Introduction à l’histoire du bouddhisme indien/Avertissement

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AVERTISSEMENT.

L’objet et le plan des recherches auxquelles est consacré ce volume sont exposés avec assez de détails dans le premier des Mémoires qu’il renferme, pour que de plus amples éclaircissements soient ici superflus. Je dois cependant au lecteur quelques explications touchant le titre collectif sous lequel j’ai réuni ces Mémoires.

La croyance à laquelle on a donné le nom de Buddhisme d’après celui de son fondateur est un fait complètement indien. C’est dans l’Inde qu’elle a pris naissance ; c’est dans ce pays qu’elle s’est développée et qu’elle a fleuri pendant plus de douze siècles. Cependant dès le iiie siècle avant J. C. le Buddhisme avait commencé à se répandre hors de l’Inde, et au xive de notre ère il en était presque entièrement banni. Transporté, à des époques diverses, chez les Singhalais et les Barmans au sud, chez les Chinois et les Japonais à l’est, chez les Tibétains et les Mongols au nord, il jeta de profondes racines chez ces nations, la plupart très-différentes du peuple au sein duquel il était né ; mais tout en agissant d’une manière très-sensible sur leur état social, il put quelquefois en éprouver lui-même l’influence.

Une histoire du Buddhisme, pour être complète, devrait donc, après avoir expliqué l’origine de cette religion, et exposé les vicissitudes de son existence dans l’Inde, la suivre hors de sa terre natale, et l’étudier chez les peuples qui l’ont successivement recueillie. J’ignore s’il est actuellement possible à un seul homme d’embrasser cet immense sujet, mais j’ai à peine besoin de déclarer que je n’ai pas eu la prétention de le faire. Je me suis spécialement attaché au Buddhisme indien ; et une fois mon sujet ainsi limité, j’ai borné mes désirs à composer une Introduction qui ouvrît la voie à des recherches plus étendues et plus profondes.

Cette observation me justifiera, aux yeux du lecteur, d’avoir fait un aussi sobre usage des matériaux que des savants du premier ordre ont extraits de livres étrangers à l’Inde, avec l’intention d’expliquer les dogmes religieux et philosophiques du Buddhisme en général. Il est bien loin de ma pensée de méconnaître la grandeur et le mérite de ces tentatives ; et on verra, dans le cours de ces Mémoires, avec quel empressement je me déclare redevable des éclaircissements les plus lumineux aux ingénieuses et profondes recherches d’un Abel Rémusat et d’un Schmidt. Mais on reconnaîtra aussi que je n’ai fait appel à leur témoignage que quand il m’a paru s’accorder avec celui des livres indiens qui font la base de mes Mémoires, ou lorsqu’il a pu, par sa divergence même, jeter quelque jour sur un point obscur ou controversé. Ce que je veux dire ici, c’est que pouvant consulter, grâce à la libéralité de M. Hodgson, une collection considérable de livres buddhiques rédigés en sanscrit, j’ai cru que mon premier devoir était d’analyser ces livres, et d’en extraire ce qui pouvait servir à la connaissance du Buddhisme de l’Inde. En un mot, comme j’avais, pour étudier cette religion indienne, des matériaux indiens, il m’a semblé que je ne devais recourir aux sources étrangères que dans les cas de nécessité absolue. Ce parti a eu à mes yeux un autre avantage ; il m’a dispensé d’afficher devant le public la prétention de parler de choses dont je n’avais pu faire une étude spéciale.

Ce premier volume conduit le lecteur jusqu’au point où le Buddhisme va entrer dans l’histoire. Je n’ai donc pas eu besoin d’y exposer le système chronologique applicable aux faits qui ont signalé la naissance et les développements de cette religion ; l’exposition de ce système a, suivant le plan de mon ouvrage, sa place marquée après l’analyse de la collection sacrée des Singhalais. Cependant comme toutes mes recherches m’ont conduit à ce résultat, qu’entre les deux opinions dominantes touchant la date de Çâkyamuni, celle des Chinois ou des Buddhistes du Nord, qui le placent au xie siècle avant notre ère, et celle des Singhalais ou des Buddhistes du Sud, qui le placent au viie siècle, la seule véritable est l’opinion des Singhalais, j’avoue franchement que c’est de ce point de vue qu’ont été envisagés les faits dont j’ai eu à parler dans le présent volume. C’est ailleurs que je compte démontrer les incohérences de ce système étranger à l’Inde, qui donne au fondateur du Buddhisme quatre siècles d’antiquité de plus que ne lui en reconnaissent les Singhalais, dont les annales indiennes, conservées avec un soin et une régularité remarquables, depuis le ive siècle environ avant notre ère, nous offrent les seuls renseignements originaux et authentiques que nous possédions jusqu’ici sur l’origine et l’histoire du Buddhisme. J’ai cru devoir cette déclaration aux lecteurs qui seraient surpris de ne pas rencontrer plus de dates précises dans un ouvrage de critique littéraire et philosophique. Je ne pouvais même me dispenser de la faire, sans autoriser par mon silence l’opinion déjà trop répandue, et qu’on s’attache à répandre chaque jour davantage, qu’il est impossible de trouver dans l’Inde rien de réellement historique. Si un savant illustre a pu expliquer, et jusqu’à un certain point excuser l’indifférence du public français à l’égard des études indiennes, en se fondant sur cette opinion, je serai peut-être excusable à mon tour de prendre quelques réserves contre des assertions qui tendent, sans doute à l’insu de leurs auteurs, à propager et à justifier cette indifférence.

On comprend en outre quels motifs j’ai eus pour attacher le plus grand prix aux Mémoires de MM. Hodgson et Turnour, qui sont rédigés à l’aide de matériaux indiens : aussi y ai-je amplement puisé. Je n’ai cependant pas fait un aussi fréquent usage des dissertations de M. Turnour que de celles de M. Hodgson, parce que je ne m’occupe encore, dans ce premier volume, que du Buddhisme septentrional. Quand j’arriverai à l’analyse des livres pâlis de Ceylan, on verra quelles découvertes et quels travaux on doit au zèle de M. Turnour ; il faudra même reconnaître que s’il a donné à l’Europe moins de manuscrits originaux, il lui a fait lire plus de traductions exactes. Alors il me sera possible de rendre une égale justice aux efforts de ces deux hommes éminents, qui ont éclairé l’origine et les dogmes du Buddhisme indien de plus de lumières que tous ceux qui jusqu’alors en avaient entrepris l’étude, sans marquer avec une précision suffisante les limites et le champ de leurs recherches.

Enfin, j’ose compter sur l’indulgence du lecteur pour une tentative aussi nouvelle dans un sujet aussi difficile. J’aurais voulu y apporter autant de savoir que j’y ai mis de bonne foi, mais j’ai trop souvent rencontré des obstacles qu’il m’a été impossible de vaincre. J’ai donné tous mes soins à la correction des textes et des termes orientaux que j’ai cités ; c’est cependant en ce point surtout que je redoute la sévérité de la critique. L’impression de ce volume a été achevée au milieu des préoccupations les plus pénibles. Frappé par le coup inattendu qui, en enlevant à notre famille un chef respecté, a si cruellement troublé le bonheur qu’elle lui devait, je n’ai pu m’arracher que par de longs efforts au découragement qui m’avait atteint. Il a fallu que le souvenir toujours présent de mon père me rappelât à des travaux qu’il encourageait. Ceux qui l’ont connu ne me demanderont pas de leur dire les motifs que j’ai de le pleurer, car ils savent tout ce dont il était capable pour ceux qu’il aimait ; et ils comprendront sans peine que j’aie regardé comme le plus impérieux des devoirs l’obligation de placer cet ouvrage sous la protection de ce nom cher et vénéré.

Paris, ce 10 novembre 1844.