Impressions et souvenirs d’un jeune invalide

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IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
D'UN JEUNE INVALIDE


I

Le train courait à toute vapeur sur la ligne de Rouen, nous avions dépassé Amiens ; il était alors minuit environ. Soldats du 20e chasseurs à pied, après un mois de séjour à Boulogne, où se trouvait le dépôt, nous allions à l’armée de la Loire rejoindre notre corps. Nous étions là, pressés les uns contre les autres, dans ces wagons de troisième classe aux compartimens anguleux, trop étroits, qu’encombraient encore nos nombreux objets d’équipement militaire. Chacun s’était logé un peu au hasard, comme il avait pu. La gaîté du reste n’avait pas manqué le long de la route ; c’étaient des rires sans fin, des jeux de mots, des plaisanteries dont les Prussiens avaient la bonne part ; on entonnait en chœur des chants patriotiques, les voix se répondaient d’un wagon à l’autre, et, quand nous passions dans les gares, nos clairons par les portières allègrement sonnaient la charge. Cependant, la nuit venue, toute cette effervescence du départ s’était un peu calmée ; le moins exigeant eût bien voulu dormir. Pour moi, en montant dans le train, séparé de mon escouade, je n’avais pu retrouver qu’un de mes amis, Paul V…, autre engagé volontaire. Épuisé de fatigue, je sommeillais en face de lui. Tout à coup une épouvantable secousse se produit, en même temps nous nous sentons soulevés de nos places ; autour de nous, les cloisons vacillent et se rapprochent avec un craquement sinistre, les banquettes se brisent, les vitres, les quinquets, volent en mille pièces, et nous-mêmes, saisis, broyés, cherchant en vain à repousser loin de nous en des torsions désespérées ces fusils, ces sacs, ces éclats de bois qui nous étouffent et nous déchirent, nous sommes emportés dans le tourbillon. Cela ne dura qu’un instant, instant affreux, avec des hurlemens de douleur, des cris de rage, des supplications, des blasphèmes ; puis une dernière secousse se fit, et tout rentra dans le silence.

J’ai connu plus tard les détails de l’accident. A l’heure où nous quittions Amiens, le chef de gare de Critot, petit village des environs, avait été, comme tous les autres, prévenu de notre passage. Soit oubli, soit toute autre cause, il négligea de placer un aiguilleur qui nous eût avertis. En arrivant à Critot, au lieu de suivre la droite voie, la machine s’engagea sur un chemin de garage, heurta le poteau transversal où viennent s’appuyer les trains, enfonça du même coup le mur de maçonnerie qui le soutenait, parcourut encore une trentaine de mètres sans rails, en terre libre, et d’un dernier bond vint s’enfoncer de plusieurs pieds dans le sol. Lancée à la suite, les wagons rencontrèrent l’obstacle, et sous l’impulsion acquise essayèrent de le franchir, se poussant, se heurtant, montant les uns sur les autres ; mais le choc avait été si violent que les chaînes rompirent au cinquième wagon, et sauvèrent ainsi ceux qui nous suivaient.

Par malheur pour moi, je me trouvais au commencement du train. Une douleur atroce me saisit quand je sentis mes os crier sous la pression. Je n’eus plus bientôt le temps de souffrir : le flot m’enleva. Lorsque je me retrouvai, j’étais couché en travers de la voie, le corps engagé sous un énorme amas de débris : ma tête seule dépassait ; j’étouffais. De mon bras gauche resté libre, j’essayais de me soulever pour respirer un peu ; mais mon poignet déchiré ne me soutenait plus. Dans le mouvement de recul produit par la rupture des chaînes, j’avais été traîné sur le sol l’espace de plusieurs mètres ; l’effort même que je faisais pour me retenir de la main n’avait servi qu’à me briser davantage : les nerfs étaient à nu. Je retombai la face contre terre, mordant des lèvres le sable de la voie. A quelque hauteur au-dessus de moi râlait un de nos camarades, un pauvre petit chasseur qui, pendant le voyage, occupait mon compartiment, et qui, voulant dormir, s’était couché à nos pieds. Par un fait singulier, tandis qu’après deux tours sur moi-même j’étais renversé à terre, lui, soulevé en sens contraire, était porté tout au haut des débris. Pris entre deux ais disjoints, il restait là suspendu, le corps brisé, et son sang tiède, à larges gouttes pressées, me découlait sur le front.

Cependant parmi nos camarades, dans le reste du train, l’émotion était grande. On crut d’abord à une attaque des Prussiens. Tout le monde était descendu. les soldats en hâte chargeaient leurs fusils ; les officiers, sabre en main, cherchaient à rallier leurs hommes et criaient : En avant ! On connut enfin la triste réalité. Deux ou trois blessés projetés sur la voie par la violence du choc se traînaient péniblement le long du talus ; les survenans les rencontraient du pied. Pas de lumière : des voix s’appelaient dans l’obscurité ; la nuit était si noire qu’à peine pouvais-je, à la lueur des feux de la machine échouée près de là, distinguer quelques silhouettes qui n’avançaient qu’en hésitant. Je crus reconnaître un ami ; j’appelle, on accourt, on s’empresse, on écarte la masse énorme qui pèse sur moi. En moins d’une minute, je suis dégagé ; on veut me faire tenir debout. Hélas ! c’était trop demander à mes membres rompus. Je me repliai sur moi-même avec un gémissement de douleur. Alors, me soulevant doucement par le haut du corps, quatre camarades me portèrent dans une prairie en contrebas qui longe la voie du chemin de fer. Quand j’y arrivai, je trouvai déjà couchés sur l’herbe une trentaine de corps, morts ou mourans ; celui près duquel on me plaça n’était autre que Paul V…, mon ami. Nous nous reconnûmes. On venait d’apporter la lanterne qui se trouve à l’arrière des trains : je pus voir son pied droit horriblement fracassé ; il n’avait plus ni guêtre ni soulier. Jusque-là je n’avais pas perdu connaissance un seul instant, et je me rendais parfaitement compte de tout ce qui se passait autour de moi ; de temps en temps seulement la douleur m’arrachait un cri. Paul V…, lui, souffrait sans se plaindre. Çà et là dans la plaine, nous entendions nos noms répétés par ceux qui nous cherchaient ; nous n’avions pas la force de répondre.

Aussitôt après l’accident, des employés étaient sortis de la gare pour reconnaître de leurs yeux ce qui s’était passé. Une locomotive arriva enfin avec des ouvriers, des torches, des outils. En même temps les gens du pays commencent à s’éveiller. Critot est un petit village de quelques centaines d’habitans. Les deux cloches de l’église, ébranlées à la fois, tintaient lugubrement, portant au loin la mauvaise nouvelle. Là aussi on croit à une attaque des Prussiens, et, s’armant de fourches et de fusils, nos paysans s’apprêtent à faire une vigoureuse résistance. A peine détrompés, ils se mettent à l’œuvre. Grâce à ce renfort, le déblaiement s’opère rapidement ; les corps viennent de plus en plus pressés s’aligner dans la prairie. La scène était étrange et lugubre à la fois. Cent corps et plus étaient couchés dans la plaine ; on nous avait tous couverts du petit manteau bleu des chasseurs. Quelques-uns autour de moi avaient les lèvres noires, les dents serrées, les yeux hagards et grands ouverts ; leurs têtes convulsivement retournées disaient une horrible souffrance, et de leurs ongles, dans les dernières crispations de l’agonie, ils fouillaient la terre gelée. Un groupe d’ombres, des torches à la main, allait de l’un à l’autre : c’étaient nos officiers cherchant à reconnaître leurs hommes ; ils se baissaient pour regarder les visages, et la résine dégouttait le long de leurs doigts. La nuit était toujours sans étoiles, et le brouillard du matin, tombant sur la plaine, enveloppait la flamme des torches d’un nuage épais qui de loin lui prêtait une teinte sanglante. Avec les officiers marchait un jeune homme, un étudiant en médecine, élève des hôpitaux de Paris, alors de séjour à Critot. Il se baissait, lui aussi, et regardait ; parfois il disait quelques mots, on enlevait le corps qu’on déposait près du talus en un endroit où d’autres étaient entassés : ceux-là étaient morts. Derrière le groupe venait un prêtre. Quand ils s’approchèrent de moi, un des officiers, un lieutenant, me reconnut et me serra la main ; le jeune étudiant qui venait de quitter Paul V… considéra un moment mes traits décomposés par la souffrance. — Bien, bien ! fit-il, — et il passa. En face de moi était un pauvre garçon que j’avais entendu se plaindre peu auparavant, mais qui ne bougeait plus. A deux reprises, l’étudiant lui appliqua une glace contre les lèvres. — Il est mort, — dit-il enfin en se relevant, et ce nouveau cadavre alla rejoindre les autres.

A cet endroit s’arrêtent mes souvenirs ; l’épreuve avait été trop forte, je m’évanouis. Je ne revins à moi qu’au moment où, comme une masse inerte, on me hissait avec d’autres malheureux dans une de ces carrioles à deux roues dont se servent nos paysans. On m’installa aussi commodément que possible, et lentement, à petits pas, nous prîmes la route de Critot. Chaque secousse de la voiture sur ce chemin caillouteux, ravivant nos souffrances, nous arrachait des cris de douleur. Dans l’un des cahots, ma main alla heurter le corps de mon voisin de droite ; je sentis son bras déjà roidi sous la veste, et en effet, quand il fallut le descendre, ce n’était plus qu’un cadavre. Du reste, je ne distinguais plus très bien les objets autour de moi ; je crois que j’avais le délire. A l’entrée du village se trouvait une grange où l’on nous déposa côte à côte ; quelques bottes de paille, épandues sur la terre nue, servirent de couche à nos corps meurtris. Un lumignon fumeux, dont la lumière vacillante tremblotait sur les murs, éclairait mal cette vaste salle, laissant dans l’ombre les coins profonds et les hautes solives du toit. A côté était une étable, où l’on entendait grogner les pourceaux. Deux chasseurs avaient été chargés de nous donner à boire. Dévorés de fièvre et de soif, nous avions juste assez de sentiment pour souffrir. Ainsi se passa la nuit. Au matin, — il était déjà grand jour, — nous vîmes arriver cinq ou six personnes. C’étaient les médecins de Rouen avec leurs internes qu’un train spécial avait amenés ; ils étaient munis de leurs trousses, et portaient, attaché au cou, leur grand tablier d’opérateurs. Sans perdre de temps, ils s’occupèrent de nous, et nous firent le premier pansement. Pour ma part, j’avais une fracture à la jambe gauche, une autre à la cuisse droite, le bras gauche fracassé, la tête fendue, des plaies partout. Pauvre petit chasseur ! toi qui, confiant dans ton ardeur et tes vingt ans, te promettais de courir si lestement à l’ennemi !

À peine pansé, je fus installé sur un brancard pliant, et porté à la garé pour attendre le train qui nous conduirait à Rouen. Le bruit de notre accident s’était déjà répandu par tout le pays, et avait attiré la foule, qui s’apitoyait sur nous au passage. La salle d’attente où l’on me déposa contenait déjà quatre ou cinq blessés. Je reconnus l’un d’eux, Coulmy, un ancien soldat de Crimée et d’Italie, à la poitrine constellée de médailles : il s’était engagé pour gagner la croix ; le pauvre diable avait la jambe gauche littéralement broyée. Nous attendîmes là plus de quatre heures. Les curieux se pressaient autour de la salle et regardaient avidement par les vitres avec des exclamations ; j’entendais vaguement le murmure des voix, et, dans l’hallucination de la fièvre, toutes les figures tourbillonnaient, dansaient devant mes yeux, et semblaient grimacer au travers des carreaux. Enfin le train arriva ; on nous installa dans des wagons à bestiaux, pour que nous ne fussions pas gênés par les banquettes, et nous partîmes pour Rouen.

Tous ces transbordemens m’avaient horriblement fatigué, et le dernier ne fut pas le moins douloureux. Je vis l’hospice général de Rouen, avec sa grille, sa longue avenue plantée de tilleuls et ses vieux bâtimens noircis qui suintent l’humidité. Par une faveur spéciale, alors que les autres blessés étaient transportés dans les salles communes, nous eûmes, Paul V… et moi, une petite chambre à part. Cette chambre, située au second, renfermait quatre lits. À côté de moi couchait un brave homme, pensionnaire de l’hospice ; en face à gauche, Paul V… ; à droite, un pauvre vieux, tombé en enfance, dont la plainte régulière, et monotone se prolongeait bien avant dans la nuit. Entre les deux lits du fond s’ouvrait la fenêtre, d’où l’œil embrassait successivement l’avenue, le boulevard de l’hospice et l’entrée de la gare. Les lits en fer étaient garnis de petits rideaux blancs courant sur des tringles. Pour tous meubles, quelques chaises de paille, une table de bois verni, un poêle au milieu de la salle, et, pendue au mur, une ancienne toile, toute craquelée, représentant un cardinal dont je n’ai pu jamais connaître le nom. Une main maladroite avait retouché les traits du prélat, auquel son ample simarre rouge et ses moustaches relevées en croc donnaient un faux air de Richelieu. La couleur nouvelle, avec ses tons criards, faisait tache sur le vieux fond terni. Que de fois, pendant mes longues nuits d’insomnie, ai-je vu cette figure se détacher de son cadre dédoré, descendre jusqu’à ma couche, et, fixant sur moi son regard sans flamme, obséder mon esprit effrayé ! Le manteau rouge aux vastes replis s’allongeait démesurément, les lèvres minces s’agitaient, et la main droite, levée pour bénir, avait soudain des gestes de menace. Je me roidissais tout éveillé contre le cauchemar. — Telle était la chambre où je devais rester couché près de huit mois.

Je passai les premiers jours entre la vie et la mort. J’avais des intervalles de lucidité, bientôt suivis d’accès de fièvre et de délire. C’est dans un de ces tristes momens où ma raison luttait encore qu’eurent lieu les funérailles des soldats qui avaient succombé. Le train qui nous avait conduits à Rouen ramenait avec nous une douzaine de cadavres ; ils furent déposés à l’hospice et enterrés le lendemain. Toutes les troupes alors présentes dans la ville, des bataillons de mobiles, quelques hussards, avaient été réunis pour la cérémonie ; les tambours, drapés de noir, battaient lentement des marches funèbres. Sans doute la souffrance avait brisé en moi tout ressort, car ce roulement sourd, montant de l’avenue jusqu’à mes oreilles, me causait une émotion singulière ; je sentais ma gorge se serrer, je plongeais ma tête sous les coussins, j’avais peur. Sur le soir, nos officiers et quelques camarades vinrent nous faire leurs adieux ; ils devaient se remettre en route au point du jour. Tous étaient péniblement affectés : partis 300, ils se retrouvaient 150 à peine, avant même d’avoir vu un champ de bataille ; mais le devoir était là et l’ennemi, il fallait marcher. Du reste, les plus à plaindre n’étaient-ce pas ceux qui restaient ?

Ainsi qu’il est d’usage lorsque les casernes sont encombrées, nos chasseurs avaient été logés chez l’habitant. L’un d’eux, morne et abattu, ne parlait à personne. C’était ce même soir, la veille du départ ; accoudé au marbre de la cheminée, il pleurait silencieusement et ne voulait pas manger. Lorsqu’on lui demanda la cause de sa douleur : — Ah ! dit-il, je laisse ici un de mes bons amis que je ne reverrai plus ! — J’ai rencontré dans la suite et par pur hasard les personnes qui l’avaient reçu. Au portrait qu’on me fit de lui, à ses cheveux courts taillés en brosse, à ses grands yeux pleins de franchise, à ses traits forts et réguliers, je le reconnus sans peine. George E… était un de mes anciens camarades ; je faisais mon droit avec lui, et nous nous étions engagés ensemble. Hélas ! deux mois après, il devait tomber frappé d’une balle en face de l’ennemi, et je survis aujourd’hui à celui qui pleurait sur moi.

A vrai dire, je semblais perdu ; les soins qu’on me prodigua m’arrachèrent à une mort certaine. Bien des personnes en effet s’empressaient autour de moi : la sœur d’abord, la sœur de notre salle, dont je voyais l’ombre silencieuse glisser à chaque instant le long des rideaux. Quand je la devinais près de moi, je me sentais plus tranquille. Chaque matin, vers six heures, le médecin de l’hospice faisait sa visite dans notre salle. Ce n’était certes pas une petite affaire que de panser trois fractures sur un même corps ; il restait parfois plus d’une heure auprès de mon lit. Dans la soirée, un jeune interne venait s’assurer de notre état, et renouveler le pansement pour la nuit.

J’avais fait prévenir ma famille de l’état où je me trouvais. Un petit mobile, qui couchait dans une des salles voisines, s’était chargé d’écrire la lettre. Un jour, — le docteur venait de sortir, — la porte s’ouvre, et je vois entrer ma mère et ma jeune sœur, toutes deux vêtues de deuil. Quelque effort qu’elle fit pour se contenir, ma mère pâlit affreusement envoyant ce visage livide et amaigri où elle avait peine à reconnaître les traits de son fils. Elle s’approcha de moi, et sans mot dire déposa un long baiser sur mon front. De grosses larmes perlaient dans ses yeux, et moi, pour la rassurer, ranimé aussi par la présence de ces deux êtres qui m’étaient si chers, je me mis à parler, à rire, je roulai même du bout des doigts une cigarette dont je tirai deux ou trois bouffées. Le cœur d’une mère a besoin d’espérer ; la mienne ne soupçonna jamais que dès le principe les médecins m’avaient condamné. Elle venait passer toutes les après-midi près de moi, ne causant pas de peur de me fatiguer. Ma sœur était là aussi bien tranquille ; n’avait-elle pas entrepris de me fournir de charpie ? En retournant un peu la tête sur l’oreiller, — c’était le seul mouvement qui me fût permis, — je la voyais le front penché, ses boucles blondes lui retombant sur les joues, effiler ardemment le linge de ses petits doigts, heureuse lorsque la trame se défaisait sans peine, et que les fils entassés formaient dans la corbeille comme une petite montagne blanche.

Cependant les Prussiens allaient arriver. Depuis un long mois déjà, on annonçait leur marche sur Rouen. Les communications une fois coupées, que deviendrait notre aïeule, que son grand âge avait retenue à l’autre bout de la Normandie ? Partagée entre deux affections égales, ma mère hésitait encore. Quelques bonnes paroles du docteur, un souhait plutôt qu’une promesse, finirent par la décider ; elle partit, et je me trouvai seul de nouveau. Seul, j’ai tort de parler ainsi ; n’avais-je pas là Paul V…, devenu mon compagnon de souffrances, comme il l’était autrefois de mes jeux et de mes plaisirs ? Le pauvre garçon allait mal : du pied, l’inflammation avait gagné la jambe ; on était forcé de l’attacher sur son lit pour qu’il ne pût pas bouger. Visiblement ses forces déclinaient ; il ne mangeait plus. Quand au travers des rideaux blancs je considérais ses yeux caves, son front blême, ses traits décharnés, j’étais effrayé. Moi du moins, je sentais l’appétit renaître, et, m’accrochant à ce petit trapèze de bois qui dans les lits d’hôpital aide les malades à se soulever, je me dressais sur mon séant. Un jour, il me pria de chanter. Chanter ! je ne l’aurais pu ; je lui récitai tout bas quelques-uns des airs que nous aimions tant et que nous disions ensemble naguère : le Lac de Lamartine, des poésies d’Alfred de Musset ; puis je me mis à parler du passé. Emporté au flot de mes souvenirs, je lui rappelai le collège de Sainte-Barbe, où nous avions été élèves tous deux. De là j’arrivai au temps de notre jeunesse, à ces premiers jours de liberté si gaîment dépensés. Mille détails me révélaient à l’esprit, je revivais par la pensée, et, tout entier à mon plaisir égoïste, je ne tarissais pas. Quant à Paul V…, il ne disait rien ; le front plongé dans ses mains, les yeux voilés de larmes, il souriait mélancoliquement à ces images d’un passé qu’il m’était doux d’évoquer, mais qui l’attristait, lui, parce qu’il allait mourir.

Dès l’aube, j’étais réveillé par la voix des corneilles qui venaient s’abattre en croassant sur les arbres dépouillés de l’avenue. Je les voyais tournoyer longuement par bandes sinistres avant de se poser, et leurs grandes ailes noires, lourdement secouées, rasaient les vitres de la fenêtre. À la même heure, dans les cours de la caserne voisine, de leur timbre clair et sonore, les clairons des hussards chantaient la diane, coupée parfois par le hennissement lointain d’un cheval. Un ballon monté était tombé à Rouen, apportant des délégués du gouvernement de Paris. L’enthousiasme était au comble dans toute la ville, la foule se pressait aux abords de la gare, et nous pouvions entendre de loin les acclamations et les vivats. Tout cela nous mêlait en quelque sorte aux faits de la guerre, et jusque dans notre infortune nous trouvions une singulière douceur à faire des vœux pour la France. Le 26 novembre, je reçus une lettre. Cette lettre portait le large cachet à croix rouge des ambulances ; elle était de R…, un autre de nos camarades parti de Paris avec nous. Dès la première affaire où il assistait, à Saint-Laurent-des-Bois, il avait reçu une balle dans la cuisse ; toutefois la blessure n’était pas dangereuse, et il espérait bien avant peu retourner à l’ennemi. Le 20e chasseurs s’était du reste bravement conduit, et avait été mis à l’ordre du jour. M…, George E…, deux des nôtres, allaient monter en grade ; lui-même en terminant saluait d’avance le jour où, de nouveau réunis, nous pourrions tous les cinq nous conter nos souffrances et nous serrer la main.

Ce souhait, hélas ! ne devait pas se réaliser. J’avais fait passer à Paul V… la lettre de notre ami ; je remarquai qu’au lieu de lire il murmurait à part lui des phrases incohérentes. L’avant-veille déjà, une hémorrhagie s’était déclarée, qu’on n’avait pu arrêter qu’à grand’peine. L’infirmier qui nous veillait s’était absenté un moment ; au cri que poussa Paul V… en sentant sa vie s’échapper, le vieillard infirme dont le lit était placé à côté du mien bondit sur ses jambes paralytiques, et je le vois encore, tout perclus, tout courbé, longeant les murs de la main, se traîner précipitamment jusqu’à la porte pour appeler du secours. A partir de ce jour, les instans de mon malheureux camarade étaient comptés. L’agonie commença bientôt, et dura quarante-huit heures. Une nuit, brisé de fatigue et d’émotion, je m’étais assoupi. Lorsque je me réveillai, par un mouvement instinctif, à la lueur de la petite veilleuse posée sur la table, je jetai les yeux sur le lit en face ; le lit était vide. Je restai muet, immobile, les yeux hagards ; je regardais toujours, me refusant à comprendre. Alors le paralytique, qui attendait mon réveil, se pencha vers moi et me dit à voix basse : — Il est parti.


II

Nous étions au commencement de décembre. Depuis si longtemps déjà l’arrivée des Prussiens nous avait été annoncée que bien des gens n’y voulaient plus croire. Quand le 4 au matin ils parurent devant Rouen, la surprise, puis l’effroi, furent extrêmes. Personne n’est là pour donner ou pour exécuter les ordres ; gardes nationaux et mobilisés, soldats de la veille, s’empressent de jeter leurs fusils ; des vauriens s’en emparent et vont casser les vitres de l’hôtel de ville. On croit à l’émeute, au pillage ; quelques heures après, une députation des principaux magistrats se rendait au-devant des officiers ennemis, les invitant à entrer dans la ville. Le seul incident de la journée fut le coup de tête d’un pauvre épicier qui pendant le défilé tira sur un officier prussien, et fut passé par les armes immédiatement.

Il était tombé de la neige pendant la nuit, le ciel avait une teinte grise et sale ; de mon lit, en me redressant un peu, à travers la fenêtre ouverte malgré le froid, — car nous voulions voir, — je distinguais le boulevard de l’hospice couvert d’un vaste manteau blanc ; les alentours étaient déserts et silencieux. Quatre uhlans parurent d’abord, débouchant par le Pont de Pierre. Mousqueton au poing, de la main gauche rassemblant leur monture, le corps plié sur la selle, ils avançaient de front sur toute la largeur de la chaussée, lentement, posément, au petit pas de leurs chevaux roux, regardaient de droite et de gauche avec persistance, et n’avaient l’air rien moins que rassuré. Après, ceux-là, il en vint huit, puis seize, puis trente, et d’autres encore. Dès que les premiers avaient parcouru deux ou trois cents mètres, ils se rabattaient sur ceux qui suivaient ; quatre autres se détachaient alors à leur tour pour explorer le terrain. Le même manège se renouvelait dans chaque groupe ; de temps en temps partait un coup de sifflet aigu et prolongé. On connaît du reste la prudente tactique des éclaireurs prussiens. Une heure s’écoula ainsi en marches et contre-marches, et le gros de l’armée arriva. Il était alors une heure de l’après-midi environ. On voyait passer là des soldats de toute arme et de pays divers, des Bavarois, des Saxons, des Prussiens, des Wurtembergeois, les uns avec le casque à pointe ou à chenille, les autres avec le béret rond de drap gros bleu. Ils marchaient en bon ordre, les rangs serrés, le bras gauche ballant par derrière, au son d’une musique où je croyais reconnaître, — comme pour nous faire affront, — quelques mesures intercalées de nos airs nationaux. A part cela, rien de plus contraire à l’idée que nous nous faisons en France d’une marche guerrière. La voix criarde du fifre dominait, alternativement mêlée aux ronflemens du tambourin, sur un petit rhythme pressé, saccadé et sautillant comme un air de danse. On a comparé cette musique à celle de nos foires, et c’est justice. Par intervalles passait au galop quelque officier supérieur, lançant à pleins poumons un cri guttural que d’autres après lui répétaient ; au commandement, on voyait les bataillons s’agiter, presser le pas ou ralentir leur marche. Le défilé dura ainsi jusqu’au soir. Ce fut alors le tour des canons, toute la nuit nous les entendîmes passer devant l’avenue ; pièces et caissons roulaient pesamment sur la neige battue, et leurs lourds cahots ébranlaient le sol : des coups de sifflet dirigeaient la manœuvre. Dans notre salle, comme s’il eût pu comprendre, le vieil infirme du fond ne cessait de pousser sa plainte douloureuse. Moi, j’avais le cœur tristement serré, car je venais de voir l’invasion, et je sentais plus que jamais mon impuissance et mon malheur.

Le lendemain, nouveau défilé. C’était l’arrière-garde, des chasseurs bavarois avec leur petit shako en toile cirée à grande visière et leur manteau gris-fer ; ils trottaient péniblement dans la boue, et paraissaient harassés de fatigue. D’ailleurs durant ces premiers jours j’eus plusieurs fois l’occasion de voir passer des troupes allemandes ; peut-être n’était-ce là qu’un stratagème de nos ennemis, multipliant les mouvemens pour nous en imposer sur leur nombre. En effet, un corps français tenait encore la campagne dans les environs. Un beau matin, le canon commence à tonner : on se battait aux Moulineaux, au-dessous de Rouen. A cet endroit, l’un des plus beaux sites de la Normandie, et sur une petite hauteur, s’élève un amas de ruines informes connues dans le pays sous le nom de château de Robert le Diable. C’est là que, retranchés derrière les murs croulans et les anciens fossés plus qu’à demi comblés, des mobiles de l’Ardèche surpris, trahis peut-être, luttèrent énergiquement pendant trois heures, ménageant leurs cartouches comme de vieux soldats, et causant aux Prussiens des pertes cruelles. Dans Rouen, on eut un moment de joie folle, mal contenue par la présence de l’envahisseur. A mesure que la lutte se prolongeait, l’espoir et la confiance nous revenaient au cœur. Pour moi, l’oreille aux aguets, tremblant d’émotion, j’échangeais quelques mots avec mon voisin de droite, le père Gosselin, comme on l’appelait familièrement. Depuis la mort de Paul V…, je m’étais lié avec lui de bonne amitié, et nous causions fréquemment ensemble. Ancien garde-mine, exposé par état à de brusques alternatives de chaleur et de froid, il s’était vu pris avant l’âge de douleurs rhumatismales qui lui avaient ravi peu à peu l’usage de ses jambes. Une modeste pension qu’on lui servait lui permettait de se faire soigner à l’hospice. Depuis plus de quinze ans déjà, il n’en était pas sorti ; il s’était fait du reste à cette vie-là : pourvu que rien ne vînt déranger ses petites habitudes, pourvu qu’au retour de chaque semaine sa tabatière d’écaille fût bien remplie de tabac frais, son linge blanc disposé au pied de son lit, l’excellent homme était content. Comme nous avions ouvert la fenêtre pour mieux entendre : — Écoutez, écoutez, on se bat, lui disais-je ; tout à l’heure arriveront les blessés. — Oui, caporal, me répondait-il, faisant allusion à mes galons jaunes, que je n’avais pas portés bien longtemps. Ah ! je ne suis guère valide, et j’ai grand’peine à me tenir sur mes vieilles jambes ; mais malgré tout cela me ferait plaisir de céder ma place à l’un de nos braves petits soldats.

Ils nous arrivèrent en effet, mais le lendemain seulement, et sous la conduite d’un hauptmann prussien. Dès leur entrée dans la ville, sans perdre un moment, avec cette régularité systématique qui les caractérise, les Prussiens s’étaient emparés de tous les services ; un fort détachement vint surveiller l’hospice, tandis que leurs médecins parcouraient les salles et passaient la visite. Il leur fallait toucher du doigt nos plaies, constater nos blessures, voir de leurs yeux si c’était bien du sang français qui tachait la charpie. Je me rappelle encore quelle fut la panique du personnel de l’hospice et des malades au premier moment. Parmi nous se trouvaient plusieurs francs-tireurs, pauvres diables arrêtés en route, quelques-uns par les balles ennemies, d’autres, le plus grand nombre, par la misère et le froid. Or les Prussiens passaient pour n’aimer point les corps-francs ; ne parlait-on pas déjà de représailles et de fusillades ? Aussitôt les sœurs de jeter au feu les vêtemens compromettans, vareuses bariolées et chapeaux à plumes de coq. Restaient les cartes de présence appendues au lit de chacun avec des inscriptions diverses : vengeurs du Havre, hussards de la mort, noms pompeux dont nos volontaires aimaient à baptiser leurs bataillons. On s’empresse de changer les cartes, et, pieuse supercherie, un terme unique et plus modeste, éclaireurs à cheval, remplace les titres suspects. Ces bons Allemands ignoraient sans doute que jamais notre armée régulière ne compta de corps ainsi désigné ; toujours est-il qu’ils se tinrent pour convaincus. Cependant leur défiance n’était pas facile à mettre en défaut. Le surlendemain de l’occupation, comme je dormais encore, je me sens légèrement frappé sur l’épaule. Je me retourne : l’économe de l’hospice était devant moi, et avec lui un homme brun de haute taille, à l’air rébarbatif, aux épaisses moustaches noires. C’était le docteur prussien chargé de m’interroger. Il portait la petite casquette à liséré rouge, de hautes bottes jaunes aux pieds ; une vaste pelisse couvrait sans la cacher sa petite tunique bleue ornée de larges boutons dorés ; sur la poitrine, plusieurs décorations parmi lesquelles la croix de fer ; deux galons d’or couraient sur les manches. On entendait d’autres officiers causer à voix haute dans le couloir. — Votre nom ? me demanda-t-il sèchement.

Je lui désignai du doigt mon livret de chasseur posé sur une planchette au chevet de mon lit. Il le prit, et se mit à lire. — Où avez-vous été blessé ? continua-t-il au bout d’un moment.

— Dans un accident de chemin de fer, à Critot, répondit pour moi l’économe.

Cependant l’Allemand s’était approché de la table, où il prenait des notes. — Ah ! oui, fit-il, parlant par saccades, cherchant ses mots, avec un accent tudesque fortement prononcé, oui, nous avons vu cela en passant ; des wagons les uns sur les autres, la machine brisée, oh ! malheur, gros malheur !

Mais bientôt, comme saisi d’un soupçon subît, il s’avança vers moi, et vivement, d’un geste brusque, releva les couvertures. Ce qu’il vit de mon état le rassura sans doute, car il n’insista plus ; il replaça mon livret sur la planche, toucha légèrement sa casquette du bout des doigts, et sortit. La même visite devait se renouveler tous les huit jours.

En même temps que les nôtres, quelques blessés prussiens avaient été portés à l’hospice. Comme bien on pense, nos vainqueurs ne s’étaient pas fait faute d’attribuer à leurs soldats toute une partie des bâtimens ; du reste les malades abondaient parmi eux. Chaque matin, ils traversaient l’avenue par bandes de vingt à trente, hâves, défaits, suivis de quelques camarades plus valides qui portaient les fusils et les sacs. Les salles qui leur étaient réservées se trouvaient dans un corps de logis à part, sur les derrières de l’hospice ; mais ils n’y restaient pas. A peine convalescens, ils se répandaient dans tous les couloirs, d’où l’on n’osait trop les chasser, rôdant, fouillant, cherchant à pénétrer partout. Leur pas lourd et pesant se reconnaissait au passage. Parfois l’un d’eux entrait chez nous ; par l’embrasure de la porte entre-bâillée, j’apercevais une large face aux gros yeux ronds à fleur de tête, à la barbe inculte et roussâtre ; l’intrus regardait un moment d’un air effaré, puis, gêné par notre silence, disparaissait comme il était venu. On a beaucoup trop parlé du goût des Allemands pour l’idéal : ces gens-là ne songeaient qu’à manger, et, grâce aux réquisitions, ils avaient toujours quelque chose à cuire. Force était aux sœurs de l’hospice de défendre sans cesse contre leurs prétentions les fourneaux où chauffaient les alimens des malades. Nettement éconduits, ils baissaient la tête et se retiraient dociles en murmurant ya, ya, mais pour revenir à la charge un quart d’heure après.

Dans Rouen, c’était bien autre chose encore. Des rixes sanglantes éclataient à tout propos entre les soudards étrangers et les gens du pays, et il n’y avait presque pas de jour où l’on n’amenât à l’hospice quelque malheureux, la tête ouverte d’un coup de sabre bien appliqué, toujours au même endroit et de même façon, par le travers de la figure. Eux-mêmes, il est vrai, perdaient du monde à ce jeu-là. Aussi par ordre supérieur fut-il bientôt interdit de se montrer le soir dans les rues. Le couvre-feu sonnait dès neuf heures, plus triste encore et plus lugubre que le nôtre, quelque chose comme un gémissement prolongé. J’accueillais avidement tous les bruits qui me revenaient de la ville. Tantôt c’étaient dix soldats prussiens publiquement décorés pour avoir tué de leur main un égal nombre d’officiers français ; tantôt au contraire un des leurs était fusillé en pleine place de Rouen pour désobéissance à ses chefs ; même en pays conquis, la discipline prussienne, une discipline de fer, n’abdiquait rien de ses droits. D’autres fois, lorsqu’un officier mourait des suites de ses blessures, — et le fait se renouvelait encore assez souvent, — en grande pompe on célébrait les funérailles ; les musiques des régimens jouaient des airs funèbres, et j’entendais au loin les gros instrumens de cuivre pleurant comme des orgues d’église. Un beau jour arriva le prince Frédéric-Charles ; les hurrahs des Allemands, mille fois répétés, le saluaient au passage, mais dans la ville occupée bien des maisons avaient arboré le drapeau noir, au risque d’avoir à loger dès le lendemain un nombre double de garnisaires, ce qui eut lieu en effet. En même temps circulaient sur les événemens de Paris les bruits les plus étranges et les plus contradictoires : le général Ducrot avait percé les lignes, le roi Guillaume fuyait de Versailles, la garde nationale marchait sur Étampes, où devait s’opérer la jonction avec les troupes de province, et le soir même tout était démenti. Ballottés ainsi d’un sentiment à l’autre, de la joie sans borne au plus cruel abattement, nous ne savions, plus que croire, et nous osions à peine envisager l’avenir. Encore si quelque billet, la lettre d’un parent, d’un ami, fût parvenu jusqu’à nous, portant la vérité dans ses plis, qui sait si l’échange même de nos patriotiques douleurs ne nous eût pas rendu et le courage et la confiance ? mais les Prussiens avaient mis ordre à tout. Les communications étaient interrompues avec le dehors, aucun courrier n’arrivait plus, et peut-être n’est-ce pas la moindre cause du succès de nos ennemis que ce vide, ce silence, cette atmosphère de doute et d’ignorance qu’ils surent faire autour de nous dans chaque ville, dans chaque province du pays occupé, si bien que la France, disjointe et démembrée, se cherchant elle-même et ne se trouvant pas, ne sentait plus sa force ni son unité.

Un peu avant l’entrée des Prussiens dans la ville, un homme du 20e chasseurs avait passé par Rouen ; blessé au combat de Villepion, il regagnait le dépôt. Par lui, j’appris que George E… avait jusque-là échappé à tout danger, et je m’empressai d’envoyer cette bonne nouvelle à la vieille mère de mon ami. J’eus encore le temps de recevoir la réponse, — c’est du reste la dernière lettre qui me soit arrivée ; — Mme E… m’y remerciait de l’intérêt que je portais à son fils, et, rassurée sur le présent, faisait des vœux pour notre bonheur futur. Pauvre femme ! ce que j’ignorais alors, ce que je n’appris que six mois plus tard, c’est que le soir même de Villepion, à Loigny, après le succès de la journée, comme nos soldats débordés étaient contraints de se replier, dans une dernière charge à la baïonnette, George E… fut frappé d’une balle en plein front. Quelques camarades le virent tomber ; par malheur, il ne fut pas relevé, son nom ne parut sur aucun registre d’ambulance, sur aucune liste d’inhumation, et longtemps plus d’un put croire qu’il était seulement prisonnier ; mais il n’a pas reparu.

Cependant mon état commençait à s’améliorer. J’avais, l’un après l’autre, quitté les appareils de fracture, et je ne saurais dire quel bien-être j’éprouvai à me sentir enfin dégagé ; le supplice durait depuis quatre mois. Bien qu’à les remuer mes jambes me parussent lourdes comme du plomb, j’entrevoyais le jour où l’on pourrait me lever. Les premières fois, la chose ne se fit pas sans peine ; il ne fallait rien moins que quatre personnes pour déplacer mon corps inerte. Avec précaution, j’étais déposé sur un grand fauteuil, deux coussins rangés sous mes pieds. Je n’avais pas voulu, pour m’habiller, des vêtemens de l’hospice : sur ma prière, on avait pris soin de réparer mon pantalon bleu et ma petite veste de chasseur ; quelques gouttes de sang tachaient encore les galons. Plaisante qui voudra un sentiment bien légitime, ce costume de soldat, pour lequel j’avais souffert, me consolait, et me relevait à mes propres yeux.

On m’approchait de la fenêtre, mais pour quelques instans seulement. En vain aurais-je. voulu me tromper moi-même, surmonter la fatigue : le grand air me grisait, et il fallait m’emporter bien vite. Peu à peu cependant les forces me revinrent, et je fus libre de rester levé plus longtemps. Je passais là de longues heures, couché dans mon fauteuil, regardant l’horizon par la fenêtre ouverte. L’hiver allait finir, le soleil se montrait déjà plus fréquent et plus chaud ; dans l’avenue, les bourgeons des arbres, gonflés de sève, faisaient craquer leur brune enveloppe. En face de l’hospice, par-delà le boulevard, se dressait une haute colline, âpre et rocailleuse, où d’énormes cailloux, de leur dos rond et luisant, perçaient le sol grisâtre. On n’y voyait ni maisons ni cultures, on apercevait simplement à mi-côte un large espace clôturé de murs en pisé ; c’était le cimetière particulier de l’hospice. Grâce à la disposition du terrain, qui s’élevait en pente, je pouvais en saisir les moindres détails. Rien de plus nu, rien de plus désolé que ce champ des morts. Point de pierres tombales ni de monumens ; à peine quelques croix de bois peintes en noir, hautes de deux pieds. De vastes tertres formant carré indiquaient la place des fosses communes, comblées l’une après l’autre par la misère et la maladie ; sur le fond gris et sombre, les tombes nouvelles s’annonçaient par leur terre fraîchement remuée. De temps en temps, la cloche de la chapelle faisait entendre sa voix fêlée et suraiguë ; à cet appel, d’un des bâtimens du bas sortait la voiture des morts portant une bière étroite, à peine recouverte d’un mince drap noir ; en avant marchait un prêtre avec son long surplis blanc, qui récitait à demi-voix l’office des trépassés ; derrière, pour tout cortège, deux ou trois pauvres vieillards nourris à l’hospice. Le convoi lentement montait la pente raboteuse, entrait dans l’enclos funèbre, cherchait son chemin à travers les tombes, et s’arrêtait enfin auprès d’un trou béant. Alors, aidé des vieillards qui avaient suivi, le fossoyeur se mettait à l’œuvre. Du sommet de la côte, quelques Prussiens inoccupés regardaient d’un air d’insouciance.

Et moi, silencieux, je songeais, car j’avais là un de mes vrais amis, et c’est ainsi que s’en était allé Paul V… Je m’étais fait indiquer le lieu de sa tombe : il reposait tout en haut, à gauche : un arbre planté à ses pieds lui promettait pour les jours d’été un peu d’ombrage et de verdure. Tout à coup je rompais le charme, et, secouant la tête comme pour chasser mes idées noires, je regardais autour de moi. Le temps avait marché, la guerre était finie, l’armistice signé. Une consolation me restait au milieu de nos malheurs : j’allais enfin revoir ma mère, connaître le sort de mes amis. Le printemps revenait joyeux avec son gai cortège de beaux jours et de fleurs. Les arbres du boulevard, de leurs feuilles nouvelles, formaient déjà comme un rideau vert, et me cachaient la vue du cimetière. L’air chaud et bienfaisant était chargé d’odorantes senteurs. Du jardin, on m’apportait à l’envi chaque matin les premières violettes et les premières roses, et les lilas aux longues grappes mauves. On les déposait en tas sur mon lit : à pleines mains, je les prenais, et, plongeant ma tête au milieu des fleurs, j’en buvais à longs traits le parfum. Aussitôt je me sentais ranimé, une indicible sensation de fraîcheur pénétrait tout mon être ; je renaissais à l’espoir, j’étais heureux, je voulais vivre.


III

Grâce à la jeunesse et aux bons soins, Dieu aidant, je vécus. Mes fractures se consolidaient, comme disent les médecins. On me faisait déjà espérer le jour où je pourrais, sur des béquilles, quitter la chambre, parcourir l’avenue. Oh ! ces chères béquilles ! dans mon impatience bien excusable, je les avais fait faire trois semaines à l’avance ; elles étaient là dans un coin de la salle, toutes capitonnées de cuir, et je les regardais d’un œil d’envie. Avoir couru sur deux bonnes jambes, être âgé de vingt ans, et soupirer après ces morceaux de bois ! quel douloureux changement ! Du reste, j’évitais de penser à cela, pour n’être qu’au plaisir de me retrouver debout. Il arriva enfin ce jour tant désiré. Après quelques essais préparatoires, je me hasardai à descendre. Bien lentement, avec précaution, croyant marcher, me traînant à peine et soutenu de tous les côtés, j’accomplis le trajet, et me trouvai dans la cour. Un magnifique soleil de printemps illuminait la longue avenue, les arbres touffus, la pelouse, et sur les bas côtés la double allée coupée d’espace en espace par des bancs de bois peints en vert. Je vis à droite l’amphithéâtre : c’est de là que sortait la voiture des morts, puis, tout au fond, la grille ouvrant sur le boulevard, avec la loge du portier. Des vieillards goutteux, impotens, pensionnaires de l’hospice, se chauffaient au soleil et causaient entre eux ; l’un d’eux, un aveugle, assis sur un banc, avec un mauvais eustache confectionnait de petits objets de bois ; plus loin, quelques convalescens, des jeunes gens ceux-là, jouaient aux cartes sur le sable. J’allai jusqu’à la grille, où m’attendait un fauteuil, et je m’assis, sentant la fatigue venir ; mais mon malheur m’avait fait des amis. Jeunes et vieux, en me voyant passer, avaient interrompu qui leur partie de cartes, qui leurs causeries ; plusieurs se levèrent, et vinrent me serrer la main.

Or ce jour-là, je fis la connaissance de M. Chapelle, Louis Chapelle du Havre, engagé volontaire en 1814-1815 et défenseur du fort de Vincennes, comme il se plaisait à dire lui-même. Vif, ardent, expansif, il me rappelait mon grand-père maternel que j’avais perdu, ancien soldat également et simple autant que bon. M. Chapelle avait alors quatre-vingts ans bien sonnés, mais il ne voulait pas avouer son âge, et nous le taquinions quelque peu sur ce léger travers ; au demeurant, le plus charmant petit vieillard que j’aie jamais rencontré. Aux heures de midi, quand le mauvais temps me forçait de garder la chambre, je le voyais arriver d’un air dégagé ; il s’asseyait au chevet de mon lit, et les heures s’écoulaient pour nous en longues causeries. Après une de ces existences ternes et monotones comme en cache tant la province, — il était libraire. ou papetier, je ne saurais dire, — la vieillesse le surprenant sans famille, il avait vendu son fonds et s’était retiré à l’hospice, où du moins il était tranquille. Chose étrange, il semblait que toute cette partie intermédiaire de son existence n’eût pas laissé de trace dans ses souvenirs ; sans cesse il revenait aux temps aventureux de sa jeunesse. Ah ! c’est qu’il avait bien des choses à raconter, le père Chapelle ! Il pouvait vous faire toucher du doigt, bien près de la tempe, une petite cicatrice blanche, reste d’un coup de sabre qu’il tenait d’un cosaque, et qui ajoutait à sa vieille tête une ride de plus. De son ancien fonds de commerce, il avait conservé quelques plates enluminures, telles qu’on n’en voit plus aujourd’hui que chez les marchands d’estampes. Sept ou huit grenadiers de chaque côté, du bleu, du rouge, une roue de canon sur le premier plan, un général à cheval perdu dans la fumée, figuraient tant bien que mal les grandes batailles du premier empire, Wagram ou Friedland, Austerlitz ou Iéna. Eh bien ! sous ces grossières couleurs, au prisme de ses souvenirs, le brave homme retrouvait nos victoires : il s’échauffait à en parler, se levant, s’agitant, enflant la voix, sacrant même un peu au besoin. Quand, sous nos fenêtres, défilaient des troupes allemandes, musique en tête, c’est alors qu’il fallait l’entendre. — Allons, un peu de courage, ami, me disait-il ; ne vous chagrinez pas tant. Les voici chez nous aujourd’hui ; ça ne prouve rien, ami, ça ne prouve rien. Il est vrai qu’ils en sont à leur seconde visite, je les ai déjà vus ici, moi qui vous parle ; mais les Français font bien les choses aussi, quand ils s’y mettent. Nous paierons tout en une fois. Tenez, je vais vous chanter une chanson que je leur ai chantée dans le temps, à leur nez, à leur barbe. C’est mon lieutenant de Vincennes qui l’avait faite ; moi, j’étais sergent-major. Nous ne nous étions pas rendus, comme vous savez ; mais, Louis XVIII revenant, il avait bien fallu s’entendre à l’amiable, et quelques officiers étrangers avaient voulu visiter le fort : je leur récitai la chanson du lieutenant ; ils étaient furieux, voyez-vous, ils m’auraient fait fusiller, s’ils l’avaient pu ; l’un d’eux me l’a dit. Écoutez plutôt. — Alors d’une voix cassée par l’âge, mais qu’animait encore la passion, il entonnait ce vieux couplet :

Contens de vos nobles prouesses,
Allez cultiver vos guérets ;
Si vous emportez nos richesses,
Vous n’emportez pas nos regrets ;
Et quand, nous prenant pour des lâches,
Vous croyez nous avoir vaincus,
Souvenez-vous que vos moustaches

— Mais, monsieur Chapelle, interrompait gravement la sœur, quel est donc ce tapage ? On n’entend que vous aujourd’hui.

— C’est bien, ma sœur, je me tais, répondait le brave homme tout interdit, et la chanson en restait là.

A mon tour, j’étais devenu l’un des familiers de la grande allée. Chaque jour après le dîner, pourvu que le ciel n’eût pas de menaces, je quittais la chambre, chaudement couvert, et venais m’asseoir près de la grille. Autour de moi, les convalescens marchaient, jouaient, causaient ; plusieurs étaient des chasseurs victimes du même accident que moi, d’autres des soldats blessés aux Moulineaux, et c’était vraiment un douloureux spectacle que celui de tous ces uniformes trop larges pour les corps amaigris ou retombant languissamment sur un membre amputé. Les gens du dehors s’arrêtaient devant nous, et au travers de la grille nous considéraient d’un air de pitié. Un jour, une femme d’un certain âge, qu’à son extérieur on reconnaissait sans peine pour une femme du peuple, s’approcha des barreaux. J’étais, comme à l’ordinaire, étendu dans mon grand fauteuil, le corps caché sous les couvertures. Elle me regarda quelque temps, puis je la vis fouiller dans la poche de sa vieille robe d’indienne décolorée et se détourner un peu. — Caporal, caporal ! — fit-elle, et un petit paquet tomba à mes pieds ; on le ramassa pour moi ; je le dépliai, il y avait sept sous dans un morceau de papier. Que vous dirai-je ? Je fus ému ; la pauvre femme avait sans doute un fils à l’armée, un fils blessé peut-être, et, songeant à lui, elle m’avait donné sa faible obole, sept sous, tout ce qu’elle avait pu. Comment refuser une pareille aumône ? comment repousser cette main qui se tendait vers moi, voulant soulager mon malheur ? Je ne m’en sentais pas le courage. Quand je relevai la tête pour remercier la bonne mère, elle avait déjà disparu.

De l’endroit que j’avais choisi, j’apercevais la place de la gare, où gravement, pendant des journées entières, manœuvraient les Prussiens. En revanche et comme contraste, à l’arrivée des trains, sur le boulevard passaient par longues files nos soldats désarmés, artilleurs et lignards, cavaliers et mobiles, pauvres diables que l’on renvoyait chez eux, sans pain, sans habits, sans chaussures ; leur air minable et piteux faisait la risée de nos ennemis. Soldat français moi aussi, je souffrais pour eux de ces rires, et ma haine de l’étranger s’en fût accrue au besoin. Nombre d’Allemands étaient encore soignés à l’hospice ; chaque soir, leurs médecins venaient les visiter. L’un d’eux, un homme à cheveux gris, à la physionomie douce et bonne, me salua un jour en passant. M’avait-il déjà vu ? Je ne sais ; mais il revint tout à coup sur ses pas, et, après un léger moment d’hésitation, s’arrêtant près de moi : — Les deux jambes ? Vous êtes blessé des deux jambes ? — me dit-il en mauvais français. Comme je ne répondais pas, il chercha son porte-cigares, y prit un londrès, et me l’offrit. Je refusai de la main. — Oh ! pourquoi ne pas accepter ? reprit-il. Vous paraissez bien triste ; si je pouvais faire quelque chose pour vous, j’en serais heureux, croyez-le. J’ai une femme à Berlin et de petits enfans ; je ne fais pas la guerre, moi, je suis médecin, je soigne les blessés. Acceptez, je vous prie. — En vérité, cela était dit d’un ton persuasif et touchant ; il faudrait cependant s’entendre sur cette feinte bonhomie des Allemands. Quant à moi, je les tiens pour plus sensibles que tendres, braves gens égoïstes jusque dans leurs larmes, pleurant parce qu’il est doux de pleurer, s’apitoyant après coup sur les malheurs qu’ils causent, vous offrant un cigare et mutilant votre patrie. Je regardai mon homme d’un œil si froid qu’il se tut ; seulement il prit quelques cigares dans sa poche, les jeta sur ma couverture, et partit précipitamment. Depuis ce jour, je l’ai revu bien souvent ; il saluait, mais ne s’arrêtait plus ; je lui rendais son salut.

Déjà les promenades dans l’avenue ne me suffisaient plus. Fort de la bienveillance générale, je vaguais un peu partout dans les bâtimens de l’hospice. Tantôt j’allais voir les vieux pensionnaires et causer avec eux dans leurs petites chambres : à la guerre étrangère avait succédé la commune, la guerre civile ; ils me rapportaient du dehors nouvelles et journaux. Tantôt je visitais en détail les salles des malades, le réfectoire, les cuisines aux vastes fourneaux coiffés d’énormes marmites en cuivre jaune, ou bien encore la chapelle avec ses bancs de bois et ses fresques naïves. Enfin, je demandai à sortir. Ma première visite devait être pour le cimetière ; j’achetai quelques fleurs, des héliotropes, des marguerites, et en compagnie de Louis Chapelle j’allai les déposer au pied de la tombe où repose mon ami Paul V… Une autre fois, je désirai faire une promenade dans la ville, que je ne connaissais pas encore. On m’emmaillotta comme un enfant, car l’air vif du matin aurait pu me saisir, et, plus qu’à demi couché, la tête seule émergeant hors des couvertures, je pris place sur une voiture découverte. Mon vieil ami s’assit à côté de moi. Pour cette occasion, il avait mis ses plus beaux habits et sa médaille de Sainte-Hélène, dont l’orbe de métal, brillant comme de l’or, pendait au bout d’un ruban neuf. La ville, je ne la vis point : un autre spectacle m’absorbait tout entier. Partout, dans toutes les rues, sur toutes les places, au coin des casernes et des cafés, nous retrouvions les Allemands, leurs officiers, rogues et guindés, traînant le long des quais des sabres démesurés. Un bataillon saxon faisait l’exercice auprès de la cathédrale, des sentinelles silésiennes montaient la garde devant la mairie ; d’autres, dans la Grande-Rue, se promenaient par sept ou huit à pas lourds, en fumant sans mot dire leurs longues pipes de porcelaine. Quand approchait la voiture, ils s’écartaient lentement, gagnaient le rebord de la chaussée, puis fixaient sur nous ce long regard vague qui semble si souvent chez eux remplacer la pensée. On eût pu voir alors Louis Chapelle se redresser fièrement et toiser nos vainqueurs d’un air de menace et de mépris. Haine inoffensive sans doute ; mais c’était la seule qui nous fût permise ! A nous deux, tels que nous nous trouvions là, lui, le brave vieillard aux glorieux souvenirs, moi, pauvre enfant au corps brisé, n’étions-nous pas la vraie image de la France ?

Cependant le séjour de l’hospice m’était devenu insupportable. J’avais hâte de fuir cet air empesté et le spectacle attristant de tant de misères. Pour achever ma guérison, il me fallait ma mère et le pays natal. Je m’adressai à l’intendance. Après de trop longs délais, que la confusion amenée par les derniers événemens rendait peut-être inévitables, on me délivra mes papiers. Un détail me frappa en les parcourant : sur ma feuille de convalescence, à la colonne des blessures, la place avait fait défaut pour noter en détail celles que j’avais reçues ; le docteur avait dû abréger. Eh ! qu’importait après tout ? J’étais libre, j’étais sauvé. Je dis adieu à cette salle où j’avais vu la mort de si près, et où j’avais perdu mon ami ; je dis adieu aux médecins, aux sœurs qui m’avaient soigné, à ces pauvres vieux que le malheur m’avait donnés pour camarades, et, sous la garde d’un infirmier, je quittai pour toujours les murs de l’hospice. Au moment du départ, je crus voir le père Gosselin glisser discrètement une pièce d’argent dans la main de mon guide et me recommander à lui. Dans la gare, quand j’y arrivai, je fus frappé du désarroi général ; les employés couraient çà et là tout effarés, ne sachant plus auquel entendre ; sur les quais et les voies de garage, sans souci de la pluie, d’énormes amas de marchandises, des malles, des colis, attendaient pêle-mêle ; les salles regorgeaient de voyageurs. L’affluence était telle qu’on ne faisait plus distinction de classes ; chacun se plaçait à sa guise. Dans cette foule, beaucoup de prisonniers qu’on rapatriait. Leurs yeux caves, leurs traits tirés, leurs vêtemens salis par huit longs mois de captivité, faisaient vraiment peine à voir. Plusieurs s’approchèrent de moi en apercevant mon uniforme : ils me demandaient mon histoire, et me racontaient la leur en retour : comme quoi trop longtemps ils avaient vécu en Allemagne, nourris d’une infecte bouillie de millet, entassés par centaines dans des casemates, malades la plupart de misère et de désespoir.

J’eus beaucoup à souffrir durant le voyage. Le service n’était pas encore rétabli sur toute la ligne ; les ponts d’Elbeuf avaient été coupés par l’ennemi, et ne permettaient plus de passer le fleuve : je dus, prenant la route de Serquigny, remonter jusqu’à Mantes aux environs de Paris. Les temps d’arrêt se renouvelaient presque à chaque gare. Après dix heures passées dans le train, nous n’étions encore qu’à quelques lieues de Rouen. Nous arrivâmes enfin à Argentan. Le soleil s’était levé à l’horizon, ses flèches d’or venaient frapper les vitres du train couvertes de buée et dissipaient le sommeil. Je mis la tête à la portière. Bien au loin devant moi s’étendaient à perte de vue ces riches plaines de la Normandie, semées de trèfle et de luzerne, où de grosses fleurs rouges perçaient le tapis vert ; autour des près et formant lisière, les pommiers, chargés de petites pommes à peine formées, inclinaient paresseusement jusqu’à terre leurs branches alourdies. Je distinguais au vol les jeunes poulains vaguant en liberté, les moutons peureux et les troupeaux de belles vaches rousses qui cessaient un moment de paître et nous regardaient passer. C’était précisément le jour de la Fête-Dieu. De toutes parts nous arrivait le gai carillon des cloches ; par les routes et les sentiers qui serpentaient à travers la plaine, allaient en groupes animés, leurs livres d’heures à la main, les bonnes femmes avec la haute coiffe du pays, les gars en habit du dimanche et les fillettes tout enrubannées. Ces champs, ces pommiers, ces villages, je les avais déjà vus ; c’est au milieu d’eux que j’avais passé mon enfance, c’est à eux que je pensais si souvent sur mon lit de douleurs, c’est auprès d’eux que, mourant, je venais puiser à nouveau les forces et la santé.

A Vire, le train s’arrêta : nous avions encore deux heures devant nous. L’air du matin m’avait mis en appétit ; j’y retrouvais comme une petite odeur salée, l’odeur de la mer. Je sortis de la gare ; non loin de là s’offrait une humble guinguette fermée d’une clôture en treillis, à l’extérieur propret et avenant. Dès que je me présentai, toute la maisonnée accourut au-devant de moi ; la mère, brave paysanne, le vieil aïeul, ingambe encore malgré ses soixante-dix ans, et les petites filles sous leurs plus beaux atours : elles revenaient de la messe. On m’installa une modeste table en plein air ; sur la nappe blanche, quelques mets bien simples, le beurre du pays, où scintillaient les gouttelettes de petit-lait, du cidre de l’an dernier et l’une de ces omelettes qui font la gloire de nos ménagères. Pendant le déjeuner, les poules venaient familièrement picorer jusque sous mes pieds. En partant, j’embrassai les enfans, qui regardaient mes béquilles d’un air étonné, et deux heures après j’étais à Granville. Là m’attendaient ma mère et ma sœur ; je descendis du train, recueillant autour de moi les marques de pitié et de sympathie. — Oh ! doux Jésus ! le pauvre monsieur ! — s’exclamaient les braves villageoises en leur parler doucereux et traînant, et les hommes se découvraient bien bas. J’arrivai ainsi jusqu’à notre maison, perchée au haut de la ville et continuellement fouettée par le vent de mer ; je revis la bonne Lise, qui m’avait fait tout enfant sauter sur ses genoux, qui, après avoir soigné le vieux grand-père, doit veiller désormais sur le petit-fils ; je revis la terrasse, notre petit jardin et son bel altea aux feuilles vernies et métalliques, aux grosses fleurs tardives ; je revis la mer et la plage, et rien n’était changé que moi !

Combien me fut douce la vie de famille après tant de jours d’absence, tant de maux soufferts, tant de désirs ardemment caressés, chacun le devinera sans peine. Une pensée me poursuivait cependant, qui quelquefois m’attriste encore. Je venais de retrouver à Granville un ami d’enfance, parti depuis longtemps. Il avait servi dans l’infanterie de marine, et avait eu dès le début de la guerre la jambe droite emportée. Égaux par le malheur, nous eûmes renoué bientôt les liens de notre ancienne camaraderie. Nous nous réunissions le soir sur la plage, et j’éprouvais un amer plaisir à l’interroger. Lui du moins, il avait fait campagne, il avait respiré l’odeur de la poudre, il avait entendu gronder le canon et siffler la mitraille, il était tombé un jour de bataille, à l’heure du succès, au milieu des morts ennemis. C’était à Bazeilles. L’infanterie de marine venait de pénétrer dans le village, après en avoir chassé les Allemands : trois cents Bavarois tenaient encore, barricadés dans l’église. On enfonce la porte à coups de canon, et nos soldats s’élancent, baïonnette en avant. Les premiers tombent foudroyés ; d’autres les suivent, et, courbés, à pas lents, se faisant un rempart avec les cadavres, franchissent la porte de l’église. Alors la mêlée fut horrible. En vain les Bavarois, acculés aux murs, demandent grâce et jettent leurs fusils : on les poursuit jusque dans les tribunes, jusque sous les orgues. Quelques-uns, fous de peur, essayaient de grimper le long des tuyaux, leurs doigts crispés glissaient sur les parois polies ; à coups de baïonnette, à coups de crosse, les nôtres frappaient sans relâche, et, par grappes sanglantes, les corps lancés dans le vide allaient se briser contre le pavé, pendant que les orgues heurtées gémissaient sourdement. Quelques instans plus tard, mon ami tombait à son tour, mais il avait pu savourer la vengeance. Voilà ce que j’entendais, et à ces récits de guerre, de massacre, je sentais tout mon sang bouillonner dans mes veines, mon cœur battait plus fort, ma tête se perdait, j’étais fou. J’enviais au brave garçon une aussi glorieuse blessure, d’un œil jaloux je regardais sa jambe de bois.

D’ailleurs, pourquoi me plaindre ? Avoir fait son devoir, n’est-ce donc pas une consolation ? Si la patrie a droit vraiment à tout notre amour, sachons lui faire encore le sacrifice de nos petites vanités. — Nous étions cinq en quittant Paris au commencement du mois d’août, alors que l’ennemi envahissait la frontière ; nous nous étions engagés ensemble pour partager le même sort et affronter les mêmes périls. Sur ce nombre, deux sont morts, un a été blessé ; un autre, fait prisonnier au Mans, comme je l’ai su plus tard, n’est rentré en France que trois mois après, et moi, le plus malheureux de tous peut-être, je reste maintenant estropié, boiteux, invalide à vingt ans, pour tout jamais inutile. Ah ! j’eusse aimé voir un jour en face cet ennemi que j’étais allé chercher, et que je n’ai pu combattre ! J’aurais voulu, au premier signal, m’engager de nouveau, porter le sac et le fusil, prendre ma part de la revanche. Cet espoir ne m’est pas permis ; mais j’ai des frères, des amis, tous animés de la haine sainte, tous pleins de foi dans les destinées de la France, et du présent injuste en appelant à l’avenir. C’est à eux que j’ai confié ma dette…


Tu m’avais demandé, ami, l’histoire de ma triste campagne ; la voici telle que je l’ai écrite pour tromper les ennuis d’une longue convalescence.


F. DE G.


L. LOUIS-LANDE.