Impressions d’Afrique/Chapitre X

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A. Lemerre (p. 212-243).

X


Le 15 mars précédent, projetant certain voyage de longue durée à travers les curieuses régions de l’Amérique du Sud, je m’étais embarqué à Marseille sur le Lyncée, vaste et rapide navire faisant route pour Buenos-Ayres.

Les premiers jours de la traversée furent calmes et superbes. Grâce à la familiarité des repas pris en commun, je ne tardai pas à lier connaissance avec une fraction de passagers dont voici la liste sommairement documentée :

1° L’historien Juillard, qui, possesseur d’une jolie fortune, entreprenait de continuels voyages d’agrément, faisant çà et là de savantes conférences réputées pour leur clarté attrayante et spirituelle.

2° La vieille Livonienne Olga Tcherwonenkoff, ancienne danseuse étoile de Saint-Pétersbourg, ― maintenant obèse et moustachue. Depuis quinze ans, retirée à temps du théâtre, Olga, s’entourant d’un grand nombre de bêtes qu’elle soignait avec amour, vivait tranquille et recluse dans une petite propriété achetée en Livonie, non loin de son village natal. Ses deux favoris étaient l’élan Sladki et l’ânesse Mileñkaya, qui tous deux accouraient au moindre appel de sa voix et souvent la suivaient jusque dans ses appartements. Dernièrement, un cousin de l’ex-danseuse, établi depuis sa jeunesse dans la République Argentine, était mort laissant une petite fortune acquise dans des plantations de café. Seule héritière, Olga, informée de la bonne aubaine par le notaire du défunt, résolut de se rendre sur les lieux pour surveiller elle-même ses intérêts. Elle partit sans retard, confiant sa ménagerie aux soins d’une voisine pleine de zèle et de dévoûment. Au dernier moment, ne pouvant se résoudre à une séparation trop douloureuse, elle acheta deux caisses à claire-voie pour l’élan et l’ânesse, qui furent soigneusement déposés aux bagages. Pendant chaque arrêt, la tendre voyageuse rendait visite aux deux prisonniers avec une sollicitude qui, ensuite, ne fit que s’accroître sur le bateau.

3° Carmichaël, jeune Marseillais de vingt ans, déjà célèbre pour sa prodigieuse voix de tête qui donnait la pleine illusion du timbre féminin. Depuis deux ans, Carmichaël, parcourant la France entière, avait triomphé sur toutes les scènes de cafés-concerts, habillé en femme et chantant dans la tessiture voulue, avec une souplesse et une virtuosité infinies, les plus terribles morceaux du répertoire pour soprano. Il avait pris passage sur le Lyncée à la suite d’un splendide engagement pour le nouveau monde.

4° Balbet, champion de France au pistolet et à l’épée, futur favori dans un concours international d’armes de toutes sortes organisé à Buenos-Ayres.

5° La Billaudière-Maisonnial, constructeur d’objets de précision, impatient de présenter au même concours un fleuret mécanique à feintes multiples et transcendantes.

6° Luxo, entrepreneur de pyrotechnie, possédant à Courbevoie une vaste usine où s’élaboraient tous les grands feux d’artifice de Paris. Trois mois avant de s’embarquer, Luxo avait reçu la visite du jeune baron Ballesteros, richissime Argentin qui, depuis plusieurs années, menait en France une vie de folles dépenses et de continuelle ostentation. Prêt à regagner son pays pour se marier, Ballesteros voulait, à l’occasion de ses noces, faire tirer quelque royal feu d’artifice dans l’immense parc de son château tout proche de Buenos-Ayres ; en dehors du prix convenu, un fort cachet était réservé à Luxo pour venir en personne tout régler sur place. L’entrepreneur accepta la commande, qu’il promit de porter lui-même à destination. Avant de prendre congé, le jeune baron, un peu grisé par sa juste réputation de beauté, formula certaine pensée qui, bien que trahissant une mentalité de rastaquouère, ne manquait ni d’imprévu ni d’originalité. Il voulait, pour la pièce finale, des fusées qui, en éclatant, parsèmeraient dans les airs sa propre image sous différents aspects, au lieu des chenilles ou étoiles multicolores dont la banalité lui semblait fastidieuse. Luxo déclara le projet réalisable et reçut le lendemain une volumineuse collection de photographies qui, toutes prêtes à lui servir de modèles, représentaient son fastueux client dans les tenues les plus variées. Un mois avant la célébration du mariage, Luxo était parti avec sa cargaison complète, sans oublier le fameux bouquet emballé à part avec un soin spécial.

7° Le grand architecte Chènevillot, mandé par le même baron Ballesteros, qui, voulant faire exécuter pendant son voyage de noces d’importantes réparations dans son chateau, avait jugé que, seul, un constructeur français serait apte à le satisfaire. Chènevillot emmenait avec lui quelques-uns de ses meilleurs ouvriers, pour faire surveiller étroitement la besogne confiée aux travailleurs du pays.

8° L’hypnotiseur Darriand, désireux de faire connaître dans le nouveau monde certaines plantes mystérieuses dont il avait su pénétrer les hallucinantes propriétés et dont l’arome pouvait exalter l’acuité sensorielle d’un sujet au point de lui faire prendre pour des réalités de simples projections lumineuses dues à des pellicules finement coloriées.

9° Le chimiste Bex, qui depuis un an parcourait maintes contrées avec désintéressement, dans le seul but de vulgariser deux merveilleuses découvertes scientifiques, fruits de son labeur ingénieux et patient.

10° L’inventeur Bedu, emportant vers l’Amérique un métier perfectionné, qui, placé sur le courant d’un fleuve, pouvait tisser automatiquement les plus riches étoffes, grâce à un curieux système d’aubes. En installant sur le Rio de la Plata l’appareil construit d’après ses plans, l’inventeur comptait recevoir de tous les fabricants du pays une lucrative commande de métiers semblables. Bedu dessinait et coloriait lui-même les différents modèles de soieries, de damas ou de perses qu’il voulait obtenir ; le fonctionnement des aubes sans nombre une fois réglé d’après telle figure indicatrice, la machine savait reproduire indéfiniment la même épreuve sans aide ni surveillance.

11° Le sculpteur Fuxier, qui, au moyen d’un modelage interne miraculeusement subtil, déposait en germe dans certaines pastilles rouges de sa façon maintes images séduisantes, prêtes à éclore en fumée au contact immédiat d’un brasier quelconque. D’autres pastilles, d’un bleu vif et uni, fondaient subitement dans l’eau en produisant à la surface de véritables bas-reliefs dus à la même préparation intérieure. Poursuivant la diffusion de sa découverte, Fuxier emportait à Buenos-Ayres une provision intacte et abondante des deux substances composées par lui, afin d’exécuter, sur place et d’après commande, tel groupe léger enfermé dans une pastille rouge ou tel bas-relief liquide contenu en puissance dans une pastille bleue. Cette méthode de sculpture à éclosion soudaine, recevant une troisième application, servait à créer de délicats sujets dans des grains de raisin capables de mûrir en quelques minutes. Fuxier s’était muni, pour ses expériences, de plusieurs ceps de vigne cultivés dans des pots de terre volumineux dont il surveillait soigneusement l’arrosage et l’aération.

12° Les deux banquiers associés Hounsfield et Cerjat, que différentes affaires de haute importance appelaient dans la République Argentine, où les accompagnaient trois de leurs commis.

13° Une troupe nombreuse, qui, se rendant à Buenos-Ayres pour jouer une foule d’opérettes, comptait parmi ses membres le comique Soreau et la chanteuse étoile Jeanne Souze.

14° L’ichtyologiste Martignon, destiné à faire partie d’une mission savante qui, s’embarquant à Montevideo sur un petit yacht à vapeur, devait opérer divers sondages dans les mers du sud.

15° Le docteur Leflaive, médecin du bord.

16° Adinolfa, la grande tragédienne italienne, s’apprêtant à bientôt paraître pour la première fois devant un public argentin.

17° Le Hongrois Skarioffszky, cithariste de grand talent, qui, habillé en tzigane, exécutait sur son instrument de prodigieuses acrobaties, payées à prix d’or dans les deux mondes par les organisateurs de concerts.

18° Le Belge Cuijper, prêt à recueillir de fabuleux cachets, légitimement dus à sa belle voix de ténor, que l’emploi d’une pratique en mystérieux métal rendait magique et formidable.

19° Une étrange réunion de phénomènes, de dresseurs et d’acrobates brillamment engagés pour trois mois dans un cirque de Buenos-Ayres. Ce personnel hétéroclite comprenait le clown Whirligig, ― l’écuyer Urbain, propriétaire du cheval Romulus, ― Tancrède Boucharessas, sujet sans bras ni jambes, accompagné de ses cinq enfants, Hector, Tommy, Marius, Bob et Stella, ― le chanteur Ludovic, ― le Breton Lelgoualch, ― Stéphane Alcott et ses six fils, ― le barnum Jenn et le nain Philippo.


Pendant une semaine la navigation resta paisible et heureuse. Mais, au milieu de la huitième nuit, un ouragan terrible se déchaîna soudain en plein Atlantique. L’hélice et le gouvernail furent brisés par la violence des lames, et, après deux jours de course échevelée, le Lyncée, poussé comme une épave inerte, vint s’échouer sur la côte d’Afrique.

Nul ne manquait à l’appel, mais, en présence du navire défoncé ne supportant plus que des canots hors d’usage, il fallait renoncer à tout espoir de reprendre la mer.

À peine débarqués, nous vîmes s’élancer, avec de souples gambades, plusieurs centaines de nègres, qui nous entourèrent gaîment tout en manifestant leur joie par de bruyantes clameurs. Ils étaient guidés par un jeune chef à mine intelligente et ouverte, qui, se présentant sous le nom de Séil-kor, nous plongea dans une profonde surprise en opposant à nos premières questions des réponses formulées dans un français facile et correct.

Quelques mots échangés nous firent connaître la mission de Séil-kor, chargé de nous conduire jusqu’à Éjur, capitale de l’empereur Talou VII, son maître, qui, attendant depuis quelques heures l’inévitable échouement de notre navire signalé par un pêcheur indigène, comptait nous retenir en son pouvoir jusqu’au paiement d’une rançon suffisante.

ll fallait s’incliner devant la force du nombre.

Pendant que les nègres s’employaient au déchargement du paquebot, Séil-kor, cédant à nos prières, voulut bien nous donner divers détails sur notre future résidence.

Assis sur une roche étroite, à l’ombre d’une haute falaise, le jeune orateur commença par conter sa propre histoire au groupe attentif que nous formions, étendus çà et là dans le sable mou.

À dix ans, errant dans cette même région où le hasard venait de nous jeter, Séil-kor s’était rencontré avec un explorateur français nommé Laubé, qui, séduit sans doute par la mine éveillée de l’enfant, avait résolu d’attacher à sa personne et de ramener parmi les siens ce souvenir vivant de son voyage.

Débarqué sur la côte occidentale de l’Afrique, Laubé s’était juré de ne jamais revenir sur ses pas ; accompagné d’une vaillante escorte, il poussa fort avant dans l’est, puis, inclinant vers le nord, franchit le désert à dos de chameau et atteignit enfin Tripoli, point d’arrivée qu’il s’était fixé d’avance.

Pendant les deux années consacrées au voyage, Séil-kor avait appris le français en écoutant ses compagnons ; frappé par une telle facilité, l’explorateur avait poussé la sollicitude jusqu’à donner à l’enfant maintes fructueuses leçons de lecture, d’histoire et de géographie.

À Tripoli, Laubé comptait retrouver sa femme et sa fille, qui, suivant certains projets réglés au moment de la séparation, devaient depuis deux mois déjà s’être installées à l’hôtel d’Angleterre pour attendre son retour.

L’explorateur éprouva une bien douce émotion en apprenant par le portier de l’hôtel la présence des deux chères abandonnées, depuis si longtemps ravies à sa tendre affection.

Séil-kor, discrètement, sortit pour visiter la ville, ne voulant pas gêner les premiers moments d’expansion attendus avec tant d’impatience par son protecteur.

En revenant, au bout d’une heure, dans le grand hall d’entrée, il aperçut Laubé, qui l’emmena dans sa chambre, située au rez-de-chaussée et brillamment éclairée par une large fenêtre ouverte donnant sur les jardins de l’hôtel.

Ayant déjà parlé de Séil-kor comme d’un personnage très savant, l’explorateur voulait faire subir à l’enfant un examen de revision sommaire avant de le présenter aux deux nouvelles compagnes de son existence.

Quelques questions sur les grands faits de l’histoire obtinrent des réponses satisfaisantes.

Abordant ensuite la géographie de la France, Laubé demanda le chef-lieu d’une foule de départements cités au hasard.

Assis en face de la fenêtre, Séil-kor ne s’était pas encore trompé dans sa récitation presque machinale, quand soudain, au moment de nommer la préfecture de la Corrèze, il se sentit prêt à défaillir ; un nuage glissa devant ses yeux, et ses jambes se mirent à trembler, pendant que son cœur frappait dans sa poitrine des coups sourds et pressés.

Ce trouble était causé par la vue d’une ravissante enfant blonde d’une douzaine d’années, qui, venant de passer dans le jardin, avait croisé un instant son merveilleux regard profond et bleu avec le regard ébloui de Séil-kor.

Cependant Laubé, n’ayant rien remarqué, répétait en s’impatientant :

— La Corrèze, chef-lieu?…

La vision s’était évanouie, et Séil-kor put reprendre assez d’empire sur lui-même pour répondre en un murmure :

— Tulle.

Éternellement ce nom de ville devait rester lié dans le souvenir de Séil-kor à la bouleversante apparition.

L’examen terminé, Laubé conduisit Séil-kor à sa femme et à sa fille Nina, dans laquelle le jeune nègre, extasié, reconnut, avec une joie divine, l’enfant blonde du jardin.

La vie de Séil-kor fut dès lors illuminée par la présence continuelle de Nina, car les deux enfants, étant du même âge, se réunissaient sans cesse pour les jeux et pour l’étude.

Laubé, au moment de la naissance de Nina, vivait en Crète avec sa femme, à cause d’un volumineux ouvrage qu’il préparait sur Candie et ses habitants. C’est donc en terre étrangère que s’étaient passées les premières années de la fillette, élevée tendrement par une nourrice candiote qui lui avait transmis un léger accent rempli de charme et de douceur.

Cet accent ravissait Séil-kor, dont l’amour et le dévoûment grandissaient à chaque heure.

Il rêvait de tenir Nina un instant dans ses bras ; au fond de son imagination il la voyait en proie à mille dangers, dont il la sauvait avec ardeur sous les yeux de ses parents pleins d’angoisse et de reconnaissance.

Ces chimères devaient bientôt se changer en brusque réalité.

Un jour, debout sur une terrasse de l’hôtel baignée par la mer, Séil-kor pêchait à la ligne avec son amie, ravissante dans une robe bleu marine qu’il chérissait passionnément.

Tout à coup Nina poussa un cri de joie en apercevant au bout de son hameçon, qu’elle venait de soulever hors de l’eau, un poisson lourd et frétillant. Amenant à elle l’extrémité du fil, elle prit sa proie avec force afin de la décrocher. Mais au premier contact elle reçut une commotion soudaine et s’affala sans connaissance. Le poisson, sorte de raie d’apparence inoffensive, n’était autre qu’une torpille, dont la décharge électrique avait causé ce résultat inattendu.

Séil-kor saisit Nina dans ses bras et la porta jusqu’à l’hôtel, où, devant son père et sa mère promptement accourus, elle reprit vite ses sens après cet engourdissement sans gravité.

Ses premières inquiétudes dissipées, Séil-kor bénit l’aventure qui, réalisant son rêve, lui avait permis d’étreindre un moment sa bien-aimée compagne.

La fête de Nina tombait quelques jours après cet événement. Laubé voulut, à cette occasion, donner un petit bal d’enfants auquel seraient conviées les quelques familles européennes séjournant dans la ville.

Résolu à célébrer le grand jour en disant une fable à son amie, Séil-kor consacra une partie de ses nuits à cultiver en cachette sa mémoire et son intonation.

Projetant d’offrir en outre quelque présent à la fillette, il se promit de risquer au jeu les quelques pièces blanches qu’il devait à la générosité de Laubé.

Certain casino de Tripoli, aisément accessible, contenait un jeu de petits chevaux dont la mise pouvait convenir aux bourses les plus modestes.

Favorisé par la chance qui accompagne, dit-on, les premières tentatives, Séil-kor gagna promptement à l’aide d’une martingale et put commander, chez le meilleur pâtissier de l’endroit, un monstrueux gâteau de Savoie destiné à paraître au milieu de la fête.

Le bal, commencé dans le courant de la journée, emplit de joyeuse animation le grand salon de l’hôtel. Vers cinq heures, les enfants, passant dans une pièce voisine, s’assirent à une immense table chargée de fruits et de friandises. À ce moment on apporta, de la part de Séil-kor, le fameux gâteau, qui fut salué par de bruyantes acclamations. Tous les yeux fixèrent le donateur, qui, se levant sans aucun embarras, récita sa fable d’une voix claire et sonore. Au dernier vers les applaudissements éclatèrent de toutes parts, et Nina, se levant à son tour, porta un toast en l’honneur de Séil-kor, qui fut un instant le roi du banquet.

Après goûter, le bal continua. Séil-kor et Nina valsèrent ensemble, puis, fatigués par plusieurs grands tours, s’arrêtèrent soudain près de Mme Laubé, qui, debout et tranquille, contemplait avec délices la belle joie enfantine dont elle se sentait environnée.

En voyant sa fille s’approcher d’elle avec son compagnon, l’excellente femme, reconnaissante pour toutes les attentions de Séil-kor, se tourna en souriant vers le jeune nègre, et dit d’une voix douce, en lui montrant Nina : « Embrasse-la ! »

Séil-kor, pris de vertige, entoura son amie de ses bras et déposa sur ses joues fraîches deux chastes baisers qui le laissèrent ivre et chancelant.

Après cette solennité presque intime, Laubé, remis de ses fatigues par son séjour à Tripoli, résolut de regagner la France. L’explorateur possédait dans les Pyrénées, près d’un village nommé Port-d’Oo, un petit château familial dont il prisait fort le calme et l’isolement. Il serait bien là pour rédiger, à l’aide de ses notes, une relation détaillée de son voyage.

Le départ fut fixé sans délai. Après une belle traversée, Laubé et les siens débarquèrent à Marseille, où ils prirent le train pour Port-d’Oo.

Séil-kor se plut beaucoup dans sa nouvelle résidence ; le château était situé dans l’admirable vallée d’Oo, et chaque jour le jeune Africain faisait avec Nina de longues escapades en forêt, pour mettre à profit les derniers rayons d’un automne tiède et clément.

Un soir, conduits jusqu’au village par les hasards de leur promenade, les deux enfants virent soudain une troupe ambulante qui, entassée dans une charrette et parcourant au pas les rues pleines de curieux, distribuait maints prospectus en attirant la foule par des boniments et des coups de grosse caisse.

Deux prospectus furent remis à Séil-kor, qui les lut avec Nina. Le premier, rédigé en affiche, débutait par une longue phrase annonçant en forts caractères l’arrivée sensationnelle de la troupe Ferréol, composée d’acrobates, de danseurs et d’équilibristes ; la seconde moitié de la feuille contenait un emphatique discours adjurant les Français de se tenir en éveil, vu la présence sur leur territoire du chef de la bande, le fameux lutteur Ferréol, capable à lui seul de détruire des armées et de renverser des remparts ; l’exhortation commençait ainsi : « Tremble, peuple français !… » et le mot « Tremble », destiné à capter les regards, s’étalait en grosse vedette, formant une sorte d’en-tête isolé.

L’autre prospectus, de dimensions plus modestes, portait cette simple attestation : « Nous avons été vaincus par Ferréol », suivie d’une quantité innombrable de signatures qui, reproduites en fac-similé, provenaient des plus redoutables professionnels terrassés par l’illustre champion.

Le lendemain, Séil-kor et Nina se rendirent sur la place du village pour assister à la représentation promise. Une large estrade s’élevait en plein vent, et les deux enfants se divertirent fort à la vue des jongleurs, clowns, faiseurs de tours et animaux savants, qui pendant deux heures défilèrent devant leurs yeux.

À certain moment, trois hommes vinrent poser à droite, sur l’extrémité de l’estrade, un fragment de façade Renaissance, dont le premier étage était percé d’une large fenêtre à balcon.

Bientôt, un second décor semblable prenait place à gauche sur le bout opposé des tréteaux, et l’un des porteurs reliait, par un fil de fer soigneusement fixé, les deux balcons qui se faisaient strictement vis-à-vis.

Ces préparatifs étaient à peine achevés quand la fenêtre de droite s’ouvrit discrètement pour livrer passage à une jeune femme vêtue comme les princesses du temps de Charles IX. L’inconnue fit un signe avec la main, et aussitôt l’autre fenêtre céda sous l’effort d’un seigneur richement paré, qui à son tour parut au balcon. Le nouveau venu, en pourpoint brodé, en culotte courte et en toquet de velours, portait une fraise engonçante et un loup mystérieux approprié à l’expédition clandestine qu’il semblait préparer.

Après un échange de signaux pleins de recommandations et de promesses, l’amoureux, enjambant sa balustrade, posa le pied sur le fil de fer, puis, les bras étendus en manière de balancier, se mit en devoir de franchir, par le chemin aérien offert à son audace, la distance qui le séparait de sa belle voisine.

Mais soudain, prêtant l’oreille vers l’intérieur de sa maison comme pour épier le pas de quelque jaloux, la jeune femme rentra précipitamment chez elle, avertissant par un geste l’amant téméraire, qui, rompant à grandes enjambées, regagna son point de départ et s’éclipsa derrière ses rideaux.

Quelques instants plus tard les deux fenêtres se rouvraient presque en même temps, et le périlleux voyage recommençait avec une espérance nouvelle. Cette fois le trajet s’accomplit jusqu’au bout sans fausse alerte, et les deux amants tombèrent aux bras l’un de l’autre, au milieu d’ovations prolongées.

Le fil de fer et les deux décors furent enlevés rapidement, et un jeune couple espagnol, faisant une brusque apparition, se mit d’emblée à danser un boléro forcené, accompagné de cris et de battements de pieds. La femme, en mantille, l’homme, en veste courte et en sombrero, tenaient chacun dans la main droite un tambour de basque à lamelles, sur lequel ils appliquaient en cadence de vigoureux coups de poing. Après dix minutes de pirouettes et de déhanchements continuels, les deux danseurs, pour finir, s’immobilisèrent dans une pose souriante et gracieuse, pendant que la foule électrisée applaudissait avec enthousiasme.

La représentation se termina par plusieurs victoires éclatantes du célèbre Ferréol, et la nuit tombait déjà quand Séil-kor et Nina, enchantés de leur après-midi, reprirent, bras dessus, bras dessous, le chemin du château.

Le jour suivant, cloîtrés par une pluie fine et persistante, les deux enfants durent renoncer à leur promenade quotidienne. Heureusement les communs du château contenaient une grande remise offrant un vaste espace propice aux jeux les plus désordonnés ; c’est sous cet abri que les espiègles vinrent passer leur récréation.

Hantée par le spectacle de la veille, Nina s’était munie de son panier à ouvrage, dans le but de confectionner pour Séil-kor un accoutrement rappelant celui du danseur de corde. Dans le fond de la remise, deux charrettes se faisant face présentaient, grâce à leurs timons placés bout à bout, un champ d’expérience commode et facile pour les premières tentatives d’un équilibriste encore novice.

Armée d’une paire de ciseaux, d’une aiguille enfilée et des deux prospectus que Séil-kor avait conservés, Nina se mit au travail ; dans la première feuille elle tailla un toquet, et dans la seconde un loup orné de deux fils destinés au côté postérieur des oreilles.

La fraise exigeait une plus grande provision de papier ; dans un coin de la remise gisait, jeté là au rebut, un paquet de vieux numéros de la Nature, journal que Laubé recevait régulièrement et dans lequel il écrivait tous ses récits de voyage. Arrachant la couverture bleue d’un grand nombre de publications, Nina parvint à établir une élégante collerette de couleur unie, et bientôt, paré des trois articles soigneusement exécutés par l’adroite ouvrière, Séil-kor fit ses débuts dans la carrière funambulesque, en parcourant d’un bout à l’autre le chemin étroit et fragile fourni par les deux timons.

Encouragés par cette première réussite, les enfants voulurent copier le boléro du couple espagnol. Séil-kor déposa son déguisement de papier, et la danse commença, tout de suite échevelée et fiévreuse ; Nina surtout mettait une ardeur étrange dans sa mimique, frappant ses mains l’une contre l’autre pour remplacer la résonance rythmique du tambour de basque, et prolongeant les joyeux ébats sans souci de la fatigue ni de l’essoufflement. Soudain, arrêtés en complète effervescence par la cloche du goûter, les deux danseurs quittèrent la remise pour rentrer au château.

Le temps s’était refroidi avec le crépuscule hâtif, et une sorte de neige fondue, pénétrante et glacée, tombait lentement du ciel opaque.

Mise en nage par la danse délirante et prolongée, Nina fut prise d’un frisson terrible, qui cessa dans la salle à manger, où flambait le premier feu de la saison.

Le lendemain, l’étincelant soleil avait reparu, éclairant une de ces dernières journées translucides et pures qui précèdent chaque année la venue de l’hiver. Voulant profiter de cette après-midi sereine qui marquait peut-être l’adieu suprême du beau temps, Séil-kor proposa joyeusement à Nina une grande promenade en forêt.

La fillette, brûlante de fièvre, mais se croyant seulement en proie à un malaise passager, accepta l’offre de son ami et se mit en route à son côté. Séil-kor portait un goûter copieux dans un large panier qui se balançait à son bras.

Après une heure de course en pleins bois, les deux enfants se trouvèrent devant un inextricable fouillis d’arbres, marquant le début d’une vaste futaie inexplorée que les gens du pays appelaient le « Maquis ». Cette désignation était justifiée par un extraordinaire enchevêtrement de branches et de lianes ; nul ne pouvait s’aventurer dans le Maquis sans risquer de s’y perdre à jamais.

Jusqu’alors, au cours de leurs folles équipées, Séil-kor et la fillette avaient sagement contourné l’inquiétante lisière. Mais, séduits par l’inconnu, ils s’étaient promis de tenter quelque jour une reconnaissance hardie au sein de la mystérieuse région. L’occasion leur sembla propice à la réalisation de leur projet.

Séil-kor, par prévoyance, résolut de marquer la route du retour à la façon du Petit Poucet. Il ouvrit son panier de provisions, mais, se rappelant la déconvenue du héros célèbre, au lieu de prendre son pain pour l’émietter il choisit un fromage suisse d’une blancheur éclatante, dont les parcelles, peu tentatrices pour des estomacs d’oiseaux, devaient se détacher clairement sur le fond sombre des mousses et des bruyères.

L’exploration commença ; tous les cinq pas, Séil-kor piquait le fromage avec la pointe d’un couteau et jetait le léger fragment sur le sol.

Pendant une demi-heure, les deux imprudents s’enfoncèrent ainsi dans le Maquis sans en découvrir la limite ; le jour commençait à baisser, et Séil-kor, brusquement inquiet, donna le signal de la retraite.

Quelque temps, le jeune garçon retrouva facilement son chemin, marqué sans interruption. Mais bientôt le jalonnement cessa ; quelque animal affamé, renard ou loup, flairant la piste savoureuse, avait léché les parcelles de fromage, brisant ainsi le fil conducteur des deux égarés.

Peu à peu le ciel s’était couvert et la nuit devenait opaque.

Séil-kor affolé s’obstina longtemps, mais en vain, à trouver une issue pour sortir du Maquis. Nina exténuée, grelottante de fièvre, le suivait à grand’peine et sentait à chaque moment ses forces prêtes à la trahir. Finalement la pauvre enfant, fléchissant malgré elle et poussant un cri de détresse, se coucha sur un lit de mousse offert sous ses pas, tandis que Séil-kor s’approchait anxieux et découragé.

Nina s’endormit d’un sommeil morbide ; il faisait maintenant nuit noire, et le froid était vif ; l’avent venait de commencer, et une impression d’hiver planait dans l’atmosphère humide et glaciale. Séil-kor, ému, ôta sa veste pour couvrir la fillette, qu’il n’osait priver d’un repos dont elle paraissait avoir si grand besoin.

Après un long assoupissement traversé de rêves continuels, Nina s’éveilla d’elle-même et se mit debout, prête à reprendre sa marche.

Dans le ciel dégagé, les étoiles jetaient leurs feux les plus brillants. Nina savait s’orienter ; elle montra du doigt l’étoile polaire, et les deux enfants, suivant dès lors une direction invariable, atteignirent au bout d’une heure la lisière du Maquis ; une nouvelle étape les conduisit jusqu’au château, où la fillette tomba dans les bras de ses parents, pâles d’angoisse et de frayeur.

Le lendemain, voulant lutter encore contre la maladie qui progressait rapidement, Nina se leva comme de coutume et passa dans la salle d’étude, où Séil-kor rédigeait un devoir français prescrit par Laubé.

Depuis son retour d’Afrique, la fillette suivait le catéchisme à l’église du village ; elle devait, ce matin-là, terminer une analyse destinée à être remise le jour suivant.

Une demi-heure d’application lui suffit pour achever sa tâche et atteindre la résolution finale.

Ayant écrit les premiers mots : « Je prends la résolution… » elle s’était retournée vers Séil-kor en demandant conseil pour la suite, quand une terrible quinte de toux la secoua tout entière, provoquant des râles douloureux et profonds.

Séil-kor épouvanté s’approcha de la malade, qui entre deux spasmes lui avoua tout : le frisson éprouvé à la sortie de la remise ― et la fièvre qui, n’ayant pas cessé depuis la veille, s’était certainement aggravée pendant le dangereux somme sur le lit de mousse.

Les parents de Nina furent aussitôt prévenus, et la fillette dut s’aliter sans retard.

Hélas! ni les ressources de la science ni les multiples attentions d’un entourage passionnément dévoué ne purent triompher du mal terrible, qui, en moins d’une semaine, enleva la pauvre enfant à l’affection idolâtre des siens.

Après cette mort soudaine, Séil-kor, fou de désespoir, prit en horreur les lieux jusqu’alors divinement éclairés par la présence de son amie. La vue des sites maintes fois contemplés avec Nina lui rendait odieux l’horrible contraste entre son deuil actuel et son bonheur passé. D’ailleurs la saison froide épouvantait le jeune nègre, qui, au fond du cœur, gardait la nostalgie du soleil africain. Un jour, déposant sur sa table, à l’adresse de son cher protecteur, une lettre pleine d’affection, de reconnaissance et de regrets, il s’enfuit du château en emportant comme de saintes reliques la toque, la fraise et le loup confectionnés par Nina.

S’employant à divers travaux dans les fermes rencontrées sur son passage, il parvint à réunir une somme suffisante pour payer son voyage jusqu’à Marseille. Là, il s’engagea comme chauffeur à bord d’un navire appelé à longer les côtes occidentales de l’Afrique. Pendant une relâche à Porto-Novo, il déserta son poste et regagna son pays natal, où sa culture et son intelligence lui valurent avant peu un poste important auprès de la personne de l’empereur.


Nous avions écouté en silence le récit de Séil-kor, qui, arrêté un moment par l’émotion inhérente à tant de poignants souvenirs, reprit bientôt la parole pour nous renseigner sur le maître qu’il servait.


Talou VII, dont l’origine était illustre, se vantait d’avoir dans les veines du sang européen. À une époque déjà lointaine, son ancêtre Souann avait conquis le trône à force d’audace, puis s’était promis de fonder une dynastie. Or voici ce que la tradition racontait à ce propos.

Quelques semaines après l’avènement de Souann, un grand navire, poussé par la tempête, avait sombré en vue des côtes d’Éjur. Seules survivantes du désastre, deux jeunes filles de quinze ans, accrochées à une épave isolée, parvinrent à prendre terre après avoir couru mille dangers.

Les naufragées, ravissantes sœurs jumelles de nationalité espagnole, étaient si pareilles de visage qu’on ne pouvait les distinguer l’une de l’autre.

Souann s’éprit des charmantes adolescentes, et, dans son désir hâtif d’abondante procréation, les épousa toutes deux le même jour, heureux d’affirmer la suprématie de sa race par l’adjonction d’un sang européen propre à frapper, dans les temps présents et à venir, l’imagination fétichiste de ses sujets.

Ce fut le même jour aussi, et à la même heure, que les deux sœurs, dans les délais stricts, accouchèrent chacune d’un garçon.

Talou et Yaour ― ainsi furent nommés les enfants ― causèrent de suite un grave souci à leur père, qui, dérouté par l’imprévu de ces deux naissances simultanées, ne savait comment choisir l’héritier du trône.

La ressemblance parfaite des épousées empêchait Souann de se prononcer sur l’antériorité de conception, qui seule pouvait faire prévaloir les droits d’un des frères.

On tenta vainement d’élucider ce dernier point en interrogeant les deux mères ; à l’aide de quelques mots indigènes péniblement appris, chacune témoigna hardiment en faveur de son fils.

Souann résolut de s’en rapporter à la décision du Grand Esprit.

Sous le nom de « Place des Trophées », il venait de fonder à Éjur une vaste esplanade quadrangulaire, afin d’accrocher, sur le tronc des sycomores plantés en bordure, maintes dépouilles provenant d’ennemis redoutables qui, pleins d’acharnement, s’étaient efforcés de lui barrer le chemin du pouvoir. Il alla se poster devant l’extrémité nord du nouvel emplacement et fit déposer à la même seconde, dans un terrain convenablement préparé, d’une part une graine de palmier, de l’autre une semence de caoutchouc, se rapportant chacune à un de ses fils désigné d’avance devant témoins ; traduisant la volonté divine, l’arbre sorti de terre le premier devait indiquer le futur souverain.

Surveillance et arrosage furent impartialement prodigués aux deux points fécondés.

Ce fut le palmier qui, planté à droite, affleura d’abord la surface du sol, proclamant ainsi les droits de Talou au détriment d’Yaour, dont le caoutchouc eut un grand jour de retard.

Quatre ans à peine après leur arrivée à Éjur, les jumelles, prises par les fièvres, périrent presque en même temps, abattues par l’épreuve terrible d’une saison particulièrement brûlante. Lors du naufrage elles avaient pu sauver certain portrait en miniature les représentant toutes deux côte à côte coiffées de la mantille nationale ; Souann conserva cette image, précieux document propre à faire constater l’essence supérieure de sa race.

Talou et Yaour grandissaient, et, avec eux, se développaient les deux arbres plantés à leur naissance. L’influence du sang espagnol ne se manifestait chez les jeunes frères que par une coloration un peu plus pâle de leur peau noire et par une moindre accentuation de l’épaisseur des lèvres.

En surveillant les étapes de leur croissance, Souann s’inquiétait parfois des querelles sanglantes qui pourraient un jour éclater entre eux au sujet de sa succession. Heureusement une nouvelle conquête dissipa en partie ses angoisses, en lui fournissant l’occasion de créer un royaume pour Yaour.

L’empire du Ponukélé, fondé par Souann, était limité au sud par un fleuve nommé le Tez, dont l’embouchure se trouvait située non loin d’Éjur.

Au delà du Tez s’étendait le Drelchkaff, riche contrée que Souann, à la suite d’une campagne favorable, réussit à placer sous sa domination.

Dès lors Yaour fut désigné par son père pour monter un jour sur le trône du Drelchkaff. Comparé à l’empire voisin, l’apanage semblait certes bien modeste ; Souann espérait néanmoins calmer par ce dédommagement la jalousie du fils déshérité.

Les deux frères avaient vingt ans quand leur père mourut. Les choses suivant leur cours naturel, Talou devint empereur du Ponukélé, et Yaour fut roi du Drelchkaff.

Talou Ier et Yaour Ier ― on les distingua de la sorte ― prirent de nombreuses épouses et fondèrent deux maisons rivales toujours prêtes à entrer en lutte. Les Yaour réclamaient l’empire en contestant les droits des Talou, et ceux-ci, de leur côté, forts de l’intervention divine qui les avait choisis pour le rang suprême, revendiquaient la couronne du Drelchkaff, dont les avait frustrés un simple caprice de Souann.

Une nuit, Yaour V, roi du Drelchkaff, descendant direct et légitime d’Yaour Ier, passa le Tez avec son armée et pénétra par surprise dans Éjur.

L’empereur Talou IV, arrière-petit-fils de Talou Ier, dut s’enfuir pour échapper à la mort, et Yaour V, réalisant le rêve de ses ascendants, réunit sous un sceptre unique le Ponukélé et le Drelchkaff.

À cette époque le palmier et le caoutchouc de la place des Trophées avaient fini par atteindre leur entier développement.

Le premier soin d’Yaour V en prenant le titre d’empereur fut de brûler le palmier consacré à la race abhorrée des Talou et d’extirper toutes les racines de l’arbre maudit dont la première apparition hors de terre avait dépossédé les siens.

Yaour V régna pendant trente ans et mourut au faîte de sa puissance.

Son successeur Yaour VI, lâche et incapable, se rendit impopulaire par ses maladresses constantes et par sa cruauté. Talou IV, quittant le lointain exil où il languissait depuis si longtemps, put alors s’entourer de nombreux partisans qui fomentèrent une révolte en soulevant le peuple mécontent.

Yaour VI, terrorisé, prit la fuite sans attendre le conflit et se réfugia dans son royaume de Drelchkaff, dont il parvint à conserver la couronne.

Renommé empereur du Ponukélé, Talou IV déposa un nouveau germe de palmier à la place dépouillée par Yaour V ; bientôt un arbre surgit, pareil au premier, dont il rappelait la signification tout en évoquant, ainsi qu’un emblème, la restauration de la branche légitime.

Depuis lors tout s’était passé normalement, sans usurpation violente ni troubles successoraux. Actuellement Talou VII régnait sur le Ponukélé, et Yaour IX sur le Drelchkaff, perpétuant tous deux les traditions de haine et de jalousie qui, de tout temps, avaient divisé leurs aïeux. La marque du sang européen, effacée de longue date par de nombreuses unions purement indigènes, ne laissait plus aucune trace sur la personne des deux souverains, pareils à leurs sujets par la forme du masque et par la couleur de la peau.

Sur la place des Trophées, le palmier planté par Talou IV écrasait maintenant par son magnifique aspect le caoutchouc à demi mort de vieillesse qui lui faisait pendant.