Jack/XXI

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Dentu (IIp. 137-162).

TROISIÈME PARTIE


I

CÉCILE

— Mais c’est de la diffamation, cela. Tu as le droit de l’attaquer en justice, ce misérable Hirsch. M’avoir laissé cinq ans avec cette conviction que mon ami Jack était un voleur !… Canaille, va !… Il était venu chez nous exprès pour m’apprendre cette nouvelle, il pouvait bien revenir pour la désavouer, puisque ton innocence était reconnue, constatée, et constatée dans les termes les plus flatteurs, les plus éloquents pour toi. Voyons, montre-moi encore ton livret.

— Voilà, monsieur Rivals.

— C’est superbe. On ne répare pas mieux un tort involontaire. Ce directeur est un brave homme… Ah ! tiens, je suis content. Ça m’avait souvent tourmenté, cette idée que mon élève était devenu un coquin… Et dire que si je ne t’avais pas rencontré par hasard chez les Archambauld, j’aurais pu garder cette pensée-là encore longtemps !

C’était, en effet, dans la petite maison du forestier que M. Rivals venait de retrouver son ancien ami.

Depuis dix jours qu’il habitait les Aulnettes, Jack vivait comme un brahme contemplateur, plongé dans le grand silence de la nature, humant les derniers beaux jours, se pénétrant de leurs soleils attiédis, ne sortant de chez lui que pour s’enfoncer dans le calme vivant de la forêt. Les arbres lui donnaient de leur sève, le sol de sa vigueur, et parfois, en secouant son front pour y réveiller la pensée, il lui semblait qu’il perdait un peu de sa laideur de malade et de forçat sous le ciel fin, profond, épuré, dont l’automne aux tranquilles rayons laissait voir au loin les espaces.

Les seuls êtres humains avec lesquels il fût en relation étaient les Archambauld, dont il avait conservé un si bon souvenir. La femme lui rappelait sa mère qu’elle avait servie longtemps, affectueuse et fidèle ; l’homme, le bon géant silencieux et sauvage, absorbé comme un faune dans la végétation du bois, évoquait pour lui tout un passé de promenades délicieuses et fortifiantes. Il revivait son enfance, entre ces deux solitaires. La femme lui achetait son pain, ses provisions, et souvent quand il avait la paresse de rentrer chez lui, il faisait cuire lui-même dans la cendre de leur foyer quelque repas élémentaire. Il restait là sur un banc devant la porte, à fumer sa pipe à côté du garde. Ces gens ne le questionnaient jamais. Seulement à le voir les pommettes enflammées, si maigre dans sa longue taille, le père Archambauld avait ces hochements de tête tristes avec lesquels il regardait ses bois de hêtres envahis par les charançons.

Ce jour-là, en arrivant chez ses amis, Jack avait trouvé le mari alité, atteint d’une violente attaque de rhumatismes articulaires qui deux ou trois fois par an jetaient ce colosse à bas, le couchaient comme un grand arbre foudroyé. Debout à son chevet, un petit homme vêtu d’une longue redingote, dont les basques pleines de journaux et de livres lui battaient sur les jambes, se tenait, tête nue, sa belle crinière blanche toute ébouriffée. C’était M. Rivals.

L’entrevue fut embarrassée d’abord. Jack était honteux de se trouver en face du vieux docteur dont il se rappelait les sinistres prédictions. M. Rivals, attribuant cette gêne à la pensée du vol, restait lui-même très froid. Mais la faiblesse de ce grand garçon le toucha malgré tout. Ils sortirent ensemble, revinrent à pied en causant, par les petits chemins verts de la forêt ; et d’un sentier à l’autre, d’un détail vague à un plus précis, ils étaient arrivés à la limite du bois et à l’explication complète du malentendu.

M. Rivals triomphait, ne se lassait pas de relire la page du livret où le directeur de l’usine avait constaté l’erreur de l’accusation.

— Ah ça ! maintenant que te voilà installé dans le pays, j’espère bien que nous allons te voir plus souvent. C’est indispensable d’abord. Ils t’envoient dans les bois, comme un cheval au vert ; mais cela ne suffit pas. Tu as besoin de soins, de grands soins, surtout dans la saison où nous entrons. Étiolles n’est pas Nice, que diable !… Tu sais comme tu te plaisais à la maison autrefois. Elle est toujours la même. Il n’y a que ma pauvre femme qui manque à l’appel. Elle est morte, il y a quatre ans, de chagrin, de découragement, car depuis notre malheur elle ne s’était jamais bien relevée. Heureusement que j’avais la « petite » pour la remplacer, sans cela je ne sais pas ce que je serais devenu. Cécile tient les livres, la pharmacie. C’est elle qui va être contente de te voir… Allons, quand viendras-tu ?

Jack hésitait avant de répondre. Comme s’il eût compris sa pensée, M. Rivals ajouta en riant :

— Tu sais, devant la petite tu n’as pas besoin d’arriver avec ton livret pour être sûr d’être bien accueilli… Je ne lui ai jamais parlé de rien, pas plus qu’à la maman. Elles t’aimaient trop. Cela leur aurait fait trop de peine… Il n’y a jamais eu l’ombre d’un mauvais sentiment entre vous… Ainsi donc tu peux te présenter sans crainte. Voyons, il fait trop frais pour que tu viennes dîner avec nous aujourd’hui. Le brouillard ne te vaut rien. Mais je compte sur toi pour déjeuner demain matin. Toujours comme de ton temps. On déjeune à midi, ou à deux heures, ou à trois, selon les visites. C’est même encore pis qu’autrefois, parce que mon sacré cheval en vieillissant est devenu plus lambin et plus maniaque… Nous avons des histoires ensemble tous les jours… Là, te voici chez toi, rentre vite… Demain, sans faute. Ne manque pas, ou je viens te chercher.

En refermant la porte de la maison, tout embarrassée de plantes grimpantes, Jack éprouva une singulière impression. Il lui sembla qu’il revenait d’une de ces grandes courses en cabriolet qu’il faisait jadis entre le docteur et sa petite amie, qu’il allait trouver sa mère apprêtant le couvert avec la femme du garde pendant que LUI travaillait dans la tourelle. Ce qui complétait l’illusion, c’était le buste de d’Argenton qu’on n’avait pas emporté à Paris comme trop encombrant et qui continuait à dominer la pelouse, rouillé, triste, promenant son ombre mobile autour de lui ainsi que l’aiguille d’un cadran solaire.

Il passa la soirée assis au bord de la cheminée, devant un feu de sarments, car la chambre de chauffe l’avait rendu frileux. Et de même qu’autrefois, quand il revenait de ses bonnes expéditions en pleine campagne, les souvenirs qu’il rapportait l’empêchaient de sentir le poids de la tristesse et de la tyrannie qui pesaient sur toute la maison ; de même ce soir-là la rencontre de M. Rivals, le nom de Cécile plusieurs fois prononcé, avaient mis dans son cœur un bien-être inconnu depuis longtemps, peuplé sa solitude de chers fantômes, de visions heureuses qui l’accompagnèrent jusque dans son sommeil.

Le lendemain, à midi, il sonnait à la porte des Rivals.

Ainsi que le bonhomme l’avait annoncé, rien n’était changé dans la maison toujours inachevée et dont la marquise se rouillait un peu plus tous les jours en attendant son vitrage.

— Monsieur n’est pas rentré… Mademoiselle est dans la pharmacie, dit à Jack la petite servante, qui vint lui ouvrir et qui avait remplacé la vieille et fidèle bonne d’autrefois. Un jeune chien aboyant dans la niche, à la place de l’ancien terre-neuve, prouvait aussi à sa manière que les choses durent plus que les êtres, à quelque espèce d’ailleurs qu’ils appartiennent.

Jack monta à la pharmacie, cette grande pièce où ils avaient tant joué jadis. Il frappa vivement, impatient de retrouver son amie, toujours enfant dans son idée, et que le mot d’affection du docteur « la petite » lui faisait voir encore avec sa taille de sept ans.

— Entrez, M. Jack.

Au lieu d’entrer, Jack se mit à trembler d’une peur, d’une émotion étranges.

— Entrez… répéta la même voix, la voix de Cécile, mais agrandie et sonore, plus riche, plus suave, plus profonde qu’autrefois.

La porte s’ouvrit tout à coup ; et Jack, enveloppé de lumière, se demanda si ce n’était pas cette délicieuse apparition de jeune fille, debout sur le seuil, qui secouait des rayons de sa robe claire, de sa veste de cachemire bleu, de ses cheveux brillants en nimbe sur un front mat, à la fois doux et fier. Ah ! comme il aurait été intimidé, si les yeux de cette belle personne, des yeux d’un gris fin et discret ne lui avaient dit clairement, naïvement : « Bonjour, Jack. C’est moi, c’est Cécile… n’aie donc pas peur, » et si une petite main posée dans la sienne ne lui avait rappelé cette tiédeur aimante qui lui était allée jusqu’au cœur le jour de la quête du quinze août.

— La vie a été bien dure pour vous, M. Jack, grand-père me l’a dit. (Elle le regardait tout émue.) Moi aussi j’ai eu beaucoup de chagrin… Bonne maman est morte… Elle vous aimait bien. Nous causions souvent de vous…

Il n’y avait que Cécile qui parlait. Assis en face d’elle, il la contemplait. Elle était grande, gracieuse dans tous ses mouvements, très simple. En ce moment, appuyée au vieux bureau où madame Rivals écrivait autrefois, elle penchait la tête légèrement pour parler à son ami avec un mouvement d’hirondelle qui gazouille au bord d’un toit.

Jack se souvenait d’avoir vu sa mère bien belle aussi, de l’avoir admirée de tout son cœur ; mais il y avait en Cécile, il se dégageait d’elle je ne sais quel bouquet indéfinissable, je ne sais quel arome de printemps divin, quelque chose de sain, de vivifiant et de pur, où toutes les grâces de Charlotte, son rire joyeux et ses grands gestes auraient singulièrement détonné.

Tout à coup, pendant qu’il se tenait là extasié devant elle, son regard en s’abaissant rencontra une de ses mains à lui posée à plat sur sa cotte avec cette gaucherie que les membres des travailleurs ont dans l’immobilité. Elle lui parut énorme, cette main, noire, indélébilement noire, traversée d’éraillures et de coupures, terminée par des ongles cassés, durcie, tannée au contact du fer et du feu. Il en avait honte, ne savait où la cacher. Il s’en débarrassa en la mettant dans sa poche. Mais c’était fini. Une lucidité subite lui était venue sur toutes les disgrâces de sa personne. Il se voyait assis sur cette chaise, affaissé, les jambes écartées, ridiculement vêtu d’un pantalon de travail et d’une ancienne veste en velours de d’Argenton, trop courte pour ses bras. (C’était sa destinée les vêtements trop courts.)

Qu’est-ce qu’elle devait penser de lui ? Comme il fallait qu’elle fût bonne et indulgente pour ne pas rire tout haut sans se gêner, car elle savait rire en dépit de son air sérieux, et on devinait une foule de petits lutins moqueurs tapis dans les ailes mobiles de son petit nez si correct, dans les coins de ses lèvres roses un peu fortes et finement arquées.

À cette gêne physique qu’il éprouvait il s’en joignait une autre toute morale. Pour achever sa confusion et sa peine, voici que toutes ses débauches, toutes ses orgies de matelot lui revenaient à la mémoire, comme si les bouges où il avait roulé aux quatre coins du monde avaient laissé leur hideur sur tout son être, comme si cela se voyait, comme si elle, surtout, le voyait. Le pli de tristesse qui marquait ce jeune front si uni, ce qu’il y avait de compatissant dans ces beaux yeux, tout lui disait qu’elle s’apercevait de son abjection ; et il souffrait, et il avait honte.

Sainte honte, souffrance bénie ! C’était son âme qui se réveillait, toute confuse et trempée de larmes. Mais lui ne s’en rendait pas compte. Il s’en voulait d’être venu, et pensait à s’enfuir, à descendre l’escalier quatre à quatre, à se sauver jusqu’aux Aulnettes pour s’y enfermer à triple tour, en jetant la clef dans le puits, afin de n’avoir plus la tentation de sortir.

Heureusement il vint du monde à la pharmacie, et Cécile, s’activant autour des balances de cuivre, pesant, numérotant les paquets, inscrivant les ordonnances comme faisait sa grand’mère, Jack ne sentit plus le poids de cette attention de jeune fille arrêtée sur sa triste personne.

Alors il n’eut plus qu’à l’admirer.

Elle était admirable, en effet, de douceur, de patience, avec toutes ces pauvres femmes de paysans, bavardes et stupides, dont les longues explications recommençaient toujours et ne se lassaient pas.

C’était un encouragement, un sourire, un bon conseil, une façon tranquille de se mettre au niveau des gens qui parlaient, en inclinant vers eux toute la grâce de son esprit. Elle avait affaire en cet instant avec une ancienne connaissance de Jack, cette vieille braconnière de mère Salé qui lui causait tant de frayeur quand il était petit. Courbée comme presque tous les paysans que la terre tire à elle dans leur labeur journalier, crevassée par le soleil, poudreuse et desséchée, la Salé ne gardait un peu de vie que dans ses yeux méfiants, charbonnés, renfoncés sous la paupière comme des bêtes méchantes au fond d’un trou. Elle parlait de son « houme, de son pauvre houme qu’était malade voilà beaux mois, ne travaillait pus, ne gagnait ren, et tout de même ne pouvait pas se décider à querver. » Elle faisait exprès de dire des choses féroces, de les colorer de son langage de vieille mère Salé, en regardant la jeune fille bien en face comme pour s’amuser à la décontenancer. Deux ou trois fois il prit à Jack une furieuse envie de mettre à la porte ce monstre coriace et haillonneux. Mais il se contint en voyant Cécile rester paisible devant cette grossièreté agressive, garder ce calme solide où la méchanceté la plus aiguë lime ses dents en croyant mordre.

L’ordonnance finie, la paysanne se retira avec toutes sortes de révérences, de bénédictions faussement obséquieuses. En passant près de Jack, elle se retourna, le reconnut :

— Tiens ! le petit des Aulnettes, dit-elle tout haut à Cécile qui l’accompagnait. Est-il décati, bon Dieu Seigneur !… Dites donc, mamselle Cécile, voilà qui va ben leur couper la langue à ceux-là qui disions dans les temps que M. Rivals chauffait le petit Ragenton pour vous en faire un mari… Ben sûr que vous n’en voudriez plus maintenant… C’est-il fichant tout de même comme la vie vous change.

Elle s’en alla en ricanant.

Jack s’était senti pâlir. Ah ! la vieille brigande, elle le lui avait donc décoché ce vieux coup de « sarpe » dont elle le menaçait tant jadis. Vrai coup de serpe, de cet outil à lame courbée, méchant et retors comme son nom. La blessure alla loin, bien loin, et devait être longue à guérir. Mais Jack n’avait pas été seul atteint, et je sais quelqu’un qui faisait semblant d’écrire sur le grand livre, et qui écrivait tout de travers, la tête penchée et rouge d’une bien vive émotion.

— Catherine, vite la soupe, et du bon vin, et du bon cognac, et tout le tremblement !

C’était le docteur qui rentrait et qui, voyant Jack et Cécile gênés, silencieux en face l’un de l’autre, éclata d’un joyeux rire :

— Comment ! voilà tout ce que vous avez à vous conter depuis sept ans que vous ne vous êtes vus ? Allons, vite à table. Ça va le mettre à l’aise tout de suite, ce pauvre garçon.

Le déjeuner ne mit pas Jack à l’aise, et ne fit au contraire que redoubler son embarras. Devant Cécile, il ne savait plus manger, tremblait de trahir des habitudes de cabaret. À la table de d’Argenton, la mauvaise tenue contractée dans sa vie ouvrière ne l’avait jamais gêné. Ici il se sentait déplacé, ridicule ; et ses malheureuses mains surtout le mettaient au supplice. Celle qui tenait la fourchette, passe encore ; elle s’occupait. Mais l’autre, qu’en faire ? Sur la blancheur de la nappe, toutes ses meurtrissures ressortaient affreusement. De désespoir, il la laissait pendre à côté de lui, ce qui lui donnait une attitude de manchot. Les prévenances de Cécile ne faisaient qu’augmenter sa timidité. Elle s’en aperçut, et ne le regarda plus qu’à la dérobée jusqu’à la fin de ce repas qui leur parut interminable.

Enfin, Catherine vint enlever le dessert et mit devant la jeune fille l’eau chaude, le sucre et la bouteille à long col pleine de vieille eau-de-vie. Depuis que sa grand’mère n’était plus là, c’était Cécile qui faisait le grog du docteur, et le brave homme n’avait pas gagné au change, car, de peur de tenir le grog trop chargé, elle en était arrivée à composer une lotion pharmaceutique « où la dose d’alcool diminuait de jour en jour, » observait M. Rivals mélancoliquement.

Quand elle eut donné son verre au grand’père, la jeune fille se tourna vers leur invité :

— Buvez-vous de l’eau-de-vie, monsieur Jack ?

Le docteur se mit à rire.

— S’il en boit, lui, un chauffeur ! Elle est étonnante cette petite fille… Tu ne sais donc pas que c’est de cela qu’ils vivent, ces pauvres diables… Tiens, à bord de la Bayonnaise, nous en avions un qui cassait les niveaux à alcool pur et buvait le contenu… Tu peux lui faire son grog carabiné, va ! il ne le sera jamais trop pour lui.

Elle regarda Jack d’un air bien doux, bien triste :

— En voulez-vous ?

— Non, merci, mademoiselle… dit-il tout bas, presque honteux. Et s’il fit un petit effort pour retirer son verre, il en fut bien récompensé par un de ces remerciements éloquents que certaines femmes savent dire sans parler et que comprennent seulement ceux à qui elles s’adressent.

— Allons, encore une conversion !… dit le brave docteur en avalant son grog avec une grimace comique ; car, pour sa part, il n’était converti qu’à demi, à la manière des sauvages, qui ne consentent à croire en Dieu que pour faire plaisir au missionnaire.

Les paysans d’Étiolles, occupés dans leurs champs, qui virent Jack revenir de chez les Rivals ce jour-là dans l’après-midi et s’en aller sur la route à grandes enjambées, purent croire qu’il était devenu fou ou que, trop copieux, le déjeuner du docteur avait désarçonné sa cervelle. Il gesticulait, parlait tout seul, menaçait l’horizon de son poing, en proie à une agitation, à une colère dont sa torpeur habituelle l’aurait fait croire incapable.

— Ouvrier !… disait-il en frémissant… Ouvrier ! Je le suis pour la vie. M. d’Argenton a raison. Il faut que je reste avec mes pareils, et que j’y vive et que j’y meure, surtout que je n’essaye jamais de m’élever plus haut. Cela fait trop de mal.

Depuis longtemps il ne s’était senti aussi nerveux, aussi vivant. Des sentiments nouveaux, inconnus, se pressaient en lui ; et au fond de chacun d’eux, comme un astre brisé dans les mille facettes du flot changeant, l’image de Cécile rayonnait. Quelle splendeur de grâce, de beauté, de pureté ! Et dire que si, au lieu de faire de lui un ouvrier, de le jeter à la fosse commune, on l’avait instruit et élevé, il aurait pu devenir un homme digne de cette jeune fille, l’obtenir pour femme, posséder ce trésor à lui tout seul. Oh ! Dieu… Il eut ce cri de colère désespérée que jette le naufragé qui se débat en vain contre la lame et voit luire à quelques brassées la berge inondée de soleil où sèchent les filets étendus.

À ce moment, comme il tournait le chemin des Aulnettes, il se trouva face à face avec la mère Salé, chargée d’un faix de bois. La vieille le regarda avec ce mauvais sourire qu’elle avait eu le matin quand elle disait : « ben sûr que vous ne voudriez plus de lui à présent. » Jack bondit devant ce sourire, et toute la fureur qui l’agitait, qui ne savait sur qui s’abattre, car en suivant son élan direct, elle eût atteint quelqu’un qui lui était bien cher, l’être faible et si léger, seul responsable de son désastre, toute sa fureur se tourna contre l’horrible vieille.

— Ah ! vipère, pensa-t-il, je m’en vais t’arracher les crocs.

Il avait une figure si terrible qu’en le voyant venir vers elle, la Salé prit peur, jeta son fagot et s’élança dans le bois avec une vitesse de vieille chèvre. C’était la revanche des anciennes « chasses » d’autrefois. Il la poursuivit pendant quelques pas, puis s’arrêta subitement.

— « Je suis fou… Cette femme ne m’a rien dit que de très vrai, après tout… Cécile ne voudrait plus de moi maintenant. »

Ce soir-là, il ne dîna pas ; il n’alluma ni feu ni lampe. Assis dans un coin de la salle à manger, la seule pièce qu’il habitât et où il avait réuni les quelques meubles dispersés par toute la maison, les yeux fixés sur la porte vitrée derrière laquelle le brouillard léger d’une belle nuit d’automne blanchissait sous la marche invisible de la lune, il songeait :

« Cécile ne voudrait plus de moi. »

Cela seul remplit sa veillée.

Elle ne voudrait plus de lui. Tout les séparait en effet. D’abord il était ouvrier, et puis… L’affreux mot lui vint aux lèvres : « bâtard… » C’était la première fois de sa vie qu’il y pensait. Enfant, ces choses-là sont à peu près indifférentes, quand rien dans l’entourage ne vient outrageusement les rappeler, et Jack avait vécu dans un monde très peu scrupuleux, passant de la société des Ratés à cette classe ouvrière où toutes les fautes ont leur excuse dans la misère, où les familles d’adoption sont plus nombreuses que partout ailleurs. N’ayant jamais entendu parler de son père, il ne s’en était jamais préoccupé ; à peine avait-il senti cette affection manquer à côté de lui, comme un sourd-muet peut se rendre compte des sens qui lui font défaut, sans connaître toute l’étendue de leur utilité ou des jouissances qu’ils procurent.

Maintenant, cette question de naissance l’occupait plus que tout le reste. Quand Charlotte lui avait dit le nom de son père, il était resté parfaitement calme devant cette révélation surprenante ; à cette heure, il aurait voulu la questionner, lui arracher des détails, des aveux même pour se faire une image précise de ce père inconnu… Marquis de l’Épan !… Était-il réellement marquis ? N’y avait-il pas là quelque imagination nouvelle de ce pauvre petit cerveau toujours affolé de titres et de noblesse ? Était-ce bien vrai aussi qu’il fût mort ? Sa mère ne lui avait-elle pas dit cela pour éviter de raconter quelque histoire de rupture, d’abandon, dont elle aurait eu à rougir devant lui ? Et s’il vivait pourtant, ce père, s’il était assez généreux pour réparer sa faute, pour donner son nom à son fils.

« Jack, marquis de l’Épan ! »

Il se répétait cette phrase à lui-même comme si ce titre le rapprochait de Cécile. Le pauvre enfant ignorait que toutes les vanités du monde ne valent pas, pour toucher un vrai cœur de femme, la pitié qui l’entr’ouvre à toutes les tendresses.

« Je vais écrire à ma mère » pensa-t-il. Mais ce qu’il y avait à demander était si délicat, si compliqué, si difficile à dire, qu’il résolut d’aller trouver Charlotte, d’avoir avec elle une de ces conversations où les yeux aident les paroles, où les sous-entendus des aveux se traduisent dans un silence souvent plus éloquent que les mots. Malheureusement il n’avait pas assez d’argent pour prendre le chemin de fer. Sa mère devait lui en envoyer ; elle n’y avait plus pensé sans doute.

— « Bah ! se dit-il, j’ai fait la route à pied quand j’avais onze ans. Je la referai bien à présent, quoique je sois un peu faible. »

Il la refit en effet, le lendemain, cette terrible route ; et si elle lui parut moins longue et moins effrayante, il la trouva aussi bien plus triste. C’est une impression bien fréquente que ce désenchantement des souvenirs d’enfance retrouvés à l’âge où tout se juge et se raisonne. On dirait qu’il y a dans les yeux de l’enfant une matière colorante qui dure autant que l’ignorance de ses premiers regards ; à mesure qu’il grandit, tout se ternit de ce qu’il admirait. Les poëtes sont des hommes qui ont gardé leurs yeux d’enfants.

Jack vit l’endroit où il avait dormi, la petite grille de Villeneuve-Saint-Georges où il s’était arrêté pour faire croire à une brave casquette à oreillons que sa mère habitait là, le tas de pierre au long du fossé où un corps étendu lui avait fait si grand’peur, et le cabaret borgne, coupe-gorge hideux tant de fois évoqué dans ses rêves !… Hélas, en fait de bouge, il en avait vu bien d’autres. Les figures sinistres d’ouvriers en ribote, de rôdeurs de barrières, dont il s’était si fort effrayé autrefois, n’avaient plus de quoi le surprendre, et il songeait en les coudoyant que si le Jack de sa jeunesse, se dressant tout à coup de la poussière de la route avec sa marche hésitante et hâtée d’écolier fugitif, rencontrait le Jack de maintenant, il en aurait plus peur peut-être que de toute autre apparition lugubre.

Il arriva à Paris vers une heure de l’après-midi, dans une pluie maussade et froide ; et poursuivant la comparaison qu’il faisait de ses souvenirs avec l’heure présente, il se rappela l’aube splendide, la belle déchirure d’un ciel de mai, dans laquelle sa mère lui était apparue au bout de son premier voyage, comme un archange Michel enveloppé de gloire et chassant devant sa lumière les sombres cohortes de la nuit. Au lieu de la petite villa des Aulnettes, où son Ida chantait au milieu des fleurs, sous le porche caverneux et froid de la Revue des races futures, d’Argenton, qui sortait, lui apparut, suivi de Moronval chargé d’épreuves et d’un escadron de Ratés épuisant dans quelques paroles vivement échangées une discussion récente.

— Tiens ! voilà Jack, dit le mulâtre.

Le poëte tressaillit, releva la tête. À voir ces deux hommes en présence, l’un vêtu avec soin, étoffé, ganté, luisant, sortant de table, l’autre efflanqué dans sa veste en velours trop courte, miroitant d’usure et d’eau, on n’aurait jamais pensé qu’il pût y avoir entre eux une attache quelconque. Et c’est bien ce qui fait la physionomie particulière de ces ménages interlopes, la tare à laquelle se reconnaît le hasard de ces familles où le père est charpentier, la fille comtesse et le frère coiffeur dans quelque faubourg.

Jack tendit la main à d’Argenton, qui se laissa prendre un doigt négligemment et lui demanda si la maison des Aulnettes était louée.

— Comment ?… louée ?… dit l’autre qui ne comprenait pas.

— Mais oui… En te voyant ici, quelle idée veux-tu qu’il me vienne, sinon : La maison est occupée, il est obligé de revenir.

— Non, dit Jack décontenancé, personne même ne s’est présenté depuis que je suis là.

— Alors, que viens-tu faire ici ?

— Je viens voir ma mère.

— C’est une fantaisie que je comprends. Malheureusement il y a des frais de voyage.

— Je suis venu à pied… dit Jack très simplement, avec un air d’assurance et de fierté tranquille qu’on ne lui connaissait pas.

— Ah !… fit d’Argenton.

Il se recueillit une seconde pour lui décocher cette petite phrase :

— Allons, je vois avec plaisir que tu as les jambes en meilleur état que les bras.

— Voilà un mot féoce… ricana le mulâtre.

Le poëte sourit modestement ; et, content de son effet, s’en alla suivi de son escorte obséquieuse, en file, le long des quais.

Huit jours auparavant, le mot cruel de d’Argenton aurait glissé sur l’abrutissement de Jack ; mais depuis la veille il n’était plus le même. Quelques heures avaient suffi pour le rendre fier et susceptible, si bien qu’après l’outrage reçu il eut envie de s’en retourner à pied comme il était venu, sans même voir sa mère ; mais il avait à lui parler, à lui parler sérieusement. Il monta.

L’appartement était tout bouleversé ; Jack trouva des tapissiers en train d’installer des tentures, de poser des bancs, comme pour une distribution de prix. On donnait le jour même une grande fête littéraire où toute la banlieue des arts et des lettres devait être réunie ; et voilà pourquoi d’Argenton avait été si furieux de voir arriver le fils de Charlotte. Celle-ci ne parut pas enchantée non plus. En l’apercevant, elle s’arrêta au milieu de son coup de feu de maîtresse de maison occupée à transformer le logis, à créer de petits salons, des boudoirs, des fumoirs, partout jusque dans les alcôves et les cabinets de toilette.

— Comment ! c’est toi, mon pauvre Jack ? Je parie que tu viens chercher de l’argent. Tu as dû croire que je t’avais oublié. C’est que, je vais te dire, je comptais en charger M. Hirsch qui doit aller aux Aulnettes dans deux ou trois jours pour faire des expériences très curieuses sur les parfums, une nouvelle médecine qu’il a inventée d’après un livre persan… tu verras, c’est étonnant comme découverte !

Ils causaient debout, à demi-voix, au milieu des ouvriers qui allaient, venaient, plantaient des clous, remuaient les meubles.

— J’aurais à te parler très sérieusement, dit Jack.

— Ah ! mon Dieu, quoi donc ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Tu sais que le sérieux n’a jamais été mon fort… Puis, tu vois, aujourd’hui tout est en l’air à cause de notre grande soirée… Oh ! ce sera superbe. Nous avons lancé cinq cents invitations… Je ne te dis pas de rester, parce que, tu comprends… D’abord, ça ne t’amuserait pas… Voyons, puisque tu tiens absolument à me parler, viens par ici, sur la terrasse… J’ai fait arranger une verandah pour les fumeurs, tu vas voir, c’est très commode.

Elle le fit passer sous une verandah à plafond de zinc, doublé de coutil rayé, ornée d’un divan, d’une jardinière, d’une suspension, mais qui paraissait bien triste en plein jour, avec le bruit strident de la pluie et l’horizon mouillé, brumeux, des bords de la Seine.

Jack se sentait gêné. Il pensait : « J’aurais mieux fait d’écrire… » et ne savait par où commencer.

— Eh bien ? dit Charlotte en arrêt, le menton dans la main, avec cette jolie pose de la femme qui écoute.

Il hésita encore une minute, comme on hésite à poser un poids trop lourd sur une étagère à bibelots, car ce qu’il avait à dire lui semblait considérable pour la petite tête légère qui se penchait vers lui.

— Je voudrais… je voudrais te parler de mon père.

Elle eut au bord des lèvres un « en voilà une idée ! » et si elle ne le prononça pas, l’expression saisie de sa figure, où il y avait de la stupéfaction, de l’ennui, de la crainte, le dit pour elle.

— C’est un sujet bien triste pour nous deux, mon pauvre enfant ; mais enfin, si pénible qu’il soit, je comprends ta curiosité, et je suis prête à la satisfaire… D’ailleurs, ajouta-t-elle avec solennité, je m’étais toujours promis, quand tu aurais vingt ans, de te révéler le secret de ta naissance.

Cette fois, ce fut à lui de la regarder, stupéfait.

Ainsi, elle ne se rappelait plus que, trois mois auparavant, elle lui avait fait cette révélation. Pourtant il ne protesta pas contre cet oubli. Il allait y gagner de pouvoir confronter ce qu’elle lui dirait avec ce qu’elle lui avait déjà dit. C’est qu’il la connaissait si bien !

— Est-ce vrai que mon père était noble ? demanda-t-il tout de suite.

— Tout ce qu’il y a de plus noble, mon enfant.

— Marquis ?

— Non, baron seulement.

— Mais je croyais… tu m’avais dit…

— Non, non, c’étaient les Bulac de la branche aînée qui étaient marquis.

— Il était donc allié à ces Bulac ?…

— Je crois bien… c’était lui le chef de la branche cadette.

— Alors… mon père… s’appelait ?

— Le baron de Bulac, lieutenant de vaisseau.

Le balcon se serait écroulé entraînant dans sa chute la verandah de coutil et tout ce qu’elle contenait, que Jack n’aurait pas éprouvé un plus effroyable ébranlement de tout son être. Il eut encore pourtant le courage de demander :

— Y a-t-il longtemps qu’il est mort ?

— Oh ! oui, très longtemps… répondit Charlotte ; et elle fit un geste éloquent pour renvoyer bien loin dans le passé cette existence devenue pour elle problématique.

Son père était mort ; voilà ce qu’il y avait de probable. Maintenant, était-ce un de Bulac, était-ce un de l’Épan ? Sa mère avait-elle menti cette fois ou l’autre ? Après tout, peut-être ne mentait-elle pas, peut-être n’en savait-elle rien elle-même.

Quelle honte !

— Comme tu as mauvaise mine, mon Jack, dit Charlotte, s’interrompant tout à coup d’une longue histoire romanesque où elle s’était lancée avec fougue à la suite de son lieutenant de vaisseau, tes mains sont glacées. J’ai eu tort de t’amener sur le balcon.

— Ce n’est rien, dit Jack avec effort, cela se passera en marchant.

— Comment ! tu t’en vas déjà ? Oui, au fait, tu as raison, il vaut mieux que tu rentres de bonne heure… Avec ce mauvais temps… Allons, embrasse-moi.

Elle l’embrassa bien tendrement, releva le collet de sa veste, lui donna un tartan à elle à cause du froid, glissa un peu d’argent dans sa poche. Elle s’imaginait que le nuage de tristesse répandu sur sa figure lui venait à la vue de ces préparatifs d’une fête à laquelle il n’assisterait pas ; aussi avait-elle hâte de le voir partir, et quand sa bonne vint l’appeler : « Madame, c’est le coiffeur… » elle en profita pour presser les adieux :

— Tu vois, il faut que je te quitte… Soigne-toi bien… Écris plus souvent.

Il descendit lentement, accroché à la rampe. La tête lui tournait.

Oh ! non, ce n’était pas leur fête de ce soir qui lui serrait le cœur ; mais la pensée de toutes les autres fêtes où il n’avait pas été convié dans la vie, la fête des enfants qui ont un père et une mère à aimer, à respecter, la fête de tous ceux qui ont un nom à eux, un foyer, une famille à eux. Il savait bien aussi une autre fête dont le sort l’exclurait sans pitié, celle de l’amour heureux qui vous unit pour toujours à quelque chose de beau, de loyal et d’honnête. Il n’en serait pas de cette fête-là ! Et le malheureux se désolait, sans s’apercevoir que regretter tous ces bonheurs c’était déjà en être digne, et qu’il y avait loin de sa torpeur passée à cette vue si claire de son triste destin, qui, seule, pouvait lui donner la force de le combattre.

Livré à ses pensées lugubres, il s’approchait de la gare de Lyon, de ces quartiers pauvres où la boue semble plus épaisse, le brouillard plus pesant, parce que les maisons y sont noires, les ruisseaux chargés, et que la misère de l’homme aide et augmente toutes les tristesses de la nature. C’était l’heure de la sortie des fabriques. Un peuple hâve et lassé, flot humain qui traînait avec lui bien des découragements et des détresses, se répandait sur les trottoirs et la chaussée, vers les boutiques de marchands de vin, vers ces bouges de barrière dont quelques-uns portent pour enseigne : « à la consolation, » comme si l’ivresse et l’oubli étaient le seul refuge des misérables. Jack, brisé, transi, sentant l’horizon fermé de partout sur sa vie aussi hermétiquement qu’il l’était sur cette soirée d’automne pluvieuse et froide, eut tout à coup un geste et un cri de désespoir.

— Ils ont raison, parbleu !… Il n’y a que ça… il faut boire !

Et, franchissant un de ces seuils souillés par les sommeils abjects ou les batailles meurtrières de l’ivresse, l’ancien chauffeur se fit servir une double mesure de vitriol[1]. Mais voilà qu’au moment de lever son verre, au milieu de la foule confuse et bruyante, dans la fumée des pipes, la buée lourde que faisaient ces souffles avinés, ces blouses trempées de pluie, il lui sembla qu’un sourire céleste s’entr’ouvrait devant lui, et qu’une voix profonde et douce murmurait près de son oreille :

— Buvez-vous de l’eau-de-vie, monsieur Jack ?

Non, certes, il n’en buvait plus, il n’en boirait plus jamais. Il sortit du cabaret brusquement, laissant son verre plein sur le comptoir où sa monnaie vivement jetée, retentit dans un étonnement général.


  1. C’est le nom qu’on donne à l’eau-de-vie dans le peuple de Paris. Le vin s’appelle pichenet.