Jane Austen, sa vie et son œuvre/1/3

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CHAPITRE III


Les années fécondes. « Orgueil et Parti pris »
et « Bon Sens et Sentimentalité ».


Après un séjour de quelques semaines à Godmersham-Park où habitait alors son frère Edward, Jane Austen revint à Steventon en octobre 1796. Cette visite dans un milieu plus aristocratique que son milieu habituel fut une préparation excellente à l’œuvre qu’elle commença dès son retour au presbytère. Parmi la société qui fréquentait chez le châtelain de Godmersham, la jeune fille trouva sans doute plus d’un caractère intéressant à étudier et plus d’une petite scène qu’elle utilisa, en la transformant, pour l’exquise et alerte comédie de la vie de province, d’abord intitulée « Premières impressions », que nous connaissons sous le nom d’« Orgueil et Parti pris ». Le contraste entre la vie plus active qu’elle avait menée à Godmersham et le silence de la maison paternelle dut aussi incliner la jeune fille à un travail dans lequel elle allait trouver un refuge contre l’ennui des longues soirées d’hiver. Par sa forme, par le développement de l’intrigue et la variété des caractères, l’œuvre nouvelle était différente de tout ce qu’elle avait écrit jusqu’alors. Si peu que nous sachions des circonstances dans lesquelles le roman fut commencé, une chose est certaine : il fut écrit d’un seul jet dans une sorte d’impatiente et heureuse fièvre de création et, en août 1797, l’auteur mit le mot « Fin » à sa dernière page. Tant que l’œuvre ne fut pas terminée, une seule personne au presbytère fut dans la confidence du jeune écrivain. Les deux filles du pasteur avaient coutume de travailler dans une pièce du premier étage qu’on appelait « dressing-room » et qui était plutôt une sorte de salle d’études réservé à leur usage. Là se trouvait le piano de Jane et c’est là que Cassandre dessinait. Là aussi, sans crainte d’être surprise ou interrompue — puisque personne ne pénétrait dans le « dressing-room » sans une invitation expresse des jeunes filles Jane Austen écrivit « Premières Impressions » à l’insu des autres habitants de la maison. Assise devant son pupitre de palissandre, elle lisait à sa sœur ses pages encore fraîches et lui parlait de ses personnages. Une fois achevé, « Premières Impressions » passa de la salle d’études au salon où la famille se réunissait à la veillée. Lorsque le roman fut présenté au public bienveillant du salon du presbytère, Mr. et Mme Austen prirent à écouter « Premières Impressions » quelque chose du plaisir que leur fille avait mis à l’écrire. Le révérend George Austen, surtout, fut charmé par le récit des aventures de l’espiègle Elizabeth et, jugeant que l’œuvre méritait d’être publiée, adressa en novembre 1797 la lettre suivante à un éditeur de Londres, nommé Cadell :

« J’ai en ma possession un roman inédit, en trois volumes, à peu près de la même longueur qu’ « Evelina » de Miss Burney. N’ignorant pas combien il importe qu’une œuvre de ce genre soit présentée au public par un éditeur honorablement connu, je m’adresse à vous. Je vous serai très obligé de me faire savoir si vous voulez vous en occuper. Veuillez me dire ce que coûterait la publication aux frais de l’auteur, et quelle somme vous donneriez pour acquérir la propriété de l’ouvrage ».

Par retour du courrier, l’éditeur honorablement connu répondit au révérend Austen qu’il était inutile de lui envoyer le manuscrit. Découragés par une telle réponse, ni l’auteur ni les siens ne songèrent plus à faire paraître le roman, et « Premières Impressions » resta en manuscrit jusqu’en 1813. À ce moment, Jane Austen qui avait déjà publié, deux ans auparavant « Bon Sens et Sentimentalité », se décida à présenter à son éditeur, Egerton, l’œuvre refusée par Cadell en 1797. Mais jugeant le titre « Premières Impressions » trop banal, elle le remplaça par un autre, admirablement adapté au sujet du roman, dont l’agréable allitération rappelait celle de « Sense and Sensibility » (Bon Sens et Sentimentalité). Elle emprunta les mots de « Pride and Prejudice » à un passage d’un roman de Miss Burney. Aux dernières pages de son interminable « Cecilia », Miss Burney les fait répéter à un de ses personnages, et comme ils ont une grande importance et sont placés dans la bouche du sentencieux Docteur Lyster, ils sont imprimés en gros caractères, ce qui souligne comme il convient leur valeur. [1] Si les hasards de la publication révélèrent d’abord Jane Austen à ses contemporains, comme l’auteur de « Bon Sens et Sentimentalité », il faut néanmoins étudier en premier lieu « Orgueil et Parti pris ». L’ordre de la composition, le seul qui ait maintenant une signification, est ainsi respecté, et le livre où la jeunesse de l’auteur s’exprime de la façon la plus brillante et la plus séduisante, peut être d’autant mieux apprécié qu’on l’étudie à la place qu’il occupe dans la vie de Jane Austen.

Entre un père égoïste et indolent, une mère bavarde et sotte, de jeunes sœurs écervelées ou pédantes, Elizabeth Bennet ne trouve de sympathie et d’affection que chez son aînée, Jane, la « beauté» de la famille. Les deux sœurs cependant ne se ressemblent guère : Elizabeth est spirituelle et vive, jolie seulement de sa fraîcheur et de l’esprit qui brille dans ses yeux vifs ; Jane est timide et sa grâce penchée s’accorde avec une douceur et une bonté un peu fades. Aux premières pages du roman toute la famille est en émoi. Un château du voisinage, Netherfield, vient d’être acheté par un jeune homme, Mr. Bingley, qu’on dit fort riche et qu’on sait célibataire. Sa venue dans le pays est pour les Misses Bennet le présage de nombreux bals car, pensent-elles, le nouveau venu, bien accueilli par tous, ne pourra manquer de donner souvent à danser. Mme Bennet voit plus loin : elle a cinq filles et désire les marier ; Μr. Bingley sera un parti fort acceptable pour celle qu’il lui plaira de choisir.

En effet, à la première rencontre dans un bal, Bingley est frappé par la beauté de Jane et ne dissimule pas son admiration. Bingley est accompagné d’un de ses meilleurs amis, Mr. Darcy, qui, fier de sa naissance et de sa très grande fortune, ne cache pas le mépris que lui inspirent la société provinciale à laquelle il se trouve mêlé et les grâces un peu bourgeoises des jeunes filles réunies dans la salle. Lorsque son ami l’exhorte à inviter à danser la seconde Miss Bennet, il répond qu’il n’en fera rien, et, toisant Elizabeth avec une expression d’impertinente hauteur, dit à Bingley : « Elle est passable, mais pas assez jolie pour me donner l’envie de danser avec elle ». Elizabeth a entendu cette remarque flatteuse, et, comme elle en a saisi tout le ridicule, se divertit à la citer à quelques personnes. Les Bennet, Mr. Bingley et son ami, se rencontrent à maintes reprises et chaque fois s’affirment l’admiration qu’inspire Jane au châtelain de Netherfield et l’éloignement d’Elizabeth à l’égard de Darcy. Mais bientôt, poussé par ses sœurs et son ami qui désirent lui voir épouser une femme de plus haute naissance, Bingley quitte brusquement le pays sans s’être déclaré à Jane qui l’aime en secret et va continuer à l’aimer. Elizabeth est peinée de voir sa sœur dédaignée par Bingley. Son chagrin est plus vif encore lorsqu’elle apprend que, sans les conseils de Darcy, Jane serait peut-être maintenant toute à la joie d’heureuses fiançailles.

À peu près au même moment, les Bennet reçoivent la visite d’un de leurs cousins, le révérend Mr. Collins. Sollicitée de devenir la femme de Mr. Collins, Elisabeth refuse catégoriquement. Son cousin se console bientôt de cet échec en devenant l’heureux fiancé de Charlotte Lucas, la meilleure amie d’Elizabeth. Après son mariage, Charlotte prie Elizabeth de venir passer quelque temps auprès d’elle. Pendant son séjour chez les Collins, Elizabeth se trouve, à son grand déplaisir, en présence de M. Darcy qui lui semble plus hautain, plus taciturne et plus dédaigneux que jamais. Grande est la surprise d’Elizabeth lorsque Darcy se révèle à elle sous la figure d’un amoureux. Tout en lui déclarant qu’il l’aime depuis longtemps, il ne lui cache pas qu’il a tout fait pour résister à cet amour dont la violence le contraint aujourd’hui à demander la main d’une femme si inférieure à lui par la famille, le rang, la fortune et l’éducation. À cette déclaration si inattendue et faite d’une telle façon, Elizabeth s’indigne. Profondément blessée d’une démarche où elle ne voit que mépris pour elle et les siens, elle reproche à Darcy son manque de courtoisie, son égoïsme et son orgueil démesurés. Elle lui reproche aussi les conseils qu’il a donnés à Bingley. Ajoutant encore un trait à l’énumération de toutes les excellentes raisons qu’elle a de le repousser, elle l’accuse d’avoir fait preuve d’une méchanceté froide et calculée envers Mr. Wickham, un jeune officier qu’elle a rencontré fréquemment dans le monde. La carrière de ce jeune homme a été brisée parce que le puissant Mr. Darcy a jugé bon de lui refuser une protection que Wickham se croyait à bon droit acquise. Suffoqué de désespoir et de surprise, Darcy quitte Elizabeth. Dans une longue lettre qu’il la supplie de lire avec soin, il justifie pleinement sa conduite à l’égard de Bingley et de Wickham. Après cette lecture, Elizabeth commence à voir son parti pris disparaître. Lorsque le hasard réunit encore Elizabeth et Darcy, la parfaite courtoisie, la fière et respectueuse réserve du jeune homme font regretter à Elizabeth, non pas son refus, mais la vivacité et l’amertume des paroles qui l’ont accompagné.

Au moment où le malentendu qui les sépare encore commence à se dissiper, Elizabeth est brusquement rappelée à Longbourne. Sa sœur Lydia vient de se faire enlever par Wickham et celui-ci, lorsqu’on retrouve à Londres les deux fugitifs, annonce froidement qu’il n’a pas, et n’a jamais eu, l’intention d’épouser la jeune sotte. Jane et Elizabeth sentent vivement toute la honte d’une pareille aventure. À cette honte s’ajoutent pour Elizaheth de cuisants remords : la lettre de Darcy l’avait pleinement édifiée sur le compte de Wickham, mais elle n’a pas averti Mr. Bennet ; Wickham a continué à rencontrer Lydia dans le monde et le malheur qu’un mot aurait pu empêcher s’est accompli par la force même des circonstances. Cependant, de meilleures nouvelles arrivent à Longbourne. Revenu sans doute à de meilleurs sentiments, Wickham a consenti à épouser Lydia. Elizabeth se réjouit et s’étonne devant l’heureux dénouement d’une si fâcheuse affaire. Elle s’étonne moins lorsqu’elle apprend que la générosité et les efforts de Darcy y ont largement contribué. Dès lors, Elizabeth reconnaît combien grande était son erreur lorsqu’elle jugeait Darcy incapable d’autres sentiments que l’orgueil et l’égoïsme. Bingley, que son ami n’essaie plus d’éloigner de Jane, revient à Longbourne et n’est pas longtemps sans obtenir le pardon de celle qu’il avait un moment dédaignée. Darcy veut aussi revoir Elizabeth. Dans des termes bien différents de ceux qu’il avait d’abord employés, il dit à Elizabeth qu’il l’aime et désire ardemment être aimé d’elle. Cette fois, la jeune fille peut lui répondre en toute sincérité qu’elle sera heureuse et fière de devenir sa femme.

Une fleur d’herbier desséchée et jaunie, voilà ce que devient cette fleur éclatante et fraîche, le premier roman de Jane Austen, dès qu’on essaye de résumer l’intrigue qui s’y déroule en des pages écrites avec une verve incomparable. Ayant trouvé la forme qui lui permet de présenter ses personnages sans qu’elle ait besoin de commenter leurs actions ou d’expliquer leur caractère, Jane Austen écrit à vingt et un ans, et pour son plaisir, un petit chef-d’œuvre. On y sent la vivacité de la jeunesse, sa naïve confiance et son élan vers la vie; quelque chose aussi de l’inconsciente dureté et de l’involontaire sécheresse de cet âge sans pitié, à côté de qualités solides qui appartiennent d’ordinaire à la maturité. Car cette œuvre brillante est en même temps remarquable par l’harmonie de sa composition et surtout par cette « sanity » — bon sens et équilibre parfait de toutes les facultés — qui sera dès lors la qualité maîtresse du talent de Jane Austen. Le caractère des personnages ne nous est pas connu seulement dans ses manifestations extérieures ; l’action et la parole nous le révèlent, et nous assistons aussi au lent et sourd travail intérieur qui précède et prépare l’action. Lorsqu’il s’agit de personnages de premier plan, nous pénétrons le secret de leur pensée et quand nous lisons le récit de leurs aventures, nous sommes à la fois spectateurs et confidents. Double rôle qui n’est pas pour nous déplaire et n’enlève rien à l’intérêt de l’intrigue. Si bien que nous connaissions certains personnages il est, en effet, impossible de prévoir comment ils agiront. Mais chaque action nouvelle, chaque nouvel entretien, est si entièrement d’accord avec ce que nous savons déjà de tel ou tel personnage que nous ne pouvons concevoir rien de différent. On ne saurait imaginer aucun incident de l’intrigue sous un aspect autre que celui dont il est revêtu ; chacun d’eux semble nécessaire parce qu’il précise et développe notre connaissance des caractères et forme un nouveau degré dans la progression continue du récit. Grâce à cette admirable économie des moyens dont il plaît à Jane Austen de se servir, grâce aussi à son entente parfaite de la valeur du plus menu détail et de son importance par rapport à l’ensemble, le dénouement d’ « Orgueil et Parti pris » devient l’inévitable résultat de l’enchainement des circonstances, et clôt naturellement la série des actions et réactions produites par les événements sur l’esprit des divers personnages.

Le cadre des différentes scènes, les accessoires, tout ce qui pourrait détourner notre attention des personnages est réduit ici à l’indispensable. Comme dans une comédie de caractères, le milieu est indiqué seulement par les occupations et les entretiens des personnages; il n’y a pas de « décor » dans le roman, rien au delà des indications nécessaires pour situer telle scène dans un parc et telle autre dans le salon d’un château. La vie sous son aspect purement humain, la vie presque toujours insouciante et joyeuse, infiniment diverse malgré son apparente uniformité, voilà le seul spectacle qui attire les yeux et l’esprit de Jane Austen. Elle dira elle-même plus tard que « sa préférence pour la vie l’incline à donner toujours plus d’attention aux êtres qu’aux choses », [2] et l’intérêt de son premier roman réside surtout dans la peinture des caractères.

Le plus profond sentiment dont Elizabeth Bennet est capable, et celui-là même qui compta le plus dans la vie de Jane Austen, n’est pas l’amour, c’est l’affection fraternelle. La tendresse d’Elizabeth Bennet pour Jane est sinon une image, du moins un reflet de l’affection que Jane Austen portait à sa sœur Cassandre. Dans le roman, comme dans la réalité, ce sentiment d’admiration attendrie qu’éprouve une jeune sœur devant la bienveillance universelle et l’inaltérable douceur de son aînée, est comme un hommage involontaire de l’esprit à la bonté. La nature un peu sèche d’Elizabeth lui rend difficile de supporter les sots lorsque ceux-ci deviennent une source de vexations, de mortifications journalières. Elle reste confondue devant la bonté de Jane qui trouve tous les gens parfaits, ou sait découvrir chez tous quelque trait aimable. Malgré la supériorité morale qu’elle reconnaît si franchement chez sa sœur, c’est Elizabeth qui, sans le vouloir, en dépit de ses défauts ou à cause d’eux, attire et retient notre sympathie. Elle n’est pourtant douée ni d’une beauté remarquable ni d’une haute intelligence. Elle est gracieuse, vive et sensée, et ces qualités ordinaires et moyennes produisent, unies en elle, une impression de charme irrésistible. Il y a chez Elizabeth, comme chez tout être qui a reçu le don de plaire, quelque chose qui échappe à l’analyse, une force mystérieuse, une vertu secrète, qui la dépasse elle-même. Lorsqu’elle en éprouve les effets, elle s’étonne, ignorant quel pouvoir lui gagne tous les cœurs. Aussi n’est-ce pas la magnifique humilité de l’amour, mais la curiosité de son esprit toujours en éveil qui lui fait demander à son fiancé : « Comment avez-vous commencé à m’aimer ?… Vous étiez au début resté indifférent devant ma beauté, et quant à ma façon d’agir envers vous ! mon attitude frisait l’impolitesse, pour ne pas dire plus, et je ne vous adressais jamais la parole sans un certain désir de vous blesser. Soyez franc, m’avez-vous donc admirée pour mon impertinence ? » [3] Son bon sens et sa raison ne sauraient, en effet, lui expliquer l’influence du charme juvénile, de la grâce irrésistible qui accompagne toutes ses actions. À l’une de leurs premières rencontres, elle fait sentir à Darcy, avec une gentille malice, le ridicule de son air de supériorité et de son silence méprisant. Quel manège de coquette pourrait intéresser et amuser Darcy comme les spirituelles et rieuses critiques d’Elizabeth ? « Ils restèrent en face l’un de l’autre un moment sans dire un mot, et elle commença à croire que leur silence allait durer autant que les deux contredanses, puis, réFléchissant soudain qu’elle punirait bien plus son danseur en l’obligeant à causer, elle fit une observation insignifiante à propos du bal. Il y répondit et retomba dans son mutisme. Au bout de quelques minutes elle lui adressa la parole une seconde fois : C’est votre tour maintenant, Mr. Darcy, de dire quelque chose. J’ai parlé du bal, à vous de faire une remarque quelconque sur les dimensions de la salle, sur le nombre des danseurs. — Il sourit et lui répondit qu’il dirait tout ce qu’elle voudrait lui entendre dire. — Très bien, une réplique de ce genre suffira pour le moment. Peut-être dans un instant déclarerai-je qu’un bal chez des amis est plus agréable qu’un bal où l’on est exposé à rencontrer une société moins choisie, mais nous pouvons à présent nous taire. — Suivez-vous donc une règle dans vos conversations au bal ? Quelquefois. On est obligé de causer un peu. On se rendrait ridicule si l’on n’échangeait pas une parole pendant une demi-heure. Et cependant, pour la commodité de certaines personnes, on devrait régler la conversation de façon à ce qu’elles soient obligées à parler le moins possible. — Consultez-vous en ce moment votre propre inclination on croyez-vous me procurer quelque satisfaction ? — Je pense faire les deux, répondit Elizabeth avec une pointe d’espièglerie, car j’ai toujours observé une grande ressemblance dans la tournure de nos esprits. Nous sommes l’un et l’autre d’humeur farouche et taciturne et n’aimons pas à parler sinon lorsque nous croyons pouvoir dire quelque chose qui frappera d’admiration toute la salle et passera à la postérité avec l’éclat d’un proverbe. — Cela n’est pas une description très exacte de votre humeur, dit-il ; jusqu’à quel point elle ressemble à la mienne, je n’ai point la prétention de le décider. Mais vous, du moins, vous croyez le portrait fidèle. — Il ne m’appartient pas de juger du mérite de mon œuvre ». [4]

Elizabeth sait que la raillerie, lorsqu’elle n’est ni amère ni méchante, est la meilleure arme contre l’orgueil, la prétention et la sottise ; surtout, elle sait s’en servir à propos. Darcy, qui d’abord se méprend sur son caractère, l’avertit que « les plus sages et les meilleurs des hommes, bien mieux, leurs actions les meilleures et les plus sages, peuvent être tournés en ridicule par des personnes dont la vie n’a qu’un but : trouver des sujets de plaisanterie », et Elizabeth répond : « J’espère que je ne me moque jamais de la sagesse et de la bonté ». Ces deux vertus se rencontrent, en somme, assez rarement, et comment ne trouverait-elle pas matière à d’amusantes remarques, alors que chaque jour la confirme dans son opinion de « l’inconséquence de ses semblables et du peu d’état qu’on peut faire de ce qui semble mérite et bon sens ». [5] Chez une nature moins saine, moins épanouie et moins vigoureuse, ce penchant à voir les choses et les gens tels qu’ils sont, risquerait d’être une cause d’amertume et de tristesse. Mais ce que le psychologue de vingt ans connaît déjà des contradictions, des faiblesses, et même de la méchanceté humaine, ne trouble pas sa gaieté et n’altère pas sa confiance en la vie. Il y a peu de gens au monde pour qui Elizabeth éprouve une véritable affection, moins encore dont elle ait une haute opinion, ainsi qu’elle l’avoue un jour à Jane dans un de ces entretiens où les deux sœurs parlent avec cette parfaite franchise que permet l’assurance d’une parfaite sympathie. Elle ose regarder la vie en face, et malgré les contradictions qu’elle y voit, la trouve belle et jouit de sa beauté. Aussi la vie est-elle douce à la charmante Elizabeth. L’éclat de ses yeux n’est jamais terni ni adouci par les larmes. L’ombre d’un chagrin l’effleure à peine un instant et disparaît à jamais de son horizon. Cette petite provinciale, dont la grâce parfume toutes les pages d’« Orgueil et Parti pris », est peut-être, parmi les héroïnes de la littérature anglaise, la seule qui sache plaire uniquement par sa gaieté et sa vivacité, la seule qui puisse charmer rien que par la joie de son sourire et réussisse à intéresser sans jamais faire appel à l’émotion, à la tendresse ou à la pitié.

À côté d’Elizabeth, admirable de vie et de vérité, le personnage de Darcy n’est indiqué que par quelques traits. Du héros d’« Orgueil et Parti pris » — comme de tous les hommes dans les romans de Jane Austen — nous avons moins un portrait qu’une esquisse faite de quelques lignes tracées, il est vrai, d’une main ferme et sûre, mais dont l’exécution semble un peu sommaire, comparée au fini, au fouillé des figures de femmes. Cette différence provient du point de vue auquel l’auteur se place pour étudier la vie et les caractères. Jane Austen emprunte exclusivement à l’observation directe et à l’expérience personnelle la matière de ses romans ; par conséquent toute cette partie de la vie masculine qui n’est comprise ni dans les occupations mondaines, ni dans l’intimité familiale, échappe à ses regards. Jeune fille, et jeune fille vivant dans un milieu de province fort resserré, sans contact avec la vie plus large, plus complexe de la capitale, où les hommes et les femmes se rencontrent à la promenade, au théâtre, en mille occasions que n’offre pas la vie à la campagne, Jane Austen ignore ou ne connaît que par ouï-dire une grande partie des choses auxquelles s’intéressent les hommes de son temps. De là, la moindre importance qu’elle donne à un personnage comme Darcy et l’angle toujours semblable sous lequel elle l’aperçoit, Darcy n’existe à ses yeux que par les sentiments qu’il éprouve à l’égard d’Elizabeth. Le reste de sa vie et de son caractère est indiqué très rapidement. Son orgueil qui lui Tait d’abord mépriser la jeune fille, sa sincérité, toujours entière aussi bien envers lui-même qu’envers les autres, mais parfois blessante, nous sont seuls parfaitement connus. D’ailleurs, le taciturne Darcy doit forcément rester étranger et lointain en comparaison d’autres personnages, moins importants mais plus loquaces, dans un roman où la personnalité de chacun d’entre eux se révèle dans la conversation. Pour être convaincus qu’Elizabeth trouvera le bonheur en épousant Darcy, il faudrait nous en rapporter entièrement, ou presque, au jugement et au bon sens de la jeune fille, n’étaient les quelques phrases dans lesquelles, aux dernières pages du roman, l’heureux fiancé avoue le changement opéré en lui par le premier refus et les reproches d’Elizabeth : « J’étais venu à vous sans le moins doute au sujet de votre accueil. Vous m’avez montré ce que valaient mes prétentions de plaire à une femme qui méritait d’être aimée. Mon intention, plus tard, a été de vous prouver par toutes les attentions possibles que je n’avais pas l’âme assez basse pour vous garder rancune de ce qui s’était passé. J’espérais obtenir votre pardon et diminuer la mauvaise opinion que vous aviez de moi en vous faisant voir que j’avais tenu compte de vos reproches ». [6]

Les figures de Mr. et Mme Bennet, sont spirituellement dessinées. Uniquement préoccupée d’établir avantageusement ses cinq filles, la bavarde Mme Bennet ne se lasse pas de vanter leurs mérites et de proclamer que Longbourne et sa société, dont ses filles sont le plus bel ornement, ne le cèdent pour la distinction et l’agrément à aucun pays d’Angleterre. Lorsque Darcy semble douter de si irréfutables propositions, elle lui déclare qu’« en une saison, elle et les siens ont l’occasion de dîner dans vingt-quatre familles du voisinage », et le silence de Darcy lui paraît une preuve que personne, fut-ce le plus orgueilleux et le plus dédaigneux des hommes, ne saurait manquer d’être persuadé par un tel argument. Tant que Darcy parait faire peu de cas de la grâce et de la beauté de ses filles, il est pour elle « un être déplaisant », mais dès qu’il devient le fiancé d’Elizabeth, Mme Bennet se répand en louanges et attentions qui donnent la mesure de sa nature vulgaire et de son esprit borné : « Oh ! ma chère petite Lizzie, quelle fortune et quelle situation tu vas avoir !…. Tout ce qu’aura Jane ne sera rien en comparaison. Dix mille livres sterling de rente, et peut-être davantage ! Ma très chère enfant, dis-moi quel est le plat préféré de Mr. Darcy, afin que je le fasse apprêter pour le dîner ». [7]

Mr. Bennet, qui déclare avec ironie que « nous sommes au monde uniquement pour prêter à rire à nos semblables, et à notre tour, nous amuser à leurs dépens », [8] n’a besoin de chercher bien loin pour exercer son penchant à la satire. Un jour, Mme Bennet vient se plaindre amèrement à son mari que, si elle devenait veuve, Mr. Collins — l’héritier du domaine, puisque les Bennet n’ont pas de fils — entrerait en possession de Longbourne. « En vérité, Mr. Bennet, dit-elle, c’est bien dur de penser que Charlotte Lucas pourrait être un jour maîtresse ici, que je serais obligée de lui céder ma place et vivrais peut-être assez longtemps pour l’y voir installée. — Ma chère, ne vous laissez pas aller à de si sombres pensées. Espérons que les choses se passeront mieux. Nourrissons le doux espoir que c’est moi qui vous survivrai ». [9] La présence du révérend Collins à Longbourne fournit à Mr. Bennet le sujet d’humoristiques réflexions. Fier d’avoir gagné à force de flatteries la protection de Lady Catherine de Bourgh, le jeune lourdaud raconte à son hôte comment il s’y prend pour conserver l’estime de la hante et puissante dame. Mme Bennet lui demande si la fille de Lady Catherine a été présentée à la cour. Gravement, comme il convient pour toucher à un tel sujet Mr. Collins répond : « Sa santé assez précaire lui défend d’habiter la ville, ce qui, je le faisais remarquer à Lady Catherine, prive la cour d’Angleterre de sa plus belle parure. Sa Seigneurie a semblé charmée de cette idée, et comme vous l’imaginez aisément, je suis heureux de lui faire en toute occasion ces petits compliments délicats que les dames reçoivent toujours volontiers. J’ai dit plus d’une fois devant Lady Catherine, que sa charmante fille semblait née pour être duchesse, et que le rang le plus haut, au lieu de l’élever, recevrait d’elle un nouvel éclat. Ce sont des petites choses de ce genre qui plaisent à Sa Seigneurie, et c’est ce genre d’attentions auquel je me crois tenu envers elle. — Vous jugez très sagement, dit Mr. Bennet, et il est heureux pour vous que vous possédiez le talent de flatter avec délicatesse. Puis-je vous demander si ces agréables attentions vous sont suggérées par l’inspiration du moment ou si elles sont le résultat d’une préparation préalable ? — Elles proviennent surtout de ce qui se passe au moment, et, bien que je m’amuse quelquefois à inventer et à arranger des petits compliments bien tournés qui peuvent servir dans les cas ordinaires, je tâche ton jours de leur donner un air aussi peu apprêté que possible ». [10]

Les paroles du révérend Collins font deviner le caractère de Lady Catherine, mais « Orgueil et Parti pris », telle la cour d’Angleterre par l’absence de Miss de Bourgh, serait privé de sa plus belle fleur si l’orgueilleuse personne ne nous apparaissait qu’à travers les discours de son dévoué chapelain. C’est une joie que d’entendre Lady Catherine elle-même questionner Elizabeth et lui donner son opinion sur la musique et l’éducation des filles. De sa voix haute et dure, la noble dame tranche toutes les questions et trahit en même temps sa vulgarité foncière. « Êtes-vous musicienne. Miss Bennet, est-ce que vous chantez ? — Un peu. — Ah ! dans ce cas, nous aurons le plaisir de vous entendre. Notre instrument est excellent, probablement supérieur à Vous l’essayerez un jour. Et vos sœurs, jouent-elles du piano, et savent-elles chanter ? — Une de mes sœurs joue et chante. — Pourquoi toutes n’ont-elles pas pris des leçons ? Les demoiselles Webb sont toutes musiciennes et leur père n’a pas un si beau revenu que le vôtre ». [11] Une autre fois, comme Elizabeth est en train de causer avec le colonel Fitz-William, un des neveux de Lady Catherine, celle-ci ne peut supporter de rester étrangère à la conversation. Elle interrompt Fitz-William. « Que dites-vous donc, Fitz-William ? De quoi parlez-vous ? Qu’est-ce que vous racontez à Miss Bennet ? Que je sache de quoi vous parlez. — Nous parlons de musique, madame, dit-il quand il se vit contraint de répondre. — De musique ! Alors parlez plus haut. De tous les sujets, c’est celui que je préfère. Il faut que j’aie ma part de la conversation si vous parlez de musique. Il y a, je crois, peu de gens en Angleterre qui prennent plus de plaisir que moi à la musique ou aient le goût meilleur. Si j’avais appris, j’aurais été une fort bonne musicienne. Anne de même, si sa santé lui avait permis de s’y appliquer. Je suis bien sûre qu’elle aurait joué d’une façon délicieuse… Je dis très souvent à toutes les jeunes personnes qu’on ne peut arriver à avoir un jeu parfait sans un travail constant. J’ai déjà dit plusieurs fois à Miss Bennet qu’elle ne jouera jamais très bien si elle n’étudie pas davantage et que, puisque Mme Collins n’a pas d’instrument, je lui permets très volontiers de venir étudier à Rosings sur le piano dans la chambre de Mme Jenkinson. Elle ne générait personne, de ce côté du château ». [12]

Les jeunes sœurs d’Elizabeth n’ont qu’un rôle très effacé dans la délicieuse comédie que jouent ces différents personnages, mais quelques mots suffisent pour évoquer leur physionomie et peindre leur caractère. Nous connaissons Lydia et Kitty par le plaisir qu’elles éprouvent à parler et à rire si haut qu’on pourrait les entendre à dix lieues, et la docte et laide Mary par son désir de dire des choses si profondes, qu’il lui faut un temps infini pour arranger ses idées et les présenter à un auditoire émerveillé sous forme de belles maximes.

S’il est facile de citer, en feuilletant le roman, mainte scène humoristique, maint croquis tracé d’une plume spirituelle, on ne pourrait cependant rien retrancher au récit sans nuire à l’harmonieuse proportion de l’ensemble. La vérité des situations et du dialogue est telle que les personnages du roman deviennent bientôt pour nous des figures familières, et que les Bennet, Mr. Collins ou Lady Catherine, revêtent à nos yeux l’aspect des gens rencontrés dans la vie réelle. Jane Austen éprouva d’ailleurs à l’égard des personnages qu’elle avait créés quelque chose de l’illusion procurée au lecteur. L’attitude impersonnelle qu’elle avait adoptée pour ses études de caractères lui rendait facile de considérer ses héros comme indépendants d’elle-même et de voir en leurs actions comme le résultat d’une nécessité qu’elle se contentait d’exprimer. Aussi est-il intéressant de la voir, dans sa correspondance, parler de Darcy, d’Elizabeth ou de Mme Bennet, comme d’amis très chers dont elle connaît les goûts et prévoit la conduite en telle ou telle circonstance. En 1797, c’est-à-dire bien peu de temps après avoir achevé son premier roman, elle fait une brève mention de « Premières Impressions » dans une lettre adressée à Cassandre. Quelques mois plus tard, elle répond plaisamment à sa sœur qui lui demande de permettre à une amie de lire une seconde fois son manuscrit : « Je ne permettrai pas à Marthe, pour rien au monde, de relire « Premières Impressions » Je vois bien quel est son dessein : elle veut le faire paraître quand elle l’aura appris par cœur, ce qu’elle pourra faire en le lisant une fois de plus ». [13] Plus tard, au moment où le succès de « Bon Sens et Sentimentalité » la décide à publier « Orgueil et Parti pris », ses lettres contiennent d’amusantes allusions à ses personnages favoris : « Je suis allée à l’exposition de peinture de Spring Gardens, écrit-elle de Londres en mai 1813. On dit en général que les tableaux ne valent pas grand chose, mais j’ai été assez contente, et surtout d’un petit portrait de Mme Bingley qui est très ressemblant. J’étais allée à l’exposition dans l’espoir d’y trouver un portrait de sa sœur, mais il n’y avait point de Mme Darcy. Le portrait de Mme Bingley est fidèle sur tous les points : taille, coupe du visage, traits, douceur de la physionomie, jamais ressemblance ne fut plus frappante. Elle est vêtue d’une robe blanche garnie de vert, ce qui me prouve, comme je l’avais toujours supposé, que le vert est une de ses couleurs préférées. Je pense que Mme Darcy sera vêtue de jaune ». Quelques jours après, elle raconte à Cassandre combien elle est désappointée de n’avoir pas réussi à trouver un portrait d’Elizabeth à l’exposition des œuvres de Reynolds. « La seule raison que je puisse trouver à cela est que Mr. Darcy attache une trop grande valeur au portrait de sa femme pour souffrir qu’il soit exposé aux regards du public. Je m’imagine qu’il doit éprouver quelque chose de ce genre, ce même mélange de tendresse, d’orgueil et de délicatesse ». [14]

Le jeu auquel se plaisait Jane Austen de retrouver dans la réalité les créatures de son imagination était devenu à ce moment le plus délicieux des passe-temps pour les neveux et les nièces de l’auteur. Un jour, Fanny Austen-Knight écrivit à sa tante une lettre dans laquelle elle avait adopté le nom et le personnage de Miss Darcy. Le choix de la fillette n’était pas très heureux, car Miss Darcy est la seule figure qui ne soit indiquée que par quelques traits imprécis. La réponse de Jane Austen à la petite Fanny, qui la priait de lui écrire à son tour sous le nom de Miss Darcy, est caractéristique de la justesse de son sens critique et de son intransigeante probité artistique : « Je suis très obligée à Fanny de sa lettre qui m’a fait rire de bon cœur, mais je ne peux pas me risquer à y répondre. Même si j’avais plus de temps, je ne serais pas sûre du tout du genre de lettre que Miss Darcy pourrait écrire ». [15] La pâle silhouette de Miss Darcy restait pour elle dans les limbes de l’imagination et n’atteignait pas à cette plénitude de vie qui lui permettait de parler familièrement d’Elizabeth ou de Jane. Pour les seuls personnages dont la figure et le caractère lui étaient parfaitement connus, Jane Austen consentit à satisfaire la curiosité de ses neveux et nièces, et à leur indiquer comment « Orgueil et Parti pris » se prolongeait dans son esprit au-delà des limites du roman. Elle leur raconta que la bruyante Kitty avait épousé plus tard un pasteur des environs de Pemberley, le domaine de Mr. Darcy, et que la pédante Mary, n’ayant pas réussi à trouver de meilleur parti qu’un clerc de son oncle l’avoué, s’était résignée à passer pour un prodige de savoir parmi la société d’une petite ville de province. [16]

Le long intervalle qui sépara la composition de ce premier ouvrage du moment où il fut publié permit à Jane Austen d’examiner son œuvre avec détachement et impartialité. Une lettre écrite en février 1813, c’est-à-dire quelques jours avant la publication d’ « Orgueil et Parti pris » et peu de temps après la révision définitive de son manuscrit, renferme une curieuse appréciation des mérites et des défauts du roman qui allait enfin être donné au public par l’auteur de « Bon Sens et Sentimentalité ». [17] Avec le même sens critique et la même finesse qui lui servent à étudier les caractères, elle signale les qualités de son premier roman et les seuls défauts que l’analyse la plus minutieuse ait réussi depuis à y relever. « En somme, je suis bien assez fière et bien assez satisfaite. Mais l’ouvrage a trop de légèreté, de brillant et d’éclat. Il y manque des ombres. Il faudrait l’étoffer en plusieurs endroits en y ajoutant un long chapitre sérieux, si je pouvais écrire quelque chose de ce genre, ou à défaut de cela, un chapitre ridicule, très pompeux et très alambiqué sur un sujet qui n’ait aucun rapport avec le récit : un essai sur l’art d’écrire, une critique sur Walter Scott ou sur l’histoire de Bonaparte, ou sur quoi que ce soit qui contraste avec le reste et ramène le lecteur avec un plaisir plus grand au badinage et au tour épigrammatique du style ». [18]

Ce jugement est d’un auteur doublé d’un critique avisé. En effet, ce délicieux roman où l’esprit pétille comme un vin léger est peut-être trop uniformément brillant. Les réparties spirituelles, les remarques humoristiques qu’on trouve à chaque page, gagneraient à être mises en valeur par quelques passages d’un ton plus grave, d’une allure moins rapide. Si fine et si délicate que soit l’étude des caractères,elle produit une impression, sinon de monotonie du moins de manque de relief. Vivantes et naturelles, les scènes sont toutes au même plan et baignées de la même éclatante lumière. Les sentiments sont tous et toujours au même degré moyen et n’atteignent pas un seul instant à l’émotion profonde. Peut-être le remède que Jane Austen indiquait pour donner à son roman les ombres et les contrastes qui lui manquent n’aurait-il pas été très efficace. Elle n’essaya jamais d’ailleurs d’en faire usage, craignant de détruire par là l’harmonieux développement du récit. Sa critique n’en demeure pas moins justifiée. Dans cette toile aux couleurs si fraîches, au dessin ferme et sûr, où chaque figure se détache expressive et nette, on voudrait trouver un coin de clair-obscur pour reposer ses yeux lassés par cet éclat trop vif et surtout trop soutenu. Admirable de finesse, de gaieté et d’entrain, attirant et souriant comme la jeunesse elle-même, « Orgueil et Parti pris » est, certes, un chef-d’œuvre. Mais on ne saurait lui donner ce titre sans restriction, ni, malgré l’avis de beaucoup de critiques anglais, le mettre au-dessus des autres romans que Jane Austen écrivit plus tard et dont les études plus nuancées possèdent les demi-teintes et les délicates gradations auxquelles la verve et la vivacité de son premier ouvrage ne laissent pas assez de place. Parmi les trois premiers romans écrits de 1796 à 1799, il est incontestablement le meilleur, mais le talent de Jane Austen en son plein épanouissement devait produire des œuvres plus pleines et plus fortes, et c’est donner à « Orgueil et Parti pris » le nom qui lui convient que de rappeler un chef-d’œuvre de jeunesse.

« Bon Sens et Sentimentalité » que Jane Austen commença à écrire trois mois après avoir achevé son premier roman, n’a rien de la gaieté, du mouvement et de la rapidité d’allure qui caractérisent « Orgueil et Parti pris ». Il est conçu et exécuté dans une tonalité mineure, discrète et voilée. Son intrigue, au lieu d’être entraînée par une succession d’incidents à un dénouement qui parait inévitable, hésite, s’arrête, semble interrompue. puis se renoue et arrive enfin à une conclusion grâce à un événement imprévu et presque invraisemblable. Deux jeunes filles sont encore ici comme dans « Orgueil et Parti pris » les personnages principaux, et c’est sur un double mariage que se termine le roman. Mais les caractères d’Ellinor et de Marianne Dashwood, en qui s’incarnent le « bon sens » et la « sentimentalité » du titre sont étudiés et présentés de tout autre façon que ceux d’Elizabeth et de Jane Bennet. D’après les indications données par M. Austen-Leigh dans son « Mémoire », « Bon Sens et Sentimentalité » fut commencé en 1797 et terminé en 1798. Pour cet ouvrage, l’auteur utilisa en les transformant l’intrigue et les personnages d’un roman épistolaire intitulé « Ellinor et Marianne » composé à la même époque que « Lady Susan ». « Bon Sens et Sentimentalité » serait donc, du moins en partie, la première oeuvre de Jane Austen. Il est toutefois impossible d’indiquer de façon certaine ce qui appartient dans ce roman à l’œuvre primitive écrite entre 1791 et 1796, de même qu’on ne peut découvrir la trace des retouches que Jane Austen y fit en 1811, avant de le publier. Un seul passage peut être signalé comme une addition faite au moment de la révision définitive : celui où Ellinor reproche à sa sœur d’avoir si bien discuté avec Willoughby la question des mérites respectifs de Cowper et de Scott que le sujet après un seul entretien, est complètement épuisé. La mention du nom de Scott indique que ce passage n’est pas antérieur à 1805, car c’est de cette époque que date, avec la publication de « La Dame du Lac », la popularité de l’œuvre poétique de Walter Scott. À part cette indication précise, il faut se contenter de suppositions au sujet de la composition de telle ou telle partie de « Bon Sens et Sentimentalité » et de l’importance des transformations ou des retouches que l’ouvrage subit à deux reprises. Comparé aux autres romans de Jane Austen, il est d’une valeur moins égale. Certaines pages un peu languissantes, le développement hésitant de l’intrigue, la faiblesse et l’insignifiance de quelques personnages trahissent l’inexpérience d’un très jeune auteur. D’autre part, certains chapitres humoristiques d’une verve délicieuse, des petites scènes très bien amenées, des silhouettes comiques tracées d’une main légère et sûre qui se détachent sur le fond un peu terne, semblent avoir été ajoutés au moment où Jane Austen, en pleine possession de son talent, publia « Bon Sens et Sentimentalité » avant d’écrire les trois romans qui datent de 1811 à 1816.

Ellinor et Marianne Dashwood représentent non seulement « deux manières d’aimer » suivant le sous-titre naïvement ajouté à la première adaptation française de « Bon Sens et Sentimentalité », [19] — elles personnifient aussi deux conceptions différentes de la vie et deux attitudes opposées devant la réalité. Lorsque Willoughby, qu’elle considère comme son fiancé, s’éloigne d’elle pour épouser une riche héritière, la romanesque Marianne s’abandonne tout entière à sa douleur. Jamais, se dit-elle, chagrin d’amour n’a été plus cruel et plus profond que le sien. Ellinor lui prêche en vain la résignation. Il est facile, répond-elle, de parler d’apaisement et d’oubli quand on ne connaît pas la souffrance. Ellinor, cependant, cache une peine secrète sous la sérénité qui lui est accoutumée. Elle a appris un jour qu’Edward Ferrars, dont elle espérait devenir la femme, était depuis longtemps et à l’insu des siens, fiancé à une jeune fille de condition médiocre. Ellinor a souffert de voir ses rêves d’avenir dissipés en un instant ; elle souffre encore, mais son « bon sens » lui permet de soutenir une épreuve qui dépasse les forces de la sensible Marianne. La fiancée qu’il allait épouser par respect pour la parole donnée abandonne Edward. Il revient aussitôt à Ellinor qui accueille son retour avec joie. Éclairée à son tour par une dure expérience, Marianne, renonçant aux vains espoirs et aux vains regrets, consent à épouser un homme d’âge mûr dont peu de temps auparavant elle avait dédaigné la solide affection.

Il y a loin, on le voit, de cette intrigue dont le dénouement s’achève sur une perspective de bonheur moyen, fait de renoncement à l’impossible et de compromis avec les dures nécessités de la vie réelle, à la joie radieuse et triomphante qui éclaire les derniers chapitres d’ « Orgueil et Parti pris ». Il ne s’agit plus ici pour les deux héroïnes d’épouser un riche et noble Mr. Darcy ou un séduisant Bingley ; Marianne doit subir une cruelle désillusion et apprendre enfin à aimer l’homme même qu’elle avait dédaigné : « Elle était réservée à un sort peu commun : découvrir l’erreur de ses propres jugements et démentir par sa conduite ses maximes favorites. Elle était destinée à surmonter un attachement formé à l’âge avancé de dix-sept ans, et sans autres sentiments qu’une sincère estime et une vive amitié, à donner volontairement sa main à un autre, à un homme qui avait jadis souffert comme elle d’un premier amour malheureux et que, deux ans auparavant, elle avait jugé trop vieux pour penser au mariage. Et cet homme, à l’heure actuelle, avait toujours besoin, pour protéger sa santé, de porter un gilet de flanelle ». [20]

Ironie de la vie et du sort qui mesurent leurs dons, non pas à notre ambition et à nos désirs, non pas même à notre mérite, mais seulement aux circonstances dans lesquelles nous sommes placés ; contraste douloureux, mais dont il est prudent de sourire et sage de s’accommoder, entre la beauté d’un rêve et les ternes et froides couleurs de la réalité ; inutilité et vanité de toute aspiration qui ne trouve pas dans la raison sa loi et sa mesure, voilà ce que nous enseigne « Bon Sens et Sentimentalité ». Ces leçons de l’expérience et de la raison n’ont cependant rien d’austère. Elles se dégagent naturellement des faits qui nous sont présentés tantôt sérieusement, et tantôt sous le masque ironique et moqueur de l’humour. L’action n’est jamais commentée ni expliquée : explications et commentaires sont suggérés par un contraste imprévu, par une remarque pénétrante, ou par une réplique qui trahit tout un caractère. À côté de l’inconsciente cruauté de la vie, de l’impuissance de la volonté humaine devant le jeu complexe des forces qui lui sont opposées, l’auteur sait mettre en lumière tout ce qu’il y a de comique, de risible même en nous et autour de nous aux heures les plus graves et les plus sombres de la vie. Moins brillant, moins clair et avec moins de délicieuse fraîcheur qu’« Orgueil et Parti pris », « Bon Sens et Sentimentalité » est un de ces livres qu’on relit avec plaisir parce que son intrigue, qui paraît lente et monotone à la première lecture, se révèle, lorsqu’on l’étudie de plus près, délicate et attachante.

Le second roman de Jane Austen retient surtout par une qualité précieuse que les pages les plus vivantes d’« Orgneil et Parti pris » ne possèdent pas : la profondeur. Choses et gens, attitudes et caractères, sont révélés ici non plus uniquement sous leur aspect extérieur, mais aussi dans leur vérité profonde, illuminée et soulignée par un bref éclair d’ironie : « Ce n’était pas un méchant homme — dit l’auteur en traçant un portrait rapide d’un personnage secondaire — à moins qu’on ne soit méchant lorsqu’on est égoïste et sans cœur ». [21]

Toujours l’observation psychologique domine dans les quelques traits qui servent à fixer une physionomie. Le visage ou l’attitude sont décrits non pour eux-mêmes mais pour indiquer la qualité d’une âme ou d’une intelligence. Le charmant portrait de la jolie Mme Palmer est un exemple du procédé : « La franchise et la sincérité de ses manières rachetaient largement le manque d’attention et de distinction qui lui faisait souvent négliger les formes de la politesse. Sa bonne nature, que faisait valoir son joli visage, appelait la sympathie. Sa sottise, bien qu’évidente, n’éloignait pas car elle ne s’alliait à aucune prétention. Ellinor lui aurait tout pardonné, excepté ses grands éclats de rire ». [22] Comme les portraits, les scènes d’intérieur qui ont souvent la précision de lignes et le frais coloris des gravures de Morland ou de Singleton, offrent ce même caractère d’observation psychologique et d’évaluation des valeurs morales. Un jugement sur les êtres et les choses est irrésistiblement suggéré à l’esprit du lecteur par une description comme celle-ci : « Dans la soirée, on découvrit que Marianne était musicienne et on la pria de jouer. On ouvrit le piano et tout le monde se prépara à être charmé. Marianne qui avait une très jolie voix, chanta, à la demande générale, la plupart des romances que Lady Middleton avait apportées dans la maison en se mariant et qui probablement étaient depuis lors restées étalées sur le piano. Car la jeune femme avait commémoré cet événement en abandonnant la musique, bien que, d’après sa mère, elle eût joué dans la perfection et que, de son propre aveu, elle eût beaucoup aimé cet art. On applaudit beaucoup Marianne. Sir John proclama bien haut son admiration à la fin de chaque romance et continua non moins haut sa conversation avec le reste de la compagnie pendant l’exécution des divers morceaux. Lady Middleton le rappela souvent à l’ordre et s’étonna qu’on put détourner son attention de la musique un seul instant. Puis elle demanda à Marianne de chanter une certaine romance que celle-ci venait justement d’achever ». [23]

La sottise, l’ennui, le vide d’existences oisives et égoïstes inspirent dans « Bon Sens et Sentimentalité » maintes réflexions humoristiques, car la société y est étudiée plutôt au point de vue du monde et des réunions mondaines que de l’intimité familiale. Comme dans « Orgueil et Parti pris » Jane Austen préfère à des scènes plus intimes, les dîners, les réceptions, les visites, toutes les occasions où chacun s’efforce avec plus ou moins de succès, de faire parade d’entrain, d’esprit, d’amabilité et de courtoisie. Ce que l’auteur souligne dans ces petits tableaux, c’est la banalité, la pauvreté de la conversation chez ces hommes riches et bien nés, chez ces femmes si gentiment parées, recevant leurs invités dans des maisons où tout est combiné pour produire une impression de bien-être, de bon goût et d’élégance : « Le dîner était magnifique, les domestiques nombreux… pas la moindre trace de pénurie ne s’y laissait relever, si ce n’est dans la conversation, mais, sur ce point, l’indigence était grande. John Dashwood n’avait pas grand chose à dire qui valut la peine d’être écouté, et sa femme était encore plus mal partagée. Cependant, il n’y avait en cela rien de honteux ou d’inusité, car la plupart de leurs visiteurs étaient dans le même cas…. Quand les dames se retirèrent au salon, après le dîner, cette indigence de conversation devint encore plus manifeste car les messieurs avaient, à n’en pas douter, apporté quelque variété à l’entretien, la variété de la politique, des clôtures de pâturages et du dressage des chevaux. Maintenant, de tels sujets étaient délaissés, et jusqu’au moment où l’on servit le café, une seule chose occupa les dames : comparer la taille respective d’Harry Dashwood et de William, le second fils de Lady Middleton, qui étaient à peu près du même âge. Si les deux enfants avaient été présents, l’affaire aurait été réglée trop aisément en les mesurant, mais comme Harry seul était là, il fallait se livrer à des conjectures pour conclure d’une façon ou de l’autre, et chacune avait le droit de soutenir son opinion avec une égale ardeur et de la proclamer aussi souvent qu’elle le jugeait à propos. Les deux camps étaient divisés de la manière suivante : les deux mères, également convaincues que leur propre fils avait l’avantage, se déclaraient poliment en faveur de l’autre enfant. Les deux grand’mères, avec non moins de partialité mais plus de franchise, se prononçaient hautement pour leur progéniture. Lucie, qui ne désirait pas se faire moins bien voir d’une mère que de l’autre, trouvait les deux petits remarquablement grands pour leur âge et ne pouvait concevoir qu’il y eût entre eux la moindre différence. Miss Steele, avec une habileté encore plus achevée, se prononça tant qu’elle ne fut pas à bout de souffle, en faveur de tous les deux à la fois ». [24]

Avec le sourire d’ironique indulgence qu’elle accorde à toutes les faiblesses, sauf à la vanité et à l’hypocrisie, Jane Austen nous fait voir chez un des personnages comiques de « Bon Sens et Sentimentalité », la vulgarité bon enfant d’une parvenue qui jouit naïvement de sa fortune et veut que les autres en jouissent avec elle. Mme Jennings, — une sorte de dame Quickly appartenant à un milieu bourgeois et respectable, — apporte le bruit de son gros rire et le commentaire d’une sagesse vulgaire aux scènes où le désespoir de la romanesque Marianne s’assombrit jusqu’au tragique. C’est elle qui pense guérir la triste amoureuse de sa cruelle déception « par un assortiment de sucreries, des olives et une bonne place au coin du feu ». Elle a encore un meilleur remède : « Ellinor fut bientôt rejointe par Mme Jennings, qui tenait un verre plein à la main. — Ma chère, lui dit-elle en entrant, je viens de me rappeler à l’instant que j’ai ici un peu d’excellent vin de Constance et je vous en apporte un verre pour votre sœur. Mon pauvre mari, comme il aimait ce vin ! Toutes les fois qu’il se sentait pris d’un de ses accès de goutte, il disait que cela lui faisait plus de bien que rien autre au monde. Portez-en un verre à votre sœur. — Chère Madame, répondit Ellinor, souriant à l’idée de la variété de maux pour lesquels ce remède était préconisé, combien vous êtes bonne ! Mais je viens de laisser Marianne dans son lit et presque endormie. Je pense que rien ne lui sera plus salutaire que le sommeil. C’est moi, si vous le voulez bien, qui boirai ce vin. — Mme Jennings, tout en regrettant ne n’être pas arrivée cinq minutes plus lot, se déclara satisfaite de ce compromis et Ellinor, en même temps qu’elle avalait le contenu du verre se disait que, si son action efficace sur les accès de goutte était pour l’instant de fort peu d’importance, son pouvoir curatif sur un cœur affligé par un chagrin d’amour pouvait être mis à l’essai aussi bien sur elle-même que sur sa sœur ». [25] Même une scène humoristique comme celle-ci s’achève sur une note de réflexion et de tristesse, et toujours sous les apparences perce, à chaque page, la réalité souvent douloureuse. Devant la vie, l’auteur de « Bon Sens et de Sentimentalité » ne conserve plus l’attitude détachée d’observation strictement impersonnelle qu’on remarque dans « Orgueil et Parti pris ». L’analyse est ici plus subtile, l’étude des sentiments plus finement nuancée. L’affection mutuelle de Marianne et d’Ellinor — cependant exprimée avec la pudeur de sentiment qui est un des charmes de l’œuvre de Jane Austen, — se révèle dans des phrases d’une délicatesse exquise, émouvante par sa réserve même, comme si les mots devaient se contenter de suggérer, sans jamais arriver à la peindre, toute émotion vraie. Le bonheur d’Ellinor, lorsqu’elle apprend que Marianne est hors de danger est indiqué en quelques mots pénétrants, qui évoquent à mesure que nous les lisons, l’écho oublié ou le souvenir jusqu’alors inconscient d’impressions semblables : « Ellinor ne pouvait pas être gaie. Sa joie était d’une essence différente et ne la portait à rien moins qu’à la gaieté. Marianne rendue à la vie, à la santé, à ses amis, à cette mère qui l’adorait : cette idée emplissait le cœur d’Ellinor d’un apaisement délicieux, d’une ardente gratitude, mais elle n’était pas tentée de manifester sa joie, de parler, de sourire. Tout en Ellinor était satisfaction, mais satisfaction muette et forte ». [26]

Cependant, si l’analyse psychologique a une grande valeur, l’œuvre demeure inférieure dans son ensemble à « Orgueil et Parti pris ». « Bon Sens et Sentimentalité » n’a point de personnages qui atteignent à l’intensité de vie d’une Elizabeth Bennet ou d’un révérend Collins. Ellinor est une figure un peu terne ; elle ne séduit pas bien qu’elle soit plus cultivée, plus affinée que l’héroïne d’« Orgueil et Parti pris ». Une chose lui manque, qui est malheureusement capitale : le charme. Tout au plus peut-on lui trouver le mérite négatif de n’être jamais ennuyeuse dans son rôle ingrat de personne invariablement raisonnable, prudente et pondérée. Elle fait toujours entendre sa voix en faveur de la sagesse mais elle ne prêche point, elle se contente de conseiller. Et puisqu’elle est sage sans être prêcheuse, Ellinor Dashwood mérite d’être signalée comme un type nouveau de l’héroïne dans le roman anglais. Jusqu’à « Bon Sens et Sentimentalité », l’héroïne « sage et vertueuse » a le défaut de parler à l’occasion — et l’occasion naît souvent — de sa propre sagesse et de sa propre vertu. Avec une réserve admirable et un sens du ridicule qui sont alors choses nouvelles, Ellinor Dashwood, au lieu de se vanter de ses perfections, observe les folies, les sottises où des défauts étrangers à sa nature peuvent entraîner les autres. Son « bon sens » se plaît à étudier les effets de la « sentimentalité » et de l’enthousiasme chez sa sœur Marianne. « Eh bien ! Marianne, dit Ellinor aussitôt que Willoughby les eut quittées, pour une seule matinée, vous avez assez bien travaillé ! Vous vous êtes informée des opinions de Mr. Willoughby sur toutes les questions importantes. Vous savez ce qu’il pense de Cowper et de Scott, vous êtes certaine qu’il apprécie comme il convient les beautés de leur œuvre, et il vous a donné l’entière assurance de n’avoir à l’égard de Pope que juste le degré d’admiration nécessaire. Mais comment soutiendrez-vous de plus longues relations si vous mettez un si extraordinaire empressement à dépêcher tous les sujets de conversation ? Une autre visite vous suffira pour qu’il vous explique ses théories sur le pittoresque et sur les seconds mariages. Ensuite vous n’aurez plus rien à lui demander ». [27]

La figure de Marianne, plus vivante que celle d’Ellinor, n’est pas d’un dessin très net. Une Elizabeth Bennet, une Emma Woodhouse, une Fanny Price appartiennent au monde de la réalité et de l’expérience ; Marianne Dashwood, au contraire, appartient à la littérature autant qu’à la réalité. On retrouve en elle plus d’un trait de l’héroïne traditionnelle du roman anglais. Elle ressemble à l’amoureuse déçue et méprisée qui, depuis la jeune Italienne de « Sir Charles Grandison », a mêlé sa tristesse et sa romanesque désillusion à tant d’histoires d’amour. À certaines pages, elle est « sensible » presque autant que Clarisse Harlowe ; puis, grâce à un revirement qui ne laisse pas de nous déconcerter, passe de la « sentimentalité » qui a dominé sa prime jeunesse au simple « bon sens » qui sera désormais la règle de sa vie.

Dans ses études psychologiques comme dans ses peintures humoristiques de mœurs, Jane Austen saisit ce qui est significatif et d’une valeur constante, aussi son peu d’expérience de la vie ne se fait-il point sentir. Mais quand elle étudie un caractère d’homme ou trace une silhouette masculine qui n’est pas ridicule ou tout au moins plaisante, elle se trouve en défaut. Sa jeunesse ne lui permet pas de connaître et de juger les hommes comme elle connaît et juge les femmes. Dans un autre rôle que celui de père ou de frère, ils sont un peu pour elle des êtres d’une espèce particulière, ayant des goûts et des habitudes qui lui semblent fort singuliers. Elle les étudie du dehors et de loin, sans jamais arriver à saisir dans leur caractère et dans les motifs de leurs actions ces unes nuances de sentiment et de personnalité qui font l’intérêt et le charme de ses figures féminines. Le passage où Ellinor résume en quelques mots les traits principaux de la physionomie de Mr. Palmer exprime, avec l’opinion de Miss Dashwood, l’opinion et l’attitude de Jane Austen à l’égard des personnages masculins de « Bon Sens et Sentimentalité ».

« Le reste du caractère et des habitudes de Mr. Palmer n’était remarquable, autant qu’Ellinor pouvait en juger par aucun trait différent de ce qu’on trouve généralement chez les hommes de son âge. Il était recherché dans sa nourriture, n’avait d’heure fixe pour rien, était très attaché à son enfant tout en ayant l’air de ne lui accorder aucune attention, et passait à jouer au billard les heures de la matinée qu’il aurait dû consacrer à ses affaires ». [28]

Manquant ici d’autres données que celles d’une observation assez lointaine, Jane Austen ne peut réussir à faire de Willoughby, du colonel Brandon et d’Edouard Ferrars que des figures un peu insignifiantes. Sir John Middleton, haut en couleur, bon vivant, bruyant et borné, a seul une physionomie vivante et expressive. Ce « squire » jovial, qui aime par dessus tout voir toujours sa maison emplie d’invités et sa table entourée d’autant de convives que possible, qui se réjouit, lorsque Marianne et Ellinor arrivent à Londres, de cet événement qui « ajoute deux personnes à la population de la capitale », a droit, dans la galerie des personnages humoristiques de Jane Austen, à une place à côté de l’inimitable et empressé Mr. Collins. Le frère d’Ellinor et de Marianne, le riche et avare John Dashwood est également une silhouette assez bien venue. Il satisfait son avarice en se persuadant qu’il accomplit tous ses devoirs de chef de famille lorsqu’il souhaite à Ellinor, destinée croit-il, à bientôt épouser un homme riche, « que la fortune de celui-ci soit deux fois plus considérable ». Puis, après une si touchante preuve de générosité et d’amour fraternel, il confie à Ellinor les dangers qu’il a courus au moment où il a acheté une terre. « Cette terre m’a vraiment couté beaucoup… j’aurais pu la revendre le lendemain pour plus que je ne l’avais payée, mais le jour où j’en ai fait l’achat, j’aurais pu me trouver dans un grand embarras. Les fonds d’État étaient si bas à ce moment que, si je n’avais eu l’argent nécessaire chez mon banquier, il m’aurait fallu subir une perte considérable sur la vente de mes titres ». [29]

« Bon Sens et Sentimentalité » fut le premier roman que Jane Austen publia. Il parut en 1811 alors qu’ « Orgueil et Parti pris » et « L’abbaye de Northanger » attendaient encore les honneurs de la publication. Aussi a-t-on parfois été tenté de croire que l’auteur, par une singulière aberration de son sens critique, avait présenté en premier lieu au public « Bon sens et Sentimentalité » parce qu’elle jugeait ce roman supérieur aux deux autres. Rien dans sa correspondance ni dans ce que nous savons de ses opinions, ne justifie cette supposition. Au printemps de 1811, Jane Austen qui faisait alors un séjour à Londres chez son frère Henry, trouva, grâce aux bons offices de ce dernier, un éditeur qui consentit à publier un roman d’un auteur inconnu. La publication étant faite aux frais de l’auteur, pourquoi « Bon Sens et Sentimentalité » fut-il préféré à « Orgueil et Parti pris » ? Simplement parce que ce roman était, à cette époque, le seul que Jane Austen n’éprouvât aucune hésitation à offrir au public. « Orgueil et Parti pris » avait été refusé en 1797 par Cadell, un éditeur de Londres, et Jane Austen n’avait pas oublié cette déconvenue. En cette même année 1811, « L’abbaye de Northanger » dormait au fond d’un tiroir chez un autre éditeur qui avait acheté l’ouvrage mais ne se décidait pas à le publier. Il ne restait donc que « Bon Sens et Sentimentalité » que l’auteur revit soigneusement, puis fit publier par Thomas Egerfon. Les lettres de cette époque contiennent quelques phrases où se trahit l’intérêt mêlé de joie et d’anxiété avec lequel Jane Austen surveilla la publication de son roman : « Je ne suis jamais trop occupée, écrit-elle en avril, pour penser à « Bon Sens et Sentimentalité ». Je ne peux pas plus l’oublier qu’une mère n’oublie son nourrisson, et vous suis infiniment obligée de vos questions. On m’a déjà donné deux feuilles de mes épreuves à corriger, mais la dernière ne me mène pas plus loin que l’arrivée de Willoughby… Je n’ose espérer que mon livre paraîtra en juin. Je suis très grandement flattée de l’intérêt que Mme K. prend à mon ouvrage et, quoi qu’il advienne ensuite de sa bonne opinion à mon égard, je souhaite pouvoir satisfaire sa curiosité le plus tôt possible. Je crois qu’elle aimera mon Ellinor, mais je n’ose compter sur rien de plus ». [30] Elle ne doute pas que « son » Ellinor dont elle parle avec une délicieuse pointe d’orgueil maternel, n’obtienne les suffrages de ses amis, mais elle n’est pas sans inquiétude sur l’accueil que le public réserve à son livre. Elle ne veut pas lire de romans nouveaux, de peur de découvrir en les lisant qu’on a déjà traité son sujet et étudié ses personnages. Elle est partagée entre l’envie de voir un de ses manuscrits transformé en un roman en trois volumes et la crainte que ces trois volumes soient lus seulement par les gens qui s’intéressent personnellement à l’auteur.

Le succès de « Bon Sens et Sentimentalité » calma les craintes et dépassa de toutes façons les modestes espoirs de Jane Austen. La vente du récit écrit « par une dame » — « Sense and Sensibility, by a lady » — rapporta à l’auteur une somme de cent cinquante livres sterling. Devant la fortune inespérée du premier roman qu’elle publiait, Jane Austen s’étonna « de retirer un si grand profit de ce qui lui avait coûté si peu ». [31] La correspondance de l’année 1813 contient une allusion à des « richesses superflues » évidemment les cent cinquante livres sterling que lui avait valu la publication de « Bon Sens et Sentimentalité ». De ces richesses, elle veut employer une partie à l’achat de deux robes de popeline, une pour elle et l’autre qu’elle offrira à Cassandre. Pour être précieuse à celle qui la goûtait enfin avec un si heureux étonnement, la joie du premier succès aurait pu être ternie par le souvenir importun de longues années d’attente. Mais Jane Austen n’était pas faite pour de telles pensées. Elle se rappelait seulement le plaisir qu’elle avait pris, en écrivant « Bon Sens et Sentimentalité », à fixer pour sa propre satisfaction quelques petites scènes du spectacle de la vie, et à noter les ironiques contrastes dont, pour un regard assez pénétrant, ce spectacle est toujours accompagné.

  1. Cecilia. Livre X. Chap. X. « The whole of this unfortunate business, said Doctor Lyster, has been the result of PRIDE and PREJUDICE ».
  2. Lettres. 18 avril 1811
  3. Chap. LIX.
  4. Chap. XVIII.
  5. Chap. XXIV.
  6. Chap. LVIII.
  7. Chap. LVII.
  8. Chap. XXIII.
  9. Chap. XXIII.
  10. Chap. XIV.
  11. Chap. XIV.
  12. Chap. XXX.
  13. Lettres. Juin 1799.
  14. Lettres. Mai 1813
  15. Lettres. Mai 1813
  16. Memoir of Jane Austen. Chap. Χ.
  17. La première page du livre dans l’édition de 1813, porte ces mots « Pride and Prejudice ». A Novel in three volumes, by the author of « Sense and Sensibility ».
  18. Lettres. Février 1813.
  19. Raison et Sensibilité ou les deux manières d’aimer, traduit de l’anglais par Mme la baronne de Montolieu. Paris, 1815 (4 vol.).
  20. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. L.
  21. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. I.
  22. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. I.
  23. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. VII.
  24. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. XXXIV.
  25. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. XXX.
  26. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. XLIII.
  27. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. X.
  28. Bon Sens et Sentimentalité. Chap. XLII.
  29. Bon Sens et Sentimentalité, Chap. XXXIII.
  30. Lettres. 25 avril 1811.
  31. Memoir. Chap. VIII, page 130.