Husserl. Sa critique du psychologisme et sa conception d’une Logique pure

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HUSSERL

Sa critique du psychologisme et sa conception d’une Logique pure[1].


L’explication des règles de la connaissance peut être poursuivie et présentée sans aucun doute de plus de deux façons ; mais, dès que l’on se croit autorisé à simplifier, il est tout de même possible de concevoir que c’est dans l’une ou l’autre des deux grandes directions suivantes qu’elle peut être engagée. Ou bien elle se donne pour fin essentielle de définir les lois idéales de la pensée logique, d’en développer rigoureusement la signification régulatrice et impérative, sans avoir égard aux conditions de fait qui ont porté les esprits à en prendre conscience, même peut-être sans avoir égard aux transactions qu’elles sont plus ou moins obligées de consentir pour s’appliquer à tels ou tels objets ; ou bien au contraire, dépouillant la pensée logique de l’apparente rigueur de ses formes propres, elle tendra surtout à la replacer dans l’ensemble des événements qui composent la vie mentale, à la prendre dans sa signification réelle, mêlée de contingences et de compromissions, à la traiter en tout cas comme un fait, sujet aux mêmes recherches génétiques et aux mêmes déterminations causales que les autres faits psychologiques. La première de ces deux façons est celle qui est la plus fidèle à la tradition ; c’est qu’en effet elle est celle qui fut pour les philosophes la plus naturelle et pendant un temps la seule possible à pratiquer. La pensée logique, par ce qu’elle a de régulier et de clair, s’offre d’elle-même à la réflexion ; elle accomplit ses démarches dans la lumière ; elle est incomparablement plus aisée à saisir que la plupart des états psychologiques, qui s’appellent, se combinent, se déterminent selon des affinités imprévues et obscures ; et c’est précisément parce qu’elle était la plus claire, la plus capable d’être fixée, qu’elle a imposé longtemps le type auquel on ramenait bon gré mal gré les autres formes de la vie mentale. Cependant, à mesure que la psychologie est devenue davantage une science d’observation positive et d’expérience, non seulement elle a dissipé de plus en plus le préjugé d’une vie mentale qui ne serait guère qu’une logique réalisée, mais encore elle a été portée à s’attribuer le pouvoir de ramener aux conditions du milieu psychologique la structure et le fonctionnement de la pensée logique. Par là, du reste, elle a souvent prétendu ne faire que manifester d’une façon particulière sa souveraineté, justifiée par le principe, qu’il n’est rien pour nous qui ne soit, directement ou indirectement, une donnée de la conscience.

Cette prétention de la psychologie à être toute la philosophie ou du moins l’essentiel de la philosophie a reçu dans ces derniers temps, principalement en Allemagne, l’appellation de « Psychologisme » : appellation dont je ne saurais dire qui l’a inventée — l’inventeur fut sans doute quelqu’un que la prétention offensait ; et ce n’est pas la seule fois qu’une doctrine a reçu de ses adversaires le nom attaché à sa notoriété ; — appellation qui en tout cas convient parfaitement, dès qu’à l’usage s’efface le souvenir de la petite intention malveillante qui a pu l’inspirer. Cependant, malgré la force croissante que lui conféraient les conquêtes de la Psychologie, le psychologisme devait se heurter à ce qui, dans la connaissance authentique des choses, en constitue l’objectivité, impossible à résoudre, semble-t-il, en simples états ou données de la conscience : d’où, par action, un effort en vue de reconstituer avec une rigueur plus systématique la logique indépendamment de la psychologie, et pour les conceptions issues de cet effort le nom de « Logicisme ». « Psychologisme » et « Logicisme », sont des termes nouveaux pour d’assez anciennes choses. Le Logicisme, je viens de le dire, a été, comme doctrine ou comme tendance, inhérent aux philosophies rationalistes et même parfois aux autres ; quant au Psychologisme, n’est-il pas, depuis Hume et même depuis Berkeley ; la caractéristique de l’École anglaise, très portée, comme on sait, à ne voir dans les rapports logiques que des schèmes, fictifs dans leur abstraction, de relations mentales concrètes ? N’est-il pas la disposition la plus foncière du récent pragmatisme ? Cependant c’est surtout en Allemagne et en Autriche que Psychologisme et Logicisme se sont rencontrés sous cette forme expresse. Constitué par Brentano, le Psychologisme est représenté, avec des nuances de pensée d’ailleurs différentes, par des philosophes tels que Marty, Stumpf, Lipps, Uphues, etc. ; il a des affinités étroites avec l’empirio-criticisme d’Avénarius, avec les analyses et les vues d’Ernest Mach, avec la philosophie immanente de Schuppe et de Rehmke. Contre lui en revanche se dresse le Logicisme des néo-kantiens, d’un Hermann Cohen par exemple, et de ses disciples, ou le Logicisme formaliste d’un Husserl. C’est de ce dernier que je dois vous entretenir : je ne pourrai guère, dans les limites de cette leçon, vous exposer que les préliminaires et les idées directrices d’une œuvre qui du reste n’a mis son plan à exécution que dans des recherches partielles, assez difficiles à suivre dans le détail. Mais si je dois, pour réparer en quelque mesure cette lacune, rendre hommage à l’ingéniosité très subtile et souvent vigoureuse que Husserl a apportée dans ces recherches, j’estime cependant que sa critique du Psychologisme et sa conception d’une logique pure gardent une valeur propre en même temps qu’une signification plus générale et plus accessible.

Husserl ne saurait pécher par l’ignorance de la doctrine qu’il combat ; car cette doctrine, il l’avait un moment adoptée dans sa Philosophie de l’arithmétique, dédiée à « son maître, M. Brentano » (1891). Il était naturellement parti, nous avoue-t-il lui-même, de l’opinion régnante d’après laquelle c’est de la psychologie que la logique en général, et même la logique déductive, doit attendre son explication philosophique. De fait, tant qu’il s’était agi uniquement de l’origine des notions mathématiques ou de la formation des méthodes pratiques, l’analyse psychologique avait paru aboutir à des résultats clairs et féconds. Mais dès qu’il avait fallu passer des combinaisons psychologiques de l’esprit à l’unité logique du contenu de la pensée, elle s’était montrée incapable de continuité et de rigueur. Dès lors il devenait indispensable de se demander si l’objectivité de la mathématique et de toute science en général est compatible avec une explication purement psychologique de la pensée logique.

Dès le début de ses « Logische Untersuchungen » (Erster Theil : Prolegomena zur reinen Logik, 1900), Husserl pose en ces termes les questions controversées sur l’objet, la nature et les procédés de la Logique : La Logique est-elle une discipline théorique ou un art pratique ? Est-elle une science indépendante des autres sciences, en particulier de la psychologie ou de la métaphysique ? Est-elle une discipline qui n’a affaire qu’à la simple forme de la connaissance, sans souci de ce qui en est la matière ? A-t-elle le caractère d’une discipline démonstrative a priori, ou bien celui d’une discipline empirique et inductive ? Il y a entre ces questions diverses une solidarité telle que quiconque résout l’une d’elles dans un sens, décide par là même du sens dans lequel il doit résoudre les autres.

Pour justifier le sens dans lequel il les résout quant à lui, Husserl relève surtout le caractère systématique de la science, qui ne se borne pas à accumuler des connaissances isolées, mais qui ne transforme des connaissances en vérités, que tout autant qu’elle les lie par des raisons susceptibles de constituer une unité théorique ; ni la suite des raisons n’est arbitraire, ni la valeur des raisons n’est spéciale à l’objet qu’elles comprennent. Ce sont là des caractères qui ne nous frappent plus autant qu’ils le devraient, parce que notre pratique journalière de la science les enveloppe, mais qui n’en représentent pas moins les conditions constitutives de la science. Il doit y avoir pour déterminer ces conditions, pour expliquer la possibilité de la science en général, une science d’une certaine sorte, qui soit une doctrine de la science, une Wissenschaftslehre. Et cette doctrine de la science ne peut en un sens être que normative : car pour savoir si une science est vraiment une science, si une méthode est vraiment une méthode, il faut les comparer l’une et l’autre à la fin qu’elles doivent réaliser. Or c’est à la Logique qu’il appartient d’exposer ce qui constitue l’idée de la science. Cependant l’expression de « normative » ne caractérise qu’imparfaitement la Logique et peut même contribuer à en altérer la notion ; car elle peut laisser entendre que, posant naturellement des règles, la Logique est un art pratique qui se suffit comme tel. Or des propositions normatives ne sont véritablement justifiées que si elles se fondent sur des propositions théoriques dont elles sont comme des applications à certains objets : les lois de la Logique, idéales si l’on veut, n’en ont pas moins une réalité et une valeur indépendantes de toute application aux choses.

Mais les propositions théoriques fondamentales sur lesquelles repose la Logique conçue comme discipline normative, ne peuvent-elles et ne doivent-elles pas être fournies par la psychologie ? C’est à l’examen de cette question que Husserl consacre la plus grande part de ses prolégomènes à la logique pure ; et non seulement il combat le psychologisme qui se donne ouvertement comme tel ; mais encore il s’applique à dépister le psychologisme modeste ou honteux qui se réfugie dans les parties obscures des doctrines ; il a incontestablement le flair subtil et l’attaque vigoureuse ; et l’on dirait bien que certains des coups qu’il porte sont décisifs.

Voici d’abord, telles que Husserl nous les présente, la thèse et l’argumentation des psychologistes : La Logique n’est qu’une section particulière ou une dépendance de la psychologie. De quoi en effet s’occupe-t-elle ? De concepts, de jugements, de raisonnements, de déductions, d’inductions, de classifications, toutes choses qui appartiennent à la vie mentale et qui sont seulement mises à part en vue de certaines fins particulières qu’elles permettent d’atteindre. D’ailleurs, à supposer qu’on veuille leur faire une situation privilégiée, la psychologie saura bien les reprendre : car comment lui dérober l’analyse des caractères tels que affirmation ou négation, vérité ou fausseté, qui accompagnent l’accomplissement des opérations logiques ? En vain insistera-t-on, suivant une distinction assez commune à laquelle la philosophie de Kant et celle de Herbart ont communiqué une nouvelle autorité, entre la pensée telle qu’elle est, objet de la psychologie, et la pensée telle qu’elle doit être, objet de la logique. La pensée telle qu’elle doit être est un cas particulier de la pensée telle qu’elle est. Il appartient à la psychologie d’établir les lois naturelles de la pensée, les lois de tous les jugements, qu’ils soient vrais ou faux ; la vérité, c’est-à-dire le caractère normal de certains de ces jugements, ne les met point en dehors des recherches qui doivent comprendre tous les jugements ; et quant aux règles qu’il faut suivre pour bien juger, elles ne sont que les règles qu’il faut suivre en effet pour penser de telle sorte que les dispositions et la nature propre de la pensée l’exigent ; elles sont donc identiques, ainsi que le dit Lipps, avec les lois naturelles de la pensée même. Si la logique n’est point la physique de la pensée, elles n’est rien du tout. On dira peut-être qu’elle doit être, non la physique, mais l’éthique de la pensée, en relevant ce que l’expression « lois de la pensée » a d’équivoque, en observant que, d’un côté, il s’agit des lois selon lesquelles se produisent et se succèdent les opérations intellectuelles, tandis que, de l’autre, il s’agit des lois qui définissent le rapport de ces opérations à la vérité ; et l’on prétendra que la recherche très légitime des lois dans le premier sens laisse intact le droit à la recherche des lois dans le second sens. À cela il est aisé de répondre que d’une certaine manière la logique a en effet un tout autre objet que la psychologie ; elle est une technologie de la connaissance ; mais comment traiter de liaisons idéales des concepts et des jugements sans en connaître l’enchaînement naturel et le mode naturel d’apparition ? Ces liaisons idéales ne sont au surplus que des moyens pour investir notre pensée d’un caractère d’évidence, qui lui-même est déterminé, suivant la causalité naturelle, par certains antécédents. Une éthique qui ne s’appuierait pas sur une physique ne serait qu’une chimère.

Le psychologisme apparaît donc, en fort bonne posture, et il faut avouer, nous dit Husserl, que ses adversaires ne lui ont pas toujours disputé avec une suffisante vigueur ses apparents avantages. Pourtant, à ne prendre déjà qu’en gros l’argumentation qui vient d’être reproduite, si elle était juste dans le fond, elle prouverait uniquement l’utilité ou la nécessité d’une collaboration de la psychologie à la logique ; elle ne démontrerait pas que la psychologie dût fournir à la logique ses principes essentiels. Elle invoque des raisons trop vagues pour avoir le droit d’exclure toute autre discipline qui pourrait prétendre, avec des titres tout aussi sérieux, fonder directement ou indirectement la logique.

Au reste la psychologie ne pourrait donner à la logique que ce qu’elle a, et ce qu’elle a est fort loin d’égaler, pour ce qui est de la logique, ce que la logique possède. Il y a une discordance frappante entre l’indétermination ou l’inexactitude des lois psychologiques et l’exactitude ou la rigueur des principes logiques, des lois qui gouvernent le syllogisme et les diverses espèces de raisonnements, même les raisonnements en matière probable, dès que la probabilité en est mathématiquement comprise. À supposer que l’on voulût ou que l’on pût rendre les lois psychologiques plus exactes qu’elles ne le sont, on ne saurait oublier malgré tout que ces lois, établies, comme toutes les lois naturelles, par voie d’expérience et d’induction, ne sont pas apodictiquement certaines, et qu’elles n’autorisent guère, pour les prévisions de l’avenir, que des conjectures raisonnables. Or des lois logiques, telles que, par exemple, le principe de contradiction, énoncent des affirmations catégoriques, absolument certaines. Nous ne nous bornons pas à présumer que de deux contradictoires, l’une est vraie, l’autre est fausse. Nous en sommes sûrs, sans restriction et sans condition. Et ainsi, au reste, des propositions mathématiques pures.

Mais allons plus loin. Mesurer la pensée à ses lois logiques, ce n’est pas avoir à la traiter comme si ces lois logiques étaient des lois naturelles, destinées à en expliquer la formation et le développement. On confond trop aisément les lois logiques avec les opérations des jugements dans lesquelles elles se manifestent, alors qu’elles servent plutôt à constituer le contenu de ces jugements. Et de ce que les actions de juger, comme telles, dépendent de circonstances soumises à la loi de causalité, on conclut que le fond même des jugements est déterminé en vertu de cette loi. Mais il y a lieu de remarquer que la légalité logique garde son caractère irréductible, qu’elle ne se résout pas, comme la causalité naturelle, dans une suite de termes qui s’appellent et se succèdent. Aucune loi logique n’implique des faits comme matière ; aucune loi logique n’est en elle-même une loi pour des faits. L’élément de vérité qui entre dans les sciences d’expérience n’est en lui-même qu’une possibilité idéale, seulement cum fundamento in re. Mais rigoureusement il serait absurde de considérer la vérité comme un fait, comme quelque chose de déterminé dans le temps. Sans doute une vérité peut signifier qu’une chose est, qu’un état est donné, qu’une succession d’états se produit ; mais la vérité même est en dehors de tout temps ; si l’on la liait aux faits de telle sorte qu’elle apparût ou disparût avec eux, nous aboutirions à cette idée de la loi qui naît et meurt en quelque sorte d’après une loi : absurdité manifeste.

Voyons le psychologisme à l’œuvre. Stuart-Mill, voulant expliquer le principe de contradiction, en trouve le fondement dans ce fait, que croire et ne pas croire sont deux états d’esprit différents qui s’excluent l’un l’autre, que pour nous la lumière et l’obscurité, le bruit et le silence, la succession et la simultanéité sont choses telles que lorsque l’une d’elles est présente, l’autre est absente. Voilà le fait fréquent, dont le principe de contradiction serait tout simplement l’expression généralisée. Mais déjà Stuart-Mill fait subir au sens du principe une altération grave : à l’impossibilité que deux contradictoires soient vraies il substitue l’incompatibilité des actions de juger qui leur correspondent, et il aboutit pour son compte à l’énonciation suivante : Deux actes de croyance contradictoirement opposés ne peuvent coexister, — énonciation vague, et qui témoigne bien à quel point ce subtil penseur, quand il essaie de défendre ses principes empiriques, voit se dissiper tout son génie. Dans quels cas en effet deux actes de croyance opposés ne peuvent-ils pas coexister ? Dira-t-on qu’ils ne le peuvent pas au même moment, dans le même individu ou dans la même conscience ? Mais sur quoi se fonde une telle assertion ? N’y a-t-il pas des états plus ou moins pathologiques, états concevables et sans doute même réels, dans lesquels un homme croit percevoir et tient pour vraies deux choses opposées ? Répliquera-t-on qu’il s’agit de l’homme à l’état normal ou de l’homme en tant qu’homme ? Mais l’  « état normal », le « jugement sain », l’ « homme en tant qu’homme » sont des termes à définir, et dont la définition, pour l’approprier l’usage que l’on en veut faire ici, supposerait précisément les principes logiques. — Le même genre d’argument vaudrait contre les interprétations psychologiques que l’on tente du raisonnement et du syllogisme.

Voyons le psychologisme dans ses conséquences. Ces conséquences peuvent se résumer en une : le scepticisme. Le scepticisme porte sur les conditions de la possibilité d’une théorie en général, conditions qui sont de deux sortes : d’un côté la faculté de distinguer entre les jugements aveugles et les jugements évidents, condition noétique ; de l’autre, la possession d’éléments capables de constituer une unité théorique en général, condition proprement logique. Le scepticisme ainsi entendu, qu’il ne faut pas confondre avec le scepticisme métaphysique qui prononce l’impossibilité de connaître les choses en soi, est insoutenable. Il n’y a pas lieu d’insister beaucoup sur le scepticisme qui allègue simplement l’inévitable rapport de toute affirmation au sujet individuel ; il faut considérer avec plus d’attention cette forme de relativisme qui rapporte l’affirmation à l’espèce humaine, le relativisme anthropologique. Ce relativisme-là, on le retrouve à des degrés divers chez des logiciens contemporains, plus atténué peut-être, quoique très réel, chez Sigwart, plus radical chez Benno Erdmann. Or, dans ses différentes expressions, il n’en est pas moins incompatible avec une notion précise de la vérité. Car il permet de supposer que ce qui est vrai pour l’espèce humaine pourrait ne pas être vrai pour une autre espèce d’êtres intelligents. Or jusque dans cette thèse est enveloppée, hors de la considération d’une diversité d’espèces d’êtres intelligents, l’affirmation d’une vérité.

En somme, le psychologisme s’appuie sur trois préjugés illégitimes :

1o Des prescriptions destinées à régler une part de la vie psychique ne peuvent être fondées que psychologiquement. — À quoi il faut répondre que des lois dont dérive l’unité théorique de toute science ne peuvent relever d’une science de faits, qu’il y a d’ailleurs une différence essentielle entre des lois logiques pures et des règles techniques de l’intelligence proprement humaine. C’est la différence qu’oublient des logiciens du genre d’un Stuart-Mill ou d’un Sigwart quand ils envisagent la science sous son aspect subjectif plutôt que sous son aspect objectif ; ils insistent exclusivement sur les problèmes méthodologiques.

2o La logique traite des représentations, des concepts, des jugements, des raisonnements, des démonstrations. Or ce sont là des phénomènes ou des opérations psychologiques : comment donc les propositions qui s’y rapportent ne seraient-elles pas psychologiques, elles aussi ? — Si cet argument avait une valeur quelconque, il devrait conduire à faire de toute science, même de la mathématique, une partie de la psychologie : car l’on ne se représente pas des nombres sans compter, on n’obtient pas des sommes sans additionner ni des produits sans multiplier. Toutes les opérations mathématiques sont liées incontestablement à des actes psychiques. Mais les objets des mathématiques, auxquels peuvent s’assimiler les objets de la logique pure, n’en restent pas moins des objets idéaux qui ne sont en rien donnés. La logique d’aujourd’hui confond trop facilement la série psychologique des faits de connaissance dans lesquels la science se réalise avec l’enchaînement logique des choses qui constitue spécifiquement la science.

3o Toute vérité consiste dans un jugement ; et nous ne tenons un jugement pour vrai que s’il est évident. Or l’évidence est un état psychique, un sentiment dont on peut déterminer, selon des relations causales, les antécédents psychiques. — Husserl ne conteste pas que ce caractère psychique d’évidence n’appartienne aux jugements vrais ; mais il conteste que ce caractère en constitue le fond. Le jugement évident dépend de deux sortes de conditions : d’abord de conditions psychologiques, telles que l’attention, la concentration de l’intérêt, la force d’esprit ; ensuite et essentiellement de conditions idéales qui valent pour toute conscience possible, et par suite pour notre conscience.

Ces préjugés dissipés, toute la force apparente du psychologisme s’évanouit.

Les arguments qui servent à réfuter le psychologisme atteignent également une conception toute voisine, la conception d’Avenarius et de Mach, qui explique les idées directrices et les règles de la science par le principe de la moindre action ou de l’économie de la pensée. Les étroites affinités de cette conception avec le psychologisme apparaissent très manifestement dans la Psychologie de Cornelius. Selon cette conception, la science est avant tout une adaptation, et les formules les plus abstraites dont elle se sert ne sont que des moyens de figurer et d’interpréter l’expérience avec la moindre dépense. — Husserl ne se défend pas d’admettre la vérité partielle de cette conception téléologique ; il reconnaît la lumière qu’elle peut répandre sur la nature et le sens de l’évolution humaine ; bien mieux, il lui accorde une grande valeur explicative, insuffisamment développée par Mach, pour ce qui est de la découverte et de la mise en œuvre des procédés spéciaux, des méthodes, de la technique de la science ; mais la confusion et l’erreur commencent dès que l’on veut transférer ce mode d’explication aux lois de la logique pure ; car la question n’est pas de savoir comment naît l’expérience, l’expérience naïve ou scientifique, mais quel contenu elle doit avoir pour être une expérience objectivement valable. En ce sens, ce qui nous intéresse, ce n’est pas le devenir de notre représentation du monde, c’est le droit en vertu duquel telle représentation du monde, fournie par la science, l’emporte sur toute autre. Et quant à l’œuvre de simplification ou d’économie qu’accomplit la science, il faut la prendre, non pour la condition, mais pour l’effet de la rationalité de la pensée logique. C’est parce que la pensée logique pose un idéal de compréhension déductive que nous pouvons interpréter tout effort qui va dans cette direction comme un effort pour simplifier et pour économiser ; mais sans cet idéal même, quoi de plus vague que le principe de l’économie ? Les tentatives d’Avenarius et de Mach reposent sur un ὕστερον πρότερον.

Mais après toutes ces critiques, qu’enferme donc l’idée de la Logique pure telle que Husserl l’entend ? Nous avons dit au début que la science est essentiellement système, unité théorique de connaissances vraies. Qu’est-ce qui détermine ce système, cette unité théorique ? C’est l’unité des lois rationnelles, unité qui provient, soit d’un principe fondamental unique, soit d’une liaison de principes homogènes. Aux exigences de la science idéale satisfont les sciences dites improprement abstraites, et qui tiennent en effet leur unité, non pas de l’unité de leur matière ou de leur objet, mais de l’unité de leurs procédés d’explication : ces sciences, on les appellerait plutôt nomologiques ; l’unité dont se réclament les sciences dites concrètes, et qui leur vient de ce qu’elles s’appliquent aux mêmes objets particuliers ou au même genre empirique d’objets, n’est point une unité essentielle. Les sciences nomologiques sont les sciences fondamentales, et c’est à elles que tentent de se rattacher les sciences concrètes dès qu’elles prétendent à plus de rigueur. Ce n’est pas au reste décider par là de la valeur respective des deux sortes de sciences. L’intérêt théorique n’est pas le seul que l’on doive considérer. Il y a des intérêts esthétiques, moraux, pratiques, qui peuvent et doivent entrer en ligne de compte. Mais ce qu’il est juste de soutenir, c’est que, là ou l’intérêt théorique prime tout, le fait particulier et la liaison empirique n’ont aucune valeur, ou plutôt n’ont de valeur que comme point de départ pour l’élaboration d’une théorie générale.

Le problème essentiel de la Logique, c’est donc le problème concernant les conditions de la possibilité de la science en général, de la possibilité de la théorie et de l’unité déductive. Il s’agit d’abord de définir les concepts primitifs qui font l’enchaînement de la connaissance : ces concepts sont naturellement les concepts des formes de liaisons élémentaires, grâce auxquelles est possible l’unité déductive des propositions, par exemple, la liaison conjonctive, disjonctive, hypothétique, qui fait passer de certaines propositions à des propositions nouvelles ; en outre les formes de liaisons des éléments significatifs des propositions simples, et ceci conduit à étudier les diverses formes de sujet, de prédicat, etc. Il y a des lois définies pour les complications progressives par lesquelles une pluralité illimitée de formes nouvelles sort des formes primitives, et ces lois rentrent naturellement dans le cercle d’études que nous traçons. En rapport avec les concepts qui sont les catégories de la signification, il y a des concepts qui sont les catégories objectives formelles, concepts d’objet, d’unité, de pluralité, de rapport, de liaison, etc. Dans tous les cas, ce sont toujours des concepts indépendants de toute matière particulière de connaissance ; ce sont des concepts que l’on obtient par la réflexion sur la fonction de la pensée. Il faut en déterminer l’origine, non pas, bien entendu, l’origine psychologique, mais l’origine logique ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’en savoir le sens et d’en marquer la signification distinctive. Et quand on n’a pas affaire à des concepts simples, il y a lieu de retrouver le sens des concepts élémentaires qui les composent, ainsi que les concepts de leurs modes de liaison formelle. — Un second groupe de problèmes concerne l’établissement des lois qui ont leur principe dans les catégories dont nous venons de parler, et qui ont trait, non plus à leur complication, mais à la valeur objective des unités théoriques fondées sur elles : ces lois constituent à leur tour des théories, théorie des raisonnements, dont fait partie la syllogistique, théorie pure des nombres, etc. — Un troisième ordre de recherches aurait pour but la théorie des diverses formes possibles de théories ; il y a un ordre de procédés définis, d’après lequel nous construisons les formes possibles, nous produisons leur enchaînement régulier et nous les convertissons les unes dans les autres en variant leurs facteurs essentiels. La mathématique formelle, en ce qu’elle a de plus universel, nous fournit un type partiel de ce que cette recherche devrait réaliser. Au surplus, le développement de la théorie logique nous fait de divers côtés pénétrer dans la mathématique pure : les théories du raisonnement, du syllogisme, ne sont elles pas revendiquées par les mathématiciens ? Il n’y aurait lieu de protester contre ce fait que si l’on avait appris la mathématique uniquement chez Euclide, que si, méconnaissant le développement de la mathématique moderne, on prétendait toujours exclure de la mathématique tout ce qui n’est pas nombre et quantité. Reste cependant une différence entre le mathématicien et le philosophe. Le mathématicien n’est pas à la vérité un théoricien pur ; c’est un constructeur qui, tout en ne visant qu’à des suites de raisons formelles, édifie la théorie comme un ouvrage d’art. Il y a donc une autre œuvre à élever, la théorie des théories, et cette œuvre revient au philosophe.

Mais cet étroit rapprochement de la logique et de la mathématique ne va-t-il pas exclure du domaine de la logique les sciences de fait qui s’établissent par l’expérience ? Oui et non. Dans ces sciences, la théorie est simplement supposée ; elle se développe d’après des lois qui pour la pensée sont, non pas certaines, mais simplement probables. Seulement la probabilité a ses lois qu’une logique complète doit comprendre.

Il faut se borner ici à exposer dans sa généralité l’idée que Husserl se fait de la Logique pure. Ce n’est pas que lui se soit arrêté là, bien qu’à vrai dire il n’ait pas directement et méthodiquement constitué l’œuvre dont il a avec autant d’énergie que de subtilité défini le sens. Aux Prolégomènes, qui ont été le principal objet de cette exposition, il a ajouté dans une seconde partie de son ouvrage des études touchant la phénoménologie et la théorie de la connaissance (1901). Et certes c’est dans le détail, souvent très abstrait et compliqué, de ces études qu’il faudrait entrer pour saisir, en ce qu’elle a de plus propre, la direction de la pensée de Husserl : les limites aussi bien que le caractère de cette exposition ne permettent pas, aujourd’hui, un tel effort. Disons cependant en quelques mots ce que Husserl entend par la phénoménologie : elle est une description et une analyse de ces événements qui sont la représentation, le jugement, la connaissance ; elle doit occuper un domaine neutre entre la psychologie, qui vise l’explication causale et génétique de ces événements, et la logique pure, qui s’occupe des lois idéales ; mais elle s’applique surtout à suivre et à analyser les opérations qui permettent à ces lois d’être posées.

Mais voici où se marque bien la tendance de Husserl dans la constitution de cette phénoménologie. C’est sans doute sous l’influence de « psychologistes », de Hume, de Stuart Mill, de Brentano qu’il en a conçu l’idée ; mais s’il a eu par là le souci de mettre à la base de son rationalisme une sorte de positivisme, il n’en a pas moins conçu la phénoménologie, telle qu’il l’a pratiquée, dans le sens des exigences de la logique pure. Il ne cherche pas en effet à décrire des faits empiriques, tels qu’en pourrait comprendre une psychologie humaine ou animale ; il cherche à atteindre l’essence de certaines opérations de conscience, les nécessités idéales qui sont inhérentes à la perception, à l’imagination, à l’acte de signifier ou de juger. Il s’applique à démêler dans ces événements, dans la représentation par exemple, les actes en vertu desquels quelque chose est posé dans la conscience, et d’autre part l’intention, au sens scolastique du terme, par laquelle ces positions se réalisent, se singularisent dans des états particuliers. La primauté des éléments abstraits sur les éléments concrets qui les figurent : tel est donc l’esprit des analyses phénoménologiques de Husserl, et il faut convenir qu’il en a été parfois heureusement inspiré, par exemple, dans la critique très serrée qu’il a faite du nominalisme moderne, des théories de Berkeley et de Hume sur les idées générales abstraites. Mais on peut se demander parfois avec inquiétude si cette phénoménologie n’est pas portée à violer la neutralité promise, si, légitime sans doute dans son principe, elle ne tend pas çà et là à se substituer à la psychologie même, de telle sorte qu’elle aspirerait, suivant une observation de Wundt[2], après avoir exclu le psychologisme de la logique, à l’exclure de la psychologie.

Là serait évidemment le vice le plus radical, s’il était plus que dans des formules accidentelles, de l’idée de la logique pure et de la phénoménologie qui s’y rattache. Car par là serait compromise la conception très juste de l’indépendance de la logique à l’égard de la psychologie, conception qui ne peut être sauvegardée que si l’on rend à la psychologie son indépendance à l’égard de tout intellectualisme et de tout logicisme. Contre les notions utilitaires, pratiques, téléologiques de la connaissance, contre ces notions que le pragmatisme récent a recueillies et rendues plus diffuses, une doctrine comme celle de Husserl a le mérite de redresser l’esprit dans sa fonction essentiellement théorique, essentiellement régulatrice, de restituer le droit des significations logiques, précises et rigides, si arbitrairement ramenées à des approximations, si arbitrairement rendues fluides pour pouvoir mieux convenir à l’indétermination de certaines façons de penser. Reste à savoir si la logique pure, telle que l’entend Husserl, par excès de rigidité formelle, par abus de l’esprit mathématique, ne risque pas de livrer le monde donné, le monde de la science positive, à l’indétermination du sub-logique, si elle est capable de relier, autrement que par des compromissions et des artifices, la pensée à l’expérience. Il faudrait pour en juger que l’étude de son œuvre fût plus complète, comme aussi l’œuvre de Husserl même.

Victor Delbos.
  1. Leçon faite à l’École des Hautes Études sociales.
  2. Wundt, Kleine Schriflen, I, p. 580.