’en rapproche, on a l’avantage de le comprendre mieux en tout que ceux qui ne l’ont jamais quitté.

617.

Semer et récolter sur des défauts personnels. — Des hommes comme Rousseau s’entendent à utiliser leurs faiblesses, leurs lacunes, leurs fautes, comme un fumier pour leur talent. Si celui-là se plaint de la corruption et de la décadence de la société comme d’une funeste conséquence de la civilisation, il y a là au fond une expérience personnelle dont l’amertume lui donne cette âpreté d’une condamnation générale et empoisonne les flèches qu’il tire ; il se soulage d’abord comme individu et pense à chercher un remède qui sera d’utilité pour la société directement, mais indirectement et grâce à elle, pour lui.

618.

Avoir l’esprit philosophique. — D’ordinaire on fait des efforts pour procurer à toutes les situations et à tous les événements de la vie une seule direction de conscience, une seule espèce de points de vue — c’est ce qu’on appelle principalement avoir l’esprit philosophique. Mais pour l’enrichissement de la connaissance, il peut y avoir plus d’intérêt à ne pas s’uniformiser de la sorte, mais à écouler la voix légère des diverses situations de la vie ; celles-ci portent avec elles leur point de vue propre. C’est ainsi qu’on prend une part reconnaissante à la vie et à l’existence de beaucoup, en ne se traitant pas soi-même comme un individu fixé, consistant, un.

619.

Au feu du mépris. — C’est un nouveau pas fait vers l’indépendance que d’oser enfin exprimer des vues qui passent pour faire honte à qui les propage ; en ce cas les amis même et les connaissances ont coutume d’être inquiets. C’est encore un feu par lequel doit passer la nature bien douée ; elle s’appartient ensuite plus encore à elle-même.

620.

Sacrifice. — Le grand sacrifice est, lorsqu’il y a choix, préféré à un petit : c’est que pour le grand sacrifice nous nous dédommageons en nous admirant nous-mêmes, ce qui ne nous est pas possible dans le petit.

621.

L’amour en tant qu’artifice. — Qui veut apprendre à connaître réellement quelque chose de nouveau (que ce soit un homme, un événement, un livre), fait bien d’adopter cette nouveauté avec tout l’amour possible, de détourner promptement sa vue de ce qu’il y trouve d’hostile, de choquant, de faux, même de l’oublier : si bien qu’à l’auteur d’un livre, par exemple, on donne la plus grande avance et que d’abord, comme dans une course, on souhaite, le cœur palpitant, qu’il atteigne son but. Par ce procédé, on pénètre en effet la chose jusqu’au cœur, jusqu’à son point émouvant : et c’est ce qui s’appelle justement apprendre à connaître. Une fois là, le raisonnement fait après coup ses restrictions ; cette estime trop haute, cette suspension momentanée du pendule critique, n’était qu’un artifice pour prendre à la pipée l’âme d’une chose.

622.

Penser trop de bien et trop de mal du monde. — Qu’on pense trop de bien ou trop de mal des choses, on y trouve toujours l’avantage de recueillir une plus grande satisfaction : car avec une trop bonne opinion préconçue, nous mettons d’ordinaire plus de douceur dans les choses (les événements) qu’elles n’en contiennent réellement. Une trop mauvaise opinion préconçue cause une déception agréable : l’agrément qui de soi était dans les choses s’accroît de l’agrément de la surprise. — Un tempérament, sombre fera d’ailleurs dans l’un et l’autre cas l’expérience inverse.

623.

Hommes profonds. — Ceux qui ont leur force dans la profondeur des impressions — on les nomme d’habitude hommes profonds — sont, en face de toute apparition soudaine, relativement calmes et résolus : car au premier moment l’impression était encore superficielle, elle ne devient qu’ensuite profonde. Ce sont les choses et les personnes longuement prévues et attendues qui excitent le plus de telles natures et les rendent presque incapables de présence d’esprit lorsqu’elles arrivent enfin,

624.

Relation avec le Moi supérieur. — Tout homme a son bon jour , où il trouve son Moi supérieur ; et la véritable humanité veut qu’on n’apprécie chacun que d’après cet état et non d’après les jours ouvrables de dépendance et de servilité. On doit, par exemple, juger et honorer un peintre d’après la vision la plus haute qu’il a été capable d’avoir et de rendre. Mais les hommes eux-mêmes ont des relations très diverses avec ce Moi supérieur et sont souvent leurs propres comédiens, en ce sens qu’ils recommencent toujours à imiter dans la suite ce qu’ils sont dans ces moments. Beaucoup vivent dans la frayeur et l’humilité devant leur idéal et voudraient le renier : ils ont peur de leur Moi supérieur, parce que, quand il parle, il parle arrogamment. En outre il jouit de la liberté mystérieuse de venir et départir comme il veut ; c’est pourquoi on l’appelle souvent un don des dieux, tandis qu’en réalité c’est tout le reste qui est un don des dieux (du hasard) : mais lui est de l’homme même.

625.

Hommes solitaires. — Bien des hommes sont si accoutumés à être seuls avec eux-mêmes qu’ils ne se comparent pas du tout à d’autres, mais qu’ils déroulent le monologue de leur existence dans un cîatd’esprit paisible et gai, en bonnes conversations avec eux-mêmes, et même en rires. Mais si on les amène à se comparer à autrui, ils inclinent à une subtile dépréciation d’eux-mêmes : au point qu’ils faut les forcer à rapprendre d’autrui une bonne et juste idée de soi : et encore, de cette idée apprise, ils voudront toujours retirer et corriger quelque chose. — Il faut donc concéder à certains hommes leur solitude et ne pas être assez sot, comme on fait souvent, pour les en plaindre.

626.

Sans mélodie. — Il y a des hommes à qui un perpétuel repos sur soi-même et une disposition harmonique de toutes leurs facultés est tellement propre que toute activité en vue d’un but leur répugne. Ils ressemblent à une musique qui ne se compose que d’accords harmoniques longuement tenus, sans que jamais s’y montre même le commencement d’un mouvement mélodique enchaîné. Tout mouvement communiqué du dehors ne sert qu’à redonner aussitôt à l’esquif un nouvel équilibre sur la mer de la consonance harmonique. Les hommes modernes éprouvent de coutume une impatience extrême quand ils rencontrent de pareilles natures qui ne produisent rien sans qu’on puisse dire d’elles qu’elles ne sont rien. Mais il y a des dispositions particulières où leur vue amène cette question extraordinaire : À quoi bon en somme de la mélodie ? pourquoi ne nous suffit-il pas que notre vie se reflète paisiblement dans un lac profond ? — Le moyen-âge était plus riche que le nôtre en natures pareilles. Qu’il est rare de rencontrer encore un homme qui peut ainsi vivre sans cesse en paix et joie avec lui-même, même dans la foule, se disant comme Gœthe : « Le meilleur est le calme profond où je vis et grandis à l’égard du monde, acquérant ce qu’il ne saurait me prendre par le fer et le feu ! »

627.

Vie et aventures. — Quand on voit comment certaines gens savent s’arranger avec leurs aventures — leurs aventures insignifiantes de chaque jour — de sorte qu’elles deviennent un terrain qui porte fruit trois fois l’an ; tandis que d’autres — et combien ! — sont entraînés par les coups de mer des vicissitudes les plus houleuses, des courants les plus variés des temps et des peuples, et cependant restent toujours légers, toujours à la surface, comme du liège : on est à la fin tenté de diviser l’humanité en une minorité (une minimalité) d’hommes qui savent faire de peu beaucoup, et une majorité de ceux qui savent faire de beaucoup peu de chose ; bien mieux, on tombe sur des maîtres en sorcellerie à rebours qui, au lieu de créer de rien le monde, créent du monde un rien.

628.

Sérieux dans le jeu. — À Gênes, du haut d’une tour j’entendis, au moment du crépuscule du soir, un long air de clochettes : il ne voulait pas finir et résonnait, comme insatiable de lui-même, par-dessus le murmure des rues, dans le ciel du soir et la brise marine, si triste, si puéril en même temps, si mélancolique. Alors je pensai aux paroles de Platon et je les sentis tout à coup au fond du coeur : Tout ce qui est humain ensemble ne vaut pas le grand sérieux, et pourtant — —

629.

De la conviction et de la justice. — Ce que l’homme dans la passion dit, promet, résout, le tenir ensuite dans le sang-froid et le calme — c’est un devoir à mettre au nombre des plus lourds fardeaux qui pèsent sur l’humanité. Être obligé d’admettre à jamais les conséquences de la coIère, de la vengeance enflammée, du dévouement enthousiaste — cela peut éveiller contre ces sentiments une amertume d’autant plus grande que c’est justement à leur égard que partout, et notamment chez les artistes, on pratique un culte idolâtre. Les artistes payent cher l’estime accordée aux passions et l’ont toujours fait ; il est vrai qu’ils exaltent aussi les satisfactions terribles des passions qu’un homme tire, lui-même de ces explosions de vengeance suivies de mort, de mutilation, d’exil volontaire, et cette résignation du cœur brisé. Toujours les curieux désirs de passions se tiennent en éveil, il semblerait qu’ils disent : « Sans passions, vous n’aurez point vécu. » — Pour avoir juré fidélité (peut-être même à un être purement fictif, comme un Dieu), pour avoir dévoué son cœur à un prince, un parti, une femme, un ordre religieux, un artiste, un penseur, dans un état d’illusion aveugle, qui nous enveloppait de séduction et faisait apparaître ces êtres comme dignes de tous les respects, de tous les sacrifices, — est-on lié enfin indissolublement ? Certes, ne nous sommes-nous pas alors trompés nous-mêmes ? N’était-ce pas une promesse hypothétique, sous la condition, qui, à dire le vrai, ne s’est pas réalisée, que ces êtres à qui nous nous consacrions seraient réellement ce qu’ils paraissaient être dans notre imagination ? Sommes-nous obligés à être fidèles à nos erreurs, même avec l’idée que par cette fidélité nous portons dommage à notre Moi supérieur ? — Non, il n’y a point de loi, point d’obligation de ce genre ; nous devons être traîtres, pratiquer l’infidélité, abandonner toujours et toujours notre idéal. Nous ne passons pas d’une période de la vie à l’autre sans causer et aussi sans ressentir par là les douleurs de la trahison. Faudrait-il que, pour échapper à ces douleurs, nous nous missions en garde contre les transports de notre sentiment ? Le monde alors ne deviendrait-il pas trop vide, trop spectral ? Demandons-nous plutôt si ces douleurs, lors d’un changement de conviction sont nécessaires ou si elles ne dépendent pas d’une opinion et d’une appréciation erronées. Pourquoi admire-t-on celui qui reste fidèle à sa conviction, et méprise-t-on celui qui en change ? Je crains que la réponse ne doive être : parce que chacun suppose que seuls des motifs de bas intérêt ou de crainte personnelle causent un tel changement. Autrement dit : on croit au fond que personne ne modifie ses opinions tant qu’elles lui sont avantageuses, où du moins qu’elles ne lui font point tort. Mais s’il en est ainsi, c’est là un fâcheux témoignage sur l’importance intellectuelle de toutes les convictions. Examinons un peu comment les convictions naissent et voyons si l’on n’en fait pas beaucoup trop de cas : cela montrera que le changement de convictions aussi est toujours mesuré à une échelle fausse et que jusqu’ici nous avions coutume de souffrir trop de ce changement.

630.

Une conviction est la croyance d’être, sur un point quelconque de la connaissance, en possession de la vérité absolue. Cette croyance suppose donc qu’il y a des vérités absolues ; en même temps, que l’on a trouvé les méthodes parfaites pour y parvenir ; enfin que tout homme qui a des convictions applique ces méthodes parfaites. Ces trois conditions montrent tout de suite que l’homme des convictions n’est pas l’homme de la pensée scientifique ; il est devant nous à l’âge de l’innocence théorique, il est un enfant, quelle que soit sa taille. Mais des siècles entiers ont vécu dans ces idées puériles, et c’est d’eux qu’ont jailli les plus puissantes sources de force de l’humanité. Ces hommes innombrables qui se sacrifiaient pour leurs convictions croyaient le faire pour la vérité absolue. Tous avaient tort en cela : vraisemblablement jamais un homme ne s’est encore sacrifié pour la vérité ; du moins l’expression dogmatique de sa croyance a dû être anti-scientifique ou demi-scientifique. Mais on voulait proprement se faire donner raison parce qu’on pensait devoir avoir raison. Se laisser arracher sa croyance, cela voulait dire mettre peut-être en question son bonheur éternel. Dans une occasion de cette extrême importance, la « volonté » était par trop clairement le souffleur de l’intelligence. L’hypothèse préalable de tout croyant de cette tendance était de ne pas pouvoir être réfuté ; les raisons contraires se montraient-elles très fortes, il lui restait toujours ce recours de calomnier la raison en général et peut-être même d’arborer le « credo quia absurdum est », drapeau de l’extrême fanatisme. Ce n’est pas la lutte des opinions qui a rendu l’histoire si violente, mais bien la lutte de la foi dans les opinions, c’est-à-dire des convictions. Si pourtant tous ceux qui se faisaient de leur conviction une idée si grande, qui lui offraient des sacrifices de toute nature et n’épargnaient à son service ni leur honneur, ni leur vie, avaient consacré seulement la moitié de leur force à rechercher de quel droit ils s’attachaient à cette conviction plutôt qu’à cette autre, par quelle voie ils y étaient arrivés : quel aspect pacifique aurait pris l’histoire de l’humanité ! Combien eut été plus grand le nombre des connaissances ! Toutes ces scènes cruelles qu’offre la persécution des hérétiques de tout genre nous eussent été épargnées par deux raisons : d’abord parce que les inquisiteurs auraient dirigé avant tout leur inquisition sur eux-mêmes, et en auraient fini avec la prétention de défendre la vérité absolue ; puis parce que les partisans eux-mêmes de principes aussi mal fondés que le sont les principes de tous les sectaires et les « croyants au droit » auraient cessé de les partager après les avoir étudiés.

631.

Des temps où les hommes avaient accoutumé de croire à la possession des vérités absolues dérive un profond malaise dans toutes les attitudes sceptiques et relatives prises à l’égard de n’importe quel problème de la connaissance ; on préfère le plus souvent se vouer pieds et poings liés à une conviction qui est celle de personnes ayant de l’autorité (pères, amis, maîtres, princes), et l’on éprouve, à ne point le faire, une espèce de remords. Ce penchant est fort compréhensible et ses conséquences n’autorisent pas de vifs reproches contre le développement de la raison humaine. Mais peu à peu l’esprit scientifique doit mûrir dans l’homme cette vertu de l’abstention prudente, cette sage modération qui est plus connue dans le domaine de la vie pratique que dans celui de la vie théorique, et que par exemple Gœthe a représentée dans Antonio, comme un objet d’amertume pour tous les Tasse, autrement dit pour les natures antiscientifiques et en même temps dépourvues d’activité. L’homme des convictions a en soi un droit de ne pas comprendre cet homme de la pensée prudente, le théoricien Antonio ; l’homme de science au contraire n’a pas le droit de blâmer pour cela l’autre, il l’observe de haut et sait en outre, dans certaines occasions, que l’autre viendra encore se raccrocher à lui, comme Tasse finit par faire pour Antonio.

632.

Celui qui n’a point traversé des convictions diverses, mais reste engagé dans la croyance qui l’a d’abord pris en son filet, est, dans tous les cas, par suite de son immutabilité même, un représentant de cultures arriérées ; il est, par ce manque d’éducation (qui suppose toujours éducabilité), dur, inintelligent, rebelle à tout enseignement, sans douceur, être éternellement soupçonneux, sans scrupules, qui prend tous les moyens de faire prévaloir son opinion, parce qu’il ne peut même pas comprendre qu’il doive y avoir des opinions autres ; il est, à cet égard, peut-être une source d’énergie, et même salutaire, dans des civilisations devenues trop libres et trop molles, mais seulement par ce qu’il excite fortement à le contredire : car à cette occasion la délicate nature de la civilisation nouvelle, contrainte à lutter avec lui, prend elle-même de la force.

633.

Nous sommes au fond encore les mêmes hommes que ceux de l’époque de la Réforme : et comment pourrait-il en être autrement ? Mais le fait qu’il y a quelques moyens que nous ne nous permettons plus pour assurer le triomphe à notre opinion nous distingue de cette époque et prouve que nous appartenons à une civilisation plus élevée. Celui qui de nos jours encore, à la façon des hommes de la Réforme, combat et renverse les opinions par des soupçons, par des explosions de rage, trahit clairement qu’il aurait brûlé ses adversaires s’il avait vécu en d’autres temps, et qu’il aurait eu recours à tous les moyens de l’Inquisition, s’il avait vécu en adversaire de la Réforme. Cette Inquisition était alors raisonnable, car elle ne représentait autre chose que le grand état de siège qui devait être mis sur tout le royaume de l’Église, lequel, comme tout état de siège, autorisait aux mesures les plus extrêmes, dans la conviction préalable (que nous ne partageons plus aujourd’hui) qu’on possédait la vérité dans l’Église et qu’il fallait à tout prix, par tous les sacrifices, la conserver pour le salut de l’humanité. Mais de nos jours on ne concède si aisément à personne qu’il possède la vérité : les méthodes exactes de la recherche ont assez répandu de méfiance et de prudence pour que tout homme qui défend violemment ses opinions en paroles et en actes fasse l’effet d’un ennemi de notre civilisation actuelle, ou du moins d’un rétrograde. En effet, cette déclaration emphatique, que l’on possède la vérité, vaut maintenant très peu au prix de l’autre déclaration, plus modeste, il est vrai, et moins retentissante, de la recherche de la vérité, qui n’est jamais lasse de rapprendre et de faire de nouvelles expériences.

634.

Au reste, la recherche méthodique de la vérité est elle-même le résultat de ces temps où les convictions tenaient la campagne les unes contre les autres. Si chacun ne s’était pas intéressé à sa « vérité », c’est-à-dire au maintien de son droit, il n’existerait point de méthode de recherche ; mais ainsi, dans la lutte éternelle des prétentions de divers individus à la vérité absolue, on avançait pas à pas à la découverte de principes irréfutables, d’après lesquels on pût examiner le droit des prétendants et apaiser le conflit. D’abord on se décidait suivant des autorités, ensuite on se faisait mutuellement la critique des voies et moyens par où la soi-disant vérité avait été trouvée ; entre temps, il y avait une période où l’on tirait les conséquences du principe adverse et l’on pouvait les trouver pernicieuses et malfaisantes : d’où il résultait alors au jugement de chacun que la conviction de l’adversaire contenait une erreur. La lutte personnelle des penseurs a finalement si bien aiguisé les méthodes que l’on put réellement découvrir des vérités et que les fausses démarches des méthodes précédentes furent mises à nu aux yeux de tous.

635.

Dans l’ensemble, les méthodes scientifiques sont une conquête de la recherche pour le moins aussi considérable que n’importe quel autre résultat : c’est en effet sur l’entente de la méthode que repose l’esprit scientifique, et tous les résultats des sciences ne pourraient, si ces méthodes venaient à se perdre, empêcher un nouveau triomphe de la superstition et de l’absurdité. Les gens d’esprit ont beau apprendre autant qu’ils veulent des résultats de la science ; on s’aperçoit toujours à leur conversation, et particulièrement aux hypothèses qu’ils y proposent, que l’esprit scientifique leur fait défaut : ils n’ont pas cette défiance instinctive contre les écarts de la pensée, qui, à la suite d’un long exercice, a pris racine dans l’âme de tout homme de science. Il leur suffit de trouver sur un sujet une hypothèse quelconque, ils sont alors tout feu tout flamme pour elle et croient qu’ainsi tout est dit. Avoir une opinion signifie par là même chez eux : en devenir aussitôt fanatique et finalement la prendre à cœur comme une conviction. Ils s’échauffent, à propos d’une chose inexpliquée, pour la première fantaisie qui leur passe en tête et qui ressemble à une explication : d’où résultent continuellement, notamment dans le domaine de la politique, les plus fâcheuses conséquences. — C’est pourquoi chacun devrait de nos jours avoir appris à connaître au moins une science à fond : alors il saura toujours ce que c’est qu’une méthode et combien est nécessaire la plus extrême prudence. C’est particulièrement aux femmes qu’il faut donner ce conseil ; car elles sont maintenant incurablement victimes de toutes les hypothèses, surtout si celles-ci donnent l’impression de l’ingénieux, du séduisant, du vivifiant, du fortifiant. Plus on observe avec exactitude, plus on s’aperçoit que la grande majorité des gens cultivés demande encore au penseur des convictions et rien que des convictions, et qu’une petite minorité seulement veut une certitude. Ceux-là désirent être fortement entraînés, pour acquérir eux-mêmes par là un surcroît de force ; ceux-ci, le petit nombre, ont cet intérêt pour les choses mêmes qui fait abstraction des avantages personnels, même dudit surcroît de force. C’est sur la première classe, de beaucoup prédominante, que l’on compte partout où le penseur se prend et se donne pour un génie, partant se considère intérieurement comme un être supérieur, qui a droit à l’autorité. En tant que le génie de toute espèce entretient le feu des convictions et éveille de la défiance envers l’idée prudente et modeste de la science, il est un ennemi de la vérité, quand même il se croirait au plus haut point parmi ses amants.

636.

Il y a, il est vrai, une toute autre espèce de génie, celui de la justice ; et je ne puis absolument me résoudre à l’estimer inférieur à quelque génie que ce soit, philosophique, politique ou artistique. Il consiste à se détourner, avec une cordiale répugnance, de tout ce qui aveugle et égare le jugement sur les choses ; il est par conséquent un ennemi des convictions, car il veut donner à chaque objet, vif ou mort, réel ou imaginaire, ce qui lui revient — et pour cela il lui faut en avoir une connaissance nette ; il met donc chaque objet dans le meilleur jour et en fait le tour avec des yeux attentifs. Finalement, il donne même à son ennemie, la myope « conviction » (comme l’appellent les hommes : — chez les femmes, elle se nomme « foi ») ce qui revient à la conviction — pour l’amour de la vérité.

637.

Des passions naissent les opinions : la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions. — Or qui se sent un esprit libre, infatigable à la vie, peut empêcher cette cristallisation par un changement constant ; et s’il est en tout point une boule de neige pensante, il aura dans la tête en somme, non des opinions, mais seulement des consciences et des vraisemblances mesurées avec précision. — Mais nous, qui sommes des êtres mixtes, et tantôt enflammés par le feu, tantôt refroidis par l’esprit, plions le genou devant la Justice comme devant l’unique déesse que nous reconnaissions au-dessus de nous. Le feu qui est en nous nous fait d’ordinaire injustes et, aux yeux de cette déesse, impurs ; jamais il ne nous est donné en cet état de lui prendre la main, jamais alors ne plane sur nous le grave sourire de sa complaisance. Nous la vénérons comme l’Isis voilée de notre vie ; pleins de honte, nous lui apportons en tribut et en sacrifice notre douleur, quand le feu nous brûle et menace de nous dévorer. C’est l’esprit qui nous sauve d’être entièrement consumés et réduits en charbons ; il nous arrache de temps en temps de l’autel des sacrifices à la justice ou bien nous cache dans un tissu d’asbeste. Délivrés du feu, nous marchons alors, poussés par l’esprit, d’opinion en opinion, à travers le changement des partis, trahissant noblement toutes les choses qui peuvent en somme être trahies — et cependant sans un sentiment de culpabilité.

638.

Le voyageur. — Celui qui veut seulement dans une certaine mesure arriver à la liberté de la raison n’a pas le droit pendant longtemps de se sentir sur terre autrement qu’en voyageur, — et non pas même pour un voyage vers un but final : car il n’y en a point. Mais il se proposera de bien observer et d’avoir les yeux ouverts pour tout ce qui se passe réellement dans le monde ; c’est, pourquoi il ne peut attacher trop fortement son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y ait toujours en lui quelque chose du voyageur, qui trouve son plaisir au changement et au passage. Sans doute un pareil homme aura des nuits mauvaises, où il sera las et trouvera fermée la porte de la ville qui devait lui offrir un repos ; peut-être qu’en outre, comme en Orient, le désert s’étendra jusqu’à cette porte, que les bêtes de proie hurleront tantôt loin, tantôt près, qu’un vent violent se lèvera, que des brigands lui raviront ses bêtes de somme. Alors peut-être l’épouvantable nuit descendra pour lui comme un second désert sur le désert, et son cœur sera-t-il las de voyager. Qu’alors l’aube se lève pour lui, brûlante comme une divinité de colère, que la ville s’ouvre, il y verra peut-être sur les visages des habitants plus encore de désert, de saleté, de fourbe, d’insécurité que devant les portes — et le jour sera pire presque que la nuit. Ainsi peut-il en arriver parfois au voyageur ; mais ensuite viennent, en compensation, les matins délicieux d’autres régions et d’autres journées, où dès le point du jour il voit dans le brouillard des monts les chœurs des Muses s’avancer en dansant à sa rencontre, où plus tard, lorsque paisible, dans l’équilibre de l’âme des matinées, il se promène sous des arbres, verra-t-il de leurs cimes et de leurs frondaisons tomber à ses pieds une foison de choses bonnes et claires, les présents de tous les libres esprits qui sont chez eux dans la montagne, la forêt et la solitude, et qui, tout comme lui, à leur manière tantôt joyeuse et tantôt réfléchie, sont voyageurs et philosophes. Nés des mystères du matin, ils songent à ce qui peut donner au jour, entre le dixième et le douzième coup de cloche, un visage si pur, si pénétré de lumière, si joyeux de clarté, — ils cherchent la philosophie d’avant-midi.


ENTRE AMIS



POSTLUDE



I


Il est beau de se taire ensemble,
Plus beau de rire ensemble, —
Sous la tenture d’un ciel de soie,
Adossés contre la mousse du hêtre,
De rire affectueusement avec des amis d’un rire clair
Et de se montrer des dents blanches.

Si je fais bien, nous nous tairons ;
Si je fais mal, — nous nous rirons,
Et de plus en plus mal ferons,
Plus mal ferons, plus mal rirons,
Tant que nous descendions à la fosse.

Amis ! Oui ! Cela doit-il être ?
Amen ! et au revoir !




2


Point d’excuse ! Point de refus !
Accordez, gens joyeux, au cœur libre,
À ce livre de déraison
Oreille et cœur et gîte !
Croyez-moi, mes amis, ce n’est pas une malédiction
Que fut pour moi ma déraison !

Ce que je trouve, ce que je cherche
Fut-il jamais dans un livre ?
Honorez en moi la gent des fous !
Apprenez de ce livre fou
Comment Raison revient — « à la raison » !

Mes amis, cela doit-il être ?
Amen ! et au revoir !




NOTES


Humain, trop humain fait suite, presque sans intervalle, aux Considérations inopportunes : à la fin de juin 1876 Nietzsche avait écrit les derniers chapitres de Richard Wagner à Bayreuth (quatrième partie des Considérations inopportunes) et vers la fin du mois de juillet il travaillait déjà à Humain. Les répétitions en vue des représentations de Bayreuth avaient commencé quelques jours auparavant. Nietzsche s’y était rendu, mais « un profond éloignement » à l’égard de tout ce qui l’entourait, plus encore qu’un nouvel accès de sa maladie, l’en chassa bientôt. C’est dans la solitude de Kingenbrunn, en pleine forêt de Bayreuth, que devait s’accomplir cette séparation, hâtée et provoquée en partie par le spectacle des fêtes, véritable divorce intellectuel qu’annonçait déjà maint présage, et qui a trouvé son expression dans Humain, trop humain. Hanté par les visions nouvelles « qui passaient alors sur son chemin », à Klingenbrunn d’abord, à Bayreuth ensuite (il y était retourné pour passer le mois d’août), Nietzsche inscrivit sur son carnet une série d’aphorismes et de pensées qu’il dicta plus tard à Bâle au mois de septembre à Peter Gast. Ces premières ébauches — un cahier de 176 aphorismes qui portait le titre « Die Pflugschar » (« le soc de la charrue ») —, développées et amplifiées peu à peu, formèrent le présent volume. L’auteur avait primitivement l’intention de se servir de ces idées nouvelles pour une seconde série de Considérations inopportunes, la première devant être publiée en 1877 et porter le titre l’Esprit libre. Mais à Sorrente, où il passa l’hiver de 1876 à 1877, la masse des idées grossissant tous les jours, il se décida à publier le tout en un seul volume, sous la forme aphoristique de la première notation. Le titre Humain, trop humain qui, dans le cahier de notes, ne s’appliquait qu’au chapitre moral et psychologique, devint le titre général du livre. Durant l’été 1877 le travail fut continué à Ragaz et à Rosenlaui, et lorsque Nietzsche retourna à Bâle en automne de la même année, le manuscrit avait pris sa forme définitive. L’ouvrage, imprimé de janvier à avril, put enfin paraître en mai 1878 chez E. Schmeitzner à Dresde, sous le titre de Humain, trop humain. Un livre dédié aux esprits libres.

La feuille de titre portait au recto :

« Dédié à la mémoire

de Voltaire en commémoration de l’anniversaire de sa mort

le 30 mai 1878. »

Au verso de la feuille de titre on pouvait lire : « Ce livre monologué qui fut composé à Sorrente pendant un séjour d’hiver (1876 à 1877), ne serait pas livré au public maintenant déjà si l’approche du 30 mai 1878 n’avait vivement éveillé le désir d’apporter, à l’un des plus grands libérateurs de l’esprit, à l’heure convenable, un témoignage personnel. »

Cette dédicace fut supprimée plus tard ainsi qu’un premier feuillet qui portait l’épigraphe suivante :

EN GUISE DE PRÉFACE

« Pendant un certain temps, j’ai examiné les différentes occupations auxquelles les hommes s’adonnent dans ce monde, et j’ai essayé de choisir la meilleure. Mais il est inutile de raconter ici quelles sont les pensées qui me vinrent alors : qu’il me suffise de dire que, pour ma part, rien ne me parut meilleur que l’accomplissement rigoureux de mon dessein, à savoir : employer tout le temps de ma vie à développer ma raison et à rechercher les traces de la vérité ainsi que je me l’étais proposé. Car les fruits que j’ai déjà goûtés dans cette voie étaient tels qu’à mon jugement, dans cette vie, rien ne peut être trouvé de plus agréable et de plus innocent ; depuis que je me suis aidé de cette sorte de méditation, chaque jour me fit découvrir quelque chose de nouveau qui avait quelque importance et n’était point généralement connu. C’est alors que mon âme devint si pleine de joie que nulle autre chose ne pouvait lui importer. »

Traduit du latin de Descartes.

Lorsqu’en 1886 les Œuvres de Nietzsche changèrent d’éditeur, Humain, trop humain fut muni de la préface actuelle, écrite à Nice en avril 1886. Le volume reçut de plus en épilogue deux pièces de vers, composées en 1882, et rédigées dans leur forme définitive en 1884. — La deuxième édition parut chez C. G. Naumann, à Leipzig, en août 1898 (avec la date de 1894), la troisième l’année suivante .

La présente traduction a été faite sur le deuxième volume des Œuvres complètes de Fr. Nietzsche publié en 1894 chez C. G. Naumann à Leipzig par les soins du « Nietzsche-Archiv ».


À propos de Humain, trop humain, Nietzsche écrivit dans Ecce homo, une sorte d’autobiologie dont sa sœur nous a conservé quelques fragments : « Humain, trop humain est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : « Là où vous voyez des choses idéales, moi je vois — des choses humaines, hélas ! trop humaines ! » — Je connais mieux l’homme. — Un « esprit libre » ne signifie pas autre chose qu’un esprit affranchi, un esprit qui a repris possession de soi-même. Le ton, l’allure apparaissent complètement changés : ou trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. On dirait qu’un certain « intellectualisme » au goût aristocratique s’efforce constamment de dominer un courant de passion qui gronde par en dessous. À cet égard il est dans l’ordre que ce soit le centenaire de la mort de Voltaire précisément qui serve, en quelque sorte, d’excuse à une publication de ce genre en 1878 déjà. Car Voltaire est, par contraste avec tout ce qui écrivit après lui, avant tout un grand seigneur de l’esprit : ce que je suis moi aussi. — Le nom de Voltaire sur un écrit de moi, c’est là en réalité un progrès — vers moi-même. — Si l’on regarde de plus près, on découvre un esprit impitoyable qui connaît tous les recoins où s’abrite l’idéal, oùil a ses oubliettes et son dernier refuge. Armé d’une torche, mais dont la flamme ne tremble pas, il projette une lumière crue dans ce monde souterrain de l’idéal. C’est la guerre, mais la guerre sans poudre ni fumée, sans attitudes guerrières, sans gestes pathétiques ni contorsions, — car tout cela serait de l’ « idéalisme ». Tranquillement une erreur après l’autre est posée sur la glace ; l’idéal n’est pas réfuté, — il est congelé. — Ici par exemple c’est « le génie » qui gèle ; tournez le coin et vous verrez geler « le saint » ; sous une épaisse chandelle de glace gèle « le héros » ; pour finir c’est « la foi », ce qu’on appelle « la conviction » qui gèle : « la pitié » aussi se réfrigère considérablement, — presque partout gèle la « chose en soi »…

… Quand enfin le volume achevé fut entre mes mains — au profond étonnement du malade que j’étais, — j’en envoyais aussi deux exemplaires à Bayreuth. Par un trait d’esprit miraculeux du hasard, je reçus, à ce même moment un bel exemplaire du livret de Parsifal avec cette dédicace de Wagner : « À mon cher ami Frédéric Nietzsche, avec ses vœux et souhaits les plus cordiaux. Richard Wagner, conseiller ecclésiastique. » — Les deux livres s’étaient croisés. Il me sembla entendre comme un bruit fatidique : n’était-ce pas comme le cliquetis de deux épées qui se croisent ?… Vers la incme époque parurent les premiers numéros des « Bayreuther Blaetter » : je compris alors de quoi il était grand temps. — Ô prodige ! Wagner était devenu pieux… »

Henri Albert.



INDEX DES APHORISMES


________



1. — Des choses premières et dernières.



1. 
Chimie des idées et des sentiments 
 19
2. 
Péché originel des philosophes 
 21
3. 
Estime des vérités sans apparence 
 22
4. 
Astrologie et analogues 
 24
5. 
Mésentente du rêve 
 24
6. 
L’esprit de la science puissant dans le détail, non dans le tout 
 25
7. 
Le trouble-fête dans la science 
 26
8. 
Interprétation pneumatique de la nature 
 27
9. 
Monde métaphysique 
 27
10. 
Innocuité de la métaphysique dans l’avenir 
 28
11. 
Le langage comme prétendue science 
 29
12. 
Rêve et civilisation 
 30
13. 
Logique du rêve 
 32
14. 
Résonnance sympathique 
 35
15. 
Pas de dedans et de dehors dans le monde 
 36
16. 
Apparence et chose en soi 
 37
17. 
Explications métaphysiques 
 40
18. 
Questions fondamentales de la métaphysique 
 41
19. 
Le nombre 
 43
20. 
Quelques échelons à reculons 
 45
21. 
Victoire conjecturale du scepticisme 
 46
22. 
Incroyance au « monumentum aere perennius » 
 47
23. 
Âge de la comparaison 
 48
24. 
Possibilité du progrès 
 50
25. 
Morale privée et morale universelle 
 51
26. 
La réaction comme progrès 
 52
27. 
Succédané de la religion 
 54
28. 
Termes décriés 
 55
29. 
Enivré du parfum des fleurs 
 56
30. 
Mauvaises habitudes de raisonnement 
 57
31. 
L’illogique nécessaire 
 58
32. 
Injustice nécessaire 
 58
33. 
L’erreur sur la vie, nécessaire à la vie 
 60
34. 
Pour tranquilliser 
 62



II. —Pour servir à l’histoire des sentiments moraux.


35. 
Avantages de l’observation psychologique 
 65
36. 
Objection 
 67
37. 
Quand même 
 68
38. 
Utile, en quelle mesure 
 71
39. 
La fable de la liberté intelligible 
 72
40. 
Le sur-animal 
 78
41. 
Le caractère immuable 
 76
42. 
L’ordre des biens et la morale 
 76
43. 
Hommes cruels, hommes arriérés 
 77
44. 
Reconnaissance et vengeance 
 78
45. 
Double préhistoire du bien et du mal 
 59
46. 
Compassion, plus forte que passion 
 80
47. 
Hypocondrie 
 81
48. 
Économie de la bonté 
 81
49. 
Bienveillance 
 82
50. 
Vouloir exciter la pitié 
 83
51. 
Commentle paraître devient être 
 85
52. 
Le grain d’honnêteté dans la tromperie 
 86
53. 
Prétendu degré de vérité 
 87
54. 
Le mensonge 
 88
55. 
Suspecter la morale par égard pour la foi 
 89
56. 
Victoire de la connaissance sur le mal radical 
 90
57. 
La morale considérée comme une autonomie de l’homme 
 91
58. 
Ce qu’on peut promettre 
 92
59. 
Intelligence et morale 
 93
60. 
Vouloir se venger et se venger 
 94
61. 
Savoir attendre 
 94
62. 
Enivrement de vengeance 
 95
63. 
Valeur du ravalement 
 95
64. 
L’emporté 
 96
65. 
Où peut conduire l’honnêteté 
 96
66. 
Punissable, jamais punis 
 97
67. 
Sancta simpticitas de la vertu 
 97
68. 
Moralité et conséquence 
 97
69. 
Amour et justice 
 98
70. 
Exécution 
 99
71. 
L’Espérance 
 99
72. 
Le pouvoir calorique moral est inconnu 
 100
73. 
Le martyr malgré lui 
 101
74. 
Échelle de mesure pour tous les jours 
 102
75. 
Malentendu sur la vertu 
 102
76. 
L’Ascète 
 102
77. 
L’honneur transporté de la personne à la cause 
 102
78. 
L’ambition, succédané du sens moral 
 103
79. 
La vanité enrichit 
 103
80. 
Vieillard et mort 
 103
81. 
Erreur du passif et de l’actif 
 404
82. 
La peau de l’âme 
 106
83. 
Sommeil de la vertu 
 106
84. 
Subtilité de la honte 
 106
85. 
La méchanceté est rare 
 106
86. 
Le trébuchet de la balance 
 107
87. 
Correction à Luc 18, 14 
 107
88. 
Interdiction du suicide 
 107
89. 
Vanité 
 107
90. 
Limites de la philanthropie 
 109
91. 
Moralité larmoyante 
 109
92. 
Origine de la justice 
 109
93. 
Du droit du plus faible 
 111
94. 
Les trois phases de la moralité jusqu’à nos jours 
 111
95. 
Morale de l’individu parvenu à maturité 
 112
96. 
Morale et moral 
 114
97. 
Le plaisir dans la morale 
 116
98. 
Plaisir et instinct social 
 117
99. 
Ce qu’il y a d’innocence dans les actions dites méchantes 
 118
100. 
Pudeur 
 120
101. 
Ne jugez point 
 121
102. 
« L’homme agit toujours bien » 
 123
103. 
L’innocence de la méchanceté 
 124
104. 
Légitime défense 
 125
105. 
La justice rétributive 
 127
106. 
Au bord de la Cascade 
 128
107. 
Irresponsabilité et innocence 
 129



III. — La vie religieuse.


108. 
La double lutte contre le mal 
 135
109. 
Connaissance est douleur 
 136
110. 
La vérité dans la religion 
 138
111. 
Origine du culte religieux 
 142
112. 
À propos de certains antiques appareils de sacrifice 
 148
113. 
Le Christianisme comme antiquité 
 149
114. 
Ce qui n’est pas grec dans le Christianisme 
 150
115. 
Être religieux avec avantage 
 151
116. 
Le chrétien ordinaire 
 151
117. 
De l’habileté du Christianisme 
 152
118. 
Changement de personnel 
 153
119. 
Destinée du Christianisme 
 153
120. 
La preuve du plaisir 
 153
121. 
Jeux dangereux 
 153
122. 
Les disciples aveugles 
 154
123. 
Émiettement des églises 
 145
124. 
Impecabilité de l’homme 
 155
125. 
Irréligiosité des artistes 
 155
126. 
Art et facultés de l’interprétation fausse 
 156
127. 
Vénération de la folie 
 156
128. 
Promesses de la science 
 157
129. 
Donation défendue 
 157
130. 
Survivance du culte religieux dans la conscience 
 157
131. 
Ressouvenirs religieux 
 158
132. 
Du besoin de rédemption chrétien 
 160
133. 
 
 162
134. 
 
 165
135. 
 
 166
136. 
De l’ascétisme et de la sainteté chrétienne 
 166
137. 
 
 168
138. 
 
 169
139. 
 
 171
140. 
 
 172
141. 
 
 173
142. 
 
 178
143. 
 
 179
144. 
 
 180



IV. — De l’âme des artistes et des écrivains.


145. 
Le parfait est censé ne s’être pas fait 
 183
146. 
Le sens de la vérité chez l’artiste 
 184
147. 
L’art, évocateur des morts 
 185
148. 
Le poète, allégeur de la vie 
 185
149. 
La lente flèche de la beauté 
 186
150. 
Vivification de l’art 
 187
151. 
Par quoi le mètre donne de la beauté 
 187
152. 
L’art des âmes laides 
 188
153. 
L’art rend le cœur lourd au penseur 
 188
154. 
Jouer avec la vie 
 189
155. 
Croyance à l’inspiration 
 190
156. 
Encore l’inspiration 
 191
157. 
Les souffrances du génie et leur valeur 
 191
158. 
Fatalité des grandeurs 
 193
159. 
L’art périlleux pour l’artiste 
 193
160. 
Hommes créés 
 194
161. 
Excès d’estime de soi dans la foi aux artistes et aux philosophes 
 196
162. 
Culte du génie par vanité 
 197
163. 
La conscience de métier 
 199
164. 
Danger et avantage du culte du génie 
 201
165. 
Le génie et la nullité 
 204
166. 
Le public 
 204
167. 
Éducation artistique du public 
 203
168. 
L’artiste et sa suite doivent marcher au pas 
 205
169. 
Origine du comique 
 206
170. 
Ambition d’artiste 
 207
171. 
Le nécessaire dans l’œuvre d’art 
 208
172. 
Faire oublier le maître 
 208
173. 
Corriger la fortune 
 209
174. 
Réduire 
 209
175. 
Sensibilité dans l’art du présent 
 210
176. 
Shakespeare moraliste 
 210
177. 
Se mettre bien à portée de l’oreille 
 211
178. 
L’incomplet considéré comme l’efficace 
 211
179. 
Contre les originaux 
 212
180. 
Esprit collectif 
 212
181. 
Deux sortes de méconnaissance 
 212
182. 
Rapports avec la science 
 213
183. 
La Clé 
 213
184. 
Intraduisible 
 213
185. 
Paradoxes de l’auteur 
 213
186. 
Esprit 
 214
187. 
L’antithèse 
 214
188. 
Les penseurs comme stylistes 
 214
189. 
Idées dans la poésie 
 211
190. 
Péché contre l’esprit du lecteur 
 214
191. 
Limites de l’honnêteté 
 215
192. 
Le meilleur auteur 
 215
193. 
Loi draconienne contre les écrivains 
 215
194. 
Les fous de la civilisation moderne 
 215
195. 
Renouvelé des Grecs 
 216
196. 
Bons conteurs mauvais explicateurs 
 217
197. 
Les livres de gens qui nous sont connus et leurs lecteurs 
 218
198. 
Sacrifice rythmique 
 218
199. 
L’incomplet comme attrait artistique 
 219
200. 
Précaution en écrivant et en enseignant 
 219
201. 
Les mauvais écrivains nécessaires 
 220
202. 
Trop près et trop loin 
 221
203. 
Une préparation à l’art disparue 
 221
204. 
L’obscur et le trop clair l’un à côté de l’autre 
 222
205. 
Peinture littéraire 
 222
206. 
Livres qui enseignent à danser 
 223
207. 
Idées qui ne sont pas venues à terme 
 223
208. 
Le livre devient presque un homme 
 224
209. 
Joie dans la vieillesse 
 225
210. 
Fécondité tranquille 
 225
211. 
Achille et Homère 
 226
212. 
Vieux doutes sur l’action de l’art 
 227
213. 
Plaisir pris à l’absurde 
 228
214. 
Ennoblissement de la réalité 
 228
215. 
Musique 
 229
216. 
Geste et langage 
 230
217. 
L’immatérialité du grand art 
 232
218. 
La pierre est plus pierre que jadis 
 234
219. 
Origine religieuse de la musique moderne 
 235
220. 
L’au-delà dans l’art 
 237
221. 
La Révolution dans la poésie 
 237
222. 
Ce qui reste de l’art 
 243
223. 
Crépuscule de l’art 
 245



V. —Caractères de haute et basse civilisation.


224. 
Ennoblissement par dégénérescence 
 246
225. 
Esprit libre, conception relative 
 250
226. 
Origine de la foi 
 251
227. 
Conclu des conséquences au fondé et non fondé 
 252
228. 
Le caractère fort et bon 
 253
229. 
Mesure des choses dans les esprits serfs 
 255
230. 
Esprit fort 
 255
231. 
La production du génie 
 256
232. 
Conjecture sur l’origine de la liberté de l’esprit 
 257
233. 
La voix de l’histoire 
 257
234. 
Valeur de la mi-chemin 
 258
235. 
Génie et État idéal en contradiction 
 259
236. 
Les zones de la civilisation 
 261
237. 
Renaissance et Réforme 
 263
238. 
Justice envers le Dieu en devenir 
 264
239. 
Les fruits selon la saison 
 265
240. 
Gravité croissante du monde 
 266
241. 
Génie de la civilisation 
 267
242. 
Education miraculeuse 
 267
243. 
L’avenir du médecin 
 268
244. 
Dans le voisinage de la folie 
 270
245. 
Fonte de la civilisation 
 270
246. 
Les Cyclopes de la civilisation 
 271
247. 
Marche circulaire de l’humanité 
 272
248. 
Consolation d’un progrès désespéré 
 273
249. 
Souffrir du passé de la civilisation 
 274
250. 
Manières 
 274
251. 
Avenir de la science 
 276
252. 
Le plaisir de connaître 
 278
253. 
Fidélité, preuve de solidité 
 279
254. 
Accroissement de l’intéressant 
 280
255. 
Superstition de la simultanéité 
 280
256. 
Le pouvoir, non le savoir, exercé par la science 
 281
257. 
Attrait de jeunesse de la science 
 281
258. 
La statue de l’humanité 
 282
259. 
Une culture d’hommes 
 282
260. 
Le préjugé en faveur de la grandeur 
 284
261. 
Les tyrans de l’esprit 
 285
262. 
Homère 
 290
263. 
Dons naturels 
 291
264. 
L’homme d’esprit ou surfait ou déprécié 
 291
265. 
La raison dans l’école 
 292
266. 
Appréciation trop basse de l’éducation du lycée 
 293
267. 
Apprendre plusieurs langues 
 294
268. 
Pour servir à l’histoire de la guerre dans l’individu 
 295
269. 
Un quart d’heure trop tôt 
 296
270. 
L’art de lire 
 296
271. 
L’art de raisonner 
 297
272. 
Phases de la culture individuelle 
 298
273. 
En recul, non en arrière 
 300
274. 
Une section de notre Moi sert d’objet artistique 
 300
275. 
Cyniques et Épicuriens 
 301
276. 
Microcosme et macrocosme de la civilisation 
 303
277. 
Bonheur et culture 
 304
278. 
Comparaison tirés de la danse 
 304
279. 
De l’allégement de la vie 
 305
280. 
Aggravation en prise d’allégement et vice-versa 
 306
281. 
La culture supérieure est nécessairement incomprise 
 306
282. 
Lamento 
 307
283. 
Défaut principal des hommes d’action 
 308
284. 
En faveur de l’oisif 
 309
285. 
L’inquiétude moderne 
 309
286. 
Dans quelle mesure un homme actif est paresseu 
 310
287. 
Censor Vitæ 
 311
288. 
Conséquence accessoire 
 311
289. 
Importance de la maladie 
 312
290. 
Impression à la campagne 
 312
291. 
Circonspection des esprits libres 
 312
292. 
En avant 
 314



VI. — L’homme dans la société.


293. 
Dissimulation bienveillante 
 317
294. 
Copies 
 317
295. 
L’orateur 
 317
296. 
Manque d’abandon 
 318
297. 
Sar l’art de donner 
 318
298. 
Le partisan le plus dangereux 
 318
299. 
Conseilleurs du malade 
 318
300. 
Deux espèces d’égalité 
 318
301. 
Contre l’embarras 
 319
302. 
Préférence pour certaines vertus 
 319
303. 
Pourquoi l’on contredit 
 319
304. 
Confiance et confidence 
 319
305. 
Équilibre de l’amitié 
 320
306. 
Les médecins les plus dangereux 
 320
307. 
Quand les paradoxes sont à leur place 
 320
308. 
Comment on gagne les gens de courage 
 320
309. 
Gracieusetés 
 320
310. 
Faire attendre 
 321
311. 
Contre les confiants 
 321
312. 
Moyen d’apaisement 
 321
313. 
Vanité de la langue 
 321
314. 
Par égard 
 322
315. 
Indispensable pour la dispute 
 322
316. 
Fréquentation et arrogance 
 322
317. 
Motif de l’attaque 
 322
318. 
Flatterie 
 322
319. 
Bon épistolier 
 323
320. 
Le plus laid possible 
 323
321. 
Les compatissants 
 323
322. 
Parents d’un suicidé 
 323
323. 
Prévoir l’ingratitude 
 324
324. 
Dans une société sans esprit 
 324
325. 
Présence de témoins 
 324
326. 
Se taire 
 324
327. 
Le secret de l’ami 
 324
328. 
Humanité 
 325
329. 
L’embarrassé 
 328
330. 
Remercîment 
 355
331. 
Signe d’incompatibilité 
 325
332. 
Prétention à propos des services 
 326
333. 
Danger dans la voix 
 326
334. 
Dans la conversation 
 326
335. 
Peur du prochain 
 326
336. 
Distinguer par le blâme 
 326
337. 
Dépit de la bienveillance d’autrui 
 327
338. 
Vanités qui se croisent 
 327
339. 
Mauvaises façons, bon signe 
 328
340. 
Quand il est opportun d’avoir tort 
 328
341. 
Trop peu honoré 
 328
342. 
Échos d’états primitifs dans le discours 
 329
343. 
Le conteur 
 329
344. 
Le lecteur 
 330
345. 
Une scène de comédie qui se joue dans la vie 
 330
346. 
Impoli contre son gré 
 331
347. 
Chef-d’œuvre de traîtrise 
 331
348. 
Offenser et être offensé 
 331
349. 
Dans la dispute 
 332
350. 
Artifice 
 332
351. 
Remords qui suivent certaines compagnies 
 332
352. 
On est jugé à faux 
 333
353. 
Tyrannie du portrait 
 333
354. 
Le parent considéré comme le meilleur ami 
 334
355. 
Honnêteté méconnue 
 334
356. 
Le parasite 
 334
357. 
Sur l’autel de la réconciliation 
 333
358. 
Réclamer pitié, signe de prétention 
 335
359. 
Amorce 
 335
360. 
Contenance à l’égard de l’éloge 
 336
361. 
L’expérience de Socrate 
 336
362. 
Moyen de défense 
 337
363. 
Curiosité 
 337
364. 
Mécompte dans la société 
 337
365. 
Duel 
 337
366. 
Noblesse et reconnaissance 
 338
367. 
Les heures d’éloquence 
 339
368. 
Le talent de l’amitié 
 339
369. 
Tactique dans la conversation 
 340
370. 
Décharge de la mauvaise humeur 
 341
371. 
Prendre la couleur du milieu 
 341
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  1. Il y a dans le texte un jeu de mots sur loben et lieben.
  2. Le Modèle:Dr Paul Rée.
  3. Le Modèle:Dr Paul Rée.
  4. Thucydide, V, 85-III.
  5. Connaissance est douleur : ceux qui savent le plus — doivent pleurer le plus profondément sur cette vérité fatale, — l’Arbre de la Science n’est pas celui de la Vie.
  6. Que tourmentes-tu de desseins éternels une âme trop petite ?
    Pourquoi ne pas aller ou sous le haut platane, ou sous ce pin, s’Modèle:Corr ?
  7. Allusion aux vers de Gœthe :
    Die Sterne, die begehrt man nicht,
    Man freut sich ihrer Pracht.
    (On ne désire pas les étoiles, on se réjouit de leur splendeur).
  8. Il s’agit de la troisième partie des Considérations inactuelles : Schopenhauer.
  9. Aristote.