Impressions de voyage/05

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IMPRESSIONS


DE VOYAGES.

IV.


LE SAINT-BERNARD.



Mon excursion à Chamouny dura quatre jours ; le cinquième, à dix heures du soir, j’étais de retour à Martigny. Mon ancien ami, le maître d’hôtel, me reçut d’un air comiquement triste. Le pauvre homme avait tant de monde chez lui, qu’il ne savait où me loger : lui-même avait cédé son lit aux voyageurs et comptait coucher dans la grange. Il essaya timidement de me prouver que l’odeur du foin était fort saine, et que je serais mieux chez lui sur la paille que chez un autre dans un lit. Mais je venais de faire douze lieues à pied, circonstance qui me rendait l’esprit fort peu accessible à ce genre de raisonnement, quelque logique qu’il lui parût être : en conséquence, je dis à mon guide de me conduire à l’hôtel de la Tour.

Mon hôte tenta un dernier effort pour me retenir. Il lui restait une grande chambre où il avait empilé une société de cinq voyageurs, un de plus ne devait rien leur faire sur la quantité ; il me demanda donc si je me contenterais comme eux et avec eux d’un matelas posé à terre, et sur ma réponse affirmative, il s’achemina, moi le suivant, vers leur chambre, d’où sortait un vacarme épouvantable. Nos voyageurs se battaient à coups de traversin, pour conquérir les uns sur les autres chacun un emplacement de trois pieds de large sur six de long, la grandeur de la chambre n’ayant pas paru leur offrir au premier abord cinq fois cette mesure géométrique. Je jugeai, à part moi, que le moment était mal choisi pour la demande que nous venions faire : mon hôte fit probablement la même réflexion, car il se retourna de mon côté avec un air d’embarras si marqué, que je me décidai à faire ma commission moi-même. Je poussai doucement la porte, et je m’aperçus que provisoirement la bataille se passait dans la nuit, les projectiles ayant éteint les lumières : dès-lors ma résolution fut prise.

Je soufflai la chandelle de mon hôte, ce qui fit rentrer le corridor dans une obscurité aussi complète que celle où était la chambre ; je lui recommandai de ne retrouver sous aucun prétexte la deuxième clef de la porte, et je le priai de me laisser me tirer d’affaire tout seul. Il ne demandait pas mieux.

La petite guerre continuait toujours, et les éclats de rire des combattans faisaient un tel bruit, que j’entrai dans la chambre, refermai la porte à double tour, et mis la clef dans ma poche, sans qu’aucun d’eux s’aperçût qu’il venait de se glisser dans la place un surcroît de garnison.

Je n’avais pas fait deux pas, que j’avais reçu sur la tête un coup de matelas qui m’avait enfoncé mon chapeau jusqu’à la cravate.

On juge bien que je n’étais pas venu là pour demeurer en reste de compte avec ceux qui s’y trouvaient ; je n’eus qu’à me baisser pour ramasser une arme, et je me mis à frapper à mon tour avec une vigueur qui aurait dû prouver à mes adversaires qu’il venait d’arriver un renfort de troupes fraîches. Bientôt je m’aperçus que j’étais appuyé contre un angle, position, comme tout le monde sait, très favorable pour une défense individuelle. La mienne fit, à ce qu’il paraît, de si grandes merveilles, que je compris à la faiblesse des coups qu’on me portait, qu’on perdait l’espoir de me débusquer de la place, et le combat se transporta sur d’autres points. Je profitai de ce moment pour étendre mon matelas sur le carreau ; un manteau sans propriétaire apparent, et dans lequel je me pris les jambes, me parut devoir admirablement remplacer les couvertures que la servante n’avait point encore apportées, et que, grâce à la précaution que j’avais prise de fermer la porte à double tour et de mettre la clef dans ma poche, il me paraissait bien difficile qu’elle introduisît désormais parmi nous ; je m’en enveloppai le plus confortablement possible. Je me jetai sur mon lit de camp, et j’attendis, le nez tourné vers le mur, l’orage, qui ne devait pas tarder à gronder, lorsque l’un des combattans s’apercevrait qu’il y avait un matelas de déficit.

En effet, peu à peu le calme se rétablit. Les éclats de voix devinrent moins bruyans, chacun songea à établir son bivouac sur le champ de bataille ; je sentis un matelas s’appuyer à mes pieds, un autre à ma droite. Chacun emboita le sien, comme il put, dans ceux de ses compagnons, et se jeta dessus ; un seul rôdeur continua de chercher quelque temps encore dans les coins et recoins ; puis, impatienté de ne rien trouver, une idée lumineuse lui vint, et il s’écria tout à coup : Messieurs, il y a l’un de vous qui est couché sur deux matelas.

Cette accusation fut repoussée par un cri d’indignation unanime auquel je m’abstins cependant de prendre part.

Notre homme se remit à chercher, moitié riant, moitié jurant ; puis ne trouvant rien, il finit par où il eût dû commencer : il sonna pour avoir de la lumière.

Nous entendîmes les pas de la servante d’auberge qui s’approchait ; je vis briller la chandelle à travers le trou de la serrure, et je mis instinctivement la main dans ma poche, pour m’assurer si la bienheureuse clef y était toujours.

Notre homme alla à la porte : elle était fermée. — Ouvrez, dit-il, et donnez-nous de la lumière.

— Messieurs, la clef est en dedans.

— Ah !

La main du chercheur m’intercepta un instant la lumière qui me venait du corridor ; puis il se baissa, passa la main à terre, sur la cheminée. — Qui, diable, a donc fermé la porte en dedans, messieurs ?

Ce n’était personne. — La fille attendait toujours.

— Eh ! pardieu, il y a une seconde clef de chaque chambre dans votre auberge.

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! allez chercher l’autre.

La fille obéit, c’était mon moment d’épreuve. Si le maître de l’hôtel n’avait pas suivi mes instructions, j’étais perdu : le plus profond silence régnait, et n’était interrompu que par les coups de pieds impatiens de notre malheureux compagnon qui murmurait entre ses dents :

— Cette péronnelle-là ne reviendra pas. — Je vous demande ce qu’elle peut faire. — Vous verrez qu’elle ne trouvera pas la clef maintenant ? — Ah ! c’est bienheureux.

Cette dernière exclamation lui était, comme on le devine bien, arrachée par le retour de la fille qui s’était de nouveau arrêtée devant notre porte.

— Eh bien ! allons donc.

— Monsieur, c’est comme un fait exprès, on ne peut pas mettre la main dessus.

— Ah ! mais c’est donc le diable qui s’en mêle ? — Oui, oui. — Riez, messieurs. — Pardieu, c’est bien amusant pour moi, surtout. — D’abord, je vous préviens qu’il me faut un matelas de gré ou de force.

Un hourra de propriétaire répondit à cette menace, et chacun se cramponna à son lit.

— Combien avez-vous apporté de matelas ?

— Cinq.

— Vous voyez, messieurs, l’un de vous en a deux.

Une dénégation plus absolue et plus énergique encore que la première, lui répondit.

— Très bien ; mais je vais le savoir. Allez-moi chercher une botte d’allumettes.

Il y avait dans cette demande un projet dont je ne comprenais pas bien l’exécution, mais dont le résultat possible me fit frémir. La fille revint avec l’objet demandé.

— C’est bon, glissez-moi une allumette par le trou de la serrure. Elle obéit.

— Maintenant, allumez le bout qui passe de votre côté. Très bien, là.

Je suivais l’opération avec un intérêt que l’on peut comprendre ; je vis briller de l’autre côté de la serrure la petite flamme bleuâtre, qui disparut un instant dans l’intérieur de la porte, et reparut de notre côté brillante comme une étoile. C’est une stupide invention que celle des allumettes.

Au fait, je ne savais pas trop comment j’allais m’en tirer, et si mes nouveaux camarades goûteraient la plaisanterie ; je me tournai à tout hasard contre le mur, afin d’avoir le temps de préparer un petit discours de réception.

Pendant ce temps, la flamme de l’allumette se fixa à la mèche de la bougie, l’appartement s’illumina. J’entendis chacun s’asseoir sur son matelas pour passer la revue. Au même instant un cri de surprise s’échappa de toutes les bouches, et une voix éclatante comme celle du jugement dernier fit entendre ces mots terribles :

— Nous sommes six.

Une deuxième voix succéda à la première.

— Messieurs, l’appel nominal.

— Oui, l’appel nominal. —

Celui que la perte de son lit rendait le plus intéressé à cette vérification y procéda sur-le-champ.

— D’abord moi, Jules de Lamark, présent.

— M. Lecaron, médecin, présent.

— M. Charles Soissons, propriétaire, présent.

— M. Auguste Reimonenq, créole, présent.

— M. Honoré de Sussy…

Je me retournai vivement.

— À propos, mon cher de Sussy, lui dis-je, en lui tendant la main, je puis vous donner des nouvelles de votre sœur, madame la duchesse d’O… Je l’ai vue il y a huit jours aux eaux d’Aix : elle y était belle à désespérer.

On peut juger du singulier effet que produisit mon interruption. Tous les yeux se fixèrent sur moi.

— Ah ! pardieu, c’est Dumas, s’écria de Sussy.

— Moi-même, mon cher ami, voulez-vous me présenter à ces messieurs ? je serais enchanté de faire leur connaissance.

— Certainement. De Sussy me prit par la main ; messieurs, j’ai l’honneur…

Chacun se leva sur son lit et salua.

— Maintenant, messieurs, dis-je en me tournant vers celui dont j’avais usurpé le matelas, permettez que je vous rende votre lit, mais à la condition cependant que vous m’autoriserez à m’en faire apporter un près des vôtres.

La réponse fut affirmative et unanime. J’ouvris la porte ; dix minutes après, j’avais un matelas dont j’étais le légitime locataire.

Ces messieurs allaient comme moi au grand Saint-Bernard. Ils avaient retenu deux voitures. Ils m’offrirent de prendre une place avec eux ; j’acceptai. La fille reçut l’ordre de nous éveiller le lendemain à six heures du matin. L’étape était longue, il y a dix lieues de Martigny à l’hospice, et les sept premières seulement peuvent se faire en char. Chacun de nous comprenait l’importance d’un bon sommeil : aussi dormîmes-nous tout d’une traite jusqu’à l’heure indiquée.

À sept heures nous étions emballés à quatre dans un de ces charriots étroits auxquels on ajoute deux planches, et qui, dès-lors, prennent le titre pompeux de chars-à-bancs ; et à deux dans une de ces petites voitures suisses qui vont de côté comme les crabes. Je m’étais pour mon malheur placé sur le char-à-bancs.

Nous n’avions pas fait dix pas, que, d’après la manière dont il conduisait son cheval, je fis à notre cocher cette observation.

— Mon ami, je vous crois ivre ?

— C’est vrai, mais a pas peur, notre maître.

Très bien, du moins nous savions à quoi nous en tenir.

Les choses allèrent à merveille tant que nous fûmes en plaine, et nous ne fîmes que rire des légères courbes que décrivaient cheval et voiture, mais après avoir dépassé Martigny-le-Bourg et Saint-Branchier ; lorsque nous commençâmes à pénétrer dans le val d’Entremont, et que nous vîmes le chemin s’escarper aux flancs de la montagne, ce chemin étroit, chemin des Alpes s’il en fut, avec son talus rapide comme un mur d’un côté et son précipice profond de l’autre, nos rires devinrent moins accentués, quoique les courbes fussent toujours aussi fréquentes, et nous lui fîmes, mais d’une manière plus énergique, cette seconde observation :

— Mais s… d… cocher, vous allez nous verser.

Il fouetta son cheval à lui enlever la peau, et nous répondit par sa locution favorite :

— A pas peur, notre maître. — Seulement il ajouta par forme d’encouragement sans doute : — Napoléon a passé par ici.

— C’est une vérité historique que je n’ai pas l’intention de vous contester. Mais Napoléon était à mulet, et il avait un guide qui n’était pas ivre.

— À mulet ! — Vous vous y connaissez ! — Il était sur une mule…

Nous repartîmes comme le vent ; notre guide continua de parler la tête tournée de notre côté, et sans daigner même jeter les yeux sur la route.

— Oui, sur une mule, à preuve même que c’est Martin Groseiller de Saint-Pierre qui le conduisait, et que sa fortune a été faite.

— Cocher !…

— A pas peur, — et que le premier consul lui a envoyé de Paris une maison et quatre arpens de terre. — Haoh ! Haoh ! —

C’était la roue de notre char qui pinçait le précipice de si près, que Lamark et de Sussy, qui étaient du côté de la planche, dont l’extrémité dépassait la largeur de la voiture, étaient littéralement suspendus sur un abîme de quinze cents pieds de profondeur.

Ceci rendait la plaisanterie de fort mauvais goût. Je sautai à bas de la voiture au risque d’avoir les jambes brisées contre les roues, et j’arrêtai le cheval par la bride. Nos camarades, qui nous suivaient dans la seconde voiture, et qui ne comprenaient rien au jeu que nous jouions depuis le commencement du voyage, avaient jeté un cri que nous avions entendu : ils nous croyaient perdus.

— A pas peur, Napoléon a passé par ici. — A pas peur. —

Et chaque mot de ce refrain éternel était accompagné d’une volée de coups de fouet dont une partie tombait sur le cheval, et l’autre sur moi ; l’animal furieux se cabrait en reculant, et la voiture se retrouva de nouveau suspendue au-dessus de l’épouvantable ravin. Ce moment était critique ; nos compagnons du chariot le jugeaient mieux que personne : aussi prirent-ils une résolution violente et instinctive ; le cocher, saisi à bras le corps, fut soulevé hors de son siége, et jeté sur la route, où il tomba lourdement, embarrassé comme Hyppolite dans ses rênes qu’il n’avait point abandonnées. Le cheval, qui était d’un naturel fort pacifique, se calma aussitôt ; ces messieurs profitèrent de ce moment de repos pour sauter à terre, et chacun de nous, notre damné cocher excepté, se trouva sain et sauf et sur ses jambes au milieu de la route.

Nous laissâmes notre homme se relever, mener son cheval et sa voiture comme il l’entendait, et nous nous acheminâmes à pied : c’était plus fatigant, mais plus sûr. À deux heures nous dînâmes à Liddes, où, d’après notre marché, nous devions changer de cheval et de cocher ; nous étions trop intéressés à ce que cette clause fût scrupuleusement suivie, pour ne pas donner tous nos soins à son exécution. Cette mutation faite, nous nous remîmes en route, complètement tranquillisés par l’allure honnête de notre quadrupède, et la mine pacifique de son maître, qui, par parenthèse, était le notaire du lieu. En effet, nous arrivâmes sans accident à Saint-Pierre, où finit la route praticable pour les voitures.

Ce fut à l’entour de ce bourg que l’armée française fit sa dernière station lorsqu’elle franchit le grand Saint-Bernard, au-delà duquel l’attendaient les plaines de Marengo. Des gens du pays nous montrèrent les différens emplacemens qu’avaient occupés l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie ; ils nous expliquèrent comment les canons, démontés de leurs affûts, avaient été assujétis dans des troncs de sapins creux et portés à bras par des hommes qui se relayaient de cent pas en cent pas. Quelques-uns de ces paysans avaient vu opérer cette œuvre de géant, et se vantaient avec orgueil d’y avoir pris part ; ils se rappelaient la figure du premier consul, la couleur de son habit et jusqu’à quelques mots insignifians qu’il avait laissé tomber devant eux. C’est ainsi que j’ai retrouvé chez l’étranger, vivant et dans toute sa puissance, le souvenir de cet homme, qui, pour notre jeune génération qui ne l’a pas vu, semble être un héros fabuleux enfanté par quelque imagination homérique.

Cette visite de localité nous retint jusqu’à sept heures du soir. Lorsque nous revînmes à Saint-Pierre, le temps était couvert et promettait de l’eau pour la nuit. Nous renonçâmes donc à notre premier dessein d’aller coucher à l’hospice, et en rentrant nous dîmes à notre hôte de nous donner à souper, et de nous préparer des chambres.

Ce n’était pas chose facile : plusieurs sociétés de voyageurs étaient arrivées, et retenues comme nous par la menace du temps et l’approche de la nuit, elles s’étaient emparées des chambres et avaient fait main-basse sur les provisions : il ne restait pour nous six qu’un grenier et une omelette.

L’omelette fut dévorée : puis nous procédâmes à la visite de notre chambre à coucher.

Il n’y avait vraiment qu’un aubergiste suisse qui pût avoir l’idée de faire coucher des chrétiens dans un pareil bouge ; l’eau qui commençait à tomber filtrait à travers le toit de planche, le vent sifflait dans les fentes des contrevents mal joints, seule clôture des fenêtres ; enfin les rats, que notre présence avait fait fuir, constataient par des grignotemens, dont le bruit ne pouvait échapper à des oreilles aussi exercées que les nôtres, leur droit de propriété sur le local que nous venions leur disputer, et leur intention de le reconquérir, malgré notre établissement, aussitôt que nous aurions soufflé les chandelles.

À l’aspect de cet infâme grenier, l’un de nous proposa de partir courageusement pour l’hospice le soir même. C’étaient trois heures de fatigue et de pluie, il est vrai ; mais au bout du chemin, quelle perspective !… Un souper splendide, un beau feu, une cellule bien close, et un bon lit.

La proposition fut reçue avec enthousiasme : nous descendîmes et envoyâmes chercher un guide. Au bout de dix minutes il arriva ; nous lui dîmes de recruter deux de ses camarades, et de se procurer six mulets, attendu que nous voulions le même soir aller coucher au grand Saint-Bernard.

— Au grand Saint-Bernard ! diable ! dit-il.

Et il alla à la fenêtre, regarda le temps, s’assura qu’il était gâté pour toute la nuit, exposa sa main à l’action du vent, afin de juger la direction dans laquelle il soufflait, et revint à nous en secouant la tête.

— Vous dites donc qu’il vous faut trois hommes et six mulets.

— Oui.

— Pour aller cette nuit au Saint-Bernard ?

— Oui.

— C’est bon, vous allez les avoir.

Et il nous tourna le dos pour aller les chercher.

Cependant les signes qu’il avait laissé échapper nous donnèrent quelque inquiétude ; nous le rappelâmes.

— Est-ce qu’il y a du danger ? lui dîmes-nous.

— Dam !… le temps n’est pas beau ; mais, puisque vous voulez aller au Saint-Bernard, on tâchera de vous y conduire.

— En répondez-vous ?

— L’homme ne peut promettre que ce que peut faire un homme : on tâchera ; cependant, si j’ai un conseil à vous donner, avec votre permission, prenez plutôt six guides que trois.

— Eh bien ! soit, six guides ; mais revenons au danger : quel est-il ? Il me semble que nous ne sommes point encore assez avancés en saison pour avoir à craindre les avalanches ?

— Non, si nous ne nous écartons pas de la route.

— Mais on ne s’écarte dans la route que lorsqu’elle est couverte de neige, et le 26 août ce serait bien le diable !

— Oh ! quant à la neige, voyez-vous, que ça ne vous inquiète pas, nous en aurons, et plus haut que vos guêtres… Voyez-vous cette petite pluie-là, qui est bien gentille ici ? eh bien ! à une lieue de Saint-Pierre, comme nous allons toujours en montant jusqu’à l’hospice, ça sera de la neige. — Il retourna à la fenêtre : — Et elle tombera dru, ajouta-t-il en revenant.

— Ah ! bah, bah ! Au Saint-Bernard !

— Messieurs, cependant, repris-je…

— Au Saint-Bernard : que ceux qui sont de l’avis d’aller coucher au Saint-Bernard lèvent la main.

Quatre mains se levèrent sur six. Le départ fut adopté.

— Voyez-vous, continua notre guide, si vous étiez des gens de la montagne, je dirais : C’est bon, en route ; mais vous êtes des Parisiens, à ce que je peux voir avec votre permission, et le Parisien, c’est délicat et ça craint le froid ; aussitôt qu’il a les pieds dans la neige, il grelotte.

— Eh bien, nous ne descendrons pas de mulet.

— Ça vous plaît à dire, vous y serez bien forcés.

— N’importe, allez prévenir vos camarades et chercher vos quadrupèdes.

— Avec votre permission, messieurs, vous savez que les courses de nuit se paient double.

— Très bien. Combien de temps vous faut-il ?

— Un quart d’heure.

— Allez.

Aussitôt que nous fûmes seuls, nous prîmes les dispositions les plus confortables pour la route ; chacun ajouta à ce qu’il avait sur le corps ce qu’il possédait en blouse, redingote ou manteau, remplit sa gourde d’un excellent rhum, dont Soissons était le dispensateur : une distribution fraternelle de cigarres fut faite, et un briquet phosphorique, qui se carrait dans son habit rouge, passa par acclammation du chambranle de la cheminée dans la poche de de Sussy. Puis, chacun se rangeant autour du feu, l’augmenta de tout ce que nous pûmes rencontrer de bois, et fit une provision de chaleur pour le voyage.

Notre guide rentra. — Bon, chauffez-vous, dit-il, ça ne peut pas faire de mal.

— Êtes-vous prêts ?

— Oui, notre maître.

— Alors… à cheval.

Nous descendîmes et trouvâmes nos montures à la porte, chacun enfourcha gaîment sa bête, et d’un sentiment d’ambition, tenta de lui faire prendre la tête de la colonne. Or, chacun sait, pour peu qu’il ait monté une fois dans sa vie à mulet, que l’une des choses les plus difficiles de ce monde est de faire passer un mulet devant son camarade. Cette lutte nous tint près d’un quart d’heure en joie, tant nous sentions le besoin de réagir d’avance contre la fatigue à venir ; enfin Lamark se trouva notre chef de file, et lâchant la bride de son mulet, il parvint, à l’aide de ses talons et de sa canne, à le mettre au trot, en criant :

« A pas peur. Napoléon a passé par ici !… »

Quand un mulet trotte, toute la caravane trotte, et par contre-coup les guides, qui sont à pied, sont obligés de se mettre au galop. Cela leur inspire en général pour cette sorte d’allure une répugnance qu’ils sont parvenus à faire partager à leurs bêtes ; aussi la tête de la colonne, si emportée qu’elle paraisse être, ne tarde-t-elle pas à s’arrêter tout à coup, et à imposer successivement son immobilité à chaque individu, soit homme, soit animal, qui se trouve à sa suite. Puis toute la ligne se remet gravement en marche, s’alongeant au fur et à mesure que le mouvement se communique de sa tête à sa queue.

— Avec votre permission, dit le guide de Lamark, qui avait rejoint son mulet, et qui, de peur d’une nouvelle course, l’avait pris par la bride, sous prétexte que le chemin était mauvais, — ce n’est point par ici qu’est passé Napoléon, la route que nous suivons n’était point encore pratiquée ; c’est au flanc opposé de la montagne, et s’il faisait jour, vous verriez que c’étaient de rudes gaillards, ceux qui passaient là, avec des chevaux et des canons. — Tout le monde était de son avis, il n’y eut donc point de contestation.

— Messieurs, de la neige ; notre guide est prophète, dit l’un de nous.

En effet, comme nous montions depuis une demi-heure à peu près, le froid devenait de plus en plus vif, et ce qui dans la plaine tombait en pluie, ici tombait en glace.

— Ah ! pardieu, de la neige le 26 août, ce sera curieux à raconter à nos Parisiens : messieurs, je suis d’avis que nous descendions, et que nous nous battions avec des pelottes, en mémoire de Napoléon, qui a passé par ici…

Chacun se mit à rire du souvenir que lui rappelait cette parole sacramentelle ; quant au danger qu’elle pouvait rappeler en même temps, il était déjà complètement oublié.

— Avec votre permission, messieurs, je vous ai déjà dit que c’était sur l’autre route qu’avait passé Napoléon ; quant à ce qui est de vous battre avec des pelottes de neige, je ne vous le conseille pas. Cela vous ferait perdre du temps, et vous n’en avez pas de trop : songez que dans un quart d’heure vous n’y verrez plus, même à conduire vos mulets.

— Eh bien ! alors, mon brave, nos mulets nous conduiront.

— Et c’est ce que vous pouvez faire de mieux, de ne pas les contrarier ; Dieu a fait chaque chose l’une pour l’autre, voyez-vous, le Parisien pour Paris, et le mulet pour la montagne. Voilà ce que je dis toujours à mes voyageurs. — Laissez aller la bête, — laissez-la aller. — Ici, comme nous sommes encore dans la plaine de Prou, il n’y a pas grand mal, mais une fois le pont de Hudri passé, vous vous trouverez dans un petit chemin de danseur de corde, et comme la neige ne vous le laissera probablement pas distinguer, abandonnez-vous à votre mulet et soyez tranquille.

— Bravo ! le guide, bien parlé, et buvons la goutte.

— Halte. — Chacun porta sa bouteille à sa bouche, et la passa à son guide. Dans les montagnes, on boit dans le même verre et à la même gourde, on n’est pas dégoûté de celui qui six pas plus loin peut vous sauver la vie.

La chaleur du rhum remit chacun en gaîté, et quoique la nuit et la neige tombassent toujours plus épaisses, la caravane, riant et chantant, se remit bruyamment en route.

C’était une singulière impression que celle que me produisait, au milieu de ce pays désolé, de cette neige aiguë, de cette nuit toujours plus sombre, cette petite file de mulets, de cavaliers et de guides, qui s’enfonçait joyeusement dans la montagne sombre, silencieuse et terrible, qui n’avait pas même un écho pour lui renvoyer ses chants et ses cris. Il paraît que cette impression ne m’atteignit pas seul, car peu à peu les chants devinrent moins bruyans, les éclats de rire plus rares, quelques jurons isolés leur succédèrent ; enfin, un sac… D…, mes enfans, savez-vous qu’il ne fait pas chaud ? vigoureusement prononcé, parut tellement être le résumé de l’opinion générale, qu’aucune voix ne s’éleva pour combattre le préopinant.

— La goutte, et allumons le cigarre.

— Bravo ! qu’est-ce qui a eu l’idée ?

— Moi, Jules Thierry de Lamark.

— Arrivé à l’hospice, il lui sera voté des remercîmens. — Allons, de Sussy, le briquet phosphorique.

— Ah ! ma foi, messieurs, il faut que je tire mes mains de mes goussets, et elles y sont si chaudement, qu’elles désirent y rester. Venez prendre le briquet dans ma poche.

Un guide nous rendit ce service, ses camarades allumèrent leurs pipes au briquet et nous nos cigarres à leurs pipes, et nous nous remîmes en route, n’apercevant de chacun de nous, tant la nuit était noire que le point lumineux que chacun portait à sa bouche, et qui devenait brillant à chaque aspiration.

Cette fois il n’y avait plus ni chant ni cri, le rhum avait perdu son influence ; le silence le plus profond régnait sur toute la ligne, et n’était interrompu que par le bruit des encouragemens que nos guides donnaient à nos montures, tantôt avec la voix, tantôt avec le geste.

En effet, rien de tout ce qui nous entourait ne poussait à la gaîté : le froid devenait de plus en plus vif, et la neige tombait avec une prodigalité croissante ; la nuit n’était éclairée que par un reflet mat et blanchâtre ; le chemin se rétrécissait de plus en plus, et de place en place des quartiers de rochers l’obstruaient tellement, que nos mulets étaient forcés de l’abandonner et de prendre des petits sentiers, sur le talus même du précipice, dont nous ne pouvions mesurer la profondeur que par le bruit de la Drance qui roulait au fond : encore ce bruit, qui à chaque pas allait s’affaiblissant, nous prouvait-il que l’abîme devenait de plus en plus profond et escarpé. Nous jugions, par la neige que nous voyions amassée sur le chapeau et les vêtemens de celui qui marchait devant nous, que nous devions, chacun pour notre part, en supporter une égale quantité. D’ailleurs nous sentions à travers nos habits son contact moins pénétrant, mais plus glacé que celui de la pluie ; enfin notre chef de colonne s’arrêta.

— Ma foi, messieurs, dit-il, je suis gelé moi, et je vais à pied.

— Je vous l’avais bien dit, que vous seriez obligés de descendre, reprit notre guide.

Effectivement, chacun de nous sentait le besoin de se réchauffer par le mouvement. Nous mîmes pied à terre, et comme on y voyait à peine à se conduire, nos guides nous conseillèrent de nous accrocher à la queue de nos mulets, qui de cette manière nous offraient le double avantage de nous épargner moitié de la fatigue, et de sonder le chemin. Cette manœuvre fut ponctuellement exécutée, car nous comprenions la nécessité de nous abandonner à l’instinct de nos bêtes et à la sagacité de leurs conducteurs.

C’est alors que je reconnus la vérité de la relation de Balmat ; je ressentais, pour mon compte, le mal de tête dont il m’avait parlé, ses éblouissemens vertigieux, et cette irrésistible envie de dormir, à laquelle j’eusse cédé sur mon mulet, et que la nécessité de marcher pouvait seule combattre. Il paraît que notre docteur lui-même l’éprouvait, car il proposa une halte.

— En avant ! en avant ! messieurs, dit vivement notre guide, car je vous préviens que celui de nous qui s’arrêtera ne repartira plus.

Il y avait, dans l’accent avec lequel il prononça ces paroles, une conviction si profonde, que nous nous remîmes en marche sans aucune objection. L’un de nous, je ne sais lequel, tenta même de nous rappeler à notre ancienne gaîté, avec ces mots consacrés qui jusqu’alors n’avaient jamais manqué leur effet : — A pas peur, Napoléon a passé par ici. — Mais cette fois la plaisanterie avait perdu son efficacité, aucun rire n’y répondit, et le silence inaccoutumé avec lequel elle était reçue, lui donna un caractère plus triste que celui d’une plainte.

Nous marchâmes ainsi machinalement et tirés par nos mulets pendant une demi-heure environ, enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, tandis qu’une sueur glacée nous coulait sur le front.

— Une maison ! dit tout à coup de Sussy.

— Ah !

Chacun abandonna la queue de son mulet, s’étonnant que nos muletiers n’eussent rien dit de cette station.

— Avec votre permission, dit le guide chef, vous ne savez donc pas ce que c’est que cette maison ?

— Fût-ce la maison du diable, pourvu que nous puissions y secouer cette maudite neige et poser nos pieds sur de la terre, entrons.

La chose n’était point difficile ; il n’y avait à cette maison ni portes ni contrevents. — Nous appelâmes, personne ne répondit.

— Oui, oui ! appelez, dit notre guide, et si vous réveillez ceux qui y dorment, vous aurez du bonheur !…

Effectivement personne ne répondait, et la cabane paraissait déserte : cependant, quelque ouverte qu’elle fût à tous les vents du ciel, elle nous offrait un abri contre la neige ; nous résolûmes donc de nous y arrêter un instant.

— S’il y avait une cheminée, nous ferions du feu, dit une voix.

— Et du bois ?

— Cherchons toujours la cheminée.

De Sussy étendit les mains.

— Messieurs, une table, dit-il. — Ces mots furent suivis d’une espèce de cri, moitié de frayeur, moitié d’étonnement.

— Qu’y a-t-il donc ? — Hein !…

— Il y a qu’un homme est couché sur cette table. — Je tiens sa jambe.

— Un homme !

— Alors secouez-le, il se réveillera.

— Eh ! l’ami, eh !…

— Messieurs, dit un de nos guides, se détachant du groupe de ses camarades, restés dehors, et passant sa tête par la fenêtre ; — messieurs, pas de plaisanteries pareilles et en pareil lieu. Elles nous porteraient malheur à tous, à vous comme à nous.

— Où sommes-nous donc ? —

— Dans une des morgues du Saint-Bernard… Il retira sa tête de la fenêtre, et alla rejoindre ses camarades sans rien ajouter de plus ; mais peu d’orateurs peuvent se vanter d’avoir produit un aussi grand effet avec aussi peu de paroles. Chacun de nous était demeuré cloué à la place qu’il occupait.

— Ma foi, messieurs, il faut voir cela. C’est une des curiosités de la route, dit de Sussy, et il plongea une allumette dans le briquet phosphorique.

L’allumette pétilla, puis répandit un instant une faible lumière à la lueur de laquelle nous aperçûmes trois cadavres, l’un effectivement couché sur la table, les deux autres accroupis aux deux angles du fond ; puis l’allumette s’éteignit, et tout rentra dans l’obscurité.

Nous recommençâmes l’opération. Seulement cette fois chacun approcha un bout de papier roulé du mince et éphémère foyer, et lorsqu’il l’eut allumé, commença l’investigation de l’appartement, tenant de la main gauche d’autres mèches toutes prêtes.

Il faudrait s’être trouvé dans la position où nous étions nous-mêmes pour avoir une idée de l’impression que nous fit éprouver la vue de ces malheureux ; il faudrait avoir regardé ces figures noires et grimaçantes à la lumière tremblotante et douteuse de nos bougies improvisées, pour les garder dans sa mémoire, comme elles resteront dans la nôtre. Il faudrait avoir eu pour soi-même, et dans un pareil moment, à craindre le sort terrible des devanciers que nous avions sous les yeux, pour comprendre que nos cheveux se dressèrent, que la sueur nous coula sur le front, et que, quelque besoin que nous eussions de repos et de feu, nous n’éprouvâmes plus qu’un désir, celui de quitter au plus vite cette hôtellerie mortuaire.

Nous nous remîmes donc en route, plus silencieux et plus sombres encore qu’avant cette halte, mais aussi pleins de l’énergie que nous avaient donnée la vue d’un pareil spectacle ; pendant une heure, pas un mot ne fut échangé, même de la part des guides. — La neige, le chemin, le froid même, je crois, avaient disparu, tant une seule idée s’était emparée de tout notre esprit, tant une seule crainte pressait notre cœur et hâtait notre marche.

Enfin notre guide chef poussa un de ces cris habituels aux montagnards, qui par leur accent aigu se font entendre à des distances extraordinaires, et qui désignent par leur modulation si celui qui appelle ainsi demande du secours, ou prévient simplement de son arrivée. —

Le cri s’éloigna, comme si rien ne pouvait l’arrêter sur cette vaste nappe de neige, et comme nul écho ne le renvoya vers nous, la montagne rentra dans le silence.

Nous fîmes encore deux cents pas à peu près, alors nous entendîmes les aboiemens d’un chien.

— Ici, Drapeau, ici, cria notre guide.

Au même instant un énorme dogue, de l’espèce unique, connue sous le nom de race du Saint-Bernard, accourut à nous, et reconnaissant notre guide, se dressa contre lui, appuyant ses pattes sur sa poitrine.

— Bien, Drapeau, bien, bonne bête ; — avec votre permission, messieurs, c’est une vieille connaissance qui est bien aise de me revoir. — N’est-ce pas, Drapeau, hein ! Le chien…, le bon chien ! oui, allons, allons, — assez, et en route. —

Heureusement la route n’était plus longue, dix minutes après nous nous trouvâmes tout à coup devant l’hospice que de ce côté on ne peut apercevoir, même pendant le jour, que lorsqu’on y est presque arrivé : un marronnier nous attendait sur sa porte, — porte ouverte nuit et jour gratuitement, à quiconque vient y demander l’hospitalité, qui, dans ce lieu de désolation, est souvent la vie.

Nous fûmes reçus par le frère qui était de garde, et conduits dans une chambre où nous attendait un excellent feu. Pendant que nous nous réchauffions, on nous préparait nos cellules : la fatigue avait fait disparaître la faim, aussi préférâmes-nous le sommeil au souper. On nous servit une tasse de lait chaud dans notre lit : le frère qui m’apporta la mienne, me dit que j’étais dans la chambre où Napoléon avait dîné ; quant à moi, je crois que c’est celle où j’ai le mieux dormi.

Le lendemain, à dix heures, nous étions tous sur pied, et faisions l’inventaire de la chambre consulaire, qui m’était échue en partage : rien ne la distinguait des autres cellules, aucune inscription n’y rappelait le passage du moderne Charlemagne.

Nous nous mîmes à la fenêtre : le ciel était bleu, le soleil brillant et la terre couverte d’un pied de neige.

Il est difficile de se faire une idée de l’âpre tristesse du paysage que l’on découvre des fenêtres de l’hospice, situé à sept mille deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer, et placé au milieu du triangle formé par la pointe de Dronaz, le mont Velan et le grand Saint-Bernard. Un lac entretenu par la fonte des glaces et situé à quelques pas du couvent, loin d’égayer la vue, l’assombrit encore ; ses eaux, qui paraissent noires dans leur cadre de neige, sont trop froides pour nourrir aucune espèce de poisson, trop élevées pour attirer aucune espèce d’oiseau. C’est en petit une image de la mer Morte, couchée aux pieds de Jérusalem détruite. Tout ce qui est doué d’une apparence de vie animale ou végétale s’est échelonné sur la route, selon que sa force lui a permis de monter : l’homme et le chien seuls sont arrivés au sommet.

C’est ce morne tableau sous les yeux, c’est là seulement où nous étions qu’on peut prendre une idée du sacrifice de ces hommes qui ont abandonné les vallons ravissans du pays d’Aoste et de la Tarentaise, la maison paternelle qui se mirait peut-être aux flots bleus du petit lac d’Orta, qui brille, ardent, humide et profond, comme l’œil d’une Espagnole amoureuse la famille aimée, la fiancée bénie avec sa dot de bonheur et d’amour, pour venir un bâton à la main, un chien pour ami, se placer sur la route neigeuse des voyageurs, comme des statues vivantes de dévoûment. C’est là qu’on prend en pitié la charité fastueuse de l’homme des villes, qui croit avoir tout fait pour ses frères, lorsqu’il a laissé ostensiblement tomber du bout de ses doigts, dans la bourse d’une belle quêteuse, la pièce d’or que lui paient une révérence et un sourire. Oh ! s’il pouvait arriver au milieu d’une de ces nuits voluptueuses de notre hiver parisien, quand le bal fait bondir les femmes comme un tourbillon de diamans et de fleurs ; quand les beaux vers de Victor sur la charité ont attiré une larme juvénile au coin d’un œil brillant de plaisir ; s’il pouvait arriver que les lumières s’éteignissent, qu’un pan du mur s’écroulât, que les yeux pussent percer l’espace, et qu’on vît tout à coup au milieu de la nuit, sur un étroit sentier, au bord d’un précipice, menacé par l’avalanche, enveloppé d’une tempête de neige, un de ces vieillards à cheveux blancs qui vont répétant à grands cris : « Par ici, frères ! » oh ! certes, certes, le plus fier de son aumône essuierait son front humide de honte, et tomberait à genoux, en disant : Ô mon Dieu !…

On vint nous dire qu’on nous attendait au réfectoire.

Nous descendîmes le cœur serré. Le frère marchait devant nous pour nous montrer le chemin : nous passâmes à côté de la chapelle, et nous entendîmes les chants de l’office. — Nous continuâmes notre route, et à mesure que ces chants s’éloignaient, des rires venaient à nous de l’extrémité du corridor : des rires ! cela nous semblait bizarre en pareil lieu. — Nous ouvrîmes enfin la porte, et nous nous trouvâmes au milieu de jeunes gens et de jolies femmes, qui prenaient du thé, et qui parlaient de mademoiselle Taglioni.

Nous nous regardâmes un instant stupéfaits, puis nous nous mîmes à rire comme eux. — Nous avions rencontré ces dames dans notre monde parisien. Nous nous approchâmes d’elles, avec les mêmes manières que dans un salon ; les complimens s’échangèrent avec le bon ton de la société la plus fashionnable ; nous prîmes à table les places qui nous étaient réservées, et la conversation devint générale, gagnant en gaîté ce qu’elle perdait en gêne. — Au bout de dix minutes, nous avions complètement oublié où nous étions.

C’est que rien aussi ne pouvait nous en rappeler le souvenir. Le salon, qu’on appelait le réfectoire, était loin de répondre à l’idée austère que retrace ce nom. C’était une jolie salle à manger, décorée avec plus de profusion que de goût ; un piano ornait un de ses angles, plusieurs gravures étaient accrochées à ses murs ; des vases, une pendule, quelques-uns de ces petits objets de luxe qu’on ne trouve que dans le boudoir des femmes, surchargeaient la cheminée ; enfin un certain caractère mondain régnait dans toutes ces choses et nous fut expliqué par un seul mot : chacun de ces meubles était un don fait aux religieux par quelque société reconnaissante, qui avait voulu prouver aux bons pères que, de retour à Paris, elle n’avait point oublié l’hospitalité qu’elle avait reçue d’eux.

Pendant le déjeuner, le frère qui nous en faisait les honneurs, nous donna sur le mont Saint-Bernard quelques renseignemens historiques qu’on ne sera peut-être pas fâché de retrouver ici.

Avant la fondation de l’hospice, le grand Saint-Bernard s’appelait le Mont-Joux, par corruption de ces deux mots latins mons Jovis, montagne de Jupiter ; ce nom venait lui-même d’un temple élevé à ce dieu, sous l’invocation de Jupiter pœnin. L’époque précise de l’érection de ce temple, dont les ruines sont encore visibles, est inconnue. Au premier abord l’orthographe du mot pœnin que Tite-Live écrit incorrectement Pennin, pourrait faire croire qu’elle remonte au passage d’Annibal, et que ce général, parvenu heureusement au sommet des Alpes, y aurait posé la première pierre votive d’un temple à Jupiter carthaginois. Cependant les ex-voto qui ont été retrouvés en creusant ces ruines, indiquent que les pèlerins qui venaient y accomplir des vœux étaient des Romains. Maintenant des Romains seraient-ils venus prier aux pieds de la statue du dieu de leurs ennemis, cela est impossible. Le temple au contraire n’aurait-il pas été élevé par les Romains eux-mêmes, lorsque les revers d’Asdrubal, en Sardaigne, forcèrent son frère amolli par Capoue, et battu par Marcellus, d’abandonner l’Italie aux trois quarts conquise pour se réfugier prés d’Antiochus ? Dans le premier cas, son érection remonterait donc à l’an 535 ; et dans le second, à l’an 555 de la fondation de Rome. Quant à l’époque où son culte fut abandonné, on pourrait la fixer avec probabilité au règne de Théodose-le-Grand, aucune médaille postérieure au règne des enfans de cet empereur n’ayant été retrouvée dans les débris de ce temple.

Quant à la fondation de l’hospice, elle remonte certainement au commencement du ixe siècle, puisque l’hospice du Mont-Joux est nommé dans la cession des terres que Lod-Her, roi de Lorraine, fit à Ludwig, son frère, en 859 ; il existait donc avant que l’archidiacre d’Aoste ne vînt y établir, en 970, des chanoines réguliers de Saint-Augustin pour le desservir, et ne changeât son nom païen de Mont-Joux en nom chrétien de Saint-Bernard. Depuis cette époque jusqu’à nous, quarante-trois prévôts se sont succédés.

Neuf siècles sont révolus, et le temps ni les hommes n’ont rien changé aux régles du monastère, ni aux devoirs hospitaliers des chanoines.

La chaîne des Alpes sur laquelle est situé le Saint-Bernard fut témoin des quatre passages d’Annibal, de Karl-le-Grand, de François Ier et de Napoléon. Annibal et Karl-le-Grand la franchirent au mont Cenis, François Ier et Napoléon, à l’endroit même où est bâti l’hospice ; Karl-le-Grand et Napoléon la traversèrent pour vaincre, Annibal et François Ier pour être vaincus.

Outre les dames dont j’ai déjà parlé, nous avions encore au déjeuner une Anglaise et sa mère. Depuis trois ans, ces deux dernières parcouraient l’Italie et les Alpes à pied, portant leur bagage dans un caban, et faisant leur huit ou dix lieues par jour ; nous voulûmes savoir le nom de ces intrépides voyageuses, et nous le cherchâmes sur le registre des étrangers : la plus jeune avait signé Louisa, ou la fille des montagnes.

Nous étions entrés pour chercher ce registre dans la salle attenant au réfectoire : elle est, comme la première, ornée de mille petits meubles, envoyés en cadeaux aux bons pères. Elle renferme de plus deux cadres contenant divers objets antiques retrouvés dans les fouilles du temple de Jupiter ; les mieux conservés sont deux petites statues, l’une de Jupiter, et l’autre d’Hercule, une main malade, entourée du serpent d’Esculape, et portant sur les doigts, comme signe de maladie, une grenouille et un crapaud ; enfin plusieurs plaques de bronze sur lesquelles sont les noms de ceux qui venaient implorer le secours du Dieu.

Je copiai plusieurs de ces ex-voto, et je les reproduis ici sans rien changer à l’arrangement des lignes.


J. O. M. Pœnino : T Macrinius demostratus. V. S. L.
jovi optimo maximo volum solvit libere
Pœnino
Pro itu et reditu
C. Julius Primus

V. S. L.
xxxx numinibus-aug
Jovi Pœnino sabineius
censor ambianus

V. S. L.


Je fus interrompu dans cette occupation par le bruit que faisaient nos convives. Pendant que je copiais mes inscriptions, le frère qui nous avait fait, sans rien prendre lui-même, les honneurs du déjeuner, était allé dire sa messe. Notre docteur avait été placé en sentinelle à la porte du réfectoire, de Sussy s’était mis au piano, et nos dames, y compris la fille des montagnes, dansaient le galop autour de la table.

Au moment où il était le plus rapide, le docteur entr’ouvrit la porte, passa la tête.

— Mesdames, dit-il aux danseuses, c’est un des frères servans qui vient vous demander si vous voulez voir la Grande-Morgue.

Cette proposition arrêta le galop tout court. Ces dames se consultèrent un moment entre elles. Le dégoût combattait la curiosité. La curiosité l’emporta : nous partîmes.

Arrivées à la porte extérieure, elles déclarèrent qu’elles n’iraient pas plus loin : il y avait un pied et demi de neige, et la morgue est située à quarante pas environ du seuil de l’hospice. Nous établîmes deux fauteuils sur des brancards, et nous offrîmes à nos belles curieuses de les porter pendant le trajet ; elles acceptèrent.

Ce ne fut point sans un bon nombre de cris et de rires, arrachés par les vacillations de leur siège et les faux pas de leurs porteurs, qu’elles arrivèrent à la fenêtre éternellement ouverte par laquelle l’œil plonge sous la vaste voûte de la morgue du Saint-Bernard. Il est impossible de voir quelque chose de plus curieux et de plus horrible à la fois que le spectacle qui s’offrit alors à nous.

Qu’on se figure une grande salle basse et cintrée de trente-cinq pieds carrés, à peu près éclairée par une seule fenêtre, et dont le plancher est couvert d’une couche de poussière d’un pied et demi. —

Poussière humaine !

Cette poussière, qui semble, comme les flots épais de la mer Morte, rejeter à sa surface les objets les plus lourds, est couverte d’une multitude d’ossemens. —

Ossemens humains !

Et sur ces ossemens, debout, adossés aux murs, groupés avec la bizarre intelligence du hasard, conservant chacun l’expression et l’attitude dans laquelle la mort les a surpris, les uns à genoux, les autres, les bras étendus ; ceux-ci les poings fermés et la tête baissée, ceux-là le front et les mains au ciel ; cent cinquante cadavres, noircis par la gelée, aux yeux vides, aux dents blanches, et au milieu d’eux une femme, une pauvre femme qui a cru sauver son enfant en lui donnant son sein, et qui semble, au milieu de cette réunion infernale, une statue de l’amour maternel.

Tout cela renfermé dans cette chambre : poussière, ossemens ou cadavres, selon l’époque dont ils datent ; et à la fenêtre de cette chambre, éclairées par un soleil joyeux, des têtes de femmes, jeunes et belles, la vie animée depuis vingt ans à peine contemplant la vie éteinte depuis des siècles. — Ah ! c’était un spectacle bien étrange, allez !…

Quant à moi, je verrai ce spectacle toute ma vie ; toute ma vie, je verrai cette pauvre mère qui donne le sein à son enfant.

Que dire après cela du Saint-Bernard ? Il y a bien encore une église, où est le tombeau de Desaix, une chapelle dédiée à sainte Faustine, une table de marbre noir où est gravée une inscription en l’honneur de Napoléon… il y a bien mille autres choses encore. Mais, croyez-moi, faites-vous montrer ces choses avant d’aller voir cette pauvre mère qui donne le sein à son enfant !…


alex. dumas.