Il ne faut pas jouer avec la douleur/Ch. 3

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Il ne faut pas jouer avec la douleur
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 208-215).


III.


On annonça madame la comtesse Albert de Viremont et madame la comtesse Charles de Viremont. Les deux belles-sœurs se faisaient appeler ainsi. C’est la mode aujourd’hui. Les titres ne sont plus partagés, comme autrefois, par droit d’aînesse. Les cadets de famille n’en sont plus réduits aux modestes titres de vicomtes et de barons. Si leur frère aîné est comte, ils sont tous comtes ; s’il est marquis, ils sont tous marquis ; même s’il est prince, ils sont princes. Ne sommes-nous pas sous le régime de l’égalité ? La loi d’aînesse n’a-t-elle pas été repoussée avec horreur ? Selon les principes de la politique nouvelle, tous les hommes sont frères… et tous les frères sont égaux… donc, les frères d’un comte doivent être comtes comme lui… Voilà du moins ce que la noblesse aura gagné à la révolution de juillet.

La duchesse s’empressa d’aller recevoir les deux femmes qu’on venait d’annoncer, et chacun se mit à les examiner avec curiosité.

Cette visite était un événement. Il y avait quatre ans que la jeune veuve de Charles de Viremont n’avait paru dans le monde ; sa belle-sœur semblait fière et heureuse de l’y ramener. Elle lui servait de chaperon de très-bonne grâce, bien qu’elle fût à peine plus âgée qu’elle. Mais madame Albert de Viremont est une de ces femmes froides, sérieuses, tristes, qui aiment le monde passionnément, comme toutes les personnes inanimées ; car les ennuyeux se rendent justice, ils s’ennuient aussi eux-mêmes. Ils se fuient ; pour s’amuser, ils ont besoin des autres, c’est-à-dire d’ennuyer les autres. Ces esprits engourdis aiment le bruit qui les réveille et le mouvement qui leur fait sentir l’existence. Ils sont bien autrement avides de fêtes et de plaisirs que ne le sont les caractères évaporés ; mais comme ils rougissent un peu de ces goûts frivoles en contradiction avec leur maintien, ils cherchent toutes sortes d’adroits prétextes pour s’y livrer sans remords ; et ils parviennent ingénieusement à décorer du nom de complaisance et de devoir leur sournoise futilité.

Sans avoir les traits réguliers, madame Albert de Viremont paraît belle. Une extrême pâleur, des yeux et des cheveux noirs lui donnent une physionomie remarquable ; et puis elle a ce faux air sentimental et romanesque qui doit naître nécessairement d’une grande tristesse, jointe à une grande parure. N’oublions pas de dire que madame de Viremont, qui suit la mode avec conscience et parle chiffons en savant docteur, était ce soir-là fort bien mise. Sa robe de gros de Naples blanc, garnie de trois volants, était faite à merveille, et la petite couronne de lilas étoilée de diamants qui entourait ses cheveux nattés était du meilleur goût.

Quant à madame Charles de Viremont, elle était si jolie, son teint était si frais, ses joues étaient si rosés, son sourire était si fin, ses manières avaient tant de grâce et de vivacité, que M. de Lusigny ne voulut pas absolument reconnaître en elle cette pauvre jeune veuve dont les malheurs furent si célèbres, et à laquelle, malgré lui, il s’était intéressé tant de fois. Il tomba dans le tort vulgaire de juger sur les apparences. Il s’imagina que celle des deux femmes qui paraissait triste était celle qui avait été malheureuse, et sur elle se fixa d’abord toute son attention. Mais il vit bientôt son erreur. Un homme tel que lui ne pouvait longtemps s’y tromper. Il ne tarda pas à deviner qu’il y avait entre madame Albert et madame Charles de Viremont toute la différence qui existe entre une vague langueur et un profond découragement, entre une inquiétude sans cause et un désespoir sans remède.

En effet, la tristesse calme de l’une, cette tristesse qui osait se montrer, ne provenait point d’un chagrin réel, c’était la douce mélancolie d’une imagination rêveuse qui croit encore au bonheur, mais qui est lasse de le chercher ; tandis que la gaieté factice et nerveuse de l’autre, c’était ce douloureux courage d’une âme brisée qui n’espère rien, qui ne désire rien, qui ne cherche plus le bonheur parce qu’elle l’a perdu, parce qu’elle sait qu’on ne l’entrevoit sur la terre un jour, une heure, que pour le perdre. C’était la fermeté stoïque, la résolution violente d’une femme désenchantée, qui supporte la vie par devoir, mais qui trouve la force de vivre dans une volontaire insensibilité, dans une complète abnégation. Il n’y a que deux manières de traiter la douleur : par l’abrutissement ou par l’étourdissement. Il faut, si l’on est libre de souffrir, se livrer à elle comme une proie, comme la victime est livrée au bourreau, se laisser par elle tourmenter, déchirer, torturer ; lui donner à la fois tout son sang et toutes ses larmes. Alors on tombe devant elle épuisé, anéanti, abruti… mais soulagé. Si l’on n’est pas libre de lui appartenir tout entier, c’est elle, au contraire, qu’il faut tourmenter, repousser, chasser, étouffer, c’est elle qu’il faut vaincre à force d’occupations, de mouvement et de bruit. Il faut alors avoir recours à toutes les distractions périlleuses, comme les luttes politiques, les affaires, les voyages ; à toutes les agitations indifférentes, comme les plaisirs de la vanité, les obligations du monde, les travaux d’artiste, les études scientifiques ; enfin, à toutes ces occupations intéressantes où le cœur n’entre pour rien, mais qui emploient les heures, qui nourrissent les yeux d’images variées, qui captivent la mémoire par des mots nouveaux, qui entraînent l’esprit observateur malgré lui, qui étourdissent les souvenirs, qui vieillissent les impressions, qui ne consolent pas sans doute, mais qui du moins ne laissent pas le temps de penser et de souffrir. Ce rapide mouvement qui emporte votre existence semble en précipiter le cours ; on se fait illusion. On finit par croire qu’en vivant si vite on mourra plus tôt.

M. de Lusigny observait depuis un instant madame Charles de Viremont, et déjà il pénétrait ses plus intimes pensées. Il lisait dans ce gracieux sourire un affreux chagrin, un amer dépit, une secrète honte d’avoir pu résister à de tels malheurs. Il devinait que cette jeune âme avait dit un adieu irrévocable à toute émotion douce, à tout sentiment affectueux. « Elle aussi, pensait-il, a pris pour devise ce mot de Valentine de Milan : Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien ; mais elle ne le dit pas, comme la noble veuve, en habits de deuil, les yeux baignés de larmes, le cœur navré d’amour ; elle le dit en robe de bal, le cœur éteint et les yeux secs. »

Absorbé par ses réflexions, M. de Lusigny était devenu muet. Cette préoccupation était sincère, et il ne jouait aucun rôle en ce moment. Mais le monde n’est pas si sot que de croire à la sincérité ; il est trop profond pour cela ; il a plus tôt fait de supposer mille ruses. Le monde est souvent complice des trompeurs ; il leur donne parfois d’excellentes idées, et plus d’un séducteur dérouté a trouvé dans un soupçon d’abord injuste l’inspiration d’un stratagème qui plus tard l’a fait réussir. Bref, chacun imagina que ce silence et cet air pensif cachaient de graves et hostiles projets.

Il y avait ce soir-là un petit bal chez madame de M…, où mesdames de Viremont devaient aller après avoir fait encore une ou deux visites. On parla de cette fête et des beautés célèbres qu’on y verrait. Tout à coup, M. de Lusigny se rappela qu’il avait promis de conduire à ce même bal un de ses amis et que cet ami l’attendait. Il partit mystérieusement, comme c’est l’usage.

À peine eut-il quitté le salon, que la duchesse demanda en riant à mesdames de Viremont si elles étaient en guerre avec M. de Lusigny.

— Je ne l’ai jamais vu ainsi, ajouta-t-elle. Avant que vous vinssiez, il était gai, brillant, il nous contait vingt folies ; dès que vous avez paru, il est devenu rêveur et il n’a plus dit un mot.

— Quoi ! reprit vivement madame Charles, c’est là M. de Lusigny ?…

— Sans doute, c’est lui ; vous ne le connaissiez donc pas ?

— Non, c’est la première fois que je le rencontre, répondit la jeune femme en s’attristant malgré elle.

Il y avait toute l’histoire de sa vie dans la manière dont elle dit cela. C’était rappeler que depuis quatre ans elle avait quitté le monde, et pour quel malheur elle l’avait quitté.

— Mais j’ai bien souvent entendu parler de lui, continua-t-elle en s’efforçant de vaincre une émotion passagère, et j’avoue que je me l’étais figuré beaucoup moins sérieux. Je lui trouve un air respectable qui s’accorde peu avec sa réputation.

— Ne vous y fiez pas, dit quelqu’un ; les hommes si brillants dans le monde ne sont jamais plus dangereux que lorsqu’ils sont maussades.

— Comment cela ?

— C’est que rendre insupportable un homme charmant, c’est très-flatteur.

À cette plaisanterie, madame Charles de Viremont rougit tellement, elle parut si troublée, que cela nous donna beaucoup à réfléchir.

Une heure après, elle retrouva M. de Lusigny au bal, chez madame de M… ; car dans ce grand monde si varié on rencontre toujours les mêmes personnes. On a beau passer les ponts, courir d’un quartier à l’autre, la population des salons ne change point. Aussi, quand vous demandez :

— Était-il bien joli, le bal de madame une telle ?

On vous répond dédaigneusement :

— Il n’y avait rien d’extraordinaire, on y voyait les mêmes figures qu’on voit partout.

Ce qui n’empêche pas de critiquer une autre fête par ce reproche tout contraire :

— Il n’y avait personne de connaissance, c’était affreux !

Voilà donc le plaisir qui vous attend dans un salon : si l’on y connaît tout le monde, la curiosité n’y est pas excitée et l’on ne s’amuse point ; et si l’on n’y connaît personne, on s’y ennuie.

M. de Lusigny s’occupa de madame Charles de Viremont toute la soirée. La jeune femme ne pouvait lever les yeux sans rencontrer le regard menaçant de cet ennemi qui l’observait. Cependant il ne se fit point présenter à elle ni à sa belle-sœur ; il évita même plusieurs fois de prendre part à une conversation générale qui aurait pu lui servir de prétexte pour se rapprocher d’elles. Il persista dans un silence expressif dont l’effet lui semblait certain. La princesse de *** lui ayant demandé son bras pour l’aider à traverser la foule, il s’empressa de se mettre à ses ordres ; mais bientôt il revint auprès de mesdames de Viremont. Si ces deux dames passaient dans un autre salon, il restait un moment encore dans celui qu’elles venaient de quitter, leur laissant le temps de choisir ailleurs d’autres places ; et puis il allait s’établir de nouveau en face d’elles avec la plus agréable affectation. Il étudiait attentivement les femmes avec lesquelles mesdames de Viremont paraissaient liées le plus intimement, inscrivait leurs noms dans sa mémoire, et se promettait d’aller leur faire sa cour dès le lendemain. Mesdames de Viremont possèdent, par malheur, un vieil oncle, bavard très-ennuyeux. M. de Lusigny éprouva le besoin d’écouter pendant une demi-heure les raisonnements politiques de cet oncle. Mesdames de Viremont possèdent encore une grosse cousine qui étouffe toujours, et qui avale quinze glaces et autant de verres de sirop dans les moindres fêtes. M. de Lusigny ne put résister au désir de lui offrir six glaces aux framboises et trois verres de punch. Mesdames de Viremont devaient savoir que M. de Lusigny avait naguère rendu des soins compromettants à lady Emilia B… et à madame de P… M. de Lusigny s’empressa d’avoir la vue basse et de ne pas reconnaître lady Emilia ni madame de P… lorsqu’elles passèrent devant lui. Le séducteur préparait ses trames, le pêcheur tendait ses filets, l’araignée tissait sa toile, le conquérant traçait son plan de campagne. Chaque fois que madame Charles de Viremont apercevait M. de Lusigny, elle rougissait. Bien… La victime était déjà prévenue, inquiète, effrayée. C’était beaucoup pour un premier jour. On ne demandait rien de plus.

Vers la fin du bal, pendant que l’on dansait cette mazurka de fantaisie tant à la mode ce printemps, la jeune femme, que tout ce manège commençait à fatiguer, proposa à sa belle-sœur de s’en aller, pensant avec raison que dans un moment où chacun était occupé à regarder danser la mazurka, et où personne ne songeait à quitter le bal, on pourrait avoir sa voiture plus promptement. Sa belle-sœur ayant paru prête à partir, elle se leva, et, se croyant suivie par elle, elle traversa plusieurs salons et arriva dans celui qui précédait l’antichambre : là elle vit qu’elle était seule et attendit. On sait que cette année les bals intimes étaient à la mode. On se donnait le luxe des salons étincelants et déserts. Madame de Viremont resta seule quelque temps, et comme la solitude est un piège que l’on n’est pas accoutumé à redouter dans le monde, elle y tomba complètement et s’abandonna à ses sombres pensées. Un voile funèbre couvrit son visage, naguère si faussement joyeux, sa taille se pencha comme succombant sous un poids insupportable ; et des larmes involontaires coulèrent sur ses joues, alors d’une effrayante pâleur. Elle revint à elle quand l’orchestre cessa de jouer. Elle ne se rappela qu’elle était au bal que lorsqu’elle n’entendit plus la musique du bal. Elle s’essuya les yeux vivement, regarda avec inquiétude si personne n’était là, et elle aperçut en face d’elle M. de Lusigny… Mais cette fois, à sa vue, elle ne rougit pas, elle ne détourna pas la tête avec dédain ; cette fois il n’y avait dans le regard de M. de Lusigny rien qui dût l’offenser, ni coquetterie, ni fatuité ; il n’y avait que ce qui devait en ce moment la toucher : de la pitié et du respect.

Mais cette émotion délicate ne fut pas de longue durée. Le séducteur était à peine rentré chez lui qu’il se livra de nouveau à ses combinaisons stratégiques. Après avoir mûrement calculé les obstacles et les chances, les difficultés et les ressources, il conclut à son avantage en disant :

— Elle a juré de ne plus aimer… elle m’aimera !…