Jane Austen, sa vie et son œuvre/1/2

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CHAPITRE II


Les premières œuvres : « Lady Susan ».
Les débuts dans le monde.
Jane Austen d’après sa correspondance.


À quel âge Jane Austen commença-t-elle à écrire ? Les premiers cahiers couverts de son écriture fine et penchée datent environ de 1788 à 1792.[1] Ils contiennent de petits récits, des contes humoristiques, naturellement très enfantins, mais où percent déjà une verve, un entrain, un sens du ridicule qui annoncent la satire de « L’abbaye de Northanger ». Parmi ces premiers essais, il en est un intitulé « Le Mystère », que le jeune auteur présente comme une « comédie inachevée ». Les deux pages de cette esquisse dramatique méritent d’être signalées puisqu’elles sont les seules de ce genre que Jane Austen écrivit jamais. De plus, il est intéressant d’y trouver ce dialogue rapide et vivant qui donnera plus tard tant de charme aux romans. Trouvant là une occupation qui devint bientôt sa distraction préférée, la fillette commença à écrire au gré de sa fantaisie. Ses parents ne s’opposaient point à cet amusement qu’ils jugeaient sans importance ; ils l’encourageait même en écoutant volontiers les œuvres nouvelles du jeune auteur et acceptaient de fort bonne grâce que la fillette leur dédiât les compositions pour lesquelles, sur un ton d’emphase comique, elle « sollicitait humblement leur protection ».[2] Bien des années après, donnant un jour des conseils à une nièce, Jane Austen déclara combien elle se repentait de ne pas avoir employé à des lectures les heures passées à écrire, alors que son esprit et son jugement n’étaient pas encore formés. « Elle me dit qu’elle savait par expérience combien il était amusant d’écrire et qu’elle jugeait cet amusement fort innocent quoique bien des gens fussent certainement d’un autre avis… Elle ajouta qu’à mon âge il ne serait pas bon de me laisser trop absorber par le plaisir d’écrire. Plus tard, elle me fit dire que, si je voulais l’écouter, je cesserais d’écrire jusqu’à ma seizième année et que bien souvent elle regrettait de ne pas avoir lu beaucoup plus, et moins écrit lorsqu’elle avait mon âge ». [3] Mais comment aurait-elle pu se plonger dans des lectures sérieuses, alors qu’un vent d’innocente frivolité soufflait sur les jeunes habitants du presbytère et que tous avaient l’ambition d’être auteur ou acteur ?

Parmi les divertissements des enfants Austen pendant les vacances d’été et de Noël, nul n’avait plus d’attraits que celui de jouer la comédie. Il s’agissait moins de procurer le plaisir d’un spectacle à un auditoire bienveillant que de passer des journées agréables à répéter telle ou telle comédie. Une nièce du révérend Austen, Philadelphie Walter, écrit en septembre 1797 que « la grange de son oncle est transformée en théâtre », et que « tous ses enfants auront un rôle dans l’une ou l’autre des deux pièces qu’ils sont en train d’étudier ». Lorsque les acteurs possédaient leurs rôles, le révérend Austen et sa femme, entourés de quelques parents ou amis en visite à Steventon, étaient admis à applaudir leurs efforts. Pour donner à ces représentations l’allure d’un événement d’importance, James Austen, l’aîné de la famille et le chef de la troupe d’amateurs, écrivait un prologue et un épilogue de circonstance. Ces morceaux étaient pleins de verve, et les acteurs chargés de les réciter ne manquaient pas d’en faire valoir les meilleurs passages. En 1784, on joua « Les Rivaux » de Sheridan et une tragédie du docteur Francklin « Matilda ». Henry et Edward Austen récitèrent à cette occasion les prologues composés par leur frère. En 1787, la pièce choisie pour les deux représentations données quelques jours après les fêtes de Noël fut la comédie de Mrs Centlivre : « Merveille ! une femme garde un secret » ; l’épilogue, toujours composé par James Austen, fut récité « par une Dame » qui tenait un des premiers rôles. Après 1790, le théâtre sous la grange dut être abandonné, car on n’en retrouve plus aucune mention.

Les principaux rôles de femme avaient été tenus à plusieurs reprises par une nièce du pasteur qui faisait alors de longs séjours au presbytère. Cette jeune femme était à cette époque aux plus belles années d’une vie qui devait connaître de romanesques et tragiques aventures. Filleule de Warren Hastings qui, à la mort de son père, lui avait assuré une dot de dix mille livres sterling, Elizabeth Hancock était née à Calcutta et de bonne heure avait été amenée en Angleterre pour y être élevée. Mme Hancock, qui souhaitait pour sa fille un brillant mariage, l’emmena à dix-huit ans à Paris, au grand déplaisir du révérend George Austen qui redoutait de voir sa sœur et sa nièce « abandonner leur famille, leur patrie, et peut-être même leur religion ». Après deux ans de résidence à Paris, Elizabeth épousa en 1781 un jeune officier d’un régiment de dragons de la Reine, le comte de Feuillide. Jolie, spirituelle et riche, très éprise de son mari qui « l’adorait littéralement » — he literally adores me — la petite anglaise, dont une miniature nous a conservé la grâce ingénue et le charme délicat, avait, comme elle l’écrivait elle-même à sa cousine Philadelphie Walter, « toutes les raisons possibles de remercier la Providence ». [4] Aimant le monde et faite pour y briller, elle avait été présentée à la Cour au moment des réjouissances qui célébrèrent la naissance du Dauphin. Puis, elle avait connu dans les salons de Paris la joie de triomphes mondains, et était devenue une des femmes à la mode de la société aristocratique. Cependant, Mme de Feuillide était restée fort attachée à son pays natal et revenait presque chaque année en Angleterre. Le comte de Feuillide, retenu à Paris par son service, n’accompagnait que rarement sa femme dans ses visites, ne se décidant pas, comme il en avait eu l’intention aux premiers temps de son mariage, à se fixer à l’étranger. Un des séjours de Mme de Feuillide à Steventon, en 1787, fut marqué par une série de représentations très brillantes. « Nous aurons, écrit-elle à Philadelphie Walter, une très élégante assistance et l’on s’amusera beaucoup. La maison est pleine d’invités et les occasions d’organiser un bal ne manquent pas ». Dans le milieu un peu provincial de Steventon, la petite comtesse apportait un élément nouveau d’élégance, de mouvement, d’amour du plaisir, et quelque chose aussi de cette douceur de vivre qu’elle avait goûtée à Paris dans la société la plus brillante et la plus élégante qui fut jamais. Trop jeune pour prendre part aux représentations où Mme de Feuillide tenait avec grand succès les rôles d’ingénue ou de coquette, Jane Austen suivit sans doute avec un étonnement amusé quelques scènes d’innocent et tendre badinage entre sa jolie cousine et les partenaires chargés de lui donner la réplique. Le délicieux épisode des répétitions de « Serments d’Amoureux » dans le « Château de Mansfield » n’aurait peut-être jamais été écrit sans les représentations de Steventon, et lorsque nous voyons M. Crawford et Miss Bertram répéter assidûment — sans doute par excès de probité artistique — leur grande scène d’amour, ne pouvons-nous pas supposer qu’il y a là quelque réminiscence du temps où la comtesse de Feuillide jouissait du plaisir d’être belle et du plaisir plus grand encore de se l’entendre dire ?

Nous devons à l’affection très vive de Mme de Feuillide pour Phihidelphie Walter une précieuse correspondance, grâce à laquelle on connaît quelque chose de Jane Austen, de sa douzième à sa quinzième année. Dans une lettre de 1788, il est question d’une rencontre entre Philadelphie et ses cousines Cassandre et Jane qu’elle ne connaissait pas encore. Cette rencontre eut lieu au cours d’une visite que les Austen faisaient alors à quelques parents de Londres et du comté de Kent. La réponse de Philadelphie à Mme de Feuillide a disparu, mais une lettre datée de juillet 1788 que Miss Walter adresse à son frère, contient un curieux portrait de Jane Austen à douze ans.

« J’ai fait hier la connaissance de mes deux cousines Austen… Comme il est très naturel d’avoir quelque tendresse à l’égard de soi-même, je me permets de déclarer ma préférence pour l’aînée qu’on dit me ressembler beaucoup de traits, de teint et de tournure. Je n’ai jamais été si tentée de ressentir un peu de vanité, car je la trouve vraiment très jolie. Mais il m’a semblé voir qu’elle n’était pas si flattée que moi de notre ressemblance, et cette remarque a fait taire en moi un sentiment qu’il est très naturel de ressentir mais prudent de combattre. La plus jeune (Jane) ressemble beaucoup à son frère Henry ; elle n’est pas jolie du tout et très guindée ; elle n’a pas l’air qu’on a généralement à douze ans. Mais cela n’est qu’un jugement de prime-saut et vous allez me gronder de le formuler ». Quelques jours plus tard, Philadelphie parle encore des Austen et sa première opinion à l’égard de Jane ne parait pas s’être modifiée : « Ils ont passé hier toute la journée avec nous. Plus je vois Cassandre, plus je l’admire. Jane est singulière et maniérée — whimsical and affected — ». [5]

Philadelphie tranche ici la question avec l’autorité qui sied à une jeune personne d’une vingtaine d’années quand elle parle d’une fillette de douze ans. Cependant il est difficile de penser que Jane Austen, même à l’âge ingrat, ait été « singulière et maniérée ». Sans mettre en doute l’évidente sincérité de « cousine Phila », on peut supposer qu’elle n’a pas vu Jane — et n’a pas pu la voir — sous son vrai jour. En effet, lorsque bien des années plus tard, Jane Austen se demande ce qu’est devenue « la timidité qu’il y avait autrefois de par le monde », [6] elle se souvient de ce qu’elle avait été petite fille et ce souvenir la couvre de confusion. Plus tard encore, dans le « Château de Mansfield » ce qu’elle dit de la timidité de Fanny « tremblant devant tout le monde, embarrassée d’elle-même », n’aimant que la société de ses frères et sœurs, est un souvenir de la fillette, gaie et rieuse parmi des enfants de son âge, mais muette et gauche devant des étrangers et plus gauche que jamais devant une cousine qui, ayant l’habitude du monde, ne s’imaginait pas qu’on pût être timide. Dans une lettre écrite en 1791, Mme de Feuillide parle d’ailleurs de Jane en termes bien différents : « Quant aux deux jeunes filles, — écrit-elle à Phila en lui donnant des nouvelles des Austen, — on me dit qu’elles sont toutes deux des beautés parfaites (perfect beauties) et subjuguent tous les cœurs ». Quelque temps après elle ajoute : « Les deux sœurs sont, parait-il, les plus jolies filles d’Angleterre ». [7] De telles louanges témoignent plutôt de rafféction de celle qui les écrit que des charmes de celles qui en sont l’objet. À moins de supposer chez Jane Austen un changement plus grand encore que la métamorphose de Catherine Morland, laide, noire et disgracieuse, en une jeune fille que la dix-huitième année rend « presque jolie », [8] il est impossible de faire accorder la gaucherie qui frappe Miss Walter et la beauté dont parle la comtesse de Feuillide avec ce que nous apprendra bientôt une toile de Zoffani.

C’est encore à Mme de Feuillide que se rattache l’événement le plus tragique dont Jane Austen eut jamais connaissance. En 1792, M. de Feuillide, alors en Angleterre, fut informé que son congé étant expiré, il serait considéré comme émigré et verrait ses biens confisqués s’il demeurait plus longtemps à l’étranger. Il se hâta de retourner à Paris où, en février 1791, il fui arrêté pour avoir suborné des témoins, et en parliculier le secrétaire du Comité révolutionnaire, qui devaient déposer au procès de la marquise de Marbeuf. Le secrétaire du Comité, un certain Morel, sollicité de donner un témoignage favorable à l’accusé, fit d’abord mine de se rendre aux instances et aux promesses du comte, puis le dénonça. La marquise de Marbeuf, son homme de confiance et le comte de Feuillide furent ensemble envoyés à la guillotine. On raconte que Mme de Feuillide était à ce moment à Paris et ne parvint à s’échapper et à passer en Angleterre qu’en courant les plus grands dangers. Mais rien ne prouve le fait et l’on peut également supposer que Mme de Feuillide, dont la mère était morte en 1792, était alors à Steventon chez son oncle où elle reçut la nouvelle de l’arrestation et de la mort du comte, comme les autres habitants du presbytère, Jane Austen fut profondément émue par un si tragique événement. L’impression qu’elle en reçut fut d’autant plus forte qu’elle vit alors Mme de Feuillide en habit de veuve dans cette maison que sa vivacité et son charme avaient emplie de leur rayonnement. Les tristes aventures d’Eliza de Feuillide pourraient servir à expliquer l’invincible répugnance que Jane Austen manifesta désormais à l’égard de tout ce qui était étranger à son milieu et contenait, ainsi qu’elle venait de l’apprendre, sous les apparences de la prospérité et de la joie, une secrète menace d’heures douloureuses et tragiques. Si l’on n’admettait pas cette hypothèse, comment expliquer que, parlant fort bien le français (ses lettres confirment sur ce point le témoignage formel de son premier biographe), et vivant à une époque où l’on rencontrait des émigrés dans tous les milieux anglais, elle n’ait jamais fait figurer de français dans ses scènes de la vie contemporaine ? Dans ses premiers livres comme dans ceux qu’elle écrit à Chawton, elle place à l’occasion et toujours fort à propos, un mot ou une phrase de français ; mais ce qu’elle accorde à la langue, elle le refuse aux personnages. Tout au plus relève-t-on dans « le Château de Manslield », un mot de Miss Crawford déclarant que seule « l’adresse d’une Française pourrait vaincre l’éloignement d’Henry pour le mariage », et aperçoit-on, dans une page de « Persuasion », la silhouette comique des « deux petits époux Durand » qui, au concert, restent bouche bée pour mieux entendre la musique et « ressemblent à deux moineaux attendant la becquée ». Mme de Feuillide dont l’âme légère n’était pas faite pour un long chagrin, devint en 1797 la femme de son cousin Henry Austen, de dix ans plus jeune qu’elle. Grâce aux relations conservées par Elizabeth de Feuillide dans le monde des émigrés, Jane Austen put voir à Londres en 1811 « un milieu français » et fut reçue avec sa belle-sœur chez ce fameux comte d’Entraigues, agent secret de Louis XVIII, dont la femme avait été jadis acclamée à l’Opéra alors qu’elle portait encore le nom célèbre de Saint-Huberty.

Vers l’époque où commencèrent les longs séjours de Mme de Feuillide à Steventon, quelques visites à Bath révélèrent à Jane Austen une vie plus large et plus mondaine que celle du presbytère. Le frère de Mme Austen, Mr. Leigh-Perrot, habitait Bath ; Cassandre et Jane allaient souvent le voir, mais nous n’avons malheureusement aucun récit des impressions de Jane à ses premiers voyages. Il ne reste en témoignage d’une visite qu’elle fit en 1791 à la célèbre ville d’eaux qu’un portrait peint par Zoffani, peintre italien établi à Bath. [9] Comme si une ombre de mystère ou d’incertitude devait toujours envelopper ce qui pourrait nous révéler les traits aussi bien que l’âme de Jane Austen, la toile de Zoffani n’est qu’un portrait « supposé » de la fille du pasteur. Aucun membre de sa famille ne fit jamais mention d’un portrait peint par un artiste en vogue comme l’était alors Zoffani. D’autre part, un parent du révérend George Austen avait, en 1791, une fille d’une quinzaine d’années appelée aussi Jane Austen et le portrait pourrait être le sien. Cependant, on sait que Zoffani, après un voyage aux Indes Orientales, revint à Bath en 1790 et que Jane Austen passa quelque temps chez son oncle l’année suivante. Comme rien ne prouve que la toile en question représente Miss Austen de Kippington plutôt que Miss Austen de Steventon, on peut lui conserver le titre, sous lequel elle est connue, de « Portrait de la romancière Jane Austen ». Ce portrait dont la reproduction orne le premier volume des « Lettres de Jane Austen » et le récent ouvrage de MM. William et Richard-Arthur Austen-Leigh, nous montre une fillette de quinze ou seize ans, au visage rond et souriant, éclairé par de grands yeux étonnés. Jolie, elle ne l’est pas encore, mais elle a déjà une physionomie expressive et intelligente. Ses cheveux bruns, coupés assez court et qui couvrent presque entièrement le front, n’ont pas un ruban ; ils laissent bien voir la forme de la tête et dégagent la ligne du cou. Une robe blanche, retenue par une étroite ceinture placée très haut sous les bras, découvre le cou et la poitrine. Pour tout ornement, un médaillon suspendu à une longue chaîne. Avec une gaucherie charmante, la fillette laisse une main pendre dans les plis de sa robe, l’autre tient le long manche d’un parasol. Le portrait qui n’est pas, il s’en faut, l’œuvre d’un grand artiste, a cependant un air de vérité, de sincérité, qui touche. C’est bien là, dans cette robe de mousseline taillée à l’enfant, Jane Austen telle qu’on se l’imagine à cet âge : une petite provinciale, fraîche et gaie, toute heureuse de connaître enfin autre chose que la maison paternelle et l’horizon familier du village natal ; sur les spectacles nouveaux d’une grande ville, emplie d’une foule élégante et affairée, elle ouvre des yeux curieux et charmés. Aussi bien que dans ce portrait, on peut saisir un écho de sa joie étonnée et naïve en voyant Bath pour la première fois dans le récit des aventures de Catherine Morland. N’est-ce pas Jane elle-même qui évoque ainsi ses souvenirs lointains quand elle dit de son héroïne : « Elle était toute impatience et ravissement : ses regards allaient deçà et de là, de partout… elle venait à Bath pour être heureuse et elle l’était déjà ». [10]

Émerveillement d’ailleurs justifié, car Bath était, à cette époque, la ville la plus mondaine de l’Angleterre, celle où princes du sang et grands seigneurs, beaux esprits et femmes à la mode trouvaient mieux qu’à Londres même des fêtes, des concerts, des « assemblées », pour occuper agréablement, à chaque heure du jour, leur oisiveté ou leur ennui. Les bals donnés chaque semaine dans les « Assembly Rooms » étaient aussi brillants en 1791 qu’au temps où le Beau Nash, divinité tutélaire du « temple de l’élégance », présidait encore à leur ordonnance et édictait des lois mondaines auxquelles tous les visiteurs devaient se conformer. La société la plus choisie se rencontrait à Bath chaque année, et dans ses étroites rues en pente, encombrées de voitures et de chaises à porteurs, dans ses « Crescents » imposants, dans ses jardins bien dessinés, on admirait toutes les élégances et tout le luxe que l’Angleterre pouvait alors montrer. Aussi les premières visites à Bath d’une fillette élevée dans un presbytère de campagne durent-elles lui laisser un souvenir inoubliable. Ce contact avec le monde, cette révélation d’une vie bruyante, infiniment complexe et variée en comparaison de tout ce qu’elle avait connu jusque-là lui fournit à son insu un élément indispensable à l’éclosion de son talent. Bath l’initia à l’élégance de la société aristocratique, à l’aspect de la foule et des villes et lui donna ainsi un terme de comparaison pour mesurer l’importance des êtres et des choses. Pour celle dont les regards n’avaient point encore dépassé l’horizon borné par les collines de Steventon, la vue de Bath fut une précieuse leçon de perspective; elle y puisa le sentiment des valeurs relatives des objets, le sens de la proportion et des rapports qui unissent chaque existence — fût-ce la plus étroite et la plus monotone — au rythme large de la vie. Désormais, sans avoir besoin d’emprunter autre chose à l’expérience ni de trouver un plus vaste champ d’études, elle put commencer à peindre sur ses petits « feuillets d’ivoire à peine large de deux pouces » [11] les tableaux où, sous les atours de son temps et les coutumes de son milieu, se révèle l’éternelle vérité de la nature humaine.

Le premier des romans que Jane Austen donna au public — et que beaucoup jugent sa meilleure œuvre fut écrit à vingt et un ans. Aussi n’est-il pas étonnant que les admirateurs d’« Orgueil et Parti pris » soient tentés d’attribuer à l’auteur une incomparable sûreté d’instinct qui lui aurait fait trouver sans hésitations une forme parfaitement adaptée aux scènes qu’il lui plaisait d’étudier. La vérité, moins flatteuse que l’illusion d’une perfection atteinte sans effort par un être exceptionnellement doué, est que, avant d’écrire « Orgueil et Parti pris » en 1796, Jane Austen chercha vainement pendant deux ou trois ans un mode d’expression conforme à son tempérament. Suivant le témoignage de son premier biographe, « entre ses compositions enfantines et ses œuvres qui demeurent, se place une autre étape de son développement pendant laquelle elle écrivit quelques petits romans non sans mérite, mais qu’elle ne jugea pas dignes d’être publiés. Pendant cette période de préparation, il semble que son esprit se soit engagé dans une direction bien différente de celle où il s’orienta plus tard. Au lieu d’offrir de fidèles images de la nature, ces récits étaient surtout des parodies où elle tournait en ridicule les événements invraisemblables et la sentimentalité excessive qu’elle avait rencontrés dans maint insipide roman ». [12] On retrouvera dans « L’abbaye de Northanger » quelque chose de l’attitude adoptée par Jane Austen pendant ses années d’apprentissage. Avec l’autorité que lui donne la pleine possession de son talent et sur un ton de légère et souriante ironie, elle protestera alors au nom du bon sens et du goût contre ces romans pleins de mystérieuses intrigues et d’aventures fantastiques où, dans le décor romantique de quelque recoin ignoré et sauvage des Alpes, des Pyrénées ou de l’Italie, on ne présente au lecteur que des êtres d’une « pureté angélique » ou d’une « infernale perversité ». [13]

Mais une parodie, si vive et si spirituelle qu’elle soit, n’a jamais qu’une valeur négative, et Jane Austen voulait créer. Elle laissa donc bientôt la satire pour s’essayer à l’étude des caractères, à l’analyse des sentiments, à la présentation des événements. Nous avons dans « Lady Susan » une preuve des hésitations, des difficultés qu’elle connut avant de trouver définitivement sa voie. Ce petit roman qu’elle ne voulut jamais publier et ne consentit pas même à retoucher plus tard, appartient à cette période de préparation qui va de 1791 à 1796. L’auteur conserva son manuscrit dans un tiroir de son pupitre, puis en fit cadeau à une nièce. « Lady Susan » ne fut donné au public qu’en 1871, au moment où Mr. Austen-Leigh publia, avec la première biographie de Jane Austen, tout ce qui, dans son œuvre, était resté inédit. À chaque page de « Lady Susan » l’influence des romanciers que préférait Jane Austen : Richardson et Miss Burney, se manifeste clairement. De même que « Clarissa Harlowe », « Sir Charles Grandison » et la célèbre « Evelina », chefs-d’œuvre de Richardson et de la « Petite Burney », « Lady Susan » est un roman épistolaire; c’est en une série de lettres que sont narrés les coquetteries et les machinations de l’héroïne, les malheurs, les tourments, les désillusions qu’elle cause et se réjouit de causer. Par un choix bien extraordinaire de la part d’un auteur de dix-sept ans, cette héroïne est une femme de trente-cinq ans, et sur ce point Jane Austen fait preuve d’une grande originalité. À un moment où la jeune fille règne sans partage dans le domaine du roman, où l’héroïne dont les aventures se déroulent en quatre ou huit volumes est invariablement une ingénue, « Lady Susan » commence — gauchement il est vrai — la brillante lignée des « femmes de trente ans » qui occuperont une si grande place dans le roman et le théâtre au xixe siècle.

Veuve coquette et ambitieuse, Lady Susan Vernon ne se contente pas de chercher un second mari dont la fortune lui assurera une existence brillante, elle poursuit en même temps une intrigue avec le mari d’une de ses amies. Elle ment, elle joue à chaque heure une odieuse comédie, non pas seulement par ambition, mais pour le plaisir, semble-t-il, de mentir et de tromper. Elle est comme une première esquisse, incertaine et malhabile encore, de cette figure toute moderne de l’intrigante et de l’aventurière que sera, quelque cinquante ans plus tard, l’admirable Becky Sharp de Thackeray. Mais à part le personnage de Lady Susan, le roman n’a rien de nouveau. L’intrigue en est des plus minces, et la facture des plus ternes : Lady Susan veut marier sa fille Frédérique à Sir James Martin, jeune fat, dont la fortune est l’unique mérite. Ce mariage accompli, Lady Susan pourra en toute liberté d’esprit décider du choix d’un second époux parmi les soupirants qu’attire son charme. Réginald de Courcy — un Sir Charles Grandison vêtu à la mode de 1790, — est au nombre de ceux qu’ont captivés les beaux yeux de Lady Susan, mais s’il aime la coquette veuve, c’est parce qu’il a cru trouver en elle une créature aussi bonne que belle. Un hasard met l’amoureux Réginald en présence de Sir James Martin et, bientôt après, de Frédérique. Cette double rencontre l’éclaire sur les raisons du refus opposé par la jeune fille au mariage que Lady Susan veut lui imposer. À cette première désillusion au sujet de la sollicitude maternelle de Lady Susan vient s’en ajouter une plus cruelle encore. Réginald apprend que la veuve encourage ouvertement les hommages d’un rival et que celui-ci est un homme marié. Il rompt avec une femme qu’il ne peut Désormais que mépriser. Lady Susan, bien décidée à abandonner au plus tôt son état de veuve sans fortune, jette alors son dévolu sur Sir James Martin. Elle épouse celui qu’elle destinait à sa fille et, avant qu’il soit longtemps, l’innocente et aimante Frédérique devient la femme de Réginald.

Une telle intrigue n’a guère plus d’intérêt qu’une de ces figures de contredanse où les dames changent de cavaliers, et les quelques personnages qui figurent dans « Lady Susan » ne sont pas assez vivants pour retenir l’attention. Pas un d’eux, pas même l’héroïne, ne s’impose à la mémoire avec une physionomie bien distincte. Réginald, Lady Susan, Frédérique, tous également froids et incolores évoluent avec une raideur d’automates dans une grise et morne atmosphère d’ennui. Le style même n’a rien des qualités charmantes que nous allons apprécier bientôt dans « Orgueil et Parti pris » ; il est sentencieux et terne, et — ce qui semble vraiment surprenant, — n’est jamais éclairé par une pointe de gaieté ou par la fine ironie d’une remarque humoristique. C’est peut-être là notre plus grand étonnement, lorsque nous connaissons les œuvres qui suivirent « Lady Susan », que de ne pas trouver un sourire dans ce premier essai de Jane Austen. Les lettres de Réginald de Courcy peuvent-elles être de l’auteur qui déclarait vingt ans plus tard : « Je ne pourrais jamais être poussée à écrire un ouvrage d’imagination de genre sérieux par un autre désir que celui d’échapper à une mort certaine. Si j’étais contrainte à continuer sur ce ton et à ne jamais me laisser aller à rire de moi-même ou des autres, je serais sûre d’être pendue avant la fin du premier chapitre ». [14] Comment s’expliquer que Jane Austen ait pu produire une œuvre si opposée à son tempérament ? Il faut supposer que la composition de « Lady Susan » fut une tâche qu’elle avait choisie avec l’expérience de son âge et le zèle d’une débutante, sans se demander si la liberté et la spontanéité n’étaient pas les conditions indispensables à la production d’une œuvre de quelque valeur, qu’elle n’avait pas encore compris qu’il lui suffisait de s’abandonner à son instinct et qu’au lieu de se guinder dans l’imitation elle devait laisser son talent suivre sa pente naturelle. Par un scrupule d’écolière trop consciente de sa jeunesse et de son ignorance, elle crut qu’elle devait suivre la voie indiquée par des maîtres tels que Richardson et Miss Burney et copia diligemment leur forme et leurs procédés. Décrire ses personnages au lieu de leur permettre de se révéler dans le jeu de leur activité, se contenter pour le développement de l’action d’une progression oblique et indirecte ainsi que l’impose la forme épistolaire, était assez pour entraver l’élan de son imagination, éteindre la vivacité de son style et émousser son ironie. Le pouvoir de vision objective, le talent de présentation dramatique d’un sujet qu’elle va bientôt déployer dans « Orgueil et Parti pris » et qu’elle possédait déjà sans doute, ne purent se manifester dans cette série de lettres. Voulant peindre ses personnages sous un angle si différent de celui où ils lui apparaissaient, elle arriva à reproduire non pas la réalité vivante, mais seulement son image pâlie et lointaine. Malgré le zèle qui l’avait poussée à imiter les procédés de ses auteurs de prédilection, elle ne put aller au bout de sa tâche. Après la quarante et unième lettre, — ce qui avec Richardson aurait tout juste suffi aux préliminaires de l’action, — elle n’a plus la patience ni le courage de continuer ; une hâtive conclusion, sous forme de narration impersonnelle, nous apprend que la correspondance ne se poursuivit pas « au grand détriment des revenus de la poste, à cause de la réunion de quelques uns des correspondants et de la séparation de quelques autres ». Après avoir déclaré que Frédérique devint par la suite la femme de Réginald, l’auteur ajoute avec une réserve où s’exprime le peu d’intérêt qu’elle porte à son héroïne, « qu’il est bien difficile de savoir si Lady Susan fit en la personne de son second mari un choix heureux ou malheureux », et que « l’on doit juger de la question seulement sur des probabilités ».

Si « Lady Susan » parait une œuvre froide, incolore et languissante, il ne faut pas oublier que son auteur l’estima toujours telle et ne pensa jamais à la publier. Cependant, malgré l’échec de sa première tentative d’écrire un roman imité de « Clarissa » ou d’ « Evelina », Jane Austen écrivit encore entre 1792 et 1796 un roman pour lequel elle choisit la même forme. Elle intitula cette nouvelle œuvre « Ellinor et Marianne ». En 1797, après avoir trouvé définitivement sa voie et achevé « Orgueil et Parti pris », elle reprit « Ellinor et Marianne » et, le transformant, en tira un second roman « Bon Sens et Sentimentalité ». De son admiration pour Richardson et Miss Burney, il ne reste, avec le témoignage de ses premiers biographes, que quelques traces légères, mais significatives, qu’on relève dans son œuvre. Un incident de « L’abbaye de Northanger » fournit une fois à Jane Austen l’occasion de rendre hommage à ceux qu’elle considérait comme les maîtres du roman. Elle prit contre leurs détracteurs la défense d’ouvrages où « la plus profonde connaissance de la nature humaine, la plus heureuse peinture de sa diversité, l’humour et l’esprit les plus vifs, sont exprimés dans le langage qui leur est le mieux approprié ». [15] Quelques pages plus loin, elle ajouta ta une telle louange le sel d’une délicate ironie ; c’est de la bouche d’un lourdaud et des lèvres d’une péronnelle que sortent des remarques dédaigneuses sur « Sir Charles Grandison » et les romans de Miss Burney. [16]

Le plaisir d’écrire, auquel Jane Austen consacrait bien des heures de loisir, n’était pas le seul qu’elle goûtait à Stevonton. Devenue jeune fille, elle prit part à la vie mondaine et aux divertissements de la « gentry ». Elle parle dans « Bon Sens et Sentimentalité » de l’« insatiable désir d’aller au bal que l’on éprouve à quinze ans », [17] et il ne semble pas, d’après sa correspondance, que ce désir ait été rarement satisfait. Les filles du révérend Austen reçurent, dès qu’elles furent en âge d’aller dans le monde, le plus cordial accueil chez les châtelains de Deane, d’Ashe ou de Manydown. Le joli visage de Cassandre, la mine éveillée et mutine de Jane, l’entrain et le charme que possédaient les deux sœurs leur valaient d’être partout fêtées. Aux soirs de bal, elles dansaient toute la nuit et revenaient au matin au presbytère en disant peut-être ce que Jane Austen fait dire à l’une de ses héroïnes : « Que le temps a passé vite ! Je voudrais que le bal recommence ! » [18] Car le presbytère de Steventon, si animé quelques années auparavant, était devenu peu à peu silencieux et triste. Toutes les jeunes vies bruyantes qui l’avaient empli de gaieté et de mouvement s’étaient dispersées. Seules, Jane et Cassandre restaient au logis avec leur père vieillissant et leur mère dont la santé et la bonne humeur s’étaient ensemble altérées. Le fils aîné du révérend George occupait la cure de Deane que son père lui avait cédée. Le second, Edward, adopté de bonne heure par un riche cousin, Mr. Knight, dont il prit plus tard le nom, était devenu le maître de deux beaux domaines, Godmersham Park et Chawton House ; très occupé par l’admistration de ses biens et d’ailleurs marié et déjà père de plusieurs enfants, il venait rarement à Steventon, préférant faire à sa mère et à ses sœurs les honneurs de l’une ou l’autre de ses seigneuriales demeures. Henry Austen, qui avait épousé la comtesse de Feuillide, habitait Londres, elles deux plus jeunes fils du pasteur, Francis et Charles, qui tous deux arrivèrent plus tard au grade d’amiral, avaient commencé leur carrière de marins et faisaient des croisières au loin. Aussi Cassandre et Jane saisissaient-elles avec joie les occasions de rencontrer, dans les châteaux des alentours, des amies de leur âge et des danseurs pour le menuet, la contredanse et la boulangère. Dans la société de province à laquelle appartenaient les Austen, les fêtes étaient nombreuses, mais elles n’étaient généralement que des réunions entre amis intimes. On y retrouvait les gens qu’on avait rencontrés une semaine auparavant et qu’on retrouverait la semaine suivante autour d’une autre table ou dans une autre salle de bal. Et si la compagnie demeurait toujours la même ou recevait rarement l’addition de quelque invité étranger à la région, l’ordonnance des réunions était encore plus invariable : s’agissait-il d’un dîner, les jeunes gens improvisaient ensuite une sauterie, pendant que leurs aînés discutaient leurs éternelles questions de sport, de culture ou de braconnage ; quand on était convié à un bal, on trouvait, avec quelques tables de jeu pour le whist, le « vingt et un », le « quadrille » ou le « casino », des parents et des chaperons, un ou deux violons, quelquefois même un piano-forte pour faire danser la jeunesse, puis un souper très simple terminait la soirée. Malgré leur peu de variété, les bals étaient pour Jane Austen un plaisir longtemps espéré et dont elle jouissait, le moment venu, jusqu’à danser toute la nuit. Rien qu’à lire certains passages où elle décrit avec une satisfaction et une sympathie évidentes les impressions de ses héroïnes au soir d’un bal, on pourrait deviner la joyeuse impatience avec laquelle elle revêtait ses plus pimpants atours et, au lendemain d’une fête, pensait à la prochaine occasion de danser et même de fleureter quelque peu. [19]

La correspondance de Jane Austen — si pauvre de détails sur tant d’autres points — ne nous laisse rien ignorer en ce qui concerne les bals et la parure. Dans cette correspondance, et surtout pendant les années de Steventon, les chiiffons occupent une place importante.[20] Des « rubans coquelicot », une coiffure « admirée ouvertement par Mme Lefroy et secrètement (je l’imagine) par tout le monde dans la salle », des « petits souliers » et certain « éventail blanc », rien n’est oublié. La jeune fille ajoute même un post-scriptum à une lettre pour dire à sa sœur : « J’avais mis pour le bal la robe que vous préférez, un bandeau de mousseline assortie autour de mes cheveux et un seul petit peigne ». [21] Puis, après les chiffons, auxquels une puérile et naïve frivolité réserve la place d’honneur, vient l’énumération des partenaires des dix ou vingt danses d’une soirée. Pendant l’hiver de 1796, quelques mois avant qu’elle ne commençât « Orgueil et Parti pris », Jane nomme constamment et non sans quelque malice, un Mr. Tom Lefroy dont les assiduités auprès d’elle faisaient sans doute jaser quelques personnes. « Vous me grondez déjà tant, écrit-elle à Cassandre… que je redoute presque de vous raconter comment mon ami irlandais (Mr. Tom Lefroy) et moi nous sommes comportés ! Imaginez-vous la façon la plus éhontée, la plus scandaleuse de danser toujours ensemble, et puis d’aller ensuite s’asseoir pour causer. Je n’aurai du moins plus qu’une fois l’occasion de me donner en spectacle en sa compagnie, puisqu’il quitte le pays après vendredi prochain. Ce jour-là, il y aura un bal à Ashe. Mr. Lefroy est vraiment un jeune homme fort distingué, fort agréable et de belle mine. Je ne peux pas dire que je l’ai rencontré ailleurs qu’aux trois derniers bals; on s’amuse tellement à Ashe de son admiration pour moi qu’il n’ose pas venir à Steventon et s’est sauvé quand nous sommes allées faire visite à Mme Lefroy… ». Quelques lignes plus loin, elle ajoute : « Après avoir écrit ce qui précède nous avons eu la visite de Mr. Tom Lefroy…, il n’a qu’un défaut, destiné, j’en ai la ferme conviction, à disparaître avec le temps : son habit du matin est beaucoup trop clair. Il est grand admirateur de « Tom Jones », et c’est, je crois, à cause de cela qu’il porte des vêtements de même couleur que ceux portés par ce dernier quand il fut blessé ». [22] Le jour du bal, Jane ne manque pas de faire part à sa sœur de ses impressions. Le ton de sa lettre dut pleinement rassurer Cassandre, si celle-ci avait pu craindre un moment que sa sœur eût attaché trop d’importance aux assiduités et à l’admiration de son cavalier: « Il est enfin venu, ce jour où, pour la dernière fois, je vais fleureter avec Tom Lefroy. Quand vous recevrez ceci, tout sera fini. Mes larmes coulent à cette affligeante pensée ». [23] Le jeune Irlandais — qui devint plus tard grand chancelier d’Irlande — ne reparaît plus qu’une fois dans la correspondance de Jane Austen et, à cette occasion, son nom est prononcé sur un ton de fière réserve, presque de déplaisir, comme si quelque remarque maladroite au sujet du jeune homme avait offensé celle qui avait dansé si gaiement avec lui. « Mme Lefroy est venue mercredi dernier et, en dépit des interruptions…, j’ai été assez longtemps en tête à tête avec elle pour apprendre tout ce qu’elle avait d’intéressant à me dire. Ce n’était d’ailleurs pas beaucoup puisqu’elle ne m’a pas parlé une seule fois de son neveu. Mon amour-propre m’a empêchée de la questionner, mais quand mon père lui a demandé où il était, j’ai appris qu’il était retourné à Londres avant de partir pour l’Irlande… ». [24]

Le départ de Mr. Tom Lefroy n’empêcha point la jeune fille de continuer à jouir des bals et du plaisir qu’elle prenait à fleureter. Peut-être même certaines personnes qui rencontrèrent alors la fille du pasteur dans la société du pays se méprirent-elles, à la voir causer avec tant d’animation avec les jeunes « squires » qu’attiraient autour d’elle l’éclat de ses yeux et la vivacité de sa conversation, et furent-elles tentées d’attribuer aux manèges d’une coquette ce qui n’était dû qu’à une très naturelle et très innocente vanité. Mme Milford qui connut Jane Austen, alors qu’elle était une fillette d’une dizaine d’années, parla d’elle plus tard comme de la coquette la plus délicieusement jolie, la plus sotte, la plus minaudière et la plus acharnée à la chasse au mari qui fut jamais ».[25] Malgré cette appréciation dénuée de toute aménité, il ne paraît pas que Jane Austen ait jamais cherché à se procurer par le mariage une situation brillante, ni qu’elle ait envisagé la possibilité d’une union où l’intérêt compterait pour beaucoup et l’amour pour rien ou peu de chose. Nous verrons plus loin que l’honnêteté scrupuleuse et la fierté de Jane Austen se refusaient à de tels calculs. Une lettre où elle fait une brève allusion à un ami de Mme Lefroy « qui aurait été enchanté d’une occasion de continuer ses relations avec la famille Austen dans l’espoir d’arriver à s’y créer des sympathies plus directes, et qui regrette d’être appelé loin du Hampshire », ne contient point d’autre commentaire que ces quelques mots : « Voilà qui est parler d’une façon sensée. Il y a dans ces regrets moins d’amour et plus de bon sens que je n’en avais cru voir il y a quelque temps. Tout ira bien et finira raisonnablement. Il n’est pas probable qu’il revienne dans le Hampshire à Noël et notre indifférence sera sans doute bientôt réciproque, à moins que son estime née, il me semble, du fait qu’il ne savait rien de moi, s’augmente à ne jamais me rencontrer ».[26] Quatorze ans plus tard, en écrivant un jour à un de ses frères, elle lui parla de cet ami de Mme Lefroy qui avait espéré en vain gagner sa sympathie. La lettre de 1813 ne permet pas de soupçonner que Jane ait jamais regretté sa froideur à l’égard du jeune homme qu’elle avait jadis connu à Steventon. « Avez-vous vu dans les journaux la nouvelle du mariage de Mr. Blackall ? Il a épousé à Clifton une demoiselle Lewis… Il était autrefois un de ces modèles de perfection — de perfection tapageuse — dont je me souviens avec plaisir. Je souhaite que Miss Lewis soit portée au silence et n’en sache pas trop long, mais qu’elle soit intelligente et pleine du désir d’apprendre, qu’elle aime le pâté de veau réchauffé, le thé vert dans l’après-midi et les fenêtres avec des stores verts qu’on baisse tous les soirs ». [27] Lorsqu’à plus de trente ans, comme à vingt, on parle ainsi de ses soupirants, on n’a jamais apporté beaucoup d’acharnement à la « chasse au mari ». Et ce n’est pas une coquette qui consentirait jamais à dire ce que Jane raconte un jour à sa sœur : « Je ne crois pas qu’hier, au bal, on se soit bien empressé autour de moi. Personne ne venait m’inviter avant d’y être obligé ; vous savez combien l’importance qu’on a dans le monde varie parfois sans raison appréciable. Il y avait là un jeune homme de fort belle mine qui, à ce qu’on m’a dit, désirait vivement m’être présenté. Mais comme il ne le désirait pas au point de prendre beaucoup de peine pour y arriver, la présentation n’a pas eu lieu ». Quelle meilleure preuve pouvait-on donner à cet époque d’un amour vraiment désintéressé de la danse que de refuser, ainsi que le fit Jane Austen à ce même bal, de danser avec un personnage aussi considérable que le fils aîné de Lord Bolton. « un de mes hauts faits les plus amusants a été de rester assise pendant deux danses plutôt que d’accepter comme cavalier le fils aîné de Lord Bolton qui danse trop mal pour qu’on puisse le supporter ». [28] Simple, franche et gaie, Jane savait le secret de passer des heures agréables même dans une compagnie peu variée ; elle allait dans le monde, heureuse d’être jolie et gentiment parée, avec l’intention de plaire et de se plaire à la société de ceux qu’elle rencontrait. « J’ai passé hier une soirée charmante », écrit-elle à Cassandre, « bien que vous jugiez sans doute que je n’en avais guère le moyen. Mais je ne suis pas d’avis qu’il faille attendre pour s’amuser d’en avoir réellement l’occasion ».[29] Son étroit milieu provincial lui fournissait, à côté des petits succès mondains qui flattaient sa vanité, l’occasion de faire des études de caractères et d’observer — ainsi qu’elle en attribue l’habitude à son Elizabeth Bennet — « les folies, les ridicules, les caprices, les inconséquences », qu’un œil attentif peut toujours découvrir. Elle prenait à ces observations un intérêt jamais lassé « parce que les gens se modifient tellement qu’on trouve toujours quelque chose de nouveau à remarquer en eux ». [30]

Comme l’ami de Mme Lefroy, plusieurs gentilshommes ou « squires » du comté auraient souhaité de gagner mieux que l’amitié de la gracieuse fille du pasteur, mais aucun d’eux, nous dit le premier biographe de Jane Austen, « ne parvint à acquérir le subtil pouvoir de toucher son cœur ». [31] Pendant les années de Steventon, elle ne devait pas encore aimer. Ses trois premiers livres écrits au presbytère entre sa vingt et unième et sa vingt-cinquième année, trahissent assez l’ignorance de leur auteur en ce qui concerne l’amour et la vie sentimentale; ils ont, au milieu de tant de délicieuses qualités, quelque sécheresse, quelque dureté, et diffèrent en cela des trois derniers livres où certaines pages sont parfumées d’une émotion discrète, d’une tendresse subtile et voilée. La nature de Jane Austen était de celles chez qui l’éclosion du sentiment est lente et tardive. Il faut à de pareilles natures, vives et saines, mais qui veulent avant tout connaître le spectacle de la vie et se plaisent au jeu divers des apparences, qu’elles aient dépassé la première jeunesse pour voir l’amour et la tendresse fleurir en elles. Le développement de leur sensibilité se produit peu à peu sous l’influence des forces de la vie et, mieux encore que dans le bonheur et la joie, il s’opère sûrement dans la douleur ou dans la tristesse d’un bel espoir déçu. Mais si Jane Austen ne savait pas aimer, son immaturité même la préserva de ces illusions de l’amour qui peuvent leurrer les très jeunes filles ; elle n’eut jamais à se reprocher en secret ces « méprises de l’intelligence et du cœur » qu’elle étudia plus tard dans « Emma ». Elle souriait à la vie qui lui était douce, avec la pleine confiance d’un être jeune et vigoureux, et seulement vers la fin de sa jeunesse apprit à goûter les tristes plaisirs d’un cœur mélancolique et vécut un bref et mystérieux roman d’amour.


Lorsque Lord Brabourne, un de ses petits neveux, publia en 1884 la correspondance de Jane Austen, la curiosité du public fut grande, et non moins grande aussi sa déception. Avant cette publication, on savait que la vie de Jane Austen s’était écoulée au milieu des siens, uniformément douce et prospère. Mais, malgré les quelques détails fournis par Henry Austen peu de temps après la mort de sa sœur [32] et par le « Mémoire » de Mr. Austen-Leigh, on ne savait que bien peu de chose sur ses goûts, son caractère, ses opinions ; on ignorait tout de sa vie journalière et de ce qu’elle avait pu mettre d’elle-même dans son œuvre. On pouvait donc espérer que sa correspondance, allant de 1796 à 1816 — c’est-à-dire de l’année où elle écrivit son premier chef-d’œuvre à l’année où elle composa son dernier roman — jetterait quelque lumière sur la pensée de l’auteur aussi bien que sur la personnalité de la femme. Et puisque Jane Austen avait été contemporaine de la lutte soutenue par l’Angleterre contre la France et contre Napoléon, maître de l’Europe, ses lettres apporteraient vraisemblablement quelque témoignage de l’impression produite sur les esprits par les principaux épisodes de la guerre.

Telle qu’on la découvrit dans les archives de la famille Austen et telle qu’on la publia, cette correspondance ne justifia point l’intérêt que l’annonce de sa publicalion avait excité. L’impression de désappointement fut générale ; l’œuvre de Jane Austen n’était mentionnée que rarement dans les lettres ; pas une trace de l’agitation et des angoisses d’une époque troublée n’altérait la sereine et souvent frivole gaieté d’un gentil bavardage dont une robe nouvelle, un bal plein d’entrain, et les promotions de Charles et de Francis Austen formaient les principaux sujets. Une seule chose vraiment intéressante pouvait être découverte dans cette correspondance, mais ne le fut pas tout d’abord : le reflet d’une âme féminine qui s’y révèle dans toute sa sincérité, avec quelques petits défauts charmants et certaines qualités précieuses. De la lecture de ces pages souvent insignifiantes, se dégage peu à peu — comme se ravive à l’air le parfum d’un éventail ancien ou d’une dentelle jaunie — l’image d’une créature souriante et vive, frivole sans excès et sensée sans raideur, parfaitement heureuse dans le milieu où elle vit et dont elle accepte sans discussion, presque sans examen, les idées et les opinions. Incapable de s’élever jusqu’à une émotion profonde ou jusqu’à de hautes pensées, elle juge avec pénétration, sûreté et délicatesse les objets à portée de sa vue et assaisonne ses jugements du sel de l’humour le plus discrètement subtil. Que ses livres soient mentionnés rarement dans ses lettres, cela mérite-t-il bien qu’on s’en étonne ? Jane Austen ne leur donne-t-elle pas là la même place que dans sa vie ? Toujours et sans effort ses affections de famille demeurèrent au premier plan de son existence, intimement liées à ses modestes joies, à ses passagères inquiétudes, à tous les petits incidents qu’elle notait et détaillait avec un intérêt toujours en éveil. Peut-être, parmi les lettres qu’écrivit Jane Austen, en fut-il où se révéla, en quelque occasion importante dont le secret ne fut point trahi, le meilleur des qualités de pondération, de bon sens, de force latente mais réelle qu’on devine dans la correspondance publiée en 1884. Mais les deux volumes de cette correspondance contiennent seulement les lettres qui, par leur insignifiance même, furent considérées comme pouvant être un jour livrées au public. (Cassandre Austen, à qui presque toutes les lettres de Jane avaient été adressées, vécut assez longtemps — jusqu’en 1845 pour voir grandir la renommée de sa sœur. Elle put prévoir qu’un jour viendrait où tout ce qu’avait écrit l’auteur d’ « Orgueil et Parti pris » serait recherché par les biographes et les critiques. Redoutant d’exposer à des regards étrangers des pages d’un caractère trop personnel, elle fit un choix dans les lettres de sa sœur et ne conserva que celles où rien de vraiment intime n’était révélé. En agissant ainsi, et quoi que nous ayons pu perdre à son noble scrupule, elle ne fit que se conformer aux intentions souvent affirmées de sa sœur. Car même à l’heure où ses romans commençaient à attirer sur elle l’attention, Jane Austen ne consentit jamais à livrer plus que son œuvre à la curiosité ou à l’admiration de ses lecteurs.

Les pages aimables et sans relief où Jane Austen narre spirituellement les menus faits de sa vie journalière nous permettent de mesurer à leurs omissions aussi bien qu’à leur contenu, les limites de la pensée, de l’intelligence et de la curiosité de leur auteur. L’univers pour elle est enfermé dans le cercle de ses affections familiales et de ses occupations habituelles, parmi lesquelles son œuvre d’écrivain n’a que la valeur d’un passe-temps. Le monde extérieur, qu’elle observe avec une attention soutenue et pénétrante, ne dépasse pas l’horizon que ses yeux peuvent atteindre. Son imagination n’a pas un champ plus vaste que son regard; l’espace et le temps semblent être contenus pour elle dans les limites de sa vision matérielle et dans les heures de chaque journée. La grande tempête qui passe alors sur l’Europe ne la préoccupe point ; pour l’émouvoir, il faut un ouragan comme celui qui couche à terre, devant elle, un des « beaux ormes chéris » du jardin paternel. [33] Sa parfaite indifférence à l’égard d’événements importants, mais qui se passent au loin ; son incapacité à s’écarter de la réalité tangible et du domaine de l’expérience immédiate, montrent à quel point Jane Austen appartenait à un milieu dont elle ne se distingua que par le seul accident de son génie.

À la fin du xviiie siècle, la « gentry », de tous temps attachée fortement à ses traditions et à ses coutumes, était parmi toutes les classes de la société anglaise celle qui opposait aux idées et aux tendances nouvelles l’ignorance la plus impénétrable, l’incompréhension la plus absolue. Cette même « gentry » qui demeurait à l’écart de tous les grands courants de la pensée ou de l’opinion n’était d’ailleurs ni atteinte, ni même menacée par la misère et les angoisses que faisaient naître, dans tous les autres milieux, les dangers de la situation politique. Alors que, dans les villes, la noblesse, la classe moyenne et le peuple souffraient, bien qu’à des degrés différents, de la cherté des vivres et d’une pénurie de blé telle qu’en 1800 un acte du Parlement défendit la vente, non seulement du pain de froment, mais du pain frais, la vie matérielle des « squires » de campagne, en ces terribles années de guerre et de famine, ne subissait aucun changement. Comme au temps ou Pope avait célébré sur le mode classique les douceurs de la vie aux champs, les squires continuaient à tirer des « arpents de terre du domaine familial… le lait de leurs troupeaux, le blé de leurs champs, la laine de leurs moutons et le bois de leurs forêts ». [34] Tout occupés d’agriculture, de chevaux et de chiens, ils donnaient rarement une pensée aux expéditions lointaines, à la lutte soutenue par l’Angleterre contre la France révolutionnaire, puis contre un « parvenu », Napoléon, qu’ils désignaient du surnom familier et méprisant de « Boney ». Les grandes questions de la politique nationale, les grands événements qui ébranlaient les nations étrangères, étaient pour eux moins importants que les questions touchant au gouvernement du comté ou aux lois contre le braconnage. « Est-ce Paris qui est en France, ou la France qui est à Paris? » demanda un jour un « squire » des environs au révérend George Austen. [35]

Malgré la supériorité que possédait la famille du pasteur sur des voisins capables de poser de telles questions, l’influence d’un milieu ignorant toute curiosité désintéressée explique et justifie dans une certaine mesure le silence de Jane Austen sur bien des sujets. On ne peut s’empêcher de sourire en relevant dans une lettre datée du 8 janvier 1799, le nom d’un « bonnet à la mameluk », dont elle compte se parer pour un bal le soir même. Quelques mois seulement se sont écoulés depuis la bataille d’Aboukir, et Jane Austen, toute sœur de marins qu’elle soit, ne dit pas un mot de la victoire dont se réjouit alors l’Angleterre. Elle n’ignore pas que les coiffures « à la mameluk » sont à la mode depuis la victoire de Nelson en Égypte, mais elle s’inquiète moins de ce fait que de s’assurer si le bonnet en question sied vraiment à son joli visage. En donnant à Cassandre des nouvelles de ses deux frères, elle ne dit jamais rien qui ne concerne directement Francis ou Charles : « Contentez-vous de savoir », écrit-elle en novembre 1800, « que le « petrel » (sur lequel Francis Austen était alors embarqué) était au large de Chypre le 8 juillet avec le reste de l’escadre d’Égypte. De là, il s’est rendu à Jaffa pour se ravitailler, etc., et a mis à la voile, après un jour ou deux pour Alexandrie où il attendra le résultat des propositions anglaises pour l’évacuation de l’Égypte ». [36] En novembre 1801, elle parle à sa sœur de la guerre de course et des bénéfices que tirent les officiers de la capture d’un bâtiment ennemi. « Charles a reçu 30 livres sterling pour sa part de prise et en attend 10 de plus. Mais à quoi bon saisir des vaisseaux s’il emploie l’argent ainsi gagné à faire des cadeaux à ses sœurs ? Il nous a acheté des chaînes d’or et des croix de topaze. Il nous faudra bien le gronder… Je vais encore lui écrire par ce courrier pour le remercier et lui faire des reproches. Nous allons être vraiment trop belles ». [37]

Son indifférence envers ce qui n’atteint ni elle ni les siens s’accompagne d’un trait qui choque et semble indiquer dans son être moral une pauvreté, une sécheresse regrettables : elle ne sait pas laisser parler en elle la pitié humaine. Elle donne aux siens affection et dévouement, mais elle ne fait là qu’élargir son égoïsme puisqu’elle se refuse toujours à donner un mot de sympathie, une pensée de compassion, aux douleurs que ses yeux ne verront point. Son bon sens, ordinairement si juste, et son esprit pratique ont ici quelque chose d’étroit, de mesquin, qui font souhaiter de trouver à leur place moins de raison et plus de tendresse. En 1809, elle parle de « notre pauvre armée » à propos du départ prochain d’un de ses frères alors officier du « saint-albans » : « Le vaisseau partira bientôt pour aider à ramener ici le peu qui reste, selon toute probabilité, de notre pauvre armée, dont la situation semble être extrêmement critique ». Mais elle ajoute : « Il paraît que c’est dans notre voisinage seulement qu’on sait quelque chose du bâtiment « la régence » ; mes correspondants les plus occupés de politique n’en disent pas un mot. C’est jouer de malheur que d’avoir pensé à cette affaire et d’avoir perdu mon temps et ma peine ». Plus tard encore, en 1811, une réflexion dont l’insouciant et franc égoïsme nous est pénible, fait voir que les années n’ont pas agrandi le cercle de ses sympathies et que la femme demeure ce que la jeune fille avait été. Entre une plaisanterie au sujet de deux clergymen, nouveaux venus dans le pays, et le récit d’une visite à une jeune personne qui a « des cheveux noirs et un teint assorti », se place cette remarque sur la guerre : « Quelle terrible chose que tant d’hommes soient tués ! Quel bonheur de ne s’intéresser à aucun d’entre eux ! » [38] De même qu’elle ne saurait s’attendrir sur le sort de ces inconnus, elle éprouve quelque impatience à voir déplorer autour d’elle la mort d’un des héros de la guerre d’Espagne, Sir John Moore. Sa raison n’accepte pas qu’on pare de toutes les qualités morales, après une mort héroïque, un homme dont on ne sait rien, sinon qu’il possédait de grandes vertus militaires. Alors que toute l’Angleterre retentit des louanges de Sir John Moore et l’égale à un Bayard, Miss Austen ne cache pas qu’elle trouve un pareil enthousiasme fort inconsidéré : « Je suis fâchée d’apprendre que la mère de Sir John Moore vit encore et pourtant, tout héros qu’il était, il n’était peut-être pas un fils très nécessaire à son bonheur… J’aurais voulu qu’il se montrât dans la mort un chrétien en même temps qu’un héros. Dieu merci, nous n’avons personne à l’armée à qui nous intéresser particulièrement personne qui nous touche de plus près que Sir John lui-même ». [39] En 1813, elle écrira encore cette phrase caractéristique à propos de la « Vie de Nelson » que Southey vient d’achever : « Je suis lasse des « Vie de Nelson » sans en avoir jamais lu aucune. Je lirai celle-ci néanmoins, à condition que le nom de Frank y soit cité ». [40] Ni généreuses pensées, ni sympathies plus larges qu’une sympathie personnelle ne sauraient la toucher. Emprisonnée dans le domaine si étroit de sa propre expérience, elle est incapable de concevoir des sentiments, joies ou peines, qu’elle n’a pas éprouvés elle-même. De même, elle étudie dans son œuvre la société et la vie de son temps un peu comme elle envisage, dans ses lettres, les périls que court l’Angleterre. La raison profonde et la signification de la lutte contre Napoléon lui importent peu, mais elle voit dans cette guerre acharnée un moyen excellent pour permettre aux jeunes enseignes de gagner leurs galons de lieutenant et de rapporter à leurs sœurs, entre deux campagnes, des chaînes d’or et des croix de topaze.

Cependant, les lettres à Cassandre qui mettent en lumière les traits les plus apparents du caractère de Jane Austen, ne révèlent presque rien sur son « moi » intime. Ce sont des entretiens familiers avec un être cher pour lequel elle n’a point de secrets ; elle n’a donc pas besoin de parler de sentiments qu’elle sait connus et partagés. De Jane à Cassandre d’ailleurs, aucune assurance d’attachement est nécessaire. Leur mutuelle affection est de celles qui, trop entières et trop complètes pour se traduire en paroles, s’expriment à chaque heure et dans chaque action. Mais ce que la parfaite intimité des deux sœurs les dispense de se dire, apparaît dans quelques lettres, écrites de 1814 à 1816 et adressées à une nièce, Fanny Austen-Knight, où l’on trouve ce que les lettres à Cassandre avaient seulement permis de deviner. Toute la délicate tendresse, toute l’affection solide et loyale dont elle était capable se révèle dans ces trop rares pages où Jane Austen semble avoir mis le meilleur de son esprit et de son cœur. On voudrait citer en entier certaines de ces lettres, si justes de ton, si jolies d’allure, où le jugement le plus pénétrant se pare de grâce spirituelle, de fine et légère ironie. La jeune fille à qui elle écrit lui a demandé, comme à une sœur aînée, de l’aider à prendre une grave décision : Doit-elle accepter ou repousser les avances d’un soupirant ? Trop clairvoyante et trop sensée pour ne pas savoir que, si sa nièce est vraiment éprise, les conseils lui seront inutiles, Jane essaye toutefois de définir les nuances de sentiments que Fanny est incapable de saisir elle-même.

« Si vous l’épousez, je n’ai plus d’inquiétude ; avec le mérite qu’il possède, vous l’aimerez bientôt assez pour votre bonheur à tous deux. Mais je redoute de voir se prolonger entre vous cet engagement qui n’a rien de définitif…. Vous l’aimez assez pour l’épouser, mais pas assez pour attendre ». [41]

Parfois, les hésitations de « l’étrange petit cœur » dont elle connaît les doutes et les caprices lui inspirent une involontaire exclamation : « Quelles singulières créatures nous sommes ! On dirait que l’assurance de son attachement vous a rendue indifférente… Il est à votre égard ce qu’il a toujours été, mais laisse mieux voir ses sentiments. Voilà tout ce qu’il y a de changé… Ma chère Fanny, ce que j’écris là ne vous servira de rien. D’un instant à l’autre, je change d’avis; un moment, je suis tentée de prendre un ton désolé; une minute après, j’ai envie de rire de toute l’affaire ». [42]

Lorsque Fanny envoie à sa tante « l’histoire de sa vie » et lui parle d’un nouveau prétendant, Jane Austen répond :

« Vous êtes inimitable, irrésistible. Vous faites le charme de ma vie. Quelles lettres délicieusement amusantes vous venez de m’envoyer ! Elles peignent si bien votre étrange petit cœur et révèlent de si charmante façon le pouvoir de l’imagination! Vous valez votre pesant d’or ou même de monnaie d’argent toute neuve. Je ne saurais vous dire l’impression que j’ai ressentie en lisant votre histoire. Quels n’ont pas été ma sympathie, ma sollicitude, mon amusement et mon admiration ! Vous unissez en vous, et au suprême degré, tout ce qu’on peut voir de sottise et de bon sens, de simplicité et de singularité, de tristesse et de gaieté, de traits qui exaspèrent et attirent. Qui pourrait suivre les fluctuations de votre imagination, le dessin capricieux de vos inclinations, les contradictions de vos sentiments ? Vous êtes si extraordinaire et en même temps si parfaitement naturelle, si différente de tout le monde et si semblable aux gens qu’on voit tous les jours ! C’est une grande, une très grande satisfaction pour moi de vous connaître si entièrement. Vous auriez quelque peine à concevoir le plaisir que j’ai à posséder de si fidèles peintures de votre cœur. Oh ! quelle perte votre mariage sera pour moi ! Vous êtes trop charmante dans votre présente condition, trop charmante en tant que nièce. Je ne vous aimerai plus du tout quand ces exquises contradictions seront devenues d’invariables sentiments d’amour conjugal et maternel. Mr. B.., me fait peur, c’est lui qui vous épousera ; je vous vois à l’autel… N’allez pas croire que j’y fasse aucune objection sérieuse. Seulement je n’aime pas penser à votre mariage, quel que soit votre mari. Et pourtant, je souhaite de tout mon cœur vous voir mariée mais rien ne compensera pour moi la perte d’une Fanny ». [43]

De telles lettres sont précieuses. Celle qui les écrit y apparaît sous un aspect nouveau et infiniment attachant. On trouve de plus, dans ces quelques pages, la mesure de l’ironie légère et constante dont Jane Austen entourait, par un jeu délicat, toutes les formes de la réalité. L’auteur du petit chef-d’œuvre de grâce et de justesse que nous venons de citer place, en effet, dans la bouche d’un de ses héros cette humoristique appréciation du talent épistolaire féminin : « Les lettres de femme, déclare-t-il d’un air grave, seraient admirables en tous points, n’étaient quelques défauts, tels qu’une grande indigence de sujet, une absence totale de ponctuation et une très fréquente ignorance des règles de la grammaire ». [44]

  1. Voir la liste donnée dans « Jane Austen, her life and her letters », by William Austen-Leigh and Richard Arthur Austen-Leigh. Page 57.
  2. Memoir of Jane Austen. Page 43.
  3. Memoir of Jane Austen. Page 45.
  4. Jane Austen, her life and her letters. Page 38.
  5. Jane Austen, her life and her letters. Page 59.
  6. Lettres. Février 1807.
  7. Jane Austen, her life and her letters. Page 43.
  8. L’abbaye de Northanger. Chap. I.
  9. Voir : « The Story of Jane Austen’s Life, » by Oscar Fay Adams, Chap. II, et le premier volume des « Lettres ».
  10. L’abbaye de Northanger. Chap. II.
  11. Lettres, 16 décembre 1816. « The little bit of ivory — two inches wide — on which I write », cité dans « Memoir of Jane Austen ». Page 155.
  12. Memoir of Jane Austen. Page 46.
  13. L’abbaye de Northanger. Chap. XXV.
  14. Chawton, 1er avril 1816. Lettre adressée à Mr. Clarke, bibliothécaire du Prince Régent. Citée dans : « Memoir of Jane Austen ».
  15. L’abbaye de Northanger. Chap. V.
  16. L’abbaye de Northanger. Chap. VI et VII
  17. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. VII.
  18. Memoir. Page 327 (The Watsons).
  19. Memoir of Jane Austen, by J. E. Austen-Leigh. The Watsons. Page 327.
  20. Lettres. 24 décembre 1798.
  21. Lettres. Novembre 1800.
  22. Lettres. 9 janvier 1796.
  23. Lettres. 16 janvier 1790.
  24. Lettres. 17 novembre 1798.
  25. Life and letters of Mary Russell Milford. Lettre à Sir William Elford. 3 avril 1815.
  26. Lettres. 17 novembre 1798.
  27. Jane Austen’s Sailor Brothers, by J. H. and A. C. Hubback.
  28. Lettres. 8 janvier 1798.
  29. Lettres. 8 janvier 1799.
  30. Orgueil et Parti pris. Chap. XI.
  31. Memoir of Jane Austen. Page 27.
  32. Northanger Abbey. London, 1818, John Murray editor, with a bibliographical notice of the author.
  33. Memoir of Jane Austen. Page 60.
  34. Alexander Pope. Ode on Solitude, (1700) : — « Whose herds with milk, whose fields with bread, Whose flocks supply him with attire, Whose trees in summer yield him shade, In winter, fire ».
  35. Memoir of Jane Austen. Page 9.
  36. Lettres, 1er novembre 1800.
  37. Memoir of Jane Austen. Page 65.
  38. Lettres. 31 mai 1811.
  39. Lettres. 30 janvier 1809.
  40. Lettres. 11 octobre 1813.
  41. Lettres. 30 novembre 1814.
  42. Lettres. 30 novembre 1814.
  43. Lettres. 20 février 1816.
  44. L’abbaye de Northanger. Chap. III.