Il existe un autre monde

La bibliothèque libre.



IL EXISTE UN AUTRE MONDE.


FICHTE.


Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’existe en moi cette conviction. Longtemps avant que la conscience n’eût parlé avec son irrésistible autorité, je ne pouvais contempler un instant le monde actuel, sans que je ne sentisse surgir en moi, dirai-je l’espérance ? dirai-je le désir ? non, mieux que cela, plus que cela, l’irréfragable certitude d’un autre monde. À chaque coup d’œil que je laissais tomber sur les hommes ou sur la nature, à toute réflexion que faisait naître dans mon esprit le contraste bizarre de l’immensité des désirs de l’homme et de sa misère actuelle, une voix intérieure s’élevait en moi pour me dire : Oh ! rien de tout cela n’est, ne peut être éternel ! Sois-en bien convaincu : un autre monde existe, un monde autre et meilleur.

S’il n’en était pas ainsi, si cette terre, au lieu de n’être pour l’homme qu’un lieu de passage, devait renfermer toute sa destinée ; si la condition actuelle de l’humanité, au lieu de n’être qu’un échelon dans l’enchaînement progressif des destinées humaines, devait être éternelle, le monde au milieu duquel je vis ne semblerait plus qu’une bizarre illusion dont je serais condamné à être la dupe et la victime ; mon existence terrestre ne serait plus pour moi qu’une sorte de jeu tout à la fois douloureux et puéril auquel m’aurait voué une main inconnue. Et où trouverais-je alors, grand Dieu ! assez de courage pour en supporter le fardeau ? Dans quelle pensée puiserais-je la résignation d’en traîner longtemps les fatigues et les misères ? Dans quel lieu pourrais-je reposer un instant ma tête à l’abri du mécompte et de la douleur ? Ma vie entière serait-elle autre chose qu’un long effort plein d’amertume et d’angoisses vers un avenir mystérieux et terrible ?

Je mange et je bois, afin d’avoir encore faim et soif pour boire et manger de nouveau. La tombe sans cesse entr’ouverte saisit enfin sa proie : j’y descends pour devenir la pâture des vers, et je laisse derrière moi des êtres semblables à moi, afin qu’ils boivent, mangent aussi, jusqu’à ce qu’ils meurent, remplacés eux-mêmes par d’autres êtres semblables à eux, qui à leur tour viendront aux mêmes lieux faire les mêmes choses. Voilà ma vie ! Voilà le monde ! C’est une courbe qui revient éternellement sur elle-même. C’est un fantastique spectacle où tout naît pour mourir, et meurt pour renaître. C’est une hydre aux innombrables têtes, ne se lassant jamais de se dévorer pour se reproduire, et de se reproduire pour se dévorer encore.

Croirais-je donc que c’est dans le cercle de ces éternelles et monstrueuses vicissitudes que doivent se consumer en efforts inutiles toutes les forces de l’humanité ? Ne croirais-je pas plutôt que si l’humanité les subit, c’est momentanément, dans le but d’arriver à un état qui demeurera définitif, pour parvenir enfin à un lieu de repos, où, se remettant de tant de fatigues, elle demeurera immobile, pendant l’éternité, au-dessus des flots agités de l’océan des âges ?


Barchon de Penhoen.