Jack/X

La bibliothèque libre.
Dentu (Ip. 260-287).

X

CÉCILE

— Où donc allez-vous de si bonne heure ?… demanda le docteur Hirsch qui descendait paresseusement de sa chambre, à Charlotte déjà en grande toilette, un livre de messe à la main et suivie de Jack auquel elle avait remis le costume favori de lord Peambock, rallongé pour la circonstance, mais encore trop court.

— Nous allons à la messe, mon cher. C’est aujourd’hui que j’offre le pain bénit. D’Argenton ne vous l’a donc pas dit… Vite, dépêchez-vous… Il faut que tout le monde soit à l’église ce matin.

C’était le quinze août, jour de l’Assomption. Très flattée de l’honneur qu’on lui faisait, madame d’Argenton partit, le dernier coup sonnant, et prit place avec l’enfant dans le banc réservé tout près du chœur. L’église était en fête, illuminée, pleine de soleil, parée de fleurs. Les enfants de chœur, les chantres avaient des surplis blancs frais repassés ; et devant le lutrin, sur une table rustique, les couronnes du pain bénit s’élevaient en colonnes dorées, offertes à l’admiration des habitants. Pour compléter le tableau, tous les gardes de la forêt en grand costume vert, le couteau de chasse au côté, la carabine au pied, étaient venus se joindre au Te Deum de la fête officielle ; ce qui faisait bien l’affaire des braconniers et des voleurs de bois.

Certes, Ida de Barancy eût été bien étonnée, un an auparavant, si quelqu’un lui avait dit qu’elle s’assiérait un jour dans le chœur d’une église de village, sous le nom de vicomtesse d’Argenton, et qu’en tenue respectable, les yeux baissés sur son livre, elle aurait l’apparence, la considération, le prestige d’une femme mariée.

Ce rôle, nouveau pour elle, l’amusait. Elle surveillait Jack, tournait religieusement les pages de son office, et s’affaissait avec des « frou-frou » de jupe tout à fait édifiants.

À l’offrande, le suisse, armé de sa hallebarde, vint prendre le petit Jack, et se pencha à l’oreille de la mère pour lui demander quelle petite fille il fallait choisir pour tenir la bourse de la quête. Charlotte hésita un moment. Elle ne connaissait à peu près personne dans cette assemblée endimanchée, où les chapeaux à fleurs, les crinolines parisiennes avaient remplacé les coiffes et les sarraux de la semaine. Alors le suisse lui indiqua la petite fille du docteur Rivals, une jolie enfant assise de l’autre côté du chœur, à côté d’une vieille dame en noir.

Les deux enfants se mirent en marche derrière la majestueuse hallebarde qui rhythmait leurs petits pas, Cécile avec une bourse de velours trop large pour ses doigts, et Jack tenant un grand cierge orné de satin, de fleurs fausses, de cannetilles blanches. Ils étaient aussi charmants l’un que l’autre, lui dans son costume anglais qui le grandissait encore, elle toute simple, ses cheveux nattés et tombants, encadrant sa figure d’une pâleur mate, éclairée de deux yeux gris, d’un gris de perle fine. Une bonne odeur de pain bénit, mêlée au parfum de l’encens, flottait dans l’église autour d’eux, comme l’haleine même du dimanche et de la fête religieuse. Cécile quêtait gentiment, essayait de sourire. Jack était grave ; cette petite main qui tremblait dans la sienne, sous son gant blanc de filoselle, lui causait l’impression attendrissante d’un oiseau qu’il aurait déniché dans la forêt, tiède de la plume du nid et doux comme elle. Sentait-il donc déjà que cette petite main serait son amie, et que plus tard, tout ce qu’il aurait de bon dans sa vie, lui viendrait de là ?…

Ils allaient, venaient, entre les bancs.

— Ça fait une jolie paire, disait la femme du garde en les voyant passer, et plus bas, tout bas, de façon à ne pas être entendue, elle ajoutait : « Pauvre mignonne ! Elle sera encore plus jolie que sa mère… Pourvu qu’il ne lui en arrive pas autant. »

La quête finie, Jack, revenu à sa place, croyait sentir encore le charme communicatif de la petite main si légèrement tenue ; mais son bonheur ne devait pas finir là. À la sortie, dans l’encombrement de la petite place, où les casques des pompiers, les fusils des forestiers, brillaient au soleil parmi le bariolage des toilettes, madame Rivals s’approcha de d’Argenton et demanda la permission d’emmener Jack déjeuner chez elle et de le garder tout l’après-midi pour jouer avec sa quêteuse. Charlotte rougit de plaisir, renoua la cravate de l’enfant, fit bouffer ses beaux cheveux, l’embrassa :

— Sois gentil !…

Et les deux petits, comme dans la marche solennelle de la quête, s’en allèrent ensemble devant la grand’maman, qui avait peine à les suivre.

À partir de ce jour-là, quand Jack n’était plus à la maison et qu’on demandait : « Où est-il ? » on ne répondait plus : « Il est en forêt » mais on pouvait dire à coup sûr : « Il est chez les Rivals. »

Le médecin habitait tout au bout du pays, du côté opposé aux Aulnettes, une maison à un étage assez semblable à celle des paysans, et qu’une plaque de cuivre, un bouton posé près de la porte avec ces mots : « sonnette de nuit » distinguaient seuls de ses voisines. Elle paraissait ancienne, avait des murs noircis, des volets pleins ; mais quelques ornements modernes inachevés indiquaient qu’on avait eu jadis des velléités de la rajeunir, et qu’une catastrophe subite était venue l’interrompre au milieu de sa toilette de vieille maison qui se restaurait. Ainsi, au-dessus de la porte d’entrée, une marquise en zinc attendait qu’on lui posât une toiture de verre, et mettait sur la tête des gens qui sonnaient le couronnement de sa bordure vide. De même, à droite de la petite cour plantée d’arbres, on avait commencé à construire un pavillon arrêté net au-dessus du rez-de-chaussée, où les fenêtres et la porte formaient des trous carrés.

Le « malheur » de ces pauvres gens leur était arrivé juste au moment de leurs réparations, et par une superstition que comprendront tous ceux qui aiment, les travaux avaient été interrompus, abandonnés.

Il y avait huit ans de cela. Depuis huit ans, les choses étaient restées en l’état ; et bien que dans le pays tout le monde y fût habitué, cet inachevé donnait à l’habitation entière la physionomie découragée de quelqu’un à qui rien n’est plus et qui se dit à propos de tout : « À quoi bon ? » Le jardin, qui tendait derrière la maison, au fond du corridor peint à la chaux, un store de verdure flottante, se trouvait lui aussi dans un état complet d’abandon. L’herbe montait dans les allées, et de larges feuilles parasites couvraient le bassin dont le jet d’eau ne marchait plus.

L’aspect des êtres ressemblait à celui des choses. Depuis madame Rivals, qui au bout de huit ans portait encore le deuil de sa fille sans l’éclaircir d’un bonnet blanc, jusqu’à la petite Cécile qui avait sur son visage d’enfant une expression de gravité, de mélancolie, surprenante pour son âge, jusqu’à la vieille servante qui était chez ces braves gens depuis une trentaine d’années et supportait une partie du poids de leur malheur, tout le monde vivait avec la même oppression, le même regret enfoui dans le silence.

Seul le docteur échappait à l’influence générale. Ses courses continuelles au grand air, les distractions de la route, peut-être aussi la philosophie de l’être qui voit souvent mourir, avaient complété les dispositions naturelles d’un tempérament tout en dehors, très mobile et disposé à la gaieté.

Tandis que pour madame Rivals la présence continuelle de la petite Cécile, ce qu’elle retrouvait de la mère dans les traits déjà dessinés de l’enfant, était un renouvellement perpétuel de son deuil ; le docteur, au contraire, reprenait sa bonne humeur à mesure que la petite, en grandissant, lui rendait peu à peu la fille qu’il avait perdue. Quand il avait couru tout le jour, qu’il se trouvait après dîner, sa femme étant occupée à quelque soin du ménage, tout seul avec l’enfant, il lui venait des bouffées de gaieté, de jeunesse, des chansons de bord entonnées à pleine voix, et qui s’arrêtaient net devant le reproche silencieux que lui jetait madame Rivals en rentrant, devant ce regard qui semblait dire : « Rappelle-toi » comme s’il y avait eu un peu de sa faute, à lui, dans le grand malheur dont ils étaient frappés.

Ce simple rappel à la tristesse suffisait pour le consterner, pour le faire taire ; et il restait silencieusement à jouer avec les tresses de la petite.

Dans ce milieu, l’enfance de Cécile se passait bien mélancolique. Elle sortait peu, vivait dans le jardin ou dans une grande pièce pleine de casiers, de bottes d’herbes, de racines en train de sécher qu’on appelait « la pharmacie. » De cette pièce, une porte toujours close donnait sur la chambre de la jeune femme tant regrettée, une chambre où toutes les étapes de sa courte vie étaient marquées par quelque souvenir de jeu, d’étude, de religion, de toilette : des livres, des robes rangées dans l’armoire, un tableau de communion accroché au mur, tout un musée de reliques déjà jaunies, où la mère entrait seule avec un soin pieux, sans que son regret fût jamais affaibli par les marques du temps visibles sur la fragilité des objets.

La petite Cécile s’arrêtait souvent, pensive, devant ce seuil fermé comme un caveau. Du reste, elle songeait trop. Jamais on ne l’avait envoyée à l’école, comme si on eût craint pour elle le contact des autres enfants du village ; et cet isolement lui faisait mal. Son petit corps se fatiguait de trop d’inaction. Il lui manquait ces turbulences de vie, ces cris sans cause, ces piétinements fous que les enfants n’ont qu’entre eux quand ils ne sont pas gênés du blâme ni de la raillerie des gens sérieux.

— Il faut la distraire, disait M. Rivals à sa femme… Il y a le petit d’Argenton qui est charmant, à peu près de son âge et qui ne bavarderait pas, lui.

— Oui, mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? D’où viennent-ils ? Personne ne les connaît…, répondait madame Rivals toujours méfiante.

— La crème des gens, ma chère amie. Le mari est très original, c’est vrai, mais tu comprends, les artistes… La femme est un peu bêtasse, mais si bonne femme. Quant à l’honnêteté, par exemple, j’en réponds.

Madame Rivals remuait la tête. Elle n’avait pas confiance dans la perspicacité de son mari.

— Oh ! tu sais, toi…

Et elle soupirait, avec un regard plein de reproches.

Le vieux Rivals baissait le front comme un coupable. Pourtant il tenait à son idée :

— Prends garde, disait-il, la petite s’ennuie. Elle finira par tomber malade. Et puis quoi ? Ce petit Jack est un enfant, Cécile aussi. Qu’est-ce que tu veux qu’il arrive ?

Enfin la grand’mère sa laissa décider, et Jack devint le compagnon de Cécile.

Ce fut pour lui une vie nouvelle. Il vint rarement d’abord, puis un peu plus, ensuite tous les jours. Madame Rivals prit bien vite en affection cette jolie nature d’enfant, discrète et tendre, comprimée par l’indifférence comme Cécile l’était par la tristesse. Elle s’aperçut de l’abandon où on laissait le petit, et qu’il manquait toujours des boutons à sa veste, et qu’il était libre à toute heure de la journée, sans leçons ni devoirs.

— Tu ne vas donc pas à l’école, mon petit Jack ?

— Non, Madame.

Il ajoutait, car il y a souvent des trésors de délicatesse dans le cœur des enfants : « C’est maman qui me montre. »

Elle en aurait été bien en peine, la pauvre Charlotte, avec sa cervelle d’oiseau. D’ailleurs il était bien facile de voir que personne chez ses parents ne s’occupait de lui.

— C’est incroyable, disait madame Rivals à son mari, ils laissent cet enfant traîner sans rien faire du matin au soir.

— Que veux-tu ? répondait le docteur pour excuser ses amis. Il paraît qu’il ne veut pas travailler, ou du moins qu’il ne peut pas. Il a la tête un peu faible.

— Oui, la tête un peu faible, et puis son beau-père ne l’aime pas… Ces enfants du premier lit sont toujours des parias.

Jack trouva de vrais amis dans cette maison. Cécile l’adorait, ne pouvait plus se passer de lui. Ils jouaient ensemble dans le jardin quand il faisait beau, ou sinon montaient à la pharmacie. Madame Rivals était toujours là. Comme il n’y avait pas de pharmacien à Étiolles, elle exécutait les ordonnances les plus simples de son mari, des potions calmantes, des poudres, des sirops. Depuis vingt ans qu’elle faisait ce métier, la bonne femme était arrivée à une grande expérience ; et même, en l’absence du docteur, beaucoup venaient la consulter. Les enfants s’amusaient de ces visites, épelaient sur les flacons opaques des mots de latin barbare « sirupus gummi, » ou bien armés d’une paire de ciseaux découpaient des étiquettes, collaient des petits sacs, lui maladroit comme un garçon, Cécile avec l’attention sérieuse d’une fillette qui deviendra une femme utile, préparée à toutes les minuties d’une existence laborieuse et sédentaire. Elle avait sous les yeux l’exemple de la grand’maman. Celle-ci menait la pharmacie d’abord, puis elle tenait les livres de son mari, inscrivait les ordonnances, s’occupait des rentrées, notait les visites faites dans la journée.

— Voyons, où es-tu allé aujourd’hui ?… demandait-elle au docteur, à l’arrivée.

Le bonhomme oubliait en route la moitié de sa tournée, et, volontairement ou involontairement, en supprimait toujours une partie, car il était aussi généreux que distrait. Des notes traînaient dans des maisons depuis vingt ans. Ah ! s’il n’avait pas eu sa femme, quel gâchis. Elle le grondait doucement, lui mesurait son grog, s’occupait des moindres détails de sa toilette ; et déjà, quand il partait, la petite lui disait très gravement : « Allons, viens ici, grand-père, que je voie s’il ne te manque rien. »

La bonté de cet homme avait quelque chose de divin.

Elle se lisait dans son regard d’enfant, innocent et clair, mais sans la malice toujours éveillée de l’enfant. Quoi qu’il eût beaucoup couru le monde, connu force gens et force pays, la science l’avait gardé naïf. Il ne croyait pas au mal et appliquait la même illusion indulgente à tout ce qui vivait, aux bêtes comme aux personnes. C’est ainsi que, pour ne pas fatiguer son cheval, un vieux compagnon qui le servait depuis vingt ans, dès qu’il rencontrait une côte à monter, un chemin un peu raide, ou seulement que l’animal traînait la patte, il descendait du cabriolet et s’en allait tête nue, au soleil, au vent, à la pluie, tenant la bride de la bête, qui le suivait paisiblement.

Le cheval était fait à son maître comme le maître au cheval ; il savait que le docteur s’attardait souvent dans ses visites, ne se décidait jamais à s’en aller, et il avait des façons à lui de secouer ses rênes à la porte des malades. D’autres fois, quand c’était l’heure de rentrer pour déjeuner ou pour dîner, il s’arrêtait au milieu de la route, se tournait obstinément du côté de la maison.

— Tiens ! c’est vrai, tu as raison, disait Rivals.

Alors ils revenaient bien vite ou se disputaient tous les deux.

— Ah ! mais tu m’ennuies, à la fin, grondait la bonne voix du docteur. A-t-on jamais vu un animal pareil ? Puisque je te dis que j’ai encore une visite à faire, rentre tout seul si tu veux.

Sur quoi il courait furieux à sa visite, pendant que le cheval, aussi entêté que lui, prenait tranquillement le chemin du village, traînant la voiture allégée, remplie seulement de livres et de journaux, ce qui faisait dire aux paysans qui le rencontraient sur la route :

— Allons, M. Rivals aura eu encore quelque bisbille avec sa bête.

Désormais la grande joie du docteur fut d’emmener les enfants avec lui dans ses courses autour d’Étiolles. Le cabriolet était large, on y tenait trois facilement, et une fois entre ces deux petites figures rieuses, le brave homme sentait la tristesse de son logis s’évaporer à cette admirable vue de la nature, qui endort les douleurs, les berce, les enveloppe. Il s’amusait comme un enfant avec ces enfants. Jack était ravi, il n’avait jamais vu tant de prés, tant de vignes et d’eau.

— Devine un peu ce qui est semé là, lui disait Cécile devant ces grandes pentes vertes qui descendent à la Seine avec un mouvement de flots… De l’orge ? du blé ? du seigle ?

Toujours Jack se trompait. Aussitôt c’était des joies, des rires :

— Comprends-tu ça, grand-père ? il a pris ceci pour du seigle…

Alors elle lui apprenait à distinguer les épis pleins du blé des épis barbelés de l’orge, les grappes flottantes des avoines, le rose des sainfoins, le violet des luzernes, le jaune d’or des champs d’œillettes, tous ces tapis étalés sur les prés, ces récoltes en herbe qui, l’automne venu, s’amoncellent en meules isolées parmi toute la campagne agrandie.

Partout où le médecin était appelé, on accueillait admirablement les enfants.

Tantôt, ils arrivaient dans quelque ferme, où pendant que M. Rivals grimpait l’escalier de bois qui conduisait à la chambre, on les emmenait visiter les couvées, voir sortir le pain du four, traire les vaches à l’entrée de l’étable, ou bien dans un de ces moulins bâtis sur l’Orge, l’Yères, l’Essonne, semblables à d’antiques châteaux-forts avec leur passerelle verdie et toutes ces moisissures d’eau qui font à leurs grands murs, à leurs pierres mal jointes une vieillesse anticipée.

Quand les enfants avaient assez de ces grandes pièces blanches où la poussière de la farine monte continuellement dans la trépidation du plancher et des murailles, ils passaient des heures à regarder les palettes battant l’eau, les bouillonnements de l’écluse, et là-haut, sur la petite rivière emprisonnée, tranquille, assombrie de saules noueux, une basse-cour liquide, dans laquelle s’ébattaient des troupeaux de canards.

C’est une chose singulière que la maladie dans ces intérieurs de paysans. Elle n’entrave rien, n’arrête rien. Les bestiaux entrent, sortent, aux heures ordinaires. Si l’homme est malade, la femme le remplace à l’ouvrage, ne prend pas même le temps de lui tenir compagnie, de s’inquiéter, de se désoler. La terre n’attend pas, ni les bêtes non plus. La ménagère travaille tout le long du jour, le soir elle tombe de fatigue et s’endort pesamment. Le malheureux couché à l’étage supérieur, au-dessus de la chambre où la meule grince, de l’étable où beuglent les bœufs, c’est le blessé tombé pendant le combat. On ne s’occupe pas de lui. On se contente de le mettre à l’abri dans un coin, de l’accoter à un arbre ou au revers d’un fossé, pendant que la bataille qui réclame tous les bras continue. Autour on bat le blé, on blutte le grain, les coqs s’égosillent. C’est un entrain, une activité ininterrompus, tandis que le maître du logis, le visage tourné à la muraille, résigné, muet et dur, attend que le soir qui tombe ou le jour qui blanchit les carreaux lui emporte son mal ou sa vie.

Voilà pourquoi, dans les maisons où ils allaient, les enfants ne trouvaient pas de tristesse. On les choyait. Il y avait toujours quelque galette pour eux, de l’avoine triée pour le cheval, un panier de fruits à emporter à la grand’mère.

Le docteur était tellement aimé, si bon, si peu soigneux de ses intérêts. Les paysans l’adoraient et le dupaient également.

— C’est un homme ben charitable, disaient-ils en parlant de lui… Ah ! s’il avait voulu, en voilà un qui serait devenu riche !

Mais tout de même ils s’arrangeaient pour ne pas payer de note, et ce n’était pas difficile avec un caractère comme le sien. Quand il sortait d’une maison, sa consultation finie, il était entouré d’une nuée tenace et bruyante. Jamais souverain en tournée ne vit son carrosse assailli comme l’humble cabriolet du docteur au moment du départ.

— Monsieur Rivals, qu’est-ce qu’il faut que je donne à ma petite ?

— Et mon pauvre homme, monsieur Rivals, n’y a donc rien à faire pour lui ?

— C’est-y pour manger ou pour se frotter, cette poudre que vous m’avez donnée ? Est-ce qui vous en reste encore une pincée ? v’là que je sommes sur la fin.

Le docteur répondait à tout le monde, faisait tirer la langue à l’un, tâtait le pouls à l’autre, distribuait des petits paquets de poudre, donnait du vin de quinquina, tout ce qu’il avait, et s’en allait enfin vidé, tondu, exprimé, au milieu des acclamations, des bénédictions de tout ce brave peuple de la terre qui s’essuyait un œil attendri en s’écriant : « Quel digne homme ! » et clignait l’autre œil malicieusement comme pour dire : « Quel innocent ! » Bien heureux encore si, au dernier moment, quelque petit courrier en sabots ne venait le quérir « ben vite » pour un malade a quatre lieues de là.

Enfin, on rentrait, et ces retours dans le couchant à travers les sentiers du bois qui allongeait ses longues branches ou sur la route du pays traversée de vols d’hirondelles, de jeux d’enfants, de troupeaux dispersés, avaient un apaisement délicieux. La Seine, déjà toute bleue du côté de la nuit, coulait à l’horizon en or fluide. Sur ce fond lumineux, des bouquets d’arbres grêles, touffus seulement dans le haut comme des palmiers, des maisons blanches étagées le long du coteau donnaient tout à coup l’impression d’un paysage oriental, rêvé plutôt que vu, d’une de ces villes de Judée qui horizonnent des « Sainte-Famille » en route le soir par des chemins montants.

— Ça ressemble à Nazareth, disait la petite Cécile avec des souvenirs d’images de piété ; et les deux enfants causaient, se racontaient tout bas des histoires, pendant que la voiture roulait vers le souper que Jack partageait bien souvent.

De toutes ces courses en commun, il résultait pour M. Rivals que le petit d’Argenton avait une intelligence très ouverte, un esprit concentré, mais profond, où le peu d’instruction reçue avait laissé beaucoup de traces. Avec sa bonté généreuse, il comprit vite combien le pauvre enfant devait être abandonné des siens, et il résolut de suppléer à leur indifférence. Il prit l’habitude tous les jours, après son déjeuner, de le faire travailler pendant une heure, juste le temps qu’il consacrait d’ordinaire à sa sieste. Ceux qui savent ce qu’est cette habitude de la sieste après les repas, comprendront ce qu’il lui fallut de courage et de dévouement pour y renoncer.

De son côté, Jack s’appliqua de tout son cœur. Le travail lui était facile dans le calme laborieux de la maison Rivals. Cécile assistait presque toujours à la leçon, écoutait religieusement son ami réciter l’Épitome, dardait sur lui le feu de ses yeux pleins de pensées, comme pour mieux l’aider à comprendre, et se sentait toute fière et joyeuse, lorsqu’après le déjeuner son grand-père étalait le cahier de devoirs sur la table, et disait : « Mais c’est très bien cela ! » avec un contentement mêlé de surprise.

Chez sa mère, Jack ne parlait pas de son travail. Il se réjouissait de lui prouver victorieusement que le poëte s’était trompé avec son diagnostic infaillible et terrifiant ; et ce petit complot entre le bon docteur et lui restait facilement inconnu, car les habitants de « Parva domus » s’occupaient de moins en moins de leur enfant. Il sortait, rentrait à sa guise, allait où il voulait, revenait seulement pour les repas et s’asseyait à un bout de la table, plus grande chaque jour, chaque jour entourée de nouveaux commensaux.

Pour peupler sa solitude, pour maintenir autour de lui ce tapage dans le vide, qu’il appelait « un milieu intellectuel, » d’Argenton avait ouvert sa maison toute grande aux Ratés. Le poëte n’aimait pourtant pas à jeter son bien par les fenêtres, il était visiblement avare et, chaque fois que Charlotte lui disait bien timidement : « Je n’ai plus d’argent, mon ami, » il répondait par un « déjà ! » très accentué et une moue peu encourageante. Mais chez lui la vanité l’emportait sur tout le reste ; et le plaisir de montrer son bonheur, de faire le maître de maison, d’exciter l’envie de tous ces pauvres diables, triomphait de ses calculs les mieux équilibrés.

On savait dans le monde des Ratés qu’il y avait là-bas au grand air, dans un endroit délicieux, bonne table et bon gîte au besoin si l’on manquait le train. Cela se criait d’un bout à l’autre des brasseries :

— Qui est-ce qui vient chez d’Argenton ?

Et l’argent du voyage péniblement réuni, on arrivait en bande, à l’improviste.

Charlotte était sur les dents :

— Vite ! madame Archambauld, voilà du monde, tordez le cou à un lapin, à deux lapins… Vite, une omelette, deux omelettes, trois omelettes.

— Heullà, bon Dieu, bonnes gens ! En v’là-t-il des figures, disait la femme du garde effarée ; car c’était sans cesse de nouveaux visages, et des cheveux, et des barbes, et des tenues !

D’Argenton ressentait toujours le même contentement à promener les arrivants dans tous les recoins de la maison, à leur en faire admirer les embellissements. Ensuite ces troupes de vieux gamins à barbes grises se répandaient sur les routes, au bord de l’eau, dans la forêt, avec des hennissements de gaieté, des gambades extravagantes de vieux chevaux qu’on met au vert.

Dans le frais paysage, ces hauts chapeaux pelés, ces habits noirs râpés, ces faces creusées par toutes les souffrances envieuses des misères parisiennes, paraissaient plus sordides, plus fanés, plus flétris. Puis la table réunissait tout ce monde, la table mise à la journée et n’ayant pas le temps de secouer ses miettes d’un repas à l’autre. On s’attardait pendant des après-midi entières à boire, à discuter, à fumer.

C’était la brasserie au milieu des bois.

D’Argenton triomphait. Il pouvait ressasser son éternel poëme, répéter dix fois les mêmes projets, dire à tout propos : « Moi je… moi je » avec l’autorité du Monsieur qui a à lui le bon vin, la maison et tout. Charlotte aussi se trouvait très heureuse. Pour sa nature changeante et ses instincts bohémiens, c’était un renouvellement de jeunesse que tout ce train d’allées et venues ; on l’entourait, on l’admirait, et tout en restant fidèle à son amour, elle savait se montrer juste assez coquette pour émoustiller le poëte et lui faire apprécier son bonheur.

Le dimanche, elle recevait des femmes de Ratés, de ces courageuses créatures qui travaillaient fiévreusement toute la semaine, et à qui leurs maris octroyaient de temps en temps le luxe d’une sortie avec eux. Vis-à-vis de celles-là, on jouait un peu à la châtelaine, on les appelait « ma bonne petite, » on étalait des peignoirs Louis XV à côté de leurs ajustements de hasard.

Mais entre tous les Ratés, les plus assidus aux Aulnettes étaient encore Labassindre et le docteur Hirsch. Ce dernier, installé d’abord pour quelques jours, n’avait plus bougé depuis des mois, et la maison était devenue la sienne. Il en faisait les honneurs aux invités, portait le linge du poëte, ses chapeaux dans la coiffe desquels il aplatissait des rames de papier ; car la tête de ce fantaisiste était extraordinairement petite, si petite, qu’on se demandait en le regardant comment il avait pu y faire entrer tant de connaissances et que l’on ne s’étonnait plus alors de l’encombrement inouï d’un pareil emmagasinage.

Tel qu’il était, d’Argenton ne pouvait plus se passer de lui. Il avait là le confident attentif de tous ses malaises de malade imaginaire, et quoiqu’il ne fît pas grand cas de la science de Hirsch, quoiqu’il se gardât bien d’exécuter aucune de ses prescriptions, sa présence le tranquillisait.

— C’est moi qui l’ai remis sur pieds !… disait l’autre avec aplomb. Aussi le docteur Rivals avait-il perdu beaucoup de son autorité dans la maison.

Cependant les jours, les mois, se passaient. L’automne enveloppait Parva domus de ses brumes mélancoliques, puis la neige de l’hiver couvrait le pignon, les giboulées d’avril rebondissaient sur ses ardoises sonores, et voici qu’un nouveau printemps l’enguirlandait de ses lilas ouverts. Rien de changé d’ailleurs. Le poëte avait quelques plans de plus sur le chantier, dans l’esprit quelques maladies nouvelles, que l’inévitable Hirsch décorait de quelques nouveaux noms très bizarres. Charlotte était toujours insignifiante, belle et sentimentale. Jack avait grandi et beaucoup travaillé. En dix mois, sans système ni règlement, il avait fait des progrès étonnants et en savait plus long que bien des collégiens de son âge.

— Voilà ce que j’ai fait de lui en un an, disait M. Rivals aux d’Argenton avec fierté. Maintenant, envoyez-le dans un lycée, et je vous réponds que ce sera quelqu’un, ce petit-là.

— Ah ! docteur, docteur, que vous êtes bon… s’écriait Charlotte un peu honteuse du reproche indirect qu’il y avait dans la sollicitude de cet étranger, comparée à son indifférence maternelle. D’Argenton, lui, prit la chose plus froidement, dit qu’il verrait, qu’il réfléchirait, que l’éducation des colléges avait de graves inconvénients. Tout seul avec Charlotte, il laissa déborder sa mauvaise humeur :

— De quoi se mêle-t-il, celui-là ? Chacun sait son devoir dans la vie. Pense-t-il m’apprendre le mien ? Il ferait bien mieux d’étudier sa médecine, ce frater de village.

Au fond, son amour-propre avait été vivement atteint. À partir de ce moment, il lui arriva plusieurs fois de dire d’un air grave :

— Il a raison, le docteur ; il faut s’occuper de cet enfant.

Il s’en occupa, hélas !

— Arrive ici, gamin, cria un jour au petit Jack le chanteur Labassindre, qui se promenait de long en large dans le jardin, en grand conciliabule avec Hirsch et d’Argenton. L’enfant s’approcha un peu troublé ; car, en général, pas plus le poëte que ses amis ne lui adressaient la parole.

— Qui est-ce qui a fait… beûh !… beûh !… le piège à écureuils qui est dans le grand noyer… beûh !… beûh !… au fond du jardin ?

Jack pâlit, s’attendant à être grondé ; mais comme il ne savait pas mentir, il répondit :

— C’est moi.

Cécile ayant désiré un écureuil vivant, il avait fabriqué un piége en entre-mêlant les fils de fer en trébuchet parmi les branches par une ingénieuse combinaison qui n’avait pas encore pris d’écureuil, mais qui pouvait fort bien en prendre.

— Et tu as fait cela, tout seul, sans modèle ?

Il répondit très timidement :

— Mais oui, monsieur Labassindre, sans modèle.

— C’est extraordinaire… extraordinaire, répétait le gros chanteur en se tournant vers les autres… Cet enfant est né mécanicien, c’est positif. Il a ça dans les doigts. Qu’est-ce que vous voulez ? C’est l’instinct, c’est le don.

— Ah ! voilà… le don ! fit le poëte en redressant fièrement la tête.

Le docteur Hirsch se rengorgea lui aussi :

— Tout est là, parbleu !… le don !

Sans s’occuper davantage de l’enfant, ils recommencèrent à se promener ensemble dans l’allée du verger, gravement, lentement, avec des gestes hiératiques et des haltes quand l’un d’eux avait quelque chose de très important à dire.

Le soir, après dîner, il y eut une grande discussion sur la terrasse.

— Oui, comtesse, disait Labassindre en s’adressant à Charlotte comme s’il eût voulu la convaincre d’une vérité déjà débattue entre eux : l’homme de l’avenir, c’est l’ouvrier. La noblesse a fait son temps, la bourgeoisie n’a plus que quelques années dans le ventre. Au tour de l’ouvrier maintenant. Méprisez ses mains calleuses et son bourgeron sacré. Dans vingt ans, ce bourgeron mènera le monde.

— Il a raison… fit d’Argenton gravement, et la petite tête du docteur Hirsch approuvait avec énergie.

Chose singulière, Jack qui, depuis son séjour au gymnase, était habitué aux tirades du chanteur sur la question sociale, et qui ne l’écoutait jamais, le trouvant fort ennuyeux, éprouvait à l’entendre ce soir-là une émotion pénétrante, comme s’il avait su vers quel but se dirigeaient ces mots sans suite, et quelle existence ils allaient frapper.

Labassindre faisait un tableau enchanteur de la vie ouvrière.

— Oh ! la belle vie d’indépendance et de fierté ! Quand je pense que j’ai été assez fou pour quitter cela. Ah ! si c’était à refaire.

Et il leur racontait son temps de forgeron à l’usine d’Indret, alors qu’il s’appelait simplement Roudic, car ce nom de Labassindre qu’il portait, était le nom de son village, La Basse-Indre, un gros bourg breton des bords de la Loire. Il se rappelait les belles heures passées au feu de la forge, nu jusqu’à la ceinture, tapant le fer en mesure au milieu de braves compagnons.

— Tenez, disait-il, vous savez si j’ai eu du succès au théâtre ?

— Certes, répondit le docteur Hirsch avec impudence.

— Vous savez si on m’en a offert de ces couronnes d’or, et des tabatières, et des médailles. Eh bien, tous ces souvenirs ont beau être précieux pour moi, il n’y en a pas un qui vaille celui-ci.

Retroussant jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise, sur son bras énorme et velu comme une patte d’ours, le chanteur montrait un grand tatouage rouge et bleu, représentant deux marteaux de forge croisés dans un cercle de feuilles de chêne, avec une inscription en guirlande : Travail et liberté. De loin, cela ressemblait aux suites ineffaçables d’un énorme coup de poing ; et le malheureux ne disait pas que ce tatouage, qui avait résisté à toutes les frictions, à toutes les pommades, faisait le désespoir de sa vie théâtrale, parce qu’il lui interdisait les effets de biceps, l’empêchait de relever ses manches pour jouer la Muette, Herculanum, tous les héros des pays de soleil renvoyant de leurs deux bras nus les draperies écartées sur leurs poitrines de vainqueurs.

N’ayant pu effacer son tatouage, Labassindre le portait, l’étalait, le brandissait comme un drapeau. Ah ! maudit soit le directeur de Nantes qui était venu l’entendre à l’usine un soir qu’il chantait pour un camarade blessé. Maudite aussi la note incomparable que la nature lui avait mise dans le gosier. Si on ne l’avait pas détourné de sa vraie route, à cette heure, il serait là-bas, comme son frère Roudic, chef d’atelier aux forges d’Indret, avec des appointements superbes, le logement, le chauffage, l’éclairage et une rente assurée pour ses vieux jours.

— Sans doute, sans doute, c’est très beau, disait timidement Charlotte, mais encore faut-il avoir la force de supporter une existence pareille. Je vous ai entendu dire à vous-même que le métier était très dur, très pénible.

— Pénible, oui, pour une mazette ; mais il me semble que ce n’est pas ici le cas, et que l’individu en question est parfaitement constitué.

— Admirablement constitué, dit le docteur Hirsch. Ça, j’en réponds.

Du moment qu’il en répondait, il n’y avait plus rien à dire.

Pourtant Charlotte essayait encore quelques objections. Selon elle, toutes les natures ne se ressemblaient pas. Il s’en trouvait de plus fines, de plus aristocratiques auxquelles certaines besognes répugnaient.

Là-dessus d’Argenton se leva furieux :

— Toutes les femmes sont les mêmes, s’écria-t-il grossièrement. En voilà une qui me supplie de m’occuper de ce monsieur, — et Dieu sait que cela ne m’amuse guère, car c’est un assez triste personnage ! Je m’en occupe pourtant, je mets mes amis en campagne ; et maintenant on a l’air de dire que j’aurais mieux fait de ne pas m’en mêler.

— Mais ce n’est pas ce que je dis, fit Charlotte éplorée d’avoir déplu au maître.

— Eh ! non, ce n’est pas ce qu’elle dit… répétèrent les autres ; et, en se sentant soutenue, en voyant qu’on intervenait en sa faveur, la pauvre femme se laissa aller à une faiblesse d’attendrissement, comme ces enfants battus qui n’osent pleurer que quand on les protége. Jack quitta la terrasse brusquement. C’était au-dessus de ses forces de voir pleurer sa mère sans sauter à la gorge de ce méchant homme qui la torturait ainsi.

Les jours suivants, on ne parla plus de rien. Seulement l’enfant crut remarquer un changement dans l’attitude de sa mère avec lui. Elle le regardait, l’embrassait plus souvent qu’autrefois, le retenait près d’elle, lui faisait sentir dans son étreinte ces enlacements passionnés qu’on a pour les êtres qu’on doit quitter bientôt. Cela le troublait d’autant plus, qu’il entendait d’Argenton dire à M. Rivals avec un sourire amer qui soulevait sa grosse moustache :

— Docteur, on s’occupe de votre élève… Un de ces jours il y aura du nouveau… Je crois que vous serez content.

Sur quoi le brave docteur revenait chez lui, enchanté.

— Tu vois, disait-il à sa femme, tu vois que j’ai bien fait de leur ouvrir les yeux.

Madame Rivals secouait la tête :

— Qui sait ?… Je me méfie de ce regard si mort : il ne me dit rien de bon pour l’enfant. Quand c’est un ennemi qui s’occupe de vous, mieux vaudrait qu’il restât les bras croisés, sans rien faire.

Jack était bien de cet avis.