La Pensée et le mouvant/Introduction à la métaphysique

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Presses Universitaires de France (p. 177-227).


VI

INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE[1]


Si l’on compare entre elles les définitions de la métaphysique et les conceptions de l’absolu, on s’aperçoit que les philosophes s’accordent, en dépit de leurs divergences apparentes, à distinguer deux manières profondément différentes de connaître une chose. La première implique qu’on tourne autour de cette chose ; la seconde, qu’on entre en elle. La première dépend du point de vue où l’on se place et des symboles par lesquels on s’exprime. La seconde ne se prend d’aucun point de vue et ne s’appuie sur aucun symbole. De la première connaissance on dira qu’elle s’arrête au relatif ; de la seconde, là où elle est possible, qu’elle atteint l’absolu.

Soit, par exemple, le mouvement d’un objet dans l’espace. Je le perçois différemment selon le point de vue, mobile ou immobile, d’où je le regarde. Je l’exprime différemment, selon le système d’axes ou de points de repère auquel je le rapporte, c’est-à-dire selon les symboles par lesquels je le traduis. Et je l’appelle relatif pour cette double raison : dans un cas comme dans l’autre, je me place en dehors de l’objet lui-même. Quand je parle d’un mouvement absolu, c’est que j’attribue au mobile un intérieur et comme des états d’âme, c’est aussi que je sympathise avec les états et que je m’insère en eux par un effort d’imagination. Alors, selon que l’objet sera mobile ou immobile, selon qu’il adoptera un mouvement ou un autre mouvement, je n’éprouverai pas la même chose[2]. Et ce que j’éprouverai ne dépendra ni du point de vue que je pourrais adopter sur l’objet, puisque je serai dans l’objet lui-même, ni des symboles par lesquels je pourrais le traduire, puisque j’aurai renoncé à toute traduction pour posséder l’original. Bref, le mouvement ne sera plus saisi du dehors et, en quelque sorte, de chez moi, mais du dedans, en lui, en soi. Je tiendrai un absolu.

Soit encore un personnage de roman dont on me raconte les aventures. Le romancier pourra multiplier les traits de caractère, faire parler et agir son héros autant qu’il lui plaira : tout cela ne vaudra pas le sentiment simple et indivisible que j’éprouverais si je coïncidais un instant avec le personnage lui-même. Alors, comme de la source, me paraîtraient couler naturellement les actions, les gestes et les paroles. Ce ne seraient plus là des accidents s’ajoutant à l’idée que je me faisais du personnage, enrichissant toujours et toujours cette idée sans arriver à la compléter jamais. Le personnage me serait donné tout d’un coup dans son intégralité, et les mille incidents qui le manifestent, au lieu de s’ajouter à l’idée et de l’enrichir, me sembleraient au contraire alors se détacher d’elle, sans pourtant en épuiser ou en appauvrir l’essence. Tout ce qu’on me raconte de la personne me fournit autant de points de vue sur elle. Tous les traits qui me la décrivent, et qui ne peuvent me la faire connaître que par autant de comparaisons avec des personnes ou des choses que je connais déjà, sont des signes par lesquels on l’exprime plus ou moins symboliquement. Symboles et points de vue me placent donc en dehors d’elle ; ils ne me livrent d’elle que ce qui lui est commun avec d’autres et ne lui appartient pas en propre. Mais ce qui est proprement elle, ce qui constitue son essence, ne saurait s’apercevoir du dehors, étant intérieur par définition, ni s’exprimer par des symboles, étant incommensurable avec toute autre chose. Description, histoire et analyse me laissent ici dans le relatif. Seule, la coïncidence avec la personne même me donnerait l’absolu.

C’est en ce sens, et en ce sens seulement, qu’absolu est synonyme de perfection. Toutes les photographies d’une ville prises de tous les points de vue possibles auront beau se compléter indéfiniment les unes les autres, elles n’équivaudront point à cet exemplaire en relief qui est la ville où l’on se promène. Toutes les traductions d’un poème dans toutes les langues possibles auront beau ajouter des nuances aux nuances et, par une espèce de retouche mutuelle, en se corrigeant l’une l’autre, donner une image de plus en plus fidèle du poème qu’elles traduisent, jamais elles ne rendront le sens intérieur de l’original. Une représentation prise d’un certain point de vue, une traduction faite avec certains symboles, restent toujours imparfaites en comparaison de l’objet sur lequel la vue a été prise ou que les symboles cherchent à exprimer. Mais l’absolu est parfait en ce qu’il est parfaitement ce qu’il est.

C’est pour la même raison, sans doute, qu’on a souvent identifié ensemble l’absolu et l’infini. Si je veux communiquer à celui qui ne sait pas le grec l’impression simple que me laisse un vers d’Homère, je donnerai la traduction du vers, puis je commenterai ma traduction, puis je développerai mon commentaire, et d’explication en explication je me rapprocherai de plus en plus de ce que je veux exprimer ; mais je n’y arriverai jamais. Quand vous levez le bras, vous accomplissez un mouvement dont vous avez intérieurement, la perception simple ; mais extérieurement, pour moi qui le regarde, votre bras passe par un point, puis par un autre point, et entre ces deux points il y aura d’autres points encore, de sorte que, si je commence à compter, l’opération se poursuivra sans fin. Vu du dedans, un absolu est donc chose simple ; mais envisagé du dehors, c’est-à-dire relativement à autre chose, il devient, par rapport à ces signes qui l’expriment, la pièce d’or dont on n’aura jamais fini de rendre la monnaie. Or, ce qui se prête en même temps à une appréhension indivisible et à une énumération inépuisable est, par définition même, un infini.

Il suit de là qu’un absolu ne saurait être donné que dans une intuition, tandis que tout le reste relève de l’analyse. Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. Au contraire, l’analyse est l’opération qui ramène l’objet à des éléments déjà connus, c’est-à-dire communs à cet objet et à d’autres. Analyser consiste donc à exprimer une chose en fonction de ce qui n’est pas elle. Toute analyse est ainsi une traduction, un développement en symboles, une représentation prise de points de vue successifs d’où l’on note autant de contacts entre l’objet nouveau, qu’on étudie, et d’autres, que l’on croit déjà connaître. Dans son désir éternellement inassouvi d’embrasser l’objet autour duquel elle est condamnée à tourner, l’analyse multiplie sans fin les points de vue pour compléter la représentation toujours incomplète, varie sans relâche les symboles pour parfaire la traduction toujours imparfaite. Elle se continue donc à l’infini. Mais l’intuition, si elle est possible, est un acte simple.

Ceci posé, on verrait sans peine que la science positive a pour fonction habituelle d’analyser. Elle travaille donc avant tout sur des symboles. Même les plus concrètes des sciences de la nature, les sciences de la vie, s’en tiennent à la forme visible des êtres vivants, de leurs organes, de leurs éléments anatomiques. Elles comparent les formes les unes aux autres, elles ramènent les plus complexes aux plus simples, enfin elles étudient le fonctionnement de la vie dans ce qui en est, pour ainsi dire, le symbole visuel. S’il existe un moyen de posséder une réalité absolument au lieu de la connaître relativement, de se placer en elle au lieu d’adopter des points de vue sur elle, d’en avoir l’intuition au lieu d’en faire l’analyse, enfin de la saisir en dehors de toute expression, traduction ou représentation symbolique, la métaphysique est cela même. La métaphysique est donc la science qui prétend se passer de symboles.


Il y a une réalité au moins que nous saisissons tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C’est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. C’est notre moi qui dure. Nous pouvons ne sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes.

Quand je promène sur ma personne, supposée inactive, le regard intérieur de ma conscience, j’aperçois d’abord, ainsi qu’une croûte solidifiée à la surface, toutes les perceptions qui lui arrivent du monde matériel. Ces perceptions sont nettes, distinctes, juxtaposées ou juxtaposables les unes aux autres ; elles cherchent à se grouper en objets. J’aperçois ensuite des souvenirs plus ou moins adhérents à ces perceptions et qui servent à les interpréter ; ces souvenirs se sont comme détachés du fond de ma personne, attirés à la périphérie par les perceptions qui leur ressemblent ; ils sont posés sur moi sans être absolument moi-même. Et enfin je sens se manifester des tendances, des habitudes motrices, une foule d’actions virtuelles plus ou moins solidement liées à ces perceptions et à ces souvenirs. Tous ces éléments aux formes bien arrêtées me paraissent d’autant plus distincts de moi qu’ils sont plus distincts les uns des autres. Orientés du dedans vers le dehors, ils constituent, réunis, la surface d’une sphère qui tend à s’élargir et à se perdre dans le monde extérieur. Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-même, je trouve tout autre chose.

C’est, au-dessous de ces cristaux bien découpés et de cette congélation superficielle, une continuité d’écoulement qui n’est comparable à rien de ce que j’ai vu s’écouler. C’est une succession d’états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède. À vrai dire, ils ne constituent des états multiples que lorsque je les ai déjà dépassés et que je me retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que je les éprouvais, ils étaient si solidement organisés, si profondément animés d’une vie commune, que je n’aurais su dire où l’un quelconque d’entre eux finit, où l’autre commence. En réalité, aucun d’eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres.

C’est, si l’on veut, le déroulement d’un rouleau, car il n’y a pas d’être vivant qui ne se sente arriver peu à peu au bout de son rôle ; et vivre consiste à vieillir. Mais c’est tout aussi bien un enroulement continuel, comme celui d’un fil sur une pelote, car notre passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu’il ramasse sur sa route ; et conscience signifie mémoire.

À vrai dire, ce n’est ni un enroulement ni un déroulement, car ces deux images évoquent la représentation de lignes ou de surfaces dont les parties sont homogènes entre elles et superposables les unes aux autres. Or, il n’y a pas deux moments identiques chez un être conscient. Prenez le sentiment le plus simple, supposez-le constant, absorbez en lui la personnalité tout entière : la conscience qui accompagnera ce sentiment ne pourra rester identique à elle-même pendant deux moments consécutifs, puisque le moment suivant contient toujours, en sus du précédent, le souvenir que celui-ci lui a laissé. Une conscience qui aurait deux moments identiques serait une conscience sans mémoire. Elle périrait et renaîtrait donc sans cesse. Comment se représenter autrement l’inconscience ?

Il faudra donc évoquer l’image d’un spectre aux mille nuances, avec des dégradations insensibles qui font qu’on passe d’une nuance à l’autre. Un courant de sentiment qui traverserait le spectre en se teignant tour à tour de chacune de ses nuances éprouverait des changements graduels dont chacun annoncerait le suivant et résumerait en lui ceux qui le précèdent. Encore les nuances, successives du spectre resteront-elles toujours extérieures les unes aux autres. Elles se juxtaposent. Elles occupent de l’espace. Au contraire, ce qui est durée pure exclut toute idée de juxtaposition, d’extériorité réciproque et d’étendue.

Imaginons donc plutôt un élastique infiniment petit, contracté, si c’était possible, en un point mathématique. Tirons-le progressivement de manière à faire sortir du point une ligne qui ira toujours s’agrandissant. Fixons notre attention, non pas sur la ligne en tant que ligne, mais sur l’action qui la trace. Considérons que cette action, en dépit de sa durée, est indivisible si l’on suppose qu’elle s’accomplit sans arrêt ; que, si l’on y intercale un arrêt, on en fait deux actions au lieu d’une et que chacune de ces actions sera alors l’indivisible dont nous parlons ; que ce n’est pas l’action mouvante elle-même qui est jamais divisible, mais la ligne immobile qu’elle dépose au-dessous d’elle comme une trace dans l’espace. Dégageons-nous enfin de l’espace qui sous-tend le mouvement pour ne tenir compte que du mouvement lui-même, de l’acte de tension ou d’extension, enfin de la mobilité pure. Nous aurons cette fois une image plus fidèle de notre développement dans la durée.

Et pourtant cette image sera incomplète encore, et toute comparaison sera d’ailleurs insuffisante, parce que le déroulement de notre durée ressemble par certains côtés à l’unité d’un mouvement qui progresse, par d’autres à une multiplicité d’états qui s’étalent, et qu’aucune métaphore ne peut rendre un des deux aspects sans sacrifier l’autre. Si j’évoque un spectre aux mille nuances, j’ai devant moi une chose toute faite, tandis que la durée se fait continuellement. Si je pense à un élastique qui s’allonge, à un ressort qui se tend ou se détend, j’oublie la richesse de coloris qui est caractéristique de la durée vécue pour ne plus voir que le mouvement simple par lequel la conscience passe d’une nuance à l’autre. La vie intérieure est tout cela à la fois, variété de qualités, continuité de progrès, unité de direction. On ne saurait la représenter par des images.

Mais on la représenterait bien moins encore par des concepts, c’est-à-dire par des idées abstraites, ou générales, ou simples. Sans doute aucune image ne rendra tout à fait le sentiment original que j’ai de l’écoulement de moi-même. Mais il n’est pas non plus nécessaire que j’essaie de le rendre. À celui qui ne serait pas capable de se donner à lui-même l’intuition de la durée constitutive de son être, rien ne la donnerait jamais, pas plus les concepts que les images. L’unique objet du philosophe doit être ici de provoquer un certain travail que tendent à entraver, chez la plupart des hommes, les habitudes d’esprit plus utiles à la vie. Or, l’image a du moins cet avantage qu’elle nous maintient dans le concret. Nulle image ne remplacera l’intuition de la durée, mais beaucoup d’images diverses, empruntées à des ordres de choses très différents, pourront, par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêchera l’une quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler, puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses rivales. En faisant qu’elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce d’attention et, en quelque sorte, le même degré de tension, on accoutumera peu à peu la conscience à une disposition toute particulière et bien déterminée, celle précisément qu’elle devra adopter pour s’apparaître à elle-même sans voile[3]. Mais encore faudra-t-il qu’elle consente à cet effort. Car on ne lui aura rien montré. On l’aura simplement placée dans l’attitude qu’elle doit prendre pour faire l’effort voulu et arriver d’elle-même à l’intuition. Au contraire, l’inconvénient des concepts trop simples, en pareille matière, est d’être véritablement des symboles, qui se substituent à l’objet qu’ils symbolisent, et qui n’exigent de nous aucun effort. En y regardant de près, on verrait que chacun d’eux ne retient de l’objet que ce qui est commun à cet objet et à d’autres. On verrait que chacun d’eux exprime, plus encore que ne fait l’image, une comparaison entre l’objet et ceux qui lui ressemblent. Mais comme la comparaison a dégagé une ressemblance, comme la ressemblance est une propriété de l’objet, comme une propriété a tout l’air d’être une partie de l’objet qui la possède, nous nous persuadons sans peine qu’en juxtaposant des concepts à des concepts nous recomposerons le tout de l’objet avec ses parties et que nous en obtiendrons, pour ainsi dire, un équivalent intellectuel. C’est ainsi que nous croirons former une représentation fidèle de la durée en alignant les concepts d’unité, de multiplicité, de continuité, de divisibilité finie ou infinie, etc. Là est précisément l’illusion. Là est aussi le danger. Autant les idées abstraites peuvent rendre service à l’analyse, c’est-à-dire à une étude scientifique de l’objet dans ses relations avec tous les autres, autant elles sont incapables de remplacer l’intuition, c’est-à-dire l’investigation métaphysique de l’objet dans ce qu’il a d’essentiel et de propre. D’un côté, en effet, ces concepts mis bout à bout ne nous donneront jamais qu’une recomposition artificielle de l’objet dont ils ne peuvent que symboliser certains aspects généraux et en quelque sorte impersonnels : c’est donc en vain qu’on croirait, avec eux, saisir une réalité dont ils se bornent à nous présenter l’ombre. Mais d’autre part, à côté de l’illusion, il y a aussi un très grave danger. Car le concept généralise en même temps qu’il abstrait. Le concept ne peut symboliser une propriété spéciale qu’en la rendant commune à une infinité de choses. Il la déforme donc toujours plus ou moins par l’extension qu’il lui donne. Replacée dans l’objet métaphysique qui la possède, une propriété coïncide avec lui, se moule au moins sur lui, adopte les mêmes contours. Extraite de l’objet métaphysique et représentée en un concept, elle s’élargit indéfiniment, elle dépasse l’objet puisqu’elle doit désormais le contenir avec d’autres. Les divers concepts que nous formons des propriétés d’une chose dessinent donc autour d’elle autant de cercles beaucoup plus larges, dont aucun ne s’applique sur elle exactement. Et pourtant, dans la chose même, les propriétés coïncidaient avec elle et coïncidaient par conséquent ensemble. Force nous sera donc de chercher quelque artifice pour rétablir la coïncidence. Nous prendrons l’un quelconque de ces concepts et nous essaierons, avec lui, d’aller rejoindre les autres. Mais, selon que nous partirons de celui-ci ou de celui-là, la jonction ne s’opérera pas de la même manière. Selon que nous partirons, par exemple, de l’unité ou de la multiplicité, nous concevrons différemment l’unité multiple de la durée. Tout dépendra du poids que nous attribuerons à tel ou tel d’entre les concepts, et ce poids sera toujours arbitraire, puisque le concept, extrait de l’objet, n’a pas de poids, n’étant plus que l’ombre d’un corps. Ainsi surgiront une multitude de systèmes différents, autant qu’il y a de points de vue extérieurs sur la réalité qu’on examine ou de cercles plus larges dans lesquels l’enfermer. Les concepts simples n’ont donc pas seulement l’inconvénient de diviser l’unité concrète de l’objet en autant d’expressions symboliques ; ils divisent aussi la philosophie en écoles distinctes, dont chacune retient sa place, choisit ses jetons, et entame avec les autres une partie qui ne finira jamais. Ou la métaphysique n’est que ce jeu d’idées, ou bien, si c’est une occupation sérieuse de l’esprit, il faut qu’elle transcende les concepts pour arriver à l’intuition. Certes, les concepts lui sont indispensables, car toutes les autres sciences travaillent le plus ordinairement sur des concepts, et la métaphysique ne saurait se passer des autres sciences. Mais elle n’est proprement elle-même que lorsqu’elle dépasse le concept, ou du moins lorsqu’elle s’affranchit des concepts raides et tout faits pour créer des concepts bien différents de ceux que nous manions d’habitude, je veux dire des représentations souples, mobiles, presque fluides, toujours prêtes à se mouler sur les formes fuyantes de l’intuition. Nous reviendrons plus loin sur ce point important. Qu’il nous suffise d’avoir montré que notre durée peut nous être présentée directement dans une intuition, qu’elle peut nous être suggérée indirectement par des images, mais qu’elle ne saurait — si on laisse au mot concept son sens propre — s’enfermer dans une représentation conceptuelle.

Essayons, un instant, d’en faire une multiplicité. Il faudra ajouter que les termes de cette multiplicité, au lieu de se distinguer comme ceux d’une multiplicité quelconque, empiètent les uns sur les autres, que nous pouvons sans doute, par un effort d’imagination, solidifier la durée une fois écoulée, la diviser alors en morceaux qui se juxtaposent et compter tous les morceaux, mais que cette opération s’accomplit sur le souvenir figé de la durée, sur la trace immobile que la mobilité de la durée laisse derrière elle, non sur la durée même. Avouons donc, s’il y a ici une multiplicité, que cette multiplicité ne ressemble à aucune autre. Dirons-nous alors que la durée a de l’unité ? Sans doute une continuité d’éléments qui se prolongent les uns dans les autres participe de l’unité autant que de la multiplicité, mais cette unité mouvante, changeante, colorée, vivante, ne ressemble guère à l’unité abstraite, immobile et vide, que circonscrit le concept d’unité pure. Conclurons-nous de là que la durée doit se définir par l’unité et la multiplicité tout à la fois ? Mais, chose singulière, j’aurai beau manipuler les deux concepts, les doser, les combiner diversement ensemble, pratiquer sur eux les plus subtiles opérations de chimie mentale, je n’obtiendrai jamais rien qui ressemble à l’intuition simple que j’ai de la durée ; au lieu que si je me replace dans la durée par un effort d’intuition, j’aperçois tout de suite comment elle est unité, multiplicité, et beaucoup d’autres choses encore. Ces divers concepts étaient donc autant de points de vue extérieurs sur la durée. Ni séparés, ni réunis, ils ne nous ont fait pénétrer dans la durée même.

Nous y pénétrons cependant, et ce ne peut être que par une intuition. En ce sens, une connaissance intérieure, absolue, de la durée du moi par le moi lui-même est possible. Mais si la métaphysique réclame et peut obtenir ici une intuition, la science n’en a pas moins besoin d’une analyse. Et c’est d’une confusion entre le rôle de l’analyse et celui de l’intuition que vont naître ici les discussions entre écoles et les conflits entre systèmes.

La psychologie, en effet, procède par analyse comme les autres sciences. Elle résout le moi, qui lui a été donné d’abord dans une intuition simple, en sensations, sentiments, représentations, etc., qu’elle étudie séparément. Elle substitue donc au moi une série d’éléments qui sont les faits psychologiques. Mais ces éléments sont-ils des parties ? Toute la question est là, et c’est pour l’avoir éludée qu’on a souvent pose en termes insolubles le problème de la personnalité humaine.

Il est incontestable que tout état psychologique, par cela seul qu’il appartient à une personne, reflète l’ensemble d’une personnalité. Il n’y a pas de sentiment, si simple soit-il, qui ne renferme virtuellement le passé et le présent de l’être qui l’éprouve, qui puisse s’en séparer et constituer un « état » autrement que par un effort d’abstraction ou d’analyse. Mais il est non moins incontestable que, sans cet effort d’abstraction ou d’analyse, il n’y aurait pas de développement possible de la science psychologique. Or, en quoi consiste l’opération par laquelle le psychologue détache un état psychologique pour l’ériger en entité plus ou moins indépendante ? Il commence par négliger la coloration spéciale de la personne, qui ne saurait s’exprimer en termes connus et communs. Puis il s’efforce d’isoler, dans la personne déjà ainsi simplifiée, tel ou tel aspect qui prête à une étude intéressante. S’agit-il, par exemple, de l’inclination ? Il laissera de côté l’inexprimable nuance qui la colore et qui fait que mon inclination n’est pas la vôtre ; puis il s’attachera au mouvement par lequel notre personnalité se porte vers un certain objet ; il isolera cette attitude, et c’est cet aspect spécial de la personne, ce point de vue sur la mobilité de la vie intérieure, ce « schéma » de l’inclination concrète qu’il érigera en fait indépendant. Il y a là un travail analogue à celui d’un artiste qui, de passage à Paris, prendrait par exemple un croquis d’une tour de Notre-Dame. La tour est inséparablement liée à l’édifice, qui est non moins inséparablement lié au sol, à l’entourage, à Paris tout entier, etc. Il faut commencer par la détacher ; on ne notera de l’ensemble qu’un certain aspect, qui est cette tour de Notre-Dame. Maintenant, la tour est constituée en réalité par des pierres dont le groupement particulier est ce qui lui donne sa forme ; mais le dessinateur ne s’intéresse pas aux pierres, il ne note que la silhouette de la tour. Il substitue donc à l’organisation réelle et intérieure de la chose une reconstitution extérieure et schématique. De sorte que son dessin répond, en somme, à un certain point de vue sur l’objet et au choix d’un certain mode de représentation. Or, il en est tout à fait de même pour l’opération par laquelle le psychologue extrait un état psychologique de l’ensemble de la personne. Cet état psychologique isolé n’est guère qu’un croquis, un commencement de recomposition artificielle ; c’est le tout envisagé sous un certain aspect élémentaire auquel on s’est intéressé spécialement et qu’on a pris soin de noter. Ce n’est pas une partie, mais un élément. Il n’a pas été obtenu par fragmentation, mais par analyse.

Maintenant, au bas de tous les croquis pris à Paris l’étranger inscrira sans doute « Paris » en guise de mémento. Et comme il a réellement vu Paris, il saura, en redescendant de l’intuition originelle du tout, y situer ses croquis et les relier ainsi les uns aux autres. Mais il n’y a aucun moyen d’exécuter l’opération inverse ; il est impossible, même avec une infinité de croquis aussi exacts qu’on voudra, même avec le mot « Paris » qui indique qu’il faut les relier ensemble, de remonter à une intuition qu’on n’a pas eue, et de se donner l’impression de Paris si l’on n’a pas vu Paris. C’est qu’on n’a pas affaire ici à des parties du tout, mais à des notes prises sur l’ensemble. Pour choisir un exemple plus frappant, un cas où la notation est plus complètement symbolique, supposons qu’on me présente, mêlées au hasard, les lettres qui entrent dans la composition d’un poème que j’ignore. Si les lettres étaient des parties du poème, je pourrais tâcher de le reconstituer avec elles en essayant des divers arrangements possibles, comme fait l’enfant avec les pièces d’un jeu de patience. Mais je n’y songerai pas un seul instant, parce que les lettres ne sont pas des parties composantes, mais des expressions partielles, ce qui est tout autre chose. C’est pourquoi, si je connais le poème, je mets aussitôt chacune des lettres à la place qui lui revient et je les relie sans difficulté par un trait continu, tandis que l’opération inverse est impossible. Même quand je crois tenter cette opération inverse, même quand je mets des lettres bout à bout, je commence par me représenter une signification plausible : je me donne donc une intuition, et c’est de l’intuition que j’essaie de redescendre aux symboles élémentaires qui en reconstitueraient l’expression. L’idée même de reconstituer la chose par des opérations pratiquées sur des éléments symboliques tout seuls implique une telle absurdité qu’elle ne viendrait à l’esprit de personne si l’on se rendait compte qu’on n’a pas affaire à des fragments de la chose, mais, en quelque sorte, à des fragments de symbole.

Telle est pourtant l’entreprise des philosophes qui cherchent à recomposer la personne avec des états psychologiques, soit qu’ils s’en tiennent aux états eux-mêmes, soit qu’ils ajoutent un fil destiné à rattacher les états entre eux. Empiristes et rationalistes sont dupes ici de la même illusion. Les uns et les autres prennent les notations partielles pour des parties réelles, confondant ainsi le point de vue de l’analyse et celui de l’intuition, la science et la métaphysique.

Les premiers disent avec raison que l’analyse psychologique ne découvre rien de plus, dans la personne, que des états psychologiques. Et telle est en effet la fonction, telle est la définition même de l’analyse. Le psychologue n’a pas autre chose à faire qu’à analyser la personne, c’est-à-dire à noter des états : tout au plus mettra-t-il la rubrique « moi » sur ces états en disant que ce sont des « états du moi », de même que le dessinateur écrit le mot « Paris » sur chacun de ses croquis. Sur le terrain où le psychologue se place, et où il doit se placer, le « moi » n’est qu’un signe par lequel on rappelle l’intuition primitive (très confuse d’ailleurs) qui a fourni à la psychologie son objet : ce n’est qu’un mot, et la grande erreur est de croire qu’on pourrait, en restant sur le même terrain, trouver derrière le mot une chose. Telle a été l’erreur de ces philosophes qui n’ont pu se résigner à être simplement psychologues en psychologie, Taine et Stuart Mill, par exemple. Psychologues par la méthode qu’ils appliquent, ils sont restés métaphysiciens par l’objet qu’ils se proposent. Ils voudraient une intuition, et, par une étrange inconséquence, ils demandent cette intuition à l’analyse, qui en est la négation même. Ils cherchent le moi, et prétendent le trouver dans les états psychologiques, alors qu’on n’a pu obtenir cette diversité d’états psychologiques qu’en se transportant hors du moi pour prendre sur la personne une série de croquis, de notes, de représentations plus ou moins schématiques et symboliques. Aussi ont-ils beau juxtaposer les états aux états, en multiplier les contacts, en explorer les interstices, le moi leur échappe toujours, si bien qu’ils finissent par n’y plus voir qu’un vain fantôme. Autant vaudrait nier que l’Iliade ait un sens, sous prétexte qu’on a vainement cherché ce sens dans les intervalles des lettres qui la composent.

L’empirisme philosophique est donc né ici d’une confusion entre le point de vue de l’intuition et celui de l’analyse. Il consiste à chercher l’original dans la traduction, où il ne peut naturellement pas être, et à nier l’original sous prétexte qu’on ne le trouve pas dans la traduction. Il aboutit nécessairement à des négations ; mais, en y regardant de près, on s’aperçoit que ces négations signifient simplement que l’analyse n’est pas l’intuition, ce qui est l’évidence même. De l’intuition originelle et d’ailleurs confuse, qui fournit à la science son objet, la science passe tout de suite à l’analyse, qui multiplie à l’infini sur cet objet les points de vue. Bien vite elle arrive à croire qu’elle pourrait, en composant ensemble tous les points de vue, reconstituer l’objet. Est-il étonnant qu’elle voie cet objet fuir devant elle, comme l’enfant qui voudrait se fabriquer un jouet solide avec les ombres qui se profilent le long des murs ?

Mais le rationalisme est dupe de la même illusion. Il part de la confusion que l’empirisme a commise, et reste aussi impuissant que lui à atteindre la personnalité. Comme l’empirisme, il tient les états psychologiques pour autant de fragments détachés d’un moi qui les réunirait. Comme l’empirisme, il cherche à relier ces fragments entre eux pour refaire l’unité de la personne. Comme l’empirisme enfin, il voit l’unité de la personne, dans l’effort qu’il renouvelle sans cesse pour l’étreindre, se dérober indéfiniment comme un fantôme. Mais tandis que l’empirisme, de guerre lasse, finit par déclarer qu’il n’y a pas autre chose que la multiplicité des états psychologiques, le rationalisme persiste à affirmer l’unité de la personne. Il est vrai que, cherchant cette unité sur le terrain des états psychologiques eux-mêmes, et obligé d’ailleurs de porter au compte des états psychologiques toutes les qualités ou déterminations qu’il trouve à l’analyse (puisque l’analyse, par définition même, aboutit toujours à des états) il ne lui reste plus, pour l’unité de la personne, que quelque chose de purement négatif, l’absence de toute détermination. Les états psychologiques ayant nécessairement pris et gardé pour eux, dans cette analyse, tout ce qui présente la moindre apparence de matérialité, l’« unité du moi » ne pourra plus être qu’une forme sans matière. Ce sera l’indéterminé et le vide absolus. Aux états psychologiques détachés, à ces ombres du moi dont la collection était, pour les empiristes, l’équivalent de la personne, le rationalisme adjoint, pour reconstituer la personnalité, quelque chose de plus irréel encore, le vide dans lequel ces ombres se meuvent, le lieu des ombres, pourrait-on dire. Comment cette « forme », qui est véritablement informe, pourrait-elle caractériser une personnalité vivante, agissante, concrète, et distinguer Pierre de Paul ? Est-il étonnant que les philosophes qui ont isolé cette « forme » de la personnalité la trouvent ensuite impuissante à déterminer une personne, et qu’ils soient amenés, de degré en degré, à faire de leur Moi vide un réceptacle sans fond qui n’appartient pas plus à Paul qu’à Pierre, et où il y aura place, comme on voudra, pour l’humanité entière, ou pour Dieu, ou pour l’existence en général ? Je vois ici entre l’empirisme et le rationalisme cette seule différence que le premier, cherchant l’unité du moi dans les interstices, en quelque sorte, des états psychologiques, est amené à combler les interstices avec d’autres états, et ainsi de suite indéfiniment, de sorte que le moi, resserré dans un intervalle qui va toujours se rétrécissant, tend vers Zéro à mesure qu’on pousse plus loin l’analyse, tandis que le rationalisme, faisant du moi le lieu où les états se logent, est en présence d’un espace vide qu’on n’a aucune raison d’arrêter ici plutôt que là, qui dépasse chacune des limites successives qu’on prétend lui assigner, qui va toujours s’élargissant et qui tend à se perdre, non plus dans Zéro, mais dans l’Infini.

La distance est donc beaucoup moins grande qu’on ne le suppose entre un prétendu « empirisme » comme celui de Taine et les spéculations les plus transcendantes de certains panthéistes allemands. La méthode est analogue dans les deux cas : elle consiste à raisonner sur les éléments de la traduction comme si c’étaient des parties de l’original. Mais un empirisme vrai est celui qui se propose de serrer d’aussi près que possible l’original lui-même, d’en approfondir la vie, et, par une espèce d’auscultation spirituelle, d’en sentir palpiter l’âme ; et cet empirisme vrai est la vraie métaphysique. Le travail est d’une difficulté extrême, parce qu’aucune des conceptions toutes faites dont la pensée se sert pour ses opérations journalières ne peut plus servir. Rien de plus facile que de dire que le moi est multiplicité, ou qu’il est unité, ou qu’il est la synthèse de l’une et de l’autre. Unité et multiplicité sont ici des représentations qu’on n’a pas besoin de tailler sur l’objet, qu’on trouve déjà fabriquées et qu’on n’a qu’à choisir dans un tas, vêtements de confection qui iront aussi bien à Pierre qu’à Paul parce qu’ils ne dessinent la forme d’aucun des deux. Mais un empirisme digne de ce nom, un empirisme qui ne travaille que sur mesure, se voit obligé, pour chaque nouvel objet qu’il étudie, de fournir un effort absolument nouveau. Il taille pour l’objet un concept approprié à l’objet seul, concept dont on peut à peine dire que ce soit encore un concept, puisqu’il ne s’applique qu’à cette seule chose. Il ne procède pas par combinaison d’idées qu’on trouve dans le commerce, unité et multiplicité par exemple ; mais la représentation à laquelle il nous achemine est au contraire une représentation unique, simple, dont on comprend d’ailleurs très bien, une fois formée, pourquoi l’on peut la placer dans les cadres unité, multiplicité, etc., tous beaucoup plus larges qu’elle. Enfin la philosophie ainsi définie ne consiste pas à choisir entre des concepts et à prendre parti pour une école, mais à aller chercher une intuition unique d’où l’on redescend aussi bien aux divers concepts, parce qu’on s’est placé au-dessus des divisions d’écoles.

Que la personnalité ait de l’unité, cela est certain ; mais pareille affirmation ne m’apprend rien sur la nature extraordinaire de cette unité qu’est la personne. Que notre moi soit multiple, je l’accorde encore, mais il y a là une multiplicité dont il faudra bien reconnaître qu’elle n’a rien de commun avec aucune autre. Ce qui importe véritablement à la philosophie, c’est de savoir quelle unité, quelle multiplicité, quelle réalité supérieure à l’un et au multiple abstraits est l’unité multiple de la personne. Et elle ne le saura que si elle ressaisit l’intuition simple du moi par le moi. Alors, selon la pente qu’elle choisira pour redescendre de ce sommet, elle aboutira à l’unité, ou à la multiplicité, ou à l’un quelconque des concepts par lesquels on essaie de définir la vie mouvante de la personne. Mais aucun mélange de ces concepts entre eux, nous le répétons, ne donnerait rien qui ressemble à la personne qui dure.

Présentez-moi un cône solide, je vois sans peine comment il se rétrécit vers le sommet et tend à se confondre avec un point mathématique, comment aussi il s’élargit par sa base en un cercle indéfiniment grandissant. Mais ni le point, ni le cercle, ni la juxtaposition des deux sur un plan ne me donneront la moindre idée d’un cône. Ainsi pour la multiplicité et l’unité de la vie psychologique. Ainsi pour le Zéro et l’Infini vers lesquels empirisme et rationalisme acheminent la personnalité.

Les concepts, comme nous le montrerons ailleurs, vont d’ordinaire par couples et représentent les deux contraires. Il n’est guère de réalité concrète sur laquelle on ne puisse prendre à la fois les deux vues opposées et qui ne se subsume, par conséquent, aux deux concepts antagonistes. De là une thèse et une antithèse qu’on chercherait en vain à réconcilier logiquement, pour la raison très simple que jamais, avec des concepts, ou points de vue, on ne fera une chose. Mais de l’objet, saisi par intuition, on passe sans peine, dans bien des cas, aux deux concepts contraires ; et comme, par là, on voit sortir de la réalité la thèse et l’antithèse, on saisit du même coup comment cette thèse et cette antithèse s’opposent et comment elles se réconcilient.

Il est vrai qu’il faut procéder pour cela à un renversement du travail habituel de l’intelligence. Penser consiste ordinairement à aller des concepts aux choses, et non pas des choses aux concepts. Connaître une réalité, c’est, au sens usuel du mot « connaître », prendre des concepts déjà faits, les doser, et les combiner ensemble jusqu’à ce qu’on obtienne un équivalent pratique du réel. Mais il ne faut pas oublier que le travail normal de l’intelligence est loin d’être un travail désintéressé. Nous ne visons pas, en général, à connaître pour connaître, mais à connaître pour un parti à prendre, pour un profit à retirer, enfin pour un intérêt à satisfaire. Nous cherchons jusqu’à quel point l’objet à connaître est ceci ou cela, dans quel genre connu il rentre, quelle espèce d’action, de démarche ou d’attitude il devrait nous suggérer. Ces diverses actions et attitudes possibles sont autant de directions conceptuelles de notre pensée, déterminées une fois pour toutes ; il ne reste plus qu’à les suivre ; en cela consiste précisément l’application des concepts aux choses. Essayer un concept à un objet, c’est demander à l’objet ce que nous avons à faire de lui, ce qu’il peut faire pour nous. Coller sur un objet l’étiquette d’un concept, c’est marquer en termes précis le genre d’action ou d’attitude que l’objet devra nous suggérer. Toute connaissance proprement dite est donc orientée dans une certaine direction ou prise d’un certain point de vue. Il est vrai que notre intérêt est souvent complexe. Et c’est pourquoi il nous arrive d’orienter dans plusieurs directions successives notre connaissance du même objet et de faire varier sur lui les points de vue. En cela consiste, au sens usuel de ces termes, une connaissance « large » et « compréhensive » de l’objet : l’objet est ramené alors, non pas à un concept unique, mais à plusieurs concepts dont il est censé « participer ». Comment participe-t-il de tous ces concepts à la fois ? c’est là une question qui n’importe pas à la pratique et qu’on n’a pas à se poser. Il est donc naturel, il est donc légitime que nous procédions par juxtaposition et dosage de concepts dans la vie courante : aucune difficulté philosophique ne naîtra de là, puisque, par convention tacite, nous nous abstiendrons de philosopher. Mais transporter ce modus operandi à la philosophie, aller, ici encore, des concepts à la chose, utiliser, pour la connaissance désintéressée d’un objet qu’on vise cette fois à atteindre en lui-même, une manière de connaître qui s’inspire d’un intérêt déterminé et qui consiste par définition en une vue prise sur l’objet extérieurement, c’est tourner le dos au but qu’on visait, c’est condamner la philosophie à un éternel tiraillement entre les écoles, c’est installer la contradiction au cœur même de l’objet et de la méthode. Ou il n’y a pas de philosophie possible et toute connaissance des choses est une connaissance pratique orientée vers le profit à tirer d’elles, ou philosopher consiste à se placer dans l’objet même par un effort d’intuition.

Mais, pour comprendre la nature de cette intuition, pour déterminer avec précision où l’intuition finit et où commence l’analyse, il faut revenir à ce qui a été dit plus haut de l’écoulement de la durée.

On remarquera que les concepts ou schémas auxquels l’analyse aboutit ont pour caractère essentiel d’être immobiles pendant qu’on les considère. J’ai isolé du tout de la vie intérieure cette entité psychologique que j’appelle une sensation simple. Tant que je l’étudie, je suppose qu’elle reste ce qu’elle est. Si j’y trouvais quelque changement, je dirais qu’il n’y a pas là une sensation unique, mais plusieurs sensations successives ; et c’est à chacune de ces sensations successives que je transporterais alors l’immutabilité attribuée d’abord à la sensation d’ensemble. De toute manière, je pourrai, en poussant l’analyse assez loin, arriver à des éléments que je tiendrai pour immuables. C’est là, et là seulement, que je trouverai la base d’opérations solide dont la science a besoin pour son développement propre.

Pourtant il n’y a pas d’état d’âme, si simple soit-il, qui ne change à tout instant, puisqu’il n’y a pas de conscience sans mémoire, pas de continuation d’un état sans l’addition, au sentiment présent, du souvenir des moments passés. En cela consiste la durée. La durée intérieure est la vie continue d’une mémoire qui prolonge le passé dans le présent, soit que le présent renferme distinctement l’image sans cesse grandissante du passé, soit plutôt qu’il témoigne, par son continuel changement de qualité, de la charge toujours plus lourde qu’on traîne derrière soi à mesure qu’on vieillit davantage. Sans cette survivance du passé dans le présent, il n’y aurait pas de durée, mais seulement de l’instantanéité.

Il est vrai que si l’on me reproche de soustraire l’état psychologique à la durée par cela seul que je l’analyse, je m’en défendrai en disant que chacun de ces états psychologiques élémentaires auxquels mon analyse aboutit est un état qui occupe encore du temps. « Mon analyse, dirai-je, résout bien la vie intérieure en états dont chacun est homogène avec lui-même ; seulement, puisque l’homogénéité s’étend sur un nombre déterminé de minutes ou de secondes, l’état psychologique élémentaire ne cesse pas de durer, encore qu’il ne change pas. »

Mais qui ne voit que le nombre déterminé de minutes et de secondes, que j’attribue à l’état psychologique élémentaire, a tout juste la valeur d’un indice destiné à me rappeler que l’état psychologique, supposé homogène, est en réalité un état qui change et qui dure ? L’état, pris en lui-même, est un perpétuel devenir. J’ai extrait de ce devenir une certaine moyenne de qualité que j’ai supposée invariable : j’ai constitué ainsi un état stable et, par là même, schématique. J’en ai extrait, d’autre part, le devenir en général, le devenir qui ne serait pas plus le devenir de ceci que de cela, et c’est ce que j’ai appelé le temps que cet état occupe. En y regardant de près, je verrais que ce temps abstrait est aussi immobile pour moi que l’état que j’y localise, qu’il ne pourrait s’écouler que par un changement de qualité continuel, et que, s’il est sans qualité, simple théâtre du changement, il devient ainsi un milieu immobile. Je verrais que l’hypothèse de ce temps homogène est simplement destinée à faciliter la comparaison entre les diverses durées concrètes, à nous permettre de compter des simultanéités et de mesurer un écoulement de durée par rapport à un autre. Et enfin je comprendrais qu’en accolant à la représentation d’un état psychologique élémentaire l’indication d’un nombre déterminé de minutes et de secondes, je me borne à rappeler que l’état a été détaché d’un moi qui dure et à délimiter la place où il faudrait le remettre en mouvement pour le ramener, de simple schéma qu’il est devenu, à la forme concrète qu’il avait d’abord. Mais j’oublie tout cela, n’en ayant que faire dans l’analyse.

C’est dire que l’analyse opère sur l’immobile, tandis que l’intuition se place dans la mobilité ou, ce qui revient au même, dans la durée. Là est la ligne de démarcation bien nette entre l’intuition et l’analyse. On reconnaît le réel, le vécu, le concret, à ce qu’il est la variabilité même. On reconnaît l’élément à ce qu’il est invariable. Et il est invariable par définition, étant un schéma, une reconstruction simplifiée, souvent un simple symbole, en tout cas une vue prise sur la réalité qui s’écoule.

Mais l’erreur est de croire qu’avec ces schémas on recomposerait le réel. Nous ne saurions trop le répéter : de l’intuition on peut passer à l’analyse, mais non pas de l’analyse à l’intuition.

Avec de la variabilité je ferai autant de variations, autant de qualités ou modifications qu’il me plaira, parce que ce sont là autant de vues immobiles, prises par l’analyse, sur la mobilité donnée à l’intuition. Mais ces modifications mises bout à bout ne produiront rien qui ressemble à la variabilité, parce qu’elles n’en étaient pas des parties, mais des éléments, ce qui est tout autre chose.

Considérons par exemple la variabilité la plus voisine de l’homogénéité, le mouvement dans l’espace. Je puis, tout le long de ce mouvement, me représenter des arrêts possibles : c’est ce que j’appelle les positions du mobile ou les points par lesquels le mobile passe. Mais avec les positions, fussent-elles en nombre infini, je ne ferai pas du mouvement. Elles ne sont pas des parties du mouvement ; elles sont autant de vues prises sur lui ; elles ne sont, pourrait-on dire, que des suppositions d’arrêt. Jamais le mobile n’est réellement en aucun des points ; tout au plus peut-on dire qu’il y passe. Mais le passage, qui est un mouvement, n’a rien de commun avec un arrêt, qui est immobilité. Un mouvement ne saurait se poser sur une immobilité, car il coïnciderait alors avec elle, ce qui serait contradictoire. Les points ne sont pas dans le mouvement, comme des parties, ni même sous le mouvement, comme des lieux du mobile. Ils sont simplement projetés par nous au-dessous du mouvement, comme autant de lieux où serait, s’il s’arrêtait, un mobile qui par hypothèse ne s’arrête pas. Ce ne sont donc pas, à proprement parler, des positions, mais des suppositions, des vues ou des points de vue de l’esprit. Comment, avec des points de vue, construirait-on une chose ?

C’est pourtant ce que nous essayons de faire toutes les fois que nous raisonnons sur le mouvement, et aussi sur le temps auquel le mouvement sert de représentation. Par une illusion profondément enracinée dans notre esprit, et parce que nous ne pouvons nous empêcher de considérer l’analyse comme équivalente à l’intuition, nous commençons par distinguer, tout le long du mouvement, un certain nombre d’arrêts possibles ou de points, dont nous faisons, bon gré mal gré, des parties du mouvement. Devant notre impuissance à recomposer le mouvement avec ces points, nous intercalons d’autres points, croyant serrer ainsi de plus près ce qu’il y a de mobilité dans le mouvement. Puis, comme la mobilité nous échappe encore, nous substituons à un nombre fini et arrêté de points un nombre « indéfiniment croissant », — essayant ainsi, mais en vain, de contrefaire, par le mouvement de notre pensée qui poursuit indéfiniment l’addition des points aux points, le mouvement réel et indivisé du mobile. Finalement, nous disons que le mouvement se compose de points, mais qu’il comprend, en outre, le passage obscur, mystérieux, d’une position à la position suivante. Comme si l’obscurité ne venait pas tout entière de ce qu’on a supposé l’immobilité plus claire que la mobilité, l’arrêt antérieur au mouvement ! Comme si le mystère ne tenait pas à ce qu’on prétend aller des arrêts au mouvement par voie de composition, ce qui est impossible, alors qu’on passe sans peine du mouvement au ralentissement et à l’immobilité ! Vous avez cherché la signification du poème dans la forme des lettres qui le composent, vous avez cru qu’en considérant un nombre croissant de lettres vous étreindriez enfin la signification qui fuit toujours, et en désespoir de cause, voyant qu’il ne servait à rien de chercher une partie du sens dans chacune des lettres, vous avez supposé qu’entre chaque lettre et la suivante se logeait le fragment cherché du sens mystérieux ! Mais les lettres, encore une fois, ne sont pas des parties de la chose, ce sont des éléments du symbole. Les positions du mobile, encore une fois, ne sont pas des parties du mouvement : elles sont des points de l’espace qui est censé sous-tendre le mouvement. Cet espace immobile et vide, simplement conçu, jamais perçu, a tout juste la valeur d’un symbole. Comment, en manipulant des symboles, fabriqueriez-vous de la réalité ?

Mais le symbole répond ici aux habitudes les plus invétérées de notre pensée. Nous nous installons d’ordinaire dans l’immobilité, où nous trouvons un point d’appui pour la pratique, et nous prétendons recomposer la mobilité avec elle. Nous n’obtenons ainsi qu’une imitation maladroite, une contrefaçon du mouvement réel, mais cette imitation nous sert beaucoup plus dans la vie que ne ferait l’intuition de la chose même. Or, notre esprit a une irrésistible tendance à considérer comme plus claire l’idée qui lui sert le plus souvent. C’est pourquoi l’immobilité lui paraît plus claire que la mobilité, l’arrêt antérieur au mouvement.

Les difficultés que le problème du mouvement a soulevées dès la plus haute antiquité viennent de là. Elles tiennent toujours à ce qu’on prétend aller de l’espace au mouvement, de la trajectoire au trajet, des positions immobiles à la mobilité, et passer de l’un à l’autre par voie de composition. Mais c’est le mouvement qui est antérieur à l’immobilité, et il n’y a pas, entre des positions et un déplacement, le rapport des parties au tout, mais celui de la diversité des points de vue possibles à l’indivisibilité réelle de l’objet.

Beaucoup d’autres problèmes sont nés de la même illusion. Ce que les points immobiles sont au mouvement d’un mobile, les concepts de qualités diverses le sont au changement qualitatif d’un objet. Les concepts variés en lesquels se résout une variation sont donc autant de visions stables de l’instabilité du réel. Et penser un objet, au sens usuel du mot « penser », c’est prendre sur sa mobilité une ou plusieurs de ces vues immobiles. C’est, en somme, se demander de temps à autre où il en est, afin de savoir ce qu’on en pourrait faire. Rien de plus légitime, d’ailleurs, que cette manière de procéder, tant qu’il ne s’agit que d’une connaissance pratique de la réalité. La connaissance, en tant qu’orientée vers la pratique, n’a qu’à énumérer les principales attitudes possibles de la chose vis-à-vis de nous, comme aussi nos meilleures attitudes possibles vis-à-vis d’elle. Là est le rôle ordinaire des concepts tout faits, ces stations dont nous jalonnons le trajet du devenir. Mais vouloir, avec eux, pénétrer jusqu’à la nature intime des choses, c’est appliquer à la mobilité du réel une méthode qui est faite pour donner des points de vue immobiles sur elle. C’est oublier que, si la métaphysique est possible, elle ne peut être qu’un effort pour remonter la pente naturelle du travail de la pensée, pour se placer tout de suite, par une dilatation de l’esprit, dans la chose qu’on étudie, enfin pour aller de la réalité aux concepts et non plus des concepts à la réalité. Est-il étonnant que les philosophes voient si souvent fuir devant eux l’objet qu’ils prétendent étreindre, comme des enfants qui voudraient, en fermant la main, capter de la fumée ? Ainsi se perpétuent bien des querelles entre les écoles, dont chacune reproche aux autres d’avoir laissé le réel s’envoler.

Mais si la métaphysique doit procéder par intuition, si l’intuition a pour objet la mobilité de la durée, et si la durée est d’essence psychologique, n’allons-nous pas enfermer le philosophe dans la contemplation exclusive de lui-même ? La philosophie ne va-t-elle pas consister à se regarder simplement vivre, « comme un pâtre assoupi regarde l’eau couler » ? Parler ainsi serait revenir à l’erreur que nous n’avons cessé de signaler depuis le commencement de cette étude. Ce serait méconnaître la nature singulière de la durée, en même temps que le caractère essentiellement actif de l’intuition métaphysique. Ce serait ne pas voir que, seule, la méthode dont nous parlons permet de dépasser l’idéalisme aussi bien que le réalisme, d’affirmer l’existence d’objets inférieurs et supérieurs à nous, quoique cependant, en un certain sens, intérieurs à nous, de les faire coexister ensemble sans difficulté, de dissiper progressivement les obscurités que l’analyse accumule autour des grands problèmes. Sans aborder ici l’étude de ces différents points, bornons-nous à montrer comment l’intuition dont nous parlons n’est pas un acte unique, mais une série indéfinie d’actes, tous du même genre sans doute, mais chacun d’espèce très particulière, et comment cette diversité d’actes correspond à tous les degrés de l’être.

Si je cherche à analyser la durée, c’est-à-dire à la résoudre en concepts tout faits, je suis bien obligé, par la nature même du concept et de l’analyse, de prendre sur la durée en général deux vues opposées avec lesquelles je prétendrai ensuite la recomposer. Cette combinaison ne pourra présenter ni une diversité de degrés ni une variété de formes : elle est ou elle n’est pas. Je dirai, par exemple, qu’il y a d’une part une multiplicité d’états de conscience successifs et d’autre part une unité qui les relie. La durée sera la « synthèse » de cette unité et de cette multiplicité, opération mystérieuse dont on ne voit pas, je le répète, comment elle comporterait des nuances ou des degrés. Dans cette hypothèse, il n’y a, il ne peut y avoir qu’une durée unique, celle où notre conscience opère habituellement. Pour fixer les idées, si nous prenons la durée sous l’aspect simple d’un mouvement s’accomplissant dans l’espace, et que nous cherchions à réduire en concepts le mouvement considéré comme représentatif du Temps, nous aurons d’une part un nombre aussi grand qu’on voudra de points de la trajectoire, et d’autre part une unité abstraite qui les réunit, comme un fil qui retiendrait ensemble les perles d’un collier. Entre cette multiplicité abstraite et cette unité abstraite la combinaison, une fois posée comme possible, est chose singulière à laquelle nous ne trouverons pas plus de nuances que n’en admet, en arithmétique, une addition de nombres donnés. Mais si, au lieu de prétendre analyser la durée (c’est-à-dire, au fond, en faire la synthèse avec des concepts), on s’installe d’abord en elle par un effort d’intuition, on a le sentiment d’une certaine tension bien déterminée, dont la détermination même apparaît comme un choix entre une infinité de durées possibles. Dès lors on aperçoit des durées aussi nombreuses qu’on voudra, toutes très différentes les unes des autres, bien que chacune d’elles, réduite en concepts, c’est-à-dire envisagée extérieurement des deux points de vue opposés, se ramène toujours à la même indéfinissable combinaison du multiple et de l’un.

Exprimons la même idée avec plus de précision. Si je considère la durée comme une multiplicité de moments reliés les uns aux autres par une unité qui les traverserait comme un fil, ces moments, si courte que soit la durée choisie, sont en nombre illimité. Je puis les supposer aussi voisins qu’il me plaira ; il y aura toujours, entre ces points mathématiques, d’autres points mathématiques, et ainsi de suite à l’infini. Envisagée du côté multiplicité, la durée va donc s’évanouir en une poussière de moments dont aucun ne dure, chacun étant un instantané. Que si, d’autre part, je considère l’unité qui relie les moments ensemble, elle ne peut pas durer davantage, puisque, par hypothèse, tout ce qu’il y a de changeant et de proprement durable dans la durée a été mis au compte de la multiplicité des moments. Cette unité, à mesure que j’en approfondirai l’essence, m’apparaîtra donc comme un substrat immobile du mouvant, comme je ne sais quelle essence intemporelle du temps — c’est ce que j’appellerai l’éternité, — éternité de mort, puisqu’elle n’est pas autre chose que le mouvement vidé de la mobilité qui en faisait la vie. En examinant de près les opinions des écoles antagonistes au sujet de la durée, on verrait qu’elles diffèrent simplement en ce qu’elles attribuent à l’un ou à l’autre de ces deux concepts une importance capitale. Les unes s’attachent au point de vue du multiple ; elles érigent en réalité concrète les moments distincts d’un temps qu’elles ont pour ainsi dire pulvérisé ; elles tiennent pour beaucoup plus artificielle l’unité qui fait des grains une poudre. Les autres érigent au contraire l’unité de la durée en réalité concrète. Elles se placent dans l’éternel. Mais comme leur éternité reste tout de même abstraite puisqu’elle est vide, comme c’est l’éternité d’un concept qui exclut de lui, par hypothèse, le concept opposé, on ne voit pas comment cette éternité laisserait coexister avec elle une multiplicité indéfinie de moments. Dans la première hypothèse on a un monde suspendu en l’air, qui devrait finir et recommencer de lui-même à chaque instant. Dans la seconde on a un infini d’éternité abstraite dont on ne comprend pas davantage pourquoi il ne reste pas enveloppé en lui-même et comment il laisse coexister avec lui les choses. Mais, dans les deux cas, et quelle que soit celle des deux métaphysiques sur laquelle on s’est aiguillé, le temps apparaît du point de vue psychologique comme un mélange de deux abstractions qui ne comportent ni degrés ni nuances. Dans un système comme dans l’autre, il n’y a qu’une durée unique qui emporte tout avec elle, fleuve sans fond, sans rives, qui coule sans force assignable dans une direction qu’on ne saurait définir. Encore n’est-ce un fleuve, encore le fleuve ne coule-t-il que parce que la réalité obtient des deux doctrines ce sacrifice, profitant d’une distraction de leur logique. Dès qu’elles se ressaisissent, elles figent cet écoulement soit en une immense nappe solide, soit en une infinité d’aiguilles cristallisées, toujours en une chose qui participe nécessairement de l’immobilité d’un point de vue.

Il en est tout autrement si l’on s’installe d’emblée, par un effort d’intuition, dans l’écoulement concret de la durée. Certes, nous ne trouverons alors aucune raison logique de poser des durées multiples et diverses. À la rigueur il pourrait n’exister d’autre durée que la nôtre, comme il pourrait n’y avoir au monde d’autre couleur que l’orangé, par exemple. Mais de même qu’une conscience à base de couleur, qui sympathiserait intérieurement avec l’orangé au lieu de le percevoir extérieurement, se sentirait prise entre du rouge et du jaune, pressentirait même peut-être, au-dessous de cette dernière couleur, tout un spectre en lequel se prolonge naturellement la continuité qui va du rouge au jaune, ainsi l’intuition de notre durée, bien loin de nous laisser suspendus dans le vide comme ferait la pure analyse, nous met en contact avec toute une continuité de durées que nous devons essayer de suivre soit vers le bas, soit vers le haut : dans les deux cas nous pouvons nous dilater indéfiniment par un effort de plus en plus violent, dans les deux cas nous nous transcendons nous-mêmes. Dans le premier, nous marchons à une durée de plus en plus éparpillée, dont les palpitations plus rapides que les nôtres, divisant notre sensation simple, en diluent la qualité en quantité : à la limite serait le pur homogène, la pure répétition par laquelle nous définirons la matérialité. En marchant dans l’autre sens, nous allons à une durée qui se tend, se resserre, s’intensifie de plus en plus : à la limite serait l’éternité. Non plus l’éternité conceptuelle, qui est une éternité de mort, mais une éternité de vie. Éternité vivante et par conséquent mouvante encore, où notre durée à nous se retrouverait comme les vibrations dans la lumière, et qui serait la concrétion de toute durée comme la matérialité en est l’éparpillement. Entre ces deux limites extrêmes l’intuition se meut, et ce mouvement est la métaphysique même.


Il ne peut être question de parcourir ici les diverses étapes de ce mouvement. Mais après avoir présenté une vue générale de la méthode et en avoir fait une première application, il ne sera peut-être pas inutile de formuler, en termes aussi précis qu’il nous sera possible, les principes sur lesquels elle repose. Des propositions que nous allons énoncer, la plupart ont reçu, dans le présent travail, un commencement de preuve. Nous espérons les démontrer plus complètement quand nous aborderons d’autres problèmes.

I. Il y a une réalité extérieure et pourtant donnée immédiatement à notre esprit. Le sens commun a raison sur ce point contre l’idéalisme et le réalisme des philosophes.

II. Cette réalité est mobilité[4]. Il n’existe pas de choses faites, mais seulement des choses qui se font, pas d’états qui se maintiennent, mais seulement des états qui changent. Le repos n’est jamais qu’apparent, ou plutôt relatif. La conscience que nous avons de notre propre personne, dans son continuel écoulement, nous introduit à l’intérieur d’une réalité sur le modèle de laquelle nous devons nous représenter les autres. Toute réalité est donc tendance, si l’on convient d’appeler tendance un changement de direction à l’état naissant.

III. Notre esprit, qui cherche des points d’appui solides, a pour principale fonction, dans le cours ordinaire de la vie, de se représenter des états et des choses. Il prend de loin en loin des vues quasi instantanées sur la mobilité indivisée du réel. Il obtient ainsi des sensations et des idées. Par là il substitue au continu le discontinu, à la mobilité la stabilité, à la tendance en voie de changement les points fixes qui marquent une direction du changement et de la tendance. Cette substitution est nécessaire au sens commun, au langage, à la vie pratique, et même, dans une certaine mesure que nous tâcherons de déterminer, à la science positive. Notre intelligence, quand elle suit sa pente naturelle, procède par perceptions solides, d’un côté, et par conceptions stables, de l’autre. Elle part de l’immobile, et ne conçoit et n’exprime le mouvement qu’en fonction de l’immobilité. Elle s’installe dans des concepts tout faits, et s’efforce d’y prendre, comme dans un filet, quelque chose de la réalité qui passe. Ce n’est pas, sans doute, pour obtenir une connaissance intérieure et métaphysique du réel. C’est simplement pour s’en servir, chaque concept (comme d’ailleurs chaque sensation) étant une question pratique que notre activité pose à la réalité et à laquelle la réalité répondra, comme il convient en affaires, par un oui ou par un non. Mais, par là, elle laisse échapper du réel ce qui en est l’essence même.

IV. Les difficultés inhérentes à la métaphysique, les antinomies qu’elle soulève, les contradictions où elle tombe, la division en écoles antagonistes et les oppositions irréductibles entre systèmes, viennent en grande partie de ce que nous appliquons à la connaissance désintéressée du réel les procédés dont nous nous servons couramment dans un but d’utilité pratique. Elles viennent principalement de ce que nous nous installons dans l’immobile pour guetter le mouvant au passage, au lieu de nous replacer dans le mouvant pour traverser avec lui les positions immobiles. Elles viennent de ce que nous prétendons reconstituer la réalité, qui est tendance et par conséquent mobilité, avec les percepts et les concepts qui ont pour fonction de l’immobiliser. Avec des arrêts, si nombreux soient-ils, on ne fera jamais de la mobilité ; au lieu que si l’on se donne la mobilité, on peut en tirer par la pensée autant d’arrêts qu’on voudra. En d’autres termes, on comprend que des concepts fixes puissent être extraits par notre pensée de la réalité mobile ; mais il n’y a aucun moyen de reconstituer, avec la fixité des concepts, la mobilité du réel. Le dogmatisme, en tant que constructeur de systèmes, a cependant toujours tenté cette reconstitution.

V. Il devait y échouer. C’est cette impuissance, et cette impuissance seulement, que constatent les doctrines sceptiques, idéalistes, criticistes, toutes celles enfin qui contestent à notre esprit le pouvoir d’atteindre l’absolu. Mais, de ce que nous échouons à reconstituer la réalité vivante avec des concepts raides et tout faits, il ne suit pas que nous ne puissions la saisir de quelque autre manière. Les démonstrations qui ont été données de la relativité de notre connaissance sont donc entachées d’un vice originel : elles supposent, comme le dogmatisme qu’elles attaquent, que toute connaissance doit nécessairement partir de concepts aux contours arrêtés pour étreindre avec eux la réalité qui s’écoule.

VI. Mais la vérité est que notre esprit peut suivre la marche inverse. Il peut s’installer dans la réalité mobile, en adopter la direction sans cesse changeante, enfin la saisir intuitivement. Il faut pour cela qu’il se violente, qu’il renverse le sens de l’opération par laquelle il pense habituellement, qu’il retourne ou plutôt refonde sans cesse ses catégories. Mais il aboutira ainsi à des concepts fluides, capables de suivre la réalité dans toutes ses sinuosités et d’adopter le mouvement même de la vie intérieure des choses. Ainsi seulement se constituera une philosophie progressive, affranchie des disputes qui se livrent entre les écoles, capable de résoudre naturellement les problèmes parce qu’elle se sera délivrée des termes artificiels qu’on a choisis pour les poser. Philosopher consiste à invertir la direction habituelle du travail de la pensée.

VII. Cette inversion n’a jamais été pratiquée d’une manière méthodique ; mais une histoire approfondie de la pensée humaine montrerait que nous lui devons ce qui s’est fait de plus grand dans les sciences, tout aussi bien que ce qu’il y a de viable en métaphysique. La plus puissante des méthodes d’investigation dont l’esprit humain dispose, l’analyse infinitésimale, est née de cette inversion même[5]. La mathématique moderne est précisément un effort pour substituer au tout fait ce qui se fait, pour suivre la génération des grandeurs, pour saisir le mouvement, non plus du dehors et dans son résultat étalé, mais du dedans et dans sa tendance à changer, enfin pour adopter la continuité mobile du dessin des choses. Il est vrai qu’elle s’en tient au dessin, n’étant que la science des grandeurs. Il est vrai aussi qu’elle n’a pu aboutir à ses applications merveilleuses que par l’invention de certains symboles, et que, si l’intuition dont nous venons de parler est à l’origine de l’invention, c’est le symbole seul qui intervient dans l’application. Mais la métaphysique, qui ne vise à aucune application, pourra et le plus souvent devra s’abstenir de convertir l’intuition en symbole. Dispensée de l’obligation d’aboutir à des résultats pratiquement utilisables, elle agrandira indéfiniment le domaine de ses investigations. Ce qu’elle aura perdu, par rapport à la science, en utilité et en rigueur, elle le regagnera en portée et en étendue. Si la mathématique n’est que la science des grandeurs, si les procédés mathématiques ne s’appliquent qu’à des quantités, il ne faut pas oublier que la quantité est toujours de la qualité à l’état naissant : c’en est, pourrait-on dire, le cas limite. Il est donc naturel que la métaphysique adopte, pour l’étendre à toutes les qualités, c’est-à-dire à la réalité en général, l’idée génératrice de notre mathématique. Elle ne s’acheminera nullement par là à la mathématique universelle, cette chimère de la philosophie moderne. Bien au contraire, à mesure qu’elle fera plus de chemin, elle rencontrera des objets plus intraduisibles en symboles. Mais elle aura du moins commencé par prendre contact avec la continuité et la mobilité du réel là où ce contact est le plus merveilleusement utilisable. Elle se sera contemplée dans un miroir qui lui renvoie une image très rétrécie sans doute, mais très lumineuse aussi, d’elle-même. Elle aura vu avec une clarté supérieure ce que les procédés mathématiques empruntent à la réalité concrète, et elle continuera dans le sens de la réalité concrète, non dans celui des procédés mathématiques. Disons donc, ayant atténué par avance ce que la formule aurait à la fois de trop modeste et de trop ambitieux, qu’un des objets de la métaphysique est d’opérer des différenciations et des intégrations qualitatives.

VIII. Ce qui a fait perdre de vue cet objet, et ce qui a pu tromper la science elle-même sur l’origine de certains procédés qu’elle emploie, c’est que l’intuition, une fois prise, doit trouver un mode d’expression et d’application qui soit conforme aux habitudes de notre pensée et qui nous fournisse, dans des concepts bien arrêtés, les points d’appui solides dont nous avons un si grand besoin. Là est la condition de ce que nous appelons rigueur, précision, et aussi extension indéfinie d’une méthode générale à des cas particuliers. Or cette extension et ce travail de perfectionnement logique peuvent se poursuivre pendant des siècles, tandis que l’acte générateur de la méthode ne dure qu’un instant. C’est pourquoi nous prenons si souvent l’appareil logique de la science pour la science même[6], oubliant l’intuition d’où le reste a pu sortir[7].

De l’oubli de cette intuition procède tout ce qui a été dit par les philosophes, et par les savants eux-mêmes, de la « relativité » de la connaissance scientifique. Est relative la connaissance symbolique par concepts préexistants qui va du fixe au mouvant, mais non pas la connaissance intuitive qui s’installe dans le mouvant et adopte la vie même des choses. Cette intuition atteint un absolu.

La science et la métaphysique se rejoignent donc dans l’intuition. Une philosophie véritablement intuitive réaliserait l’union tant désirée de la métaphysique et de la science. En même temps qu’elle constituerait la métaphysique en science positive, — je veux dire progressive et indéfiniment perfectible, — elle amènerait les sciences positives proprement dites à prendre conscience de leur portée véritable, souvent très supérieure à ce qu’elles s’imaginent. Elle mettrait plus de science dans la métaphysique et plus de métaphysique dans la science. Elle aurait pour résultat de rétablir la continuité entre les intuitions que les diverses sciences positives ont obtenues de loin en loin au cours de leur histoire, et qu’elles n’ont obtenues qu’à coups de génie.

IX. Qu’il n’y ait pas deux manières différentes de connaître à fond les choses, que les diverses sciences aient leur racine dans la métaphysique, c’est ce que pensèrent en général les philosophes anciens. Là ne fut pas leur erreur. Elle consista à s’inspirer de cette croyance, si naturelle à l’esprit humain, qu’une variation ne peut qu’exprimer et développer des invariabilités. D’où résultait que l’Action était une Contemplation affaiblie, la durée une image trompeuse et mobile de l’éternité immobile, l’Âme une chute de l’Idée. Toute cette philosophie qui commence à Platon pour aboutir à Plotin est le développement d’un principe que nous formulerions ainsi : « Il y a plus dans l’immuable que dans le mouvant, et l’on passe du stable à l’instable par une simple diminution. » Or, c’est le contraire qui est la vérité.

La science moderne date du jour où l’on érigea la mobilité en réalité indépendante. Elle date du jour où Galilée, faisant rouler une bille sur un plan incliné, prit la ferme résolution d’étudier ce mouvement de haut en bas pour lui-même, en lui-même, au lieu d’en chercher le principe dans les concepts du haut et du bas, deux immobilités par lesquelles Aristote croyait en expliquer suffisamment la mobilité. Et ce n’est pas là un fait isolé dans l’histoire de la science. Nous estimons que plusieurs des grandes découvertes, de celles au moins qui ont transformé les sciences positives ou qui en ont créé de nouvelles, ont été autant de coups de sonde donnés dans la durée pure. Plus vivante était la réalité touchée, plus profond avait été le coup de sonde.

Mais la sonde jetée au fond de la mer ramène une masse fluide que le soleil dessèche bien vite en grains de sable solides et discontinus. Et l’intuition de la durée, quand on l’expose aux rayons de l’entendement, se prend bien vite aussi en concepts figés, distincts, immobiles. Dans la vivante mobilité des choses l’entendement s’attache à marquer des stations réelles ou virtuelles, il note des départs et des arrivées ; c’est tout ce qui importe à la pensée de l’homme s’exerçant naturellement. Mais la philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine.

Sur les concepts dont ils ont jalonné la route de l’intuition les savants ont arrêté le plus volontiers leur regard. Plus ils considéraient ces résidus passés à l’état de symboles, plus ils attribuaient à toute science un caractère symbolique[8]. Et plus ils croyaient au caractère symbolique de la science, plus ils le réalisaient et l’accentuaient. Bientôt ils n’ont plus fait de différence, dans la science positive, entre le naturel et l’artificiel, entre les données de l’intuition immédiate et l’immense travail d’analyse que l’entendement poursuit autour de l’intuition. Ils ont ainsi préparé les voies à une doctrine qui affirme la relativité de toutes nos connaissances.

Mais la métaphysique y a travaillé également.

Comment les maîtres de la philosophie moderne, qui ont été, en même temps que des métaphysiciens, les rénovateurs de la science, n’auraient-ils pas eu le sentiment de la continuité mobile du réel ? Comment ne se seraient-ils pas placés dans ce que nous appelons la durée concrète ? Ils l’ont fait plus qu’ils ne l’ont cru, beaucoup plus surtout qu’ils ne l’ont dit. Si l’on s’efforce de relier par des traits continus les intuitions autour desquelles se sont organisés les systèmes, on trouve, à côté de plusieurs autres lignes convergentes ou divergentes, une direction bien déterminée de pensée et de sentiment. Quelle est cette pensée latente ? Comment exprimer ce sentiment ? Pour emprunter encore une fois aux platoniciens leur langage, nous dirons, en dépouillant les mots de leur sens psychologique, en appelant Idée une certaine assurance de facile intelligibilité et Âme une certaine inquiétude de vie, qu’un invisible courant porte la philosophie moderne à hausser l’Âme au-dessus de l’Idée. Elle tend par là, comme la science moderne et même beaucoup plus qu’elle, à marcher en sens inverse de la pensée antique.

Mais cette métaphysique, comme cette science, a déployé autour de sa vie profonde un riche tissu de symboles, oubliant parfois que, si la science a besoin de symboles dans son développement analytique, la principale raison d’être de la métaphysique est une rupture avec les symboles. Ici encore l’entendement a poursuivi son travail de fixation, de division, de reconstruction. Il l’a poursuivi, il est vrai, sous une forme assez différente. Sans insister sur un point que nous nous proposons de développer ailleurs, bornons-nous à dire que l’entendement, dont le rôle est d’opérer sur des éléments stables, peut chercher la stabilité soit dans des relations, soit dans des choses. En tant qu’il travaille sur des concepts de relations, il aboutit au symbolisme scientifique. En tant qu’il opère sur des concepts de choses, il aboutit au symbolisme métaphysique. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est de lui que vient l’arrangement. Volontiers il se croirait indépendant. Plutôt que de reconnaître tout de suite ce qu’il doit à l’intuition profonde de la réalité, il s’expose à ce qu’on ne voie dans toute son œuvre qu’un arrangement artificiel de symboles. De sorte que si l’on s’arrêtait à la lettre de ce que disent métaphysiciens et savants, comme aussi à la matérialité de ce qu’ils font, on pourrait croire que les premiers ont creusé au-dessous de la réalité un tunnel profond, que les autres ont lancé pardessus elle un pont élégant, mais que le fleuve mouvant des choses passe entre ces deux travaux d’art sans les toucher.

Un des principaux artifices de la critique kantienne a consisté à prendre au mot le métaphysicien et le savant, à pousser la métaphysique et la science jusqu’à la limite extrême du symbolisme où elles pourraient aller, et où d’ailleurs elles s’acheminent d’elles-mêmes dès que l’entendement revendique une indépendance pleine de périls. Une fois méconnues les attaches de la science et de la métaphysique avec l’ « intuition intellectuelle », Kant n’a pas de peine à montrer que notre science est toute relative et notre métaphysique tout artificielle. Comme il a exaspéré l’indépendance de l’entendement dans un cas comme dans l’autre, comme il a allégé la métaphysique et la science de l’« intuition intellectuelle » qui les lestait intérieurement, la science ne lui présente plus, avec ses relations, qu’une pellicule de forme, et la métaphysique, avec ses choses, qu’une pellicule de matière. Est-il étonnant que la première ne lui montre alors que des cadres emboîtés dans des cadres, et la seconde des fantômes qui courent après des fantômes ?

Il a porté à notre science et à notre métaphysique des coups si rudes qu’elles ne sont pas encore tout à fait revenues de leur étourdissement. Volontiers notre esprit se résignerait à voir dans la science une connaissance toute relative, et dans la métaphysique une spéculation vide. Il nous semble, aujourd’hui encore, que la critique kantienne s’applique à toute métaphysique et à toute science. En réalité, elle s’applique surtout à la philosophie des anciens, comme aussi à la forme — encore antique — que les modernes ont laissée le plus souvent à leur pensée. Elle vaut contre une métaphysique qui prétend nous donner un système unique et tout fait de choses, contre une science qui serait un système unique de relations, enfin contre une science et une métaphysique qui se présenteraient avec la simplicité architecturale de la théorie platonicienne des Idées, ou d’un temple grec. Si la métaphysique prétend se constituer avec des concepts que nous possédions avant elle, si elle consiste dans un arrangement ingénieux d’idées préexistantes que nous utilisons comme des matériaux de construction pour un édifice, enfin si elle est autre chose que la constante dilatation de notre esprit, l’effort toujours renouvelé pour dépasser nos idées actuelles et peut-être aussi notre logique simple, il est trop évident qu’elle devient artificielle comme toutes les œuvres de pur entendement. Et si la science est tout entière œuvre d’analyse ou de représentation conceptuelle, si l’expérience n’y doit servir que de vérification à des « idées claires », si, au lieu de partir d’intuitions multiples, diverses, qui s’insèrent dans le mouvement propre de chaque réalité mais ne s’emboîtent pas toujours les unes dans les autres, elle prétend être une immense mathématique, un système unique de relations qui emprisonne la totalité du réel dans un filet monté d’avance, elle devient une connaissance purement relative à l’entendement humain. Qu’on lise de près la Critique de la raison pure, on verra que c’est cette espèce de mathématique universelle qui est pour Kant la science, et ce platonisme à peine remanié qui est pour lui la métaphysique. À vrai dire, le rêve d’une mathématique universelle n’est déjà lui-même qu’une survivance du platonisme. La mathématique universelle, c’est ce que devient le monde des Idées quand on suppose que l’Idée consiste dans une relation ou dans une loi, et non plus dans une chose. Kant a pris pour une réalité ce rêve de quelques philosophes modernes[9] : bien plus, il a cru que toute connaissance scientifique n’était qu’un fragment détaché, ou plutôt une pierre d’attente de la mathématique universelle. Dès lors, la principale tâche de la Critique était de fonder cette mathématique, c’est-à-dire de déterminer ce que doit être l’intelligence et ce que doit être l’objet pour qu’une mathématique ininterrompue puisse les relier l’un à l’autre. Et, nécessairement, si toute expérience possible est assurée d’entrer ainsi dans les cadres rigides et déjà constitués de notre entendement, c’est (à moins de supposer une harmonie préétablie) que notre entendement organise lui-même la nature et s’y retrouve comme dans un miroir. D’où la possibilité de la science, qui devra toute son efficacité à sa relativité, et l’impossibilité de la métaphysique, puisque celle-ci ne trouvera plus rien à faire qu’à parodier, sur des fantômes de choses, le travail d’arrangement conceptuel que la science poursuit sérieusement sur des rapports. Bref, toute la Critique de la raison pure aboutit à établir que le platonisme, illégitime si les Idées sont des choses, devient légitime si les idées sont des rapports, et que l’idée toute faite, une fois ramenée ainsi du ciel sur la terre, est bien, comme l’avait voulu Platon, le fond commun de la pensée et de la nature. Mais toute la Critique de la Raison pure repose aussi sur ce postulat que notre pensée est incapable d’autre chose que de platoniser, c’est-à-dire de couler toute expérience possible dans des moules préexistants.

Là est toute la question. Si la connaissance scientifique est bien ce qu’a voulu Kant, il y a une science simple, préformée et même préformulée dans la nature, ainsi que le croyait Aristote : de cette logique immanente aux choses les grandes découvertes ne font qu’illuminer point par point la ligne tracée d’avance, comme on allume progressivement, un soir de fête, le cordon de gaz qui dessinait déjà les contours d’un monument. Et si la connaissance métaphysique est bien ce qu’a voulu Kant, elle se réduit à l’égale possibilité de deux attitudes opposées de l’esprit devant tous les grands problèmes ; ses manifestations sont autant d’options arbitraires, toujours éphémères, entre deux solutions formulées virtuellement de toute éternité : elle vit et elle meurt d’antinomies. Mais la vérité est que ni la science des modernes ne présente cette simplicité unilinéaire, ni la métaphysique des modernes ces oppositions irréductibles.

La science moderne n’est ni une ni simple. Elle repose, je le veux bien, sur des idées qu’on finit par trouver claires ; mais ces idées, quand elles sont profondes, se sont éclairées progressivement par l’usage qu’on en a fait ; elles doivent alors la meilleure part de leur luminosité à la lumière que leur ont renvoyée, par réflexion, les faits et les applications où elles ont conduit, la clarté d’un concept n’étant guère autre chose, alors, que l’assurance une fois contractée de le manipuler avec profit. À l’origine, plus d’une d’entre elles a dû paraître obscure, malaisément conciliable avec les concepts déjà admis dans la science, tout près de frôler l’absurdité. C’est dire que la science ne procède pas par emboîtement régulier de concepts qui seraient prédestinés à s’insérer avec précision les uns dans les autres. Les idées profondes et fécondes sont autant de prises de contact avec des courants de réalité qui ne convergent pas nécessairement sur un même point. Il est vrai que les concepts où elles se logent arrivent toujours, en arrondissant leurs angles par un frottement réciproque, à s’arranger tant bien que mal entre eux.

D’autre part, la métaphysique des modernes n’est pas faite de solutions tellement radicales qu’elles puissent aboutir à des oppositions irréductibles. Il en serait ainsi, sans doute, s’il n’y avait aucun moyen d’accepter en même temps, et sur le même terrain, la thèse et l’antithèse des antinomies. Mais philosopher consiste précisément à se placer, par un effort d’intuition, à l’intérieur de cette réalité concrète sur laquelle la Critique vient prendre du dehors les deux vues opposées, thèse et antithèse. Je n’imaginerai jamais comment du blanc et du noir s’entrepénètrent si je n’ai pas vu de gris, mais je comprends sans peine, une fois que j’ai vu le gris, comment on peut l’envisager du double point de vue du blanc et du noir. Les doctrines qui ont un fond d’intuition échappent à la critique kantienne dans l’exacte mesure où elles sont intuitives ; et ces doctrines sont le tout de la métaphysique, pourvu qu’on ne prenne pas la métaphysique figée et morte dans des thèses, mais vivante chez des philosophes. Certes, les divergences sont frappantes entre les écoles, c’est-à-dire, en somme, entre les groupes de disciples qui se sont formés autour de quelques grands maîtres. Mais les trouverait-on aussi tranchées entre les maîtres eux-mêmes ? Quelque chose domine ici la diversité des systèmes, quelque chose, nous le répétons, de simple et de net comme un coup de sonde dont on sent qu’il est allé toucher plus ou moins bas le fond d’un même océan, encore qu’il ramène chaque fois à la surface des matières très différentes. C’est sur ces matières que travaillent d’ordinaire les disciples : là est le rôle de l’analyse. Et le maître, en tant qu’il formule, développe, traduit en idées abstraites ce qu’il apporte, est déjà, en quelque sorte, un disciple vis-à-vis de lui-même. Mais l’acte simple, qui a mis l’analyse en mouvement et qui se dissimule derrière l’analyse, émane d’une faculté tout autre que celle d’analyser. Ce sera, par définition même, l’intuition.

Disons-le pour conclure : cette faculté n’a rien de mystérieux. Quiconque s’est exercé avec succès à la composition littéraire sait bien que lorsque le sujet a été longuement étudié, tous les documents recueillis, toutes les notes prises, il faut, pour aborder le travail de composition lui-même, quelque chose de plus, un effort, souvent pénible, pour se placer tout d’un coup au cœur même du sujet et pour aller chercher aussi profondément que possible une impulsion à laquelle il n’y aura plus ensuite qu’à se laisser aller. Cette impulsion, une fois reçue, lance l’esprit sur un chemin où il retrouve et les renseignements qu’il avait recueillis et d’autres détails encore ; elle se développe, elle s’analyse elle-même en termes dont l’énumération se poursuivrait sans fin ; plus on va, plus on en découvre ; jamais on n’arrivera à tout dire : et pourtant, si l’on se retourne brusquement vers l’impulsion qu’on sent derrière soi pour la saisir, elle se dérobe ; car ce n’était pas une chose, mais une incitation au mouvement, et, bien qu’indéfiniment extensible, elle est la simplicité même. L’intuition métaphysique paraît être quelque chose du même genre. Ce qui fait pendant ici aux notes et documents de la composition littéraire, c’est l’ensemble des observations et des expériences recueillies par la science positive et surtout par une réflexion de l’esprit sur l’esprit. Car on n’obtient pas de la réalité une intuition, c’est-à-dire une sympathie spirituelle avec ce qu’elle a de plus intérieur, si l’on n’a pas gagné sa confiance par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles. Et il ne s’agit pas simplement de s’assimiler les faits marquants ; il en faut accumuler et fondre ensemble une si énorme masse qu’on soit assuré, dans cette fusion, de neutraliser les unes par les autres toutes les idées préconçues et prématurées que les observateurs ont pu déposer, à leur insu, au fond de leurs observations. Ainsi seulement se dégage la matérialité brute des faits connus. Même dans le cas simple et privilégié qui nous a servi d’exemple, même pour le contact direct du moi avec le moi, l’effort définitif d’intuition distincte serait impossible à qui n’aurait pas réuni et confronté ensemble un très grand nombre d’analyses psychologiques. Les maîtres de la philosophie moderne ont été des hommes qui s’étaient assimilé tout le matériel de la science de leur temps. Et l’éclipse partielle de la métaphysique depuis un demi-siècle a surtout pour cause l’extraordinaire difficulté que le philosophe éprouve aujourd’hui à prendre contact avec une science devenue beaucoup plus éparpillée. Mais l’intuition métaphysique, quoiqu’on n’y puisse arriver qu’à force de connaissances matérielles, est tout autre chose que le résumé ou la synthèse de ces connaissances. Elle s’en distingue comme l’impulsion motrice se distingue du chemin parcouru par le mobile, comme la tension du ressort se distingue des mouvements visibles dans la pendule. En ce sens, la métaphysique n’a rien de commun avec une généralisation de l’expérience, et néanmoins elle pourrait se définir l’expérience intégrale.


  1. Cet essai a paru dans la Revue de métaphysique et de morale en 1903. Depuis cette époque, nous avons été amené à préciser davantage la signification des termes métaphysique et science. On est libre de donner aux mots le sens qu’on veut, quand on prend soin de le définir : rien n’empêcherait d’appeler « science » ou « philosophie » comme on l’a fait pendant longtemps, toute espèce de connaissance. On pourrait même comme nous le disions plus haut (p. 43), englober le tout dans la métaphysique. Néanmoins, il est incontestable que la connaissance appuie dans une direction bien définie quand elle dispose son objet en vue de la mesure, et qu’elle marche dans une direction différente, inverse même, quand elle se dégage de toute arrière-pensée de relation et de comparaison pour sympathiser avec la réalité. Nous avons montré que la première méthode convenait à l’étude de la matière et la seconde à celle de l’esprit, qu’il y a d’ailleurs empiètement réciproque des deux objets l’un sur l’autre et que les deux méthodes doivent s’entraider. Dans le premier cas, on a affaire au temps spatialisé et à l’espace ; dans le second, à la durée réelle. Il nous a paru de plus en plus utile, pour la clarté des idées, d’appeler « scientifique » la première connaissance, et « métaphysique » la seconde. C’est alors au compte de la métaphysique que nous porterons cette « philosophie de la science » ou « métaphysique de la science » qui habite l’esprit des grands savants, qui est immanente à leur science et qui en est souvent l’invisible inspiratrice. Dans le présent article, nous la laissions encore au compte de la science, parce qu’elle a été pratiquée, en fait, par des chercheurs qu’on s’accorde généralement à appeler « savants » plutôt que « métaphysiciens » (voir, ci-dessus, les p. 33 à 45).

    Il ne faut pas oublier, d’autre part, que le présent essai a été écrit à une époque où le criticisme de Kant et le dogmatisme de ses successeurs étaient assez généralement admis, sinon comme conclusion, au moins comme point de départ de la spéculation philosophique.

  2. Est-il besoin de dire que nous ne proposons nullement un moyen de reconnaître si un mouvement est absolu ou s’il ne l’est pas ? Nous définissons simplement ce qu’on a dans l’esprit quand on parle d’un mouvement absolu, au sens métaphysique du mot.
  3. Les images dont il est question ici sont celles qui peuvent se présenter à l’esprit du philosophe quand il veut exposer sa pensée à autrui. Nous laissons de côté l’image, voisine de l’intuition, dont le philosophe peut avoir besoin pour lui-même, et qui reste souvent inexprimée.
  4. Encore une fois, nous n’écartons nullement par là la substance. Nous affirmons au contraire la persistance des existences. Et nous croyons en avoir facilité la représentation. Comment a-t-on pu comparer cette doctrine à celle d’Héraclite ?
  5. Surtout chez Newton, dans sa considération des fluxions.
  6. Sur ce point, comme sur plusieurs autres questions traitées dans le présent essai, voir les beaux travaux de MM. Le Roy, Wincent et Vilbois, parus dans la Revue de métaphysique et de morale.
  7. Comme nous l’expliquons au début de notre second essai (p. 25 et suiv.) nous avons longtemps hésité à nous servir du terme « intuition » ; et, quand nous nous y sommes décidé, nous avons désigné par ce mot la fonction métaphysique de la pensée : principalement la connaissance intime de l’esprit par l’esprit, subsidiairement la connaissance, par l’esprit, de ce qu’il y a d’essentiel dans la matière, l’intelligence étant sans doute faite avant tout pour manipuler la matière et par conséquent pour la connaître, mais n’ayant pas pour destination spéciale d’en toucher le fond. C’est cette signification que nous attribuons au mot dans le présent essai (écrit en 1902), plus spécialement dans les dernières pages. Nous avons été amené plus tard, par un souci croissant de précision, à distinguer plus nettement l’intelligence de l’intuition, comme aussi la science de la métaphysique (voir ci-dessus p. 25 à 55, et aussi p. 134 à 139). Mais, d’une manière générale, le changement de terminologie n’a pas d’inconvénient grave, quand on prend chaque fois la peine de définir le terme dans son acception particulière, ou même simplement quand le contexte en montre suffisamment le sens.
  8. Pour compléter ce que nous exposions dans la note précédente (p. 216), disons que nous avons été conduit, depuis l’époque où nous écrivions ces lignes, à restreindre le sens du mot « science », et à appeler plus particulièrement scientifique la connaissance de la matière inerte par l’intelligence pure. Cela ne nous empêchera pas de dire que la connaissance de la vie et de l’esprit est scientifique dans une large mesure, — dans la mesure où elle fait appel aux mêmes méthodes d’investigation que la connaissance de la matière inerte. Inversement, la connaissance de la matière inerte pourra être dite philosophique dans la mesure où elle utilise, à un certain moment décisif de son histoire, l’intuition de la durée pure. Cf. également la note de la p. 177, au début du présent essai.
  9. Voir à ce sujet, dans les Philosophische Studien de Wundt (Vol. IX, 1894), un très intéressant article de Radulescu-Motru, Zur Entwickelung von Kant’s Theorie der Naturcausalität.