Ivanhoé (Scott - Dumas)/IX

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Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 121-133).


IX


Guillaume de Wyvil et Étienne de Martival furent les premiers à offrir leurs compliments au vainqueur, le priant en même temps de laisser délacer son casque ou du moins de lever sa visière avant qu’ils le conduisissent devant le prince Jean, afin de recevoir de ses mains le prix du tournoi du jour.

Le chevalier Déshérité déclina leur prière avec toute la courtoisie chevaleresque possible, alléguant qu’il ne pouvait permettre en ce moment que l’on vît son visage, pour les raisons qu’il avait dites au héraut au moment où il était entré en lice. Les maréchaux furent parfaitement satisfaits de cette réplique ; car, parmi les vœux fréquents et capricieux par lesquels les paladins avaient coutume de se lier pendant les jours de la chevalerie, il n’y en avait pas de plus communs que ceux par lesquels ils s’engageaient à garder l’incognito pour un certain temps, ou jusqu’à ce qu’ils eussent mis à fin une aventure quelconque.

Les maréchaux n’insistèrent donc pas pour pénétrer le mystère dont voulait s’envelopper le chevalier Déshérité ; mais, après avoir annoncé au prince Jean le désir qu’avait manifesté le vainqueur de rester inconnu, ils lui demandèrent la permission de le mener devant Sa Grâce pour recevoir la récompense due à sa valeur.

La curiosité de Jean fut excitée par le mystère qu’observait l’étranger ; et, comme il était déjà mécontent du résultat du tournoi, dans lequel tous les tenants qu’il favorisait avaient été successivement défaits par un seul chevalier, il répondit orgueilleusement aux maréchaux :

— Par l’auréole de Notre-Dame ! ce pauvre chevalier me semble aussi déshérité de sa courtoisie que de ses terres, puisqu’il veut paraître devant nous sans découvrir son visage. Soupçonnez-vous, messeigneurs, dit-il en se tournant vers sa suite, quel peut être ce preux qui se comporte si orgueilleusement ?

— Je ne saurais le deviner, répondit de Bracy, et je ne croyais point qu’il se trouvât entre les quatre mers qui entourent la Grande-Bretagne un champion capable de renverser cinq chevaliers dans un seul jour de joute. Par ma foi ! je n’oublierai jamais la force avec laquelle il a secoué de Vipont. Le pauvre hospitalier a été lancé hors de sa selle comme une pierre hors de la fronde.

— Ne vous vantez pas de cela, dit un chevalier de Saint-Jean qui se trouvait là, votre champion du Temple n’a pas eu meilleure chance… J’ai vu votre brave lance Bois-Guilbert faire trois tours sur lui-même, saisissant à chaque tour le sable à pleines mains.

Comme de Bracy était attaché au templier, il eût désiré répondre ; mais le prince Jean s’interposa.

— Silence, messieurs ! dit-il ; quelle vaine discussion soulevez-vous là ?

— Le vainqueur attend toujours le bon plaisir de Votre Altesse, reprit de Wyvil.

— C’est notre plaisir, répondit Jean, qu’il attende ainsi jusqu’à ce que nous ayons appris s’il n’y a personne qui puisse au moins deviner son nom et sa qualité ; quand il y resterait jusqu’à la nuit tombante, il a fait un assez rude travail pour ne pas avoir froid.

— Votre Altesse, dit Waldemar Fitzurze, ne rendra pas au vainqueur l’honneur qu’elle lui doit en l’obligeant d’attendre jusqu’à ce que nous ayons dit à Votre Altesse ce que nous ne pouvons savoir. Mais, du moins, je ne saurais former aucune conjecture, à moins que ce ne soit une des bonnes lances qui ont accompagné le roi Richard en Palestine, et qui se traînent péniblement de la terre sainte vers leurs foyers.

— Serait-ce le comte de Salisbury ? dit de Bracy. C’est à peu près la même taille.

— C’est plutôt sir Thomas de Multon, chevalier de Gilsland, reprit Fitzurze ; Salisbury a plus de corpulence.

Une voix s’éleva alors au milieu du cortége ; mais à qui appartenait-elle ? on ne sait.

— N’est-ce pas peut-être le roi ? n’est-ce pas Richard Cœur-de-Lion lui-même ?

— À Dieu ne plaise ! dit le prince Jean devenant en même temps, et malgré lui, aussi pâle que la mort, et en s’affaissant sur lui-même comme s’il lui venait d’être brûlé par la flamme d’un éclair. Waldemar, de Bracy, mes braves chevaliers et gentilshommes, souvenez-vous de vos promesses, et tenez ferme pour moi.

— Aucun danger ne vous menace, dit Waldemar Fitzurze ; connaissez-vous donc si peu les membres gigantesques du fils de votre père, que vous pensiez qu’il puisse tenir dans le contour de l’armure que vous voyez là-bas. De Wyvil et Martival, vous ferez bon service à votre prince en amenant le vainqueur au pied de son trône, pour mettre fin à une erreur qui a chassé tout le sang de ses joues. Regardez-le de plus près, continua-t-il ; Votre Altesse verra qu’il s’en faut de trois pouces qu’il n’ait la taille du roi Richard, et deux fois autant qu’il n’ait la même largeur d’épaules ; le cheval qu’il monte n’aurait pu, pour une seule course, supporter le pesant fardeau du roi Richard.

Pendant qu’il parlait encore, les maréchaux avaient amené le chevalier Déshérité jusqu’au pied des degrés qui montaient de la lice au trône du prince Jean, toujours tourmenté de l’idée que son frère, tant offensé par lui et auquel il devait une si grande reconnaissance, venait d’apparaître dans son royaume ; les dissemblances indiquées par Fitzurze ne furent pas suffisantes pour bannir tout à fait les craintes du prince ; et, tandis qu’avec un éloge court et embarrassé il lui faisait livrer le cheval de bataille assigné comme prix, il tremblait de peur que de la visière baissée de ce fantôme couvert de mailles, qu’il voyait devant lui, il ne sortît une réponse dans laquelle il reconnût les accents terribles et sonores de la voix de Richard Cœur-de-Lion.

Mais le chevalier Déshérité ne répliqua point un seul mot au compliment du prince, qu’il remercia seulement par une profonde révérence.

Le coursier fut conduit dans la lice par deux palefreniers richement vêtus : l’animal lui-même était caparaçonné d’une splendide armure de guerre qui, cependant, aux yeux d’un meilleur juge, n’ajoutait rien au prix de la noble bête. Posant une main sur le pommeau de la selle, le chevalier Déshérité sauta sur le dos du cheval sans faire usage de l’étrier, et, brandissant hautement sa lance, il fit deux fois le tour de la lice, faisant ressortir toutes les qualités de sa monture avec l’adresse d’un parfait écuyer. Ce que l’on aurait pu soupçonner de vanité, dans cette manœuvre, fut écarté par la convenance qu’il y avait de la part du vainqueur à faire briller aux yeux de l’assemblée la récompense dont il venait d’être honoré, et le chevalier fut salué de nouveau par les acclamations de tous les spectateurs.

Sur ces entrefaites, le prieur de Jorvaulx avait murmuré à l’oreille du prince que le vainqueur, après avoir fait preuve de valeur, devait faire preuve de bon jugement, en choisissant, parmi les beautés qui illuminaient les galeries, une dame qui pût occuper le trône de la reine de la beauté et des amours, et qui dût délivrer le jour suivant le prix du tournoi. Le prince, en conséquence, fit un signe avec son bâton, comme le chevalier passait devant lui à son second tour de lice. Le chevalier se retourna vers le trône, et, abaissant sa lance jusqu’à ce que la pointe fût à un pied de terre, il demeura immobile comme s’il attendait les ordres du prince Jean, et tout le monde admira l’adresse avec laquelle il réduisit à l’instant la fougue de son cheval, emporté par un mouvement violent et par une ardente excitation, à l’immobilité d’une statue équestre.

— Chevalier Déshérité, dit le prince Jean, puisque c’est là le seul titre qu’on peut vous donner, il est maintenant de votre devoir, aussi bien que dans vos priviléges, de désigner la noble dame qui, comme reine de la beauté et de l’amour, doit présider à la fête de demain. Si, en votre qualité d’étranger, il fallait, pour vous guider, le secours d’un autre jugement que le vôtre, nous ne pouvons que vous dire qu’Alicia, la fille de notre brave chevalier Waldemar Fitzurze, a depuis longtemps été reconnue à notre cour comme étant la plus noble et la plus belle ; néanmoins, il est de votre incontestable prérogative de conférer à la dame de votre préférence cette couronne, par le don de laquelle l’élection de la reine de demain sera formelle et complète. Levez votre lance !

Le chevalier obéit, et le prince Jean plaça sur la pointe de sa lance une couronne enrichie d’un cercle d’or et dont l’extrémité était relevée par des fers de flèche et des cœurs entremêlés, comme sur une couronne ducale les perles et les feuilles de fraisier.

Dans cette insinuation, qu’il laissait échapper à l’égard de la fille de Waldemar Fitzurze, Jean avait plus d’un motif, dont chacun était inspiré par un esprit étrange, composé d’insouciance et de présomption, d’astuce et de bas artifices. Il cherchait à bannir de la pensée des chevaliers qui l’entouraient sa plaisanterie indécente et inacceptable relativement à la juive Rébecca ; il cherchait aussi à se concilier Waldemar, le père d’Alicia, pour lequel il éprouvait une certaine crainte respectueuse, et qui, plusieurs fois pendant la journée, s’était montré mécontent de ce qui se passait. Il avait, d’ailleurs, le désir de s’insinuer dans les bonnes grâces de la dame, car Jean était pour le moins aussi licencieux dans ses plaisirs qu’effréné dans son ambition ; mais, outre toutes ces raisons, il voulait soulever contre le chevalier Déshérité, pour lequel il éprouvait déjà une insurmontable aversion, un puissant ennemi dans la personne de Waldemar Fitzurze, lequel, pensa-t-il, ressentirait hautement l’injustice faite à sa fille, dans le cas où le vainqueur ferait un autre choix, ce qui n’était pas improbable.

Ce fut ce qui arriva ; car le chevalier Déshérité passa tout près de la galerie attenante à celle du prince, où lady Alicia était assise dans toute la splendeur d’une beauté triomphante, et, s’avançant aussi lentement que jusqu’alors il avait rapidement couru autour de la lice, il parut exercer son droit d’examiner le grand nombre de charmants visages qui ornaient ce cercle resplendissant.

C’était une chose curieuse à voir que la coquetterie des jeunes femmes qui soutenaient cet examen : pendant le temps de sa durée, les unes rougissaient, les autres se donnaient des airs d’orgueil et de dignité, d’autres encore regardaient droit devant elles et tentaient de paraître ignorantes de ce qui se passait, quelques-unes reculèrent alarmées, ce qui peut-être était affecté, et d’autres firent de leur mieux pour ne pas sourire, tandis que deux ou trois d’entre elles se mirent, au contraire, à rire aux éclats ; il y en eut aussi quelques-unes qui baissèrent leur voile pour cacher leurs charmes ; mais, comme le manuscrit de Wardour prétend que celles-ci avaient déjà eu dix ans de règne comme beauté, on peut supposer qu’elles étaient satisfaites de la part qu’elles avaient eue à de pareilles vanités, et qu’elles voulaient retirer leurs prétentions afin de donner toute chance aux beautés ravissantes du siècle.

Enfin le champion s’arrêta au-dessous du balcon sur lequel lady Rowena était assise, et la curiosité des spectateurs fut portée au comble. Il est juste d’avouer que, si la sympathie qu’inspiraient ses succès avait pu influencer le chevalier Déshérité, la partie de la lice devant laquelle il passait méritait sa prédilection.

Cédric le Saxon, transporté de joie à la vue de la défaite du templier, et plus encore par la mésaventure de ses deux ennemis Malvoisin et Front-de-Bœuf, avait, le corps penché hors du balcon, accompagné le vainqueur dans chacune de ses courses, non pas des yeux seulement, mais avec tout son corps et toute son âme. Lady Rowena avait de son côté suivi les événements de la journée avec une attention égale, mais sans trahir ouvertement un intérêt aussi intense. Il n’y avait pas jusqu’au nonchalant Athelsthane, qui, ayant un peu secoué son apathie, n’eût demandé un grand gobelet de vin épicé et ne l’eût bu à la santé du chevalier Déshérité.

Un autre groupe, placé sous la galerie occupée par le Saxon, avait montré tout autant d’intérêt pour le résultat de la journée.

— Père Abraham, dit Isaac d’York, quand la première course eut été achevée entre le templier et le chevalier Déshérité, avec quelle fureur il chevauche ce gentil et bon cheval, qui est venu de l’Afrique même ; il n’en a pas plus de souci que si c’était le poulain d’un âne sauvage ; et cette noble armure qui a valu tant de sequins à Joseph Pereira, l’armurier de Milan, sans compter soixante et dix pour cent de profit, il en fait aussi peu de cas que s’il l’eût trouvée sur le grand chemin.

— S’il met en péril sa propre personne et ses membres, mon père, dit Rébecca, en soutenant une si terrible lutte, comment espérez-vous qu’il épargnera le cheval et l’armure ?

— Enfant, reprit Isaac un peu irrité, tu ne sais ce que tu dis ; son cou et ses membres sont à lui, mais son cheval et son armure appartiennent à… Ô patriarche Jacob ! qu’allais-je dire ? Néanmoins, c’est un brave jeune homme ; vois, Rébecca, regarde, il va encore livrer bataille au Philistin. Prie, mon enfant, prie pour le salut du brave jeune homme, et du cheval rapide et de la riche armure. Dieu de mes pères ! s’écria-t-il de nouveau, il a vaincu ; le Philistin incirconcis est tombé sous sa lance, de même que Og, roi de Basan, et Sihon, roi des Ammonites, sont tombés sous le glaive de nos pères. Sûrement il prendra leur or et leur argent et leurs chevaux de bataille, ainsi que leurs armes d’airain et d’acier, comme sa proie et comme son butin.

La même inquiétude fut exprimée par le digne juif pendant toutes les courses qui furent accomplies, et il manqua rarement de risquer un calcul rapide touchant la valeur du cheval et de l’armure qui devenaient la propriété du champion à chaque nouveau succès. Il y eut donc un très-grand intérêt attaché au triomphe du chevalier Déshérité par tous ceux qui occupaient la partie de la lice devant laquelle il passait maintenant.

Soit par indécision, soit par tout autre motif, le champion du jour demeura immobile pendant plus d’une minute, tandis que les yeux des spectateurs silencieux étaient rivés sur ses mouvements ; puis, graduellement et avec grâce, abaissant la pointe de sa lance, il déposa la couronne qu’elle soutenait aux pieds de la belle Rowena ; les fanfares retentirent sur-le-champ, tandis que les hérauts proclamaient lady Rowena la reine de la beauté et des amours pour le jour suivant, menaçant de peine proportionnée au crime tous ceux qui désobéiraient à son autorité ; ensuite ils répétèrent leur cri de largesse ! auquel Cédric, dans l’exaltation de sa joie, répondit par une ample générosité à laquelle Athelsthane, bien que d’une manière plus lente, ajouta un don non moins considérable.

Il s’éleva quelques murmures parmi les demoiselles de race normande qui avaient aussi peu l’habitude de voir la préférence donnée à une beauté saxonne qu’en avaient les seigneurs normands d’essuyer des défaites dans les jeux de la chevalerie, qu’eux-mêmes avaient établis.

Mais ces bruits de dissentiment furent étouffés par les cris populaires de « Vive lady Rowena, la bonne et légitime reine des amours et de la beauté ! » et auxquels beaucoup de ceux qui se trouvaient dans l’arène inférieure ajoutèrent : « Vive la princesse saxonne ! vive la race de l’immortel Alfred ! »

Toutefois, quelque malsonnantes que fussent ces acclamations pour le prince et pour ceux qui l’entouraient, il se vit obligé de ratifier la nomination du vainqueur, et, par conséquent, il quitta son trône en criant :

— À cheval !

Et, montant sur son genet, accompagné de sa suite, il rentra dans la lice. Le prince s’arrêta un moment sous la galerie de lady Alicia, à laquelle il fit ses compliments, disant en même temps à ceux qui l’entouraient :

— Par le ciel, messires, si les actions du chevalier, en fait d’armes, ont démontré qu’il a des membres et des tendons, son choix n’aura pas moins prouvé que ses yeux ne sont pas des plus clairvoyants.

Ce fut en cette occasion, comme pendant toute sa vie, le malheur de Jean de ne pas comprendre parfaitement l’esprit de ceux qu’il voulait concilier. Waldemar Fitzurze fut plutôt offensé que flatté d’entendre le prince exprimer aussi franchement son avis sur la façon légère dont sa fille avait été traitée.

— Je ne connais pas de droit de chevalerie, dit-il, qui soit plus précieux et plus inaliénable que celui qui donne à chaque chevalier la liberté de choisir sa dame d’amour selon son propre jugement ; ma fille ne recherche les hommages de personne, et, dans son caractère comme dans son rang, elle ne manquera jamais de recevoir la mesure entière de ce qui lui est dû.

Le prince Jean ne répondit pas ; mais, piquant son cheval, comme pour donner passage à sa mauvaise humeur, il fit bondir l’animal devant lui jusqu’à la galerie où Rowena était assise avec la couronne toujours à ses pieds.

— Ceignez, belle dame, dit-il, la marque de votre souveraineté, à laquelle personne ne fait vœu de rendre un plus sévère hommage que nous, Jean d’Anjou ; et, s’il vous plaît aujourd’hui, avec votre tuteur et ami, d’honorer notre banquet au château d’Ashby, nous apprendrons à connaître la souveraine au service de laquelle nous nous vouons demain.

Rowena garda le silence, et Cédric répondit pour elle en saxon.

— Lady Rowena, dit-il, ne possède pas la langue dans laquelle il lui faudrait répondre à votre courtoisie et soutenir son rôle dans votre festin ; moi-même et le noble Athelsthane de Coningsburg, nous ne parlons que la langue et ne pratiquons que les manières de nos ancêtres ; nous déclinons donc avec reconnaissance l’invitation courtoise de Votre Altesse au banquet. Demain, lady Rowena prendra sur elle l’honorable charge à laquelle elle a été appelée par le libre choix du chevalier vainqueur, confirmé par les acclamations du peuple.

Ce disant, Cédric ramassa la couronne et la plaça sur le front de Rowena, comme signe qu’elle acceptait l’autorité momentanée qu’on lui décernait.

— Que dit-il ? demanda le prince Jean affectant de ne pas comprendre la langue saxonne, dans laquelle toutefois il était très-versé.

Le sens du discours de Cédric lui fut répété en français.

— C’est bien, dit-il ; demain, nous conduirons nous-même cette silencieuse souveraine à sa place d’honneur. Vous au moins, messire chevalier, dit-il se tournant vers le vainqueur, qui était resté près de la galerie, vous assisterez à notre banquet.

Mais, parlant pour la première fois d’une voix basse et saccadée, le chevalier s’excusa, donnant pour prétexte la fatigue et la nécessité de se préparer pour la rencontre du lendemain.

— C’est bien, dit fièrement le prince ; bien que nous n’ayons pas l’habitude d’essuyer de pareils refus, nous tâcherons de digérer notre souper le mieux que nous pourrons, quoiqu’il ne soit honoré ni par la présence du plus heureux dans les armes, ni par celle de la reine de beauté qu’il a préférée.

En parlant ainsi, il se disposait à quitter la lice avec son brillant cortége, et, tournant la tête de son cheval dans cette intention, il donna le signal pour la dispersion des spectateurs.

Cependant, avec la mémoire vindicative qui est le propre d’un orgueil offensé, surtout quand il est combiné avec un esprit inférieur dont il avait la conscience, Jean eut à peine fait trois pas, que, se retournant de nouveau, il fixa un œil de féroce ressentiment sur le yeoman qui lui avait déplu dans la partie matinale de la journée, et donna ses ordres aux hommes d’armes qui se tenaient près de lui.

— Sur vos têtes, dit-il, ne permettez pas au drôle de s’échapper !

Le yeoman soutint le regard courroucé du prince avec la même invariable fermeté qu’il avait montrée la première fois, disant avec un sourire :

— Je n’ai point l’intention de quitter Ashby avant après-demain ; je veux voir comment les archers de Staffort et de Leicester lancent une flèche : les forêts de Needwood et de Charnwood doivent produire de bons tireurs.

— Et moi, dit le prince Jean à ses serviteurs, sans répliquer directement, je veux voir comment il tire lui-même, et malheur à lui si son adresse ne sert pas d’excuse à son insolence !

— Il est bien temps, dit de Bracy, que l’outrecuidance de ces paysans soit réprimée par quelque exemple signalé.

Waldemar Fitzurze, qui jugeait probablement que son patron ne prenait pas le chemin le plus court pour arriver à la popularité, haussa les épaules et garda le silence. Le prince Jean continua sa sortie de la lice, et la dispersion de la multitude devint générale.

Par divers chemins, selon les différents quartiers d’où ils venaient, et par groupes plus ou moins nombreux, on vit les spectateurs se retirer de la plaine ; la partie la plus nombreuse s’écoula vers la ville d’Ashby, où le plus grand nombre des personnages distingués avaient leur logement dans le château, et où d’autres avaient trouvé un logis dans la ville même ; au nombre de ces derniers étaient des chevaliers qui avaient déjà paru au tournoi ou qui se proposaient de combattre le jour suivant ; ils s’avançaient lentement le long de la route, devisant sur les événements du jour, au milieu des acclamations de la populace.

Le même accueil fut fait au prince Jean, bien qu’il les dût plutôt à la splendeur de son costume et de son cortége qu’à la popularité de son caractère.

Une acclamation plus sincère et plus générale, et en même temps plus méritée, salua le vainqueur du jour jusqu’à ce que, cherchant à se soustraire à l’attention de la foule, il acceptât l’hospitalité d’un de ces pavillons aux extrémités de la lice, qui lui fut courtoisement offerte par les maréchaux du camp.

Aussitôt qu’il se fut retiré sous sa tente, beaucoup de ceux qui étaient restés auprès des autres dans la lice pour entrevoir le chevalier et former des conjectures sur lui se dispersèrent également.

Le bruit et le tumulte, qui accompagnent toujours un grand concours d’hommes rassemblés dans la même localité et qui ont été agités par les mêmes événements, furent maintenant remplacés par le bourdonnement éloigné des groupes divers qui se retiraient dans toutes les directions, et ce bourdonnement lui-même s’éteignit bientôt dans le silence.

Nul autre ne se fit alors entendre, sauf les voix des domestiques, qui dépouillaient les galeries des coussins et des tapisseries, afin de les mettre en sûreté pour la nuit, et se disputaient entre eux les restes de vin et les reliefs des repas que l’on avait servis aux spectateurs.

Au delà des bornes de la lice, plus d’une forge fut élevée, et ces forges commencèrent bientôt à luire à travers le crépuscule, annonçant le travail des armuriers, qui continuèrent pendant toute la nuit à réparer et à faire des changements dans les armures que l’on devait employer de nouveau le lendemain.

Une forte garde d’hommes d’armes, relevée par intervalles et de deux heures en deux heures, fut placée autour de l’arène et y resta jusqu’au lever du soleil.