Impressions d’Afrique/Chapitre XXV

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A. Lemerre (p. 447-452).

XXV


Quand tout le monde se fut déclaré prêt, Talou fixa la date du sacre et choisit dans le calendrier ponukéléien le jour équivalent au 25 juin.

Le 24, l’ichtyologiste Martignon, qui n’avait jamais interrompu ses excursions en pirogue le long des côtes, rentra fort agité par une surprenante découverte qu’il venait de faire à la suite d’un sondage profond.

Il portait soigneusement à deux bras un aquarium entièrement caché par un léger plaid et refusait d’en montrer le contenu dans le but de ménager son effet pour le lendemain.

Cet événement faisait prévoir quelque importante fluctuation du Martignon pour la dernière séance de jeu.


Le 25 juin, dès deux heures de l’après-midi, chacun se mit au point pour la grande solennité.

Une burette appelée à représenter la sainte ampoule fut extraite d’un huilier du Lyncée, puis placée sur l’autel à l’usage de Talou, auquel Juillard avait appris la manière de se graisser le front.

Près du flacon l’on campa debout une large feuille de parchemin, sorte de bulle qui, dictée à Rao par l’empereur, synthétisait une solennelle proclamation.

Balbet, ayant imaginé une épreuve de tir inédite, piqua en terre, à droite de l’autel, un large pieu taillé par un ouvrier de Chènevillot ; derrière, dressé dans l’axe voulu, un tronc de sycomore offrait une surface restreinte qui, verticalement aplanie par ordre de l’architecte, devait arrêter les balles sans risques de fâcheux contre-coups.

Sur le faîte du pieu l’illustre tireur posa un œuf mollet dont le maître-coq, d’après sa recommandation, avait soigneusement réglé la cuisson de manière à solidifier le blanc sans détruire en rien la souplesse du jaune.

L’œuf, parfaitement frais, venait d’être pondu par une des poules embarquées à Marseille sur le Lyncée.

Olga Tcherwonenkoff, les cheveux et le buste ornés de feuillages pris dans le Béhuliphruen, s’était affublée d’un costume de danseuse péniblement improvisé par ses soins. Hector Boucharessas avait cédé un de ses maillots de rechange, qui, patiemment découpé puis recousu, emprisonnait maintenant les jambes et les cuisses de l’imposante matrone ; plusieurs rideaux de fenêtre, choisis dans le stock du tapissier Beaucreau, avaient fourni le tulle de la jupe, et l’ensemble était complété par un corsage bleu de ciel largement décolleté, provenant d’une robe de cérémonie emportée par la Livonienne en vue de soirées à passer dans les grands théâtres de Buenos-Ayres.

Jadis, au moment d’exécuter en scène le Pas de la Nymphe, Olga, svelte et légère, apparaissait montée sur une biche, au milieu d’un décor forestier sauvage et profond. Soucieuse de réaliser une entrée semblable, l’ex-danseuse comptait se faire porter par Sladki, car un essai tenté la veille avait montré que le gracieux animal était de force à subir pendant quelques instants le poids énorme de sa maîtresse.

En attendant l’heure de se produire, l’élan soumis et fidèle cheminait paisiblement aux côtés de la Livonienne.

Bedu avait terminé le matin même la pellicule peinte destinée à réveiller la mémoire endormie de Séil-kor. Voulant obtenir des projections très nettes, Darriand résolut de tenter l’expérience à la nuit absolument close, en utilisant la toque, le loup et la fraise découpés jadis par Nina ; le contact de ces trois objets, conservés pieusement par le précoce amoureux, pouvait en effet contribuer dans une large mesure à la résurrection soudaine des anciens souvenirs.

Grâce à un travail acharné, Louise Montalescot avait trouvé la solution du problème tant cherché. En passant toute la nuit dans son laboratoire suffisamment éclairé par la lune actuellement pleine et fort brillante, la jeune femme était certaine de terminer son appareil, qui serait prêt à fonctionner au lever du jour. Les poétiques lueurs de l’aube se prêteraient parfaitement à un premier essai de reproduction automatique, et Talou, rempli de curiosité, donna son approbation à Sirdah, chargée de lui soumettre ce projet d’expérience matinale.

Quant à la pie, elle jouait maintenant son rôle avec une sûreté infaillible, et l’empereur n’avait qu’à choisir son moment pour la mettre à l’épreuve. L’ilote lui-même devait être mû par l’oiseau sur deux rails que Norbert venait de fabriquer avec une provision de mou réclamée au maître-coq.

Aux approches de quatre heures, Mossem, Rul, Gaïz-dûh et Djizmé furent enfermés dans la prison construite par Chènevillot.

Rao garda la clé, puis s’occupa de recruter une poignée d’esclaves capables de l’aider dans la tâche d’organisateur que l’empereur lui avait depuis longtemps confiée.

Bientôt Talou parut en grande toilette.

Tout le monde était présent pour la figuration, y compris les troupes ponukéléiennes chargées de chanter la Jéroukka.

Sentant venir l’heure solennelle, Juillard fit une recommandation à notre groupe, déjà massé au sud de l’esplanade.

Pour la remise des décorations, l’historien comptait se baser uniquement sur les impressions du public noir, dont l’instinct naïf lui semblait apte à fournir un jugement sincère et juste.

Nos applaudissements pouvant influencer les spectateurs indigènes et troubler surtout la tâche observatrice du distributeur d’insignes, nous étions invités à garder une muette immobilité après chacune des exhibitions.

Ce mot d’ordre avait en outre l’avantage de refréner d’avance l’enthousiasme partial et intéressé que tel candidat au grand cordon du Delta pourrait inspirer à certains joueurs porteurs de ses actions.

Au dernier moment, voulant se ménager une apparition sensationnelle, l’empereur chargea Rao de régler en dehors de la place des Trophées un cortège qui s’avancerait lentement dans un ordre déterminé.

Le silence s’établit parmi nous, et l’on sait comment la cérémonie du sacre puis la représentation de gala, complétées après une nuit paisible par l’expérience de Louise Montalescot, furent suivies de l’énervante consigne que Carmichaël purgeait en ma compagnie sous la surveillance d’une sentinelle indigène.