Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 08

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Dentu, libraire-éditeur (p. 105-125).


CHAPITRE VIII

ISIS


« Cherchez, et vous trouverez. »
« En vérité, en vérité, je vous le dis : Celui qui veut conserver sa vie la perdra ; celui qui veut la donner la retrouvera. »
(Jésus-Christ.)


À vingt ans et demi, Tullia Fabriana se trouva seule au monde.

Cette tendance de son esprit aux profonds recueillements, tendance qui, au dire des physiologistes, accompagne presque toujours, chez la femme, une complexion disposée à la stérilité, s’était déjà si aggravée en elle, que ses sens, restés neufs, ne la sollicitèrent pas.

Les plus attrayantes distractions lui parurent d’assez peu de valeur, ses travaux ayant suffi pour la blaser d’avance des plaisirs, des triomphes et des amours. Le plus sombre dédain commença d’emplir son cœur ; malgré son indifférence, elle pensa que, étant belle, il pouvait lui arriver d’être aimée ; et comme elle ne tenait pas plus à ressentir les bonheurs de l’amour partagé qu’à causer les tristesses de l’amour solitaire, elle se trouva une exception humaine.

Alors, elle se décida pour un éloignement, elle s’isola, sans se retirer tout à fait, sans cesser de faire le plus de bien possible autour d’elle avec la plus large part de son immense fortune, et n’accepta du dehors que le respect de son nom.

Dans le recueillement de sa retraite, elle rêva magnifiquement sur elle-même et sur le monde et s’abandonna tout entière aux sublimes attirances de la Pensée.

Jeter un coup d’œil désillusionné et rapide au fond de son effrayante science, la résumer au point de vue de la nature et de l’histoire, arriver à lier, par séries de rapports, les perspectives et les fins particulières de toutes ces observations jusqu’à la question philosophique, cela fut l’œuvre de quelques mois pour sa redoutable intelligence.

Un soir, déterminée à penser par elle-même, elle ferma ses lourds volumes de métaphysique et s’accouda, comme toujours, sur sa table d’études.

— Sphinx !… ô toi, le plus ancien des dieux !… murmura la belle vierge prométhéenne, je sais que ton royaume est semblable à des steppes arides et qu’il faut longtemps marcher dans le désert pour arriver jusqu’à toi. L’ardente abstraction ne saurait m’effrayer ; j’essaierai. Les prêtres, dans les temples d’Égypte, plaçaient, auprès de ton image la statue voilée d’Isis, la figure de la Création ; sur le socle, ils avaient inscrit ces paroles : « Je suis ce qui est, ce qui fut, ce qui sera : personne n’a soulevé le voile qui me couvre. » Sous la transparence du voile, dont les couleurs éclatantes suffisaient aux yeux de la foule, les initiés pouvaient seuls pressentir la forme de l’énigme de pierre, et, par intervalles, ils le surchargeaient encore de plis diaprés et mystérieux pour mettre de plus en plus le regard des hommes dans l’impuissance de la profaner. Mais les siècles ont passé sur le voile tombé en poussière ; je franchirai l’enceinte sacrée et j’essaierai de regarder le problème fixement.

Au moment d’entrer dans le royaume de la méditation solitaire, la jeune femme se surprit à détourner la tête et à jeter, pour la première fois, sur le rêve de la vie des regards de douceur. Oui, pour la première fois elle aurait voulu croire, aimer, oublier !… — Bientôt, dédaigneuse et grave, elle résista fermement et tendit toutes les puissances de son esprit vers les plus vertigineux sommets de l’Idéal.

Les jours et les nuits se passèrent.

Satan, d’après le poème symbolique, ayant forcé les portes de l’enfer, regarda les ténèbres et s’élança dans leurs profondeurs à la recherche de l’Éden. Ses ailes battaient dans le vide que ses regards exploraient. Ainsi l’âme qui, venant d’échapper à son cachot[1] par la conscience de l’identité[2], se précipite dans le mystère de l’Être[3] pour y trouver la cause et la raison des déterminations ultérieures, réalise cette conception.

Que de systèmes, anéantis sitôt que parus, flamboyèrent devant cet esprit !

Les jours et les nuits se passèrent.

Chose bien remarquable ! Des considérations résultant d’un point de vue assez éloigné de celui où se placent, d’habitude, la plupart des femmes, l’induisirent à ne pas oublier l’extériorité de sa personne, malgré ses terribles études, — enfin à ne pas se négliger physiquement. Elle se décida pour un genre de vie soutenu par une méthode dont elle avait étudié les secrets et qui lui conserva sa magnifique pâleur de roses blanches et la fraîcheur de son beau sang. L’on sait que les climats italiens et, en général, presque tous ceux des contrées méridionales, favorisent et même imposent hygiéniquement l’abstinence ; ainsi la sobriété avec laquelle vivent les gens du peuple, en Italie, et leur privation constante d’aliments fortifiants ne nuisent pas à leur nature ; grâce à la nourrissante atmosphère qu’ils respirent, ils se portent aussi bien que ceux du Nord.

Comme Fabriana tenait à maintenir son esprit dans le merveilleux état de santé lucide où il était, non-seulement l’idée de plaisirs gastrosophiques l’eût modérément transportée, mais, secondée par le climat de Florence, elle devait adopter un régime d’une sévérité dont sa constitution de marbre ne pouvait se trouver que fort bien.

Elle ne buvait jamais que de l’eau froide et dorée par quelques gouttes d’élixir ; la nuit, lorsqu’elle avait bien faim, elle se suffisait avec un peu de pain ; quelquefois des glaces, des oranges et du thé ; rarement elle désirait des choses plus succulentes. Cet ascétisme lui évita les temps perdus et les ennuis de la maladie ; et elle se trouvait toujours reposée.

Elle se levait, se baignait aux jardins, s’enveloppait d’un peplum, vêtement dans lequel elle se trouvait plus à l’aise et plus rapidement habillée ; elle venait ensuite dans la bibliothèque, s’étendait sur un sofa, pensait de longues heures sans quitter son attitude, accoudée sur les coussins, — excepté pour feuilleter de temps à autre un livre de philosophie ou de mathématiques et parcourir un passage. Elle ne prononçait jamais une parole : ses yeux demi-fermés ne brillaient pas ; un signe d’admiration, de crainte ou d’espérance ne la fit jamais tressaillir ; — seulement des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, roulaient jusque parfois sur ses cils, comme des pleurs sublimes, et, pareille à la grande Isis, elle s’essuyait alors avec le voile.

Les jours et les nuits se passèrent.

Cependant le soleil était radieux sur les campagnes ; les enfants s’aimaient dans les forêts, la nature était paisible ; le printemps de sa jeunesse lui disait, dans la voix de ses brises venues du ciel, dans le parfum de ses fleurs gonflées de séve, le chant mélancolique des anciens : « Cinthie, les jours et les nuits s’écoulent ; tu oublies de vivre ; ne veux-tu pas faire comme les enfants, puisque tu es jeune et que tu es belle ? »

Ses veilles se prolongeaient quelquefois jusqu’au matin et toujours dans ce profond mutisme, dans cette intensité d’abstraction que ne venait trahir nul signe extérieur, et qui, depuis deux années d’identité, était devenu quelque chose d’effrayant ; ses sommeils devaient être évidemment une continuation de fatigue. Jusqu’où cette femme avait-elle plongé ? Était-il possible d’admettre, vis-à-vis d’une pareille énergie, qu’elle rêvait au hasard en se laissant éblouir par tous les mirages de l’objectivité ? Non ! non ! la grande solitaire, à la pensée brève et robuste, devait savoir ce qu’elle faisait. L’immémorial mystère qui fait, selon nous, le fond du monde, ne pouvait pas avoir échappé à sa conscience ni à son esprit ; peut-être que, parvenue à sa hauteur, elle cherchait un point de départ plus satisfaisant que la Nécessité[4].

Un incident qui pouvait devenir très-grave et très-malheureux pour son existence, et que nous ne devons rapporter qu’à cause du caractère purement poétique dont il s’enveloppa, survint dans son existence vers la fin de la troisième année.

Une nuit, Tullia Fabriana, renfermée et isolée dans sa pensée, comme toujours, était assise devant sa table : la lampe de fer, placée auprès d’elle, laissait dans l’obscurité les profondeurs de l’appartement, mais éclairait en plein cette physionomie tranquille dont les regards tout intérieurs paraissaient contempler des firmaments inconnus.

Oh ! le monde visible ! la chose qui trouble, malgré sa contingence insignifiante ! Il faisait une nuit malsaine, lourde et gonflée d’orage. Pareils à de lointains hurlements poussés de ce côté par la planète, les convulsions de l’électricité se prolongeaient dans les montagnes. Le ciel avait des teintes d’or, de jais et de bistre ; des nuages immenses arrivaient en toute hâte ; la jeune femme pouvait entendre ces coups sourds, éloignés et confus dont le murmure, emporté par le vent pluvieux et tiède, entrait par les croisées ouvertes. On eût dit que la nature extérieure voulait la prévenir à l’oreille de l’attention fixée sur elle quelque part :

Elle se leva tout à coup. C’était le premier geste de sa méditation ! Ses yeux profonds et noirs brillèrent comme deux flammes. Son visage était pâle comme la mort.

Il y avait dans la grande bibliothèque une sphère céleste de dimensions colossales : elle se trouvait placée en face d’une vaste fenêtre à vitraux toute grande ouverte. La nuit incendiée par les éclats de la foudre faisait, avec une vie merveilleuse, étinceler comme des astres véritables les innombrables étoiles d’or et d’argent incrustées sur l’énorme boule bleue. Une spirale aux degrés de velours entourait cette sphère ; au sommet, sur une plate-forme étroite, étaient jetés deux ou trois coussins et des instruments d’astronomie étaient épars sur ces coussins.

La lampe brûlait sur la table.

Tullia Fabriana, — sans doute l’orage l’avait indisposée un moment, — porta la main à son front. À voir l’expression fixe de ses regards, il devenait présumable que le ciel, la terre et la nuit étaient loin de sa pensée, et qu’elle ne savait ni n’entendait rien de ce qui se passait autour d’elle.

Elle s’approcha de la sphère à pas lents, monta les degrés, et jetant les compas sur le tapis, elle chancela. Sa tunique, désagrafée comme un manteau, glissa le long de son corps ; ses cheveux déroulés autour d’elle l’enveloppèrent, et, aux lueurs de la nuit, ils ressemblaient à des rayons.

Elle apparut, blanche et lumineuse, sans remarquer la profondeur de l’orage et des ténèbres, sans prendre garde à l’espace brutal et noir !… Elle apparut, comme la déesse de ces nuits d’horreur, où ceux qui cherchent ne trouvent pas.

Mais à quoi songeait-elle ? À quels étonnements son esprit pouvait-il s’abandonner pour la première fois ?

La foudre entra, comme par hasard, avec un hideux éclair, par la fenêtre ouverte, dans l’appartement, à l’instant même.

Le fluide la jeta évanouie sur la sphère de porphyre. Elle resta renversée sur le dos, les membres étendus, les cheveux flottants, les yeux fermés, au milieu de la monstrueuse commotion du tonnerre.

Par un de ces effets, un de ces absurdes et heureux prodiges que la foudre commet quelquefois, elle ne fut pas blessée. Aucun mal. La secousse ayant été seulement d’une grande violence, elle resta plusieurs heures sans mouvement, comme accablée. À part cette fatigue, l’électricité ne lui laissa aucun souvenir de sa visite.

Lorsqu’elle revint à elle, il faisait grand jour ; le temps était superbe : la bonne odeur de l’herbe après l’orage embaumait les airs ; elle s’accouda, rêva quelques instants, puis se leva et descendit sur le tapis.

Une fois vêtue, elle alla vers la fenêtre, regarda les arbres, le ciel, les fleurs, l’espace immense.

— Cinq heures de perdues !… dit-elle avec beaucoup de douceur.

Ce fut tout, et quelques minutes après, elle parut avoir oublié le terrible incident qui était venu la troubler à cause de l’imprudence qu’elle avait faite de laisser les fenêtres ouvertes pendant les nuits d’orage.

Quelques jours après, elle changea tout d’un coup sa manière de vivre. Elle passa les journées seule, à cheval, à courir dans les vallées, et ne s’en retournant au palais que le soir.

Depuis cette nuit extraordinaire ses traits avaient pris l’expression d’une tranquillité de statue : on eût dit que ce n’était point la fatigue qui l’avait fait se lever en sursaut, et que ce n’était pas l’orage qui l’avait pâlie !… Elle paraissait simplement suivre, depuis son réveil, les immenses enchaînements d’une pensée unique.

Un jour elle revint dans la bibliothèque. Elle ouvrit l’un des volumes de magie, et après de longues heures, ayant aligné quelques chiffres sur la marge avec son crayon : — « C’est bien ! » — dit-elle à voix basse, et elle ajouta sourdement : — « J’attendrai. »

Les jours et les nuits se passèrent.

Elle ne perdait pas de vue le monde ; le monde ne pouvait la troubler. Elle assistait assez volontiers aux soirées et aux bals. Elle y tenait son rang superbe.

Elle causait, sans ennui, de choses et de détails usuels et souriait gracieusement au milieu de réparties enjouées. Certes ses brillantes amies et ses danseurs ne se doutaient guère que leurs compliments et leurs paroles tombaient dans son âme profonde, comme en hiver les sons de cloche des hameaux tombent, emportés par les rafales nocturnes et lointaines, dans la désolation de l’espace…

À cette soudaine velléité de distractions, il eût été possible de penser que, défaillante comme les autres devant le Problème, elle avait intérieurement renoncé à franchir le passage. Mais elle avait un double aspect : son regard fixe, son immobilité dans la solitude, et, dans le monde, cette simplicité, cette insoucieuse élégance de paroles, témoignaient par leur ensemble qu’elle avait une raison pour agir de la sorte et que son idée était passée dans la sphère de l’action.

Le génie ne se paye pas d’un découragement, et c’est pour cette raison qu’il est le génie. Il est pareil au soldat frappé dans l’emportement de la mêlée, qui, ne s’apercevant pas de son sang perdu, continue à marcher sur l’ennemi et ne s’arrête qu’au moment où il remarque la mort, c’est-à-dire son devoir terminé.

La pensée de Tullia Fabriana ne devait pas avoir bronché dans les abîmes ; il était clair que, pareille au plongeur de la ballade, elle rapportait la coupe d’or à quelque roi inconnu. — Maintenant, c’était passé !… La lutte était finie ; l’ange était vaincu. Les sueurs mortuaires de l’angoisse, la vaste épouvante du désespoir, la sublime extase de la vie éternelle, tout cela formait, au fond de son âme, un sombre amas de souvenirs. Elle était comme un voyageur qui revient des pays inconnus. Son front grave avait la beauté de la nuit : c’était la reine du vertige et des ténèbres. La terre, ses climats et ses races devaient lui apparaître comme sur une toile aux rapides et fantastiques visions. Peut-être avait-elle découvert, au sommet de quelque loi stupéfiante, le vivant panorama des formes du Devenir ; peut-être que l’abstraction, à force de splendeurs, avait pris pour elle les proportions de la suprême poésie.

En toute certitude, une pareille âme ne devait pas être dupe de son ombre, et si elle avait posé quelque point, si elle s’en était tenue à quelque chose, c’est qu’il l’avait fallu. Ce ne pouvait pas être pour le seul plaisir de suivre des idées au vol qu’elle s’était déterminée à côtoyer, à chaque heure du jour et de la nuit depuis trois années, la folie, le delirium tremens, les fièvres d’hallucination, etc., et tout le cortége de la Pensée.

Elle était parvenue à cette hauteur où les sensations se prolongent intérieurement jusqu’à s’évanouir d’elles-mêmes ; c’étaient comme des rapprochements familiers de ses actions présentes avec des souvenirs confus… Des avertissements lui venaient de toute part, de l’Impersonnel, silencieusement. Ces phénomènes se posaient devant sa pensée comme devant un miroir impassible : une obscurité imprévue pesait sur ses moindres actions ; il lui semblait qu’elle distinguait, sans efforts, le point où les profondeurs de la vie banale vont s’enchaîner aux rêves d’un monde invisible, de sorte que les détails de chaque jour, devenus définis, avaient une signification lointaine pour son âme…

Elle avait vingt-quatre ans. Elle avait voyagé, comparé, médité sur les lois sociales, appris les détails des grandes causes : à dater du jour où elle avait parlé seule, sa volonté parut avoir pris possession d’une idée fixe. Elle se remit à voir le monde, à le voir d’une manière suivie et calculée : trois années se passèrent, et ces trois ans après, à vingt-sept ans, celui qui eût pénétré dans sa vie intime, eût été surpris d’y reconnaître un côté nouveau et fort singulier. — Une fois, dans le temps, une circonstance dont l’origine obscure semblait se rattacher à des questions peu importantes pour elle, l’avait impliquée au milieu d’une vaste et royale intrigue dont elle avait accepté le rôle le plus difficile et qu’elle avait menée à bien.

Elle en avait profité, par présence d’esprit, pour s’approprier d’inestimables secrets. Outre sa fortune dont l’origine était suffisamment reconnue et définie, elle avait dans sa mémoire une autre fortune et un grand pouvoir. En sondant plus loin, on eût découvert une chose merveilleuse : c’est que, à force d’habileté pratique, de relations élevées et de science du détail, elle avait fini très-rapidement, sans être remarquée, par dominer, sans bruit et comme en se jouant, presque tous les hommes de valeur disposant d’une force matérielle en Italie.

Cette puissance cachée s’étendait jusqu’aux États romains. Du fond de son palais, elle exerçait sur les divers actes des gouvernements la suprématie qu’elle s’était acquise en vue d’un but indéfinissable. Elle s’était déterminé à elle-même, sans aucun doute, des résultats à venir, — mais la profondeur en échappait à ses plus subtiles créatures. Ceux qui la servaient en vertu d’obligations tacites ou d’espérances intéressées étaient loin de se douter de leur nombre. Bien plus ! en politique, elle passait, aux yeux les plus clairvoyants, pour une femme indifférente ou de portée ordinaire ; car, par un trait de dissimulation magistrale, elle parvenait à laisser croire qu’on agissait de soi-même. Elle écrivait peu cependant, et voici pourquoi ses lettres étaient plus compromettantes pour celui qui les recevait que pour elle.

Elle répétait mot pour mot d’abord la demande qu’on lui faisait, ce qui spécifiait clairement et sans ambiguïtés possibles, le sens exact de la réponse ; maintenant, 1° si la question n’était point posée dans des termes suffisamment précis pour pouvoir, au besoin, devenir une arme entre des mains expertes, elle répondait d’une façon vague et brève ; 2° si elle jugeait qu’on s’était livré à elle, elle renvoyait purement et simplement la lettre, avec un « oui » ou un « non » au verso, de telle sorte qu’on ne pouvait montrer la réponse sans la demande. Elle restait ainsi toujours libre et sûre d’elle-même. Cette méthode avait ceci de réellement très-fort, qu’elle déconcertait les soupçons de ceux qui pouvaient la croire d’une certaine envergure de desseins, puisqu’elle leur rendait leurs armes ; mais on ne songeait pas à cette conséquence :

Elle évitait par là ces divers commentaires auxquels est exposée la conduite d’une femme dont on redoute l’influence, par ce que, n’ayant qu’à se louer d’elle, on n’était pas pressé d’en faire parade, cela supposant infériorité.

Peu de bruit se faisait donc en diplomatie autour de son nom. Les mailles solidement ténues de ce réseau dont elle enveloppait, dans l’obscurité, une bonne partie des arrêts de la politique impériale ou romaine, aboutissaient à son doigt par un suprême anneau qu’elle mouvait de temps à autre. Bien que, dans ses voyages, elle ne parût qu’à de longs intervalles aux grandes réceptions des nonciatures, aux soirées officielles des consulats ou plutôt des préfectures d’Autriche et aux bals flamboyants des ambassades de France, d’Angleterre et d’Espagne ; bien que l’accueil dont on l’y acceptât n’eût jamais donné lieu de soupçonner des liens de plus intime déférence que celle due à son rang ou à ses prestiges personnels, elle aurait presque infailliblement prédit le jour ou tel décret serait signé par un pontife, un parlement, une reine ou un empereur.

Que se proposait-elle d’atteindre ?… Que voulait-elle amener ?… Que lui importaient ces manœuvres, à elle, dont les habitudes et les goûts étranges mettaient l’existence en dehors de toute lutte sociale ?… À elle qui ne ressentait aucun désir d’augmenter sa position ni d’être utile à celui-ci ou celui-là ?… Aucune patriotique illusion ?… À quoi bon cette trame permanente, souterraine, qu’elle tissait froidement depuis trois ou quatre années ?… C’était impénétrable.

Toujours est-il que son plan, quel qu’il fût, restait, à cause de ces manières d’agir, enveloppé de ténèbres et d’inattention.

C’était donc chez cette femme extraordinaire qu’étaient venus ce soir-là le prince Forsiani et son jeune ami le comte Wilhelm. Ils attendaient dans un salon.



  1. (Le moi. — Voyez Fichte, la Logique. — Voir aussi Traité des Sensations, par l’abbé de Condillac, et Lélut, Physiologie de la Pensée.
  2. Voir Schelling, Idéalisme transcendantal, et ne pas tenir compte de ses notes (dans l’Appréciation des Œuvres de M. Cousin) au sujet de Hégel, notes dans lesquelles se trouve cette proposition : « Ce qui est est le primitif ; son être n’est que l’ultérieur, » etc., — attendu que ceci n’est d’aucune nécessité, ne se prouve point et ne se pense pas plus que la proposition de Hégel.
  3. Voir Hegel, logique, la Science de l’Être. L’identité de l’être et du néant, considérés dans leur en soi vide et indéterminé. Les personnes qui ne sauraient pas l’allemand peuvent consulter la belle traduction de M. Véra, l’un des monuments philosophiques de ce siècle.
  4. Ceci soit dit sous le critérium hégélien, et avec une réserve dont l’explication devra être donnée dans le second volume de cet ouvrage.