Jane Austen, sa vie et son œuvre/2/2

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CHAPITRE II


La peinture de la « gentry » dans le roman de
Jane Austen.
Les hommes et la vie active.


Pour exprimer sur une toile leur vision de l’univers, les vieux maîtres italiens adoptaient fréquemment le naïf expédient d’une division en trois parties : en haut, le ciel avec Dieu et ses anges, en bas l’enfer, ses damnés et ses tortures, tandis qu’au milieu et comme en une sorte de purgatoire, était figuré le monde terrestre, avec ses apparences fugitives et ses plaisirs trompeurs. Faisant par là l’aveu involontaire de l’importance qu’avait à leurs yeux chacune des trois régions ainsi représentées, ces artistes épris du réel consacraient à la partie médiane de leur tableau une très vaste surface en comparaison de celle qu’ils accordaient aux visions bienheureuses ou horrifiques de l’empyrée et de l’enfer.

C’est à une telle division, arbitraire sans doute, mais qui correspond néanmoins très étroitement à une certaine vision de la vie et du monde, que l’on ne peut s’empêcher de penser en étudiant la manière dont Jane Austen a vu et interprété la société de son temps. La « gentry », cette classe particulière à la société anglaise, tenant à la fois à l’aristocratie et à la classe moyenne entre lesquelles elle forme un degré intermédiaire, n’est pas seulement la classe que Jane Austen connaît le mieux, elle est encore la seule qu’elle désire connaître. Pour elle, la « gentry » est au centre de l’univers. Au-dessus de la « gentry », la noblesse occupe une sorte d’empyrée dont elle ne cherche point à explorer les sphères. Plus bas, il existe, elle le sait, mais ne s’en soucie guère, toute une région habitée par le vulgaire : serviteurs, fermiers et paysans. Son regard ne s’efforce pas de pénétrer au delà du milieu où elle vit ; elle se contente d’observer minutieusement ce qu’elle peut étudier à loisir, chaque jour et à toute heure. Elle ne s’aventure jamais plus loin que les contrées familières des domaines de la « gentry », nulle curiosité ne la pousse à franchir les limites qui, dans cette Angleterre du xviiie siècle dont la société est enfermée dans des cadres si rigides, isolent les classes les unes des autres et, en les isolant, les protègent contre toute intrusion d’éléments étrangers. Cette indifférence de Jane Austen à l’égard de ce qui n’est pas son monde et son milieu n’est pas exclusivement le résultat d’une tendance personnelle. À l’époque où elle écrit, les différences de classe et de caste sont assez nettement tracées pour présenter des obstacles presque infranchissables, sauf aux plus hardis et aux plus ambitieux. Mais ceux-là — et pour des raisons que nous allons bientôt exposer — sont rares dans la « gentry » ; aussi trouvera-t-on dans l’œuvre de Jane Austen, des gens bien élevés et d’autres qui le seront moins, mais peu de parvenus. La comédie moyenne d’« Orgueil et Parti pris » ou des autres romans ne compte pas de bourgeois gentilshommes au nombre de ses personnages. Tout au plus une distinction sera-t-elle établie entre les membres de la « landed gentry » (petite noblesse terrienne possédant depuis des générations les mêmes biens de famille), et la « gentry » tout court, composée pour la plus grande partie de gens de bonne naissance mais dans les rangs de laquelle sont reçus également quelques hommes nouveaux, fils de pères enrichis dans le commerce, faisant bonne figure parmi les gentilshommes du comté, et dépensant, non pas les revenus d’une fortune héréditaire, mais l’argent gagné de fraîche date dans une ville de marchands comme Londres ou Bristol. Au moment où Jane Austen commence à écrire, le développement industriel de l’Angleterre pendant les dernières années du xviiie siècle a rendu plus fréquente l’apparition de gens nouvellement enrichis dans les milieux de province. Mais comme il ne peut guère y avoir de brusque passage d’une classe à l’autre et qu’il faut à une famille de la classe moyenne une génération d’aisance pour être admise dans les rangs de la « gentry », ces nouveaux venus ne se distinguent des gentilshommes de vieille race par aucun trait extérieur qui puisse rappeler « l’infériorité de leur origine ». Ils ont reçu la même éducation, partagent les mêmes opinions et les mêmes préjugés. Mr. Bingley, « dont le père avait eu l’intention d’acheter un domaine et était mort avant d’avoir réalisé son projet » n’est inférieur à Mr. Darcy que parce qu’il ne possède pas, comme celui-ci, l’avantage d’être apparenté aux meilleures familles du royaume. Bingley ne sera donc pas, à proprement parler, un parvenu et n’introduira point dans la « gentry » d’élément entièrement étranger à cette classe ou en désaccord avec ses traditions. D’autre part, la « gentry » puise dans le sentiment très vif qu’elle a de sa dignité et de sa valeur le désir de s’isoler jalousement. Celui qui porte le titre de « gentleman », et s’il en est vraiment digne, ne saurait ambitionner rien de mieux. Car l’aristocratie anglaise, si elle peut se parer de titres plus élevés, n’en possède aucun qui soit plus beau. Un « gentleman », une « fille de gentleman », trouvent dans leur condition un assez grand sujet d’orgueil pour ne point désirer s’élever et ne pas même rechercher la société de gens d’un rang supérieur. « Si vous pouviez comprendre ce qui ferait votre bonheur, vous ne désireriez pas quitter la sphère où vous avez été élevée », dit Lady Catherine de Bourgh à Elizabeth Bennet, essayant de persuader à la jeune fille de refuser la main de Darcy. Elizabeth répond fièrement : « En épousant votre neveu, je ne quitterai point cette sphère. Il est un gentleman, je suis fille de gentleman. Jusque-là, nous sommes égaux ». [1] Dans l’Angleterre que peint Jane Austen, l’équilibre stable subsiste encore. La formidable poussée de la classe populaire vers une condition meilleure, comme celle des classes bourgeoise et moyenne vers l’aristocratie, ne se fait pas sentir dès les premières années du xixe siècle. L’esprit du siècle précédent continue à régir la société tout entière et si, au point de vue chronologique, la moitié de son œuvre date de la seconde décade du xixe siècle, la société qu’étudie Jane Austen est celle de « l’ancien régime ». Car, et il importe de le répéter ici, la division établie arbitrairement par le passage au point de vue numérique d’un siècle à un autre ne correspond nullement, en ce qui concerne une civilisation ou une société, à une différenciation dans l’esprit et dans les mœurs. Telle époque se prolonge au delà des années qui lui ont donné son nom et telle autre est achevée avant qu’un siècle ait égrené ses dizaines. Suivant la judicieuse remarque de Sir Walter Besant « il y eut entre 1700 et 1837 de si rares et de si insignifiantes transformations dans les mœurs, les usages, ou les idées généralement reçues que l’on peut considérer le xviiie siècle comme se prolongeant jusqu’au début de l’ère victorienne ». [2] Ce prolongement est particulièrement sensible dans les coutumes et les usages de la « gentry », classe très fermée, qui constitue un monde à part et ne reçoit que lentement et difficilement les influences extérieures.

Vivant sur ses terres, qu’il quitte moins que jamais depuis que les guerres napoléoniennes ont isolé l’Angleterre et fait abandonner la coutume d’un voyage sur le continent à la fin de l’éducation d’un jeune gentleman, un « squire » ou un baronnet se contente de la société de ses égaux. Il chasse avec eux aussi longtemps que la saison le permet, va dîner en leur compagnie toutes les fois qu’il en est prié. Dans leur société seulement il est parfaitement à l’aise. Il serait rarement assez riche pour faire figure dans la capitale — à moins de n’y passer que quelques jours chaque année — et y prendre part à la vie mondaine. Il préfère rester en province et rencontrer sans envie des gens qui comme lui, règnent en maîtres sur telle ou telle partie du comté. À l’exemple du « squire », sa femme et ses enfants s’accommodent assez bien de la vie à la campagne ; c’est dans le château et autour du domaine familial qu’ils trouvent leurs plus chères occupations et leurs plaisirs préférés. Lady Bertram, « sous prétexte de mauvaise santé, et en réalité par indolence », renonce à accompagner son mari à Londres chaque année et le laisse partir seul lorsqu’il va siéger au Parlement. Lady Middleton, qui veut passer pour une femme à la mode, arrive à Londres à la fin de janvier et y demeure aussi longtemps que son mari. Sir John Middleton, consent à rester éloigné de Barton Park, de son chenil et de ses écuries. Mais de tels exemples sont plutôt rares : Emma Woodhouse n’a jamais voyagé, elle n’a jamais vu la mer et les Miss Bennet n’ont quitté Longbourne que pour aller voir des amies dans le comté voisin.

L’horizon matériel de la « gentry » est borné mais son horizon mental l’est plus encore. Il n’y a pas d’inquiétude dans son atmosphère, pas de menace d’orage dans son ciel. La parfaite tranquillité, le contentement un peu béat de l’heure présente, la sécurité de l’avenir, engendrent chez elle une torpeur inconcevable, un égoïsme naïf qui s’affiche sans honte puisqu’il se croit parfaitement légitime. Comme des abeilles, vivant dans les limites de leur ruche qui leur est un univers, où chacune vaque à sa tâche, persuadée que tout ce qui existe est parfait si la ruche elle-même est prospère, les gentilshommes de Mansfield, les dames et les châtelaines de Kellynch Hall, de Hartfield, ou de Barton, ne doutent point de l’harmonie et du bonheur universel dont leur propre vie leur fournit une preuve évidente. Leur oreille n’est pas assez fine pour entendre, fut-ce même comme un lointain écho, la voix de l’humanité, — the still small voice of humanity. — Il semble que les agitations et les douleurs humaines soient arrêtées au seuil de leurs domaines comme des braconniers ou des voleurs, par les barrières de leurs parcs et les rondes de leurs gardes-chasse. De fait, tout est équilibré depuis si longtemps dans la vie matérielle de la « gentry » comme dans l’éducation qui adapte définitivement ses membres à leur milieu, que jamais ou presque jamais de catastrophes irréparables, de désastres imprévus ne se produisent. À peine le cours uni de la vie de famille est-il interrompu quelquefois par une maladie, comme celle de Marianne Dashwood, par l’enlèvement de Lydia Bennet ou la fuite de l’altière Maria Bertram. Et puisque la vie est si heureuse et si douce, à quoi bon rechercher des satisfactions d’ambition ou de vanité au-dessus de celles que le sort a naturellement départies aux gens de qualité ? L’absence de tout désir, de toute conception d’une condition plus enviable, comme aussi le sentiment très réel de leur dignité personnelle, empêchent ainsi un « squire » ou une châtelaine de rechercher la société et l’amitié de gens titrés, membres de cette classe supérieure qui constituent la haute aristocratie, pairs du royaume qui gouvernent héréditairement la nation tout entière comme les « squires », de génération en génération, gouvernent les paysans ou fermiers qui cultivent leurs propriétés. La « gentry » donnant l’exemple de tant d’indépendance, d’indifférence même, à l’égard de l’aristocratie, les parvenus, c’est-à-dire tous ceux qui, sans être aussi bien nés, se font admettre presque en égaux dans la société des gens de qualité, sont obligés à tenir une pareille conduite. Aussi Mme Elton, que son rang de femme du pasteur fait accepter dans la meilleure société de Highbury, ne prétendra-t-elle qu’à une seule chose : convaincre tout le monde qu’elle appartient à un milieu, non point supérieur, mais aussi distingué que celui dans lequel son mari l’a fait pénétrer. Toutes ses vanteries n’auront qu’un but : montrer que Miss Augusta Hawkins, fille d’un marchand de Bristol et belle-sœur d’un Monsieur si riche « qu’il n’a pas moins de deux voitures » est en tous points l’égale de Miss Emma Woodhouse. Une fois ce résultat atteint, Mme Elton, avant obtenu droit de cité dans les salons de Highbury, ne cherchera pas à arriver plus haut. S’élever de la classe moyenne, d’un milieu de bourgeois ou de marchands enrichis à celui de la petite noblesse de province est assez pour satisfaire même une Mme Elton. Le « snob » qui tient à honneur de connaître des gens titrés, qui fait des bassesses pour être reçu chez eux et supporterait tous les affronts plutôt que de renoncer à fréquenter « the nobility » n’est qu’une exception dans la société que dépeint Jane Austen. Ce sera seulement quelque vingt ans plus tard, au début d’un règne qui voit le triomphe de l’esprit bourgeois, que le « snob » deviendra un type assez répandu pour être étudié par Thackeray sous tous ses aspects dans le fameux « Livre des Snobs ». Tout au plus pourrait-on trouver chez le Révérend Mr. Collins et chez Sir Walter Elliot quelques exemples de cette plate adulation de la haute aristocratie qui forme le trait caractéristique du « snob » anglais. Mr. Collins parle avec une profonde vénération de la « condescendance » de Lady Catherine de Bourgh parce que cette noble dame, sans même qu’il l’en ait priée lui a conseillé de se marier et de choisir pour femme une jeune fille de bonne famille : « Prenez une femme bien née, pour ma propre satisfaction autant que pour la vôtre ; trouvez une jeune personne active, qui sache se rendre utile, qui n’ait pas des goûts de luxe ou dépense… Vous ramènerez à Hunsford et je vous promets de la recevoir ». Sir Walter Elliot, si fier qu’il soit de son titre de baronnet, professe un touchant respect pour tous ceux qui ont le bonheur d’avoir un rang plus haut encore. Pour renouer des relations avec une parente éloignée, la vicomtesse Dalrymple, il écrit une longue lettre de flatteries, de compliments, de respects, et, lorsqu’il reçoit en retour les cartes de la vicomtesse douairière et de « l’honorable Miss Carteret » sa fille, il met ces cartes bien en vue et parle de ses nobles cousines à tous ses visiteurs.

Que sont d’ailleurs ces nobles dames en dehors de la valeur de convention que leur procure leur titre ? Le coup d’œil que Jane Austen jette en passant sur l’aristocratie est dédaigneux et souvent moqueur. Lady Catherine de Bourgh met la plus « solennelle impertinence » dans les questions qu’elle adresse à tous ; Lady Dalrymple a mérité la réputation d’être une femme charmante « parce qu’elle sait avoir un sourire et une banale formule de politesse pour tous les gens qu’elle rencontre ; sa fille est si laide et si gauche qu’on ne l’accueillerait pas volontiers dans aucune compagnie, n’étaient sa fortune et sa naissance ». Seuls, les travers et les ridicules d’une classe que Jane Austen voyait elle-même rarement et d’un peu loin, lui paraissent dignes de remarque. En quelques phrases dédaigneuses, elle nous fait observer que le fait d’appartenir à l’aristocratie n’empêche pas les sots et les insolents de laisser voir leur sottise ou leur impolitesse, puis elle revient à l’étude de figures qui lui sont plus familières, dont elle connaît mieux les plaisirs, les occupations et les pensées.

La même raison qui lui fait introduire dans ses romans si peu de personnages d’un rang supérieur au sien lui fait négliger presque entièrement la classe inférieure. Pour elle — et son attitude à l’égard d’humbles paysans ou de serviteurs ne se dément jamais, — il existe dans le monde une classe de gens qui sont nés pour être pauvres, mal nourris, asservis à toutes les besognes trop basses ou trop rudes pour les créatures d’essence supérieure dont la « gentry » et l’aristocratie se composent. Ces gens ont leur place et leur tâche et doivent s’y tenir. Ils font partie de l’existence des personnes bien nées, car ils sont nécessaires au bien-être et au loisir, apanages des classes supérieures, mais il serait superflu de s’attarder à déplorer les misères attachées à leur condition, « ce ne serait que nous attrister inutilement ». C’est pourquoi les héroïnes de Jane Austen ne quittent guère les allées de leur parc et pénètrent rarement dans les chaumières. Elles ne connaissent de la classe populaire que les nombreux domestiques au service de leur famille et encore ceux-ci sont-ils considérés un peu comme des automates destinés à accomplir tel ou tel geste et qui doivent, une fois leur tâche accomplie, retourner à leur immobilité et à leur néant. Une phrase de « Bon Sens et Sentimentalité » est significative, et surtout parce qu’elle est parfaitement sincère. L’auteur nous fait assister à une conversation entre Mme Dashwood et ses filles, conversation à laquelle le domestique Thomas se permet d’apporter un renseignement qu’on ne lui a pas demandé. La petite scène d’intérieur se termine sur ces mots : « Thomas et la nappe, tous les deux également inutiles, disparurent de la salle à manger bientôt après ». Il n’y a, dans toute la série des romans, qu’un seul endroit où la possibilité d’un autre point de vue soit envisagée. L’opinion de l’office, à côté de celle du salon, est exprimée dans ce passage du « Château de Mansfield » où la revêche Mme Norris veut croire adressé à elle-même un message transmis par un domestique à sa jolie nièce Fanny Price. Sir Thomas Bertram fait prier Miss Price de venir lui parler de suite, dans son cabinet. En réalité, la jeune fille, en se rendant au désir de son oncle, va se trouver obligée d’écouter un soupirant dont Sir Thomas favorise les prétentions. Quand Fanny reçoit le message, Mme Norris s’écrie : « C’est moi qu’on demande, Baddeley, et j’y vais. C’est de moi qu’il s’agit, Baddeley, c’est certain. Sir Thomas a besoin de moi, non pas de Miss Price ». Le valet bien stylé ne peut s’empêcher d’apprécier à son propre point de vue le ridicule de la situation. « Baddeley ne se laissait pas persuader : — Non, Madame, c’est Miss Price, je suis bien sur que c’est Miss Price — et il répétait sa phrase avec une ombre de sourire qui signifiait : — Ce n’est certes pas vous après qui l’on soupire ».

Les limites très étroites du champ donné à l’étude de la société, l’attitude hostile et distante des gens de qualité envers tout ce qui n’est pas « gentry », sont aussi très nettement indiquées dans « Emma ». Lorsqu’Emma Woodhouse dissuade Harriet Smith d’accepter pour mari un jeune fermier des environs, elle explique à l’ignorante quelles raisons de convenances sociales s’opposent à une telle union. Elle lui a déjà déclaré qu’« un jeune fermier, qu’il aille à pied ou à cheval, est la dernière personne au monde qui puisse exciter sa curiosité », et qu’un homme de cette condition, par son aisance, comme par la bassesse de sa naissance, est à la fois trop indépendant et trop inférieur pour qu’une Miss Woodhouse lui fasse jamais l’honneur de s’apercevoir qu’il existe. Quand le jeune fermier, en une lettre fort bien tournée, fait à Harriet l’aveu de sa flamme, Emma avertit sa jeune amie des conséquences qu’entraînerait ce mariage : « Pendant que vous étiez dans l’indécision je ne vous ai rien laissé voir de mes sentiments, mais puisque vous êtes si entièrement résolue à répondre « Non », je n’hésite plus à vous dire combien je vous approuve… J’aurais eu un véritable chagrin à cesser de vous voir, ce qui aurait été inévitable si vous aviez épousé M. Martin. J’aurais perdu une amie, car je n’aurais pu continuer aucune relation avec une Mme Martin, de la ferme d’Abbey Mill… Vous vous seriez à jamais éloignée de tout ce qui est bonne société et il m’aurait fallu renoncer à vous ».

Le monde de la « gentry » se suffit à lui-même, mais il y a dans ses limites tant de figures différentes. Chacune d’elles exprime une personnalité, et parfois se rattache en même temps à un des types en qui de tout temps s’est incarné un des aspects de l’âme anglaise.

Nulle part comme dans la société anglaise, avec sa hiérarchie qui, de nos jours, subsiste encore malgré l’éclosion d’un esprit nouveau, le rôle du père dans la direction de la famille n’est d’une importance aussi grande. Cela est surtout vrai dans les classes supérieures où il est non seulement le chef de la famille, mais le possesseur du nom et de la fortune. Il exerce alors sur les siens quelque chose de l’autorité d’un roi sur des sujets bien aimés. Ainsi, dans « Le Château de Mansfield », le seul des romans de Jane Austen où le père tienne à honneur d’exercer son pouvoir, nous voyons tout céder devant lui. La loi assurant à son fils aîné un héritage que celui-ci devra à son tour transmettre à son premier-né, le plus grand souci de Sir Thomas est l’avenir de ses autres enfants. Il désire que son second fils, Edmond, puisse tenir dans le monde le rang qui convient à un cadet de bonne maison. Afin de compenser dans une certaine mesure l’injustice des lois qui n’accordent rien aux cadets tandis que les aînés ont titres et fortune, il a destiné Edmond à l’Église. Le jeune homme jouira ainsi de plusieurs bénéfices dont dispose le châtelain de Mansfield. En mariant sa fille aînée, Sir Thomas envisage à la fois la situation que Maria gagnera en épousant Mr. Rushworth et les avantages « d’une alliance dont les Bertram tireront un surcroît de considération et d’influence ». En un mot, il est chef de clan et tache de favoriser les intérêts de la famille tout entière aussi bien que ceux de chacun de ses membres.

Mais un tel personnage, si pénétré de sa responsabilité, est une figure exceptionnelle dans le roman comme dans la vie. Trop souvent, le chef de famille est plus soucieux de jouir de ses privilèges que de remplir ses devoirs. Alors la famille tout entière souffre. Elle voit sa dignité diminuée et parfois sa fortune compromise. Les pères égoïstes, incapables ou prodigues, dont l’humour de Jane Austen souligne à maintes reprises les faiblesses sont coupables envers la société comme envers leurs proches. Mr. Bennet, dont l’esprit caustique et clairvoyant a depuis longtemps mesuré la vanité et la sottise du caractère de sa femme, néglige d’affirmer son autorité. Indolent et désabusé, il ne ferait de lui-même aucun effort pour assurer à Lydia un mariage honorable. Sans l’heureuse intervention d’un étranger, son indifférence causerait le malheur d’une de ses filles et peut-être même de toutes. Mr. Woodhouse, avec aussi peu d’esprit que de santé, mais une bonté et une courtoisie parfaites, n’est pour Emma ni un ami ni un guide. Il est tout simplement un vieil enfant dont il faut supporter les petits travers ou les douces manies. Par la faute de son père. Emma qui a grandi presque sans direction morale, manque de jugement et croit qu’il suffit d’avoir un esprit vif et des qualités brillantes pour bien gouverner sa propre vie et même celle des autres. Sir Walter Elliot, avec sa silhouette élégante et ses airs avantageux, est à la fois incapable et prodigue. « La vanité était tout dans le caractère de Sir Walter, vanité qu’il tirait de sa personne et de sa position. Il avait été dans sa jeunesse d’une beauté remarquable et, à cinquante-quatre ans, était encore un fort bel homme. Peu de femmes pourraient pousser plus loin l’estime en laquelle il tenait sa propre personne et le valet de chambre d’un lord de fraîche date n’aurait pu être plus satisfait que lui de la place qu’il tenait dans le monde. Pour lui, le bonheur de posséder un physique irréprochable ne le cédait qu’à celui de posséder le titre de baronnet, et le Sir Walter Elliot en qui de pareils dons se trouvaient réunis, était en toute saison l’objet de son affection et de son respect les plus profonds ». Voulant soutenir son rang, Sir Walter s’endette et se voit un jour obligé de louer son château pour aller s’installer plus modestement à Bath. Mais puisque son nom — et sans doute l’élégance de ses traits et de sa taille — lui assurent un rang très honorable dans la société de la fameuse ville d’eaux, Sir Walter ne regrette pas longtemps les splendeurs de Kellynch. Une reproche à Bath que « la multitude de femmes laides qu’on rencontre dans les rues ». Et même une pareille amertume est adoucie pour lui par une exquise compensation : si les femmes sont laides à Bath, que dire des hommes, ils sont encore pires ! « Les rues sont pleines de gens affreux ! Il est évident que les femmes ne sont guère accoutumées à voir personne qui ne soit ridicule, à en juger par l’effet que produit sur elles un homme d’une tournure passable. Sir Walter n’était jamais sorti en donnant le bras au colonel Wallis — bel homme, malgré ses cheveux carotte, — sans remarquer que toutes les femmes regardaient, oui, toutes les femmes regardaient cet officier. Le modeste Sir Walter ! Il ne put cependant échapper aux compliments qu’il méritait. Sa fille et Mme Clay insinuèrent toutes deux que le compagnon du colonel Wallis avait sans doute une tournure aussi agréable que celle du colonel et, certes, n’avait pas des cheveux carotte ». La sollicitude paternelle du baronnet ne se manifeste à l’égard de sa seconde fille qu’en une seule et mémorable occasion. Lorsqu’elle revient d’un séjour au bord de la mer, il la félicite d’avoir embelli et surtout d’avoir un teint d’une remarquable fraîcheur. Puis il lui demande, avec le plus grand sérieux, de quelle lotion elle a fait usage.

Parmi les privilèges d’un « squire » ou d’un châtelain maître de beaux domaines, il en est un qui prime tous les autres : la chasse. Le grave Sir Thomas Bertram, à son retour en Angleterre, oublie presque sa colère à voir sa maison remplie d’étrangers lorsque son fils lui raconte adroitement qu’on a respecté le gibier en son absence : « Je ne suis pas sorti avec mon fusil depuis le 3 octobre. Le premier jour, je suis allé au bois de Mansfield, et Edmond a battu les taillis au delà d’Easton. Nous avons rapporté douze faisans à nous deux et nous aurions pu en tirer six fois plus, mais nous avons respecté votre bien. Vous ne trouverez pas, j’espère, les bois moins giboyeux qu’à l’ordinaire ».

Après une matinée passée à la chasse à courre ou à tirer faisans et lièvres, un gentilhomme campagnard rentre chez lui pour raconter au reste de la maisonnée les aventures, les déboires et les succès de sa journée. S’il est d’esprit borné (ce qui arrive assez souvent), il ne doute pas un instant que son récit ne procure à son auditoire la même joie qu’à lui-même. Il ne soupçonne pas combien l’éternelle répétition de prouesses de chasse a peu d’attraits pour des oreilles féminines. « Sans personne autre que Mr. Rushworth auprès d’elle et condamnée à l’entendre raconter chaque jour en détail le résultat bon ou mauvais de sa chasse, à l’entendre se vanter du flair de ses chiens, exprimer naïvement sa jalousie à l’égard de ses voisins. ses doutes au sujet de leur adresse et son beau zèle à punir les braconniers — tous sujets qui ne sauraient toucher le cœur féminin sans quelque mérite d’un côté ou quelque attachement de l’autre, — Maria avait cruellement souffert de l’absence de Mr. Crawford ». Pour ces hommes épris de mouvement et de vie au grand air, souvent presque incapables de pensée mais d’une infatigable activité physique, la chasse n’est pas seulement le plus grand plaisir, elle est la seule occupation sérieuse. Sir John Middleton est dépeint d’un mot ; il est un « sportsman ». Comme il n’a point de culture et peu de contact avec une autre société que celle de son comté, il ne saurait concevoir d’autre distinction et d’autre ambition pour un homme que d’exceller à tous les sports. Un bon tireur, à son sens, ne saurait manquer d’être un honnête homme et un parfait « gentleman ». Lorsque Sir John apprend la conduite de Willoughby envers Marianne Dashwood, il ne peut croire à la perfidie d’un jeune homme « qui est probablement le plus hardi cavalier de l’Angleterre et auquel il a offert, à leur dernière rencontre, un des petits de sa chienne Folly ».

Il n’y a pas, cependant, que des Rushworth et des Middleton dans les châteaux de la « gentry ». Mr. Knightley, le propriétaire de l’abbaye de Donwell, passe des matinées entières à vérifier les comptes que lui présente son homme de confiance. Le sport n’est pas sa principale occupation, mais peut-être son travail est-il une peine bien inutile : ses terres seraient aussi bien cultivées et les fermages payés aussi exactement s’il ne tenait pas à veiller lui-même à tout. Fermiers, paysans, métayers n’ignorent pas qu’ils sont au monde pour bien servir leur maître en particulier et « their betters » en général. Ceux-ci n’ont donc qu’à jouir des loisirs et de la tranquillité qu’ils possèdent par droit de naissance.

Dans cette Angleterre agricole des comtés du Sud, que n’ont pas encore entièrement conquis, même à notre époque, l’industrialisme et le progrès moderne, la


vie des « squires », au début du xixe siècle, un’est ouverte ni aux soucis matériels ni aux préoccupations intellectuelles. Seul, un original comme Mr. Bennet s’enfermera dans son cabinet pour lire ses auteurs favoris — des humoristes, à n’en pas douter . Il faut un homme un peu féru de sa propre importance, comme Sir Thomas Bertram, pour lire et encourager sa famille à lire « les ouvrages des grands auteurs », jugeant qu’il sied à des gens bien nés d’honorer par leur approbation les meilleures œuvres de la littérature anglaise. Qu’il existe, pour un gentilhomme vivant sur ses terres, d’autre souci que celui de gérer sa fortune et d’autre plaisir que la chasse, le roman de Jane Austen ne nous interdit pas de le supposer, mais ne nous l’apprend pas. Ce que nous y voyons clairement, c’est que, de cette vie si facile, la grossièreté de langage, l’ivrognerie, la trop bruyante gaieté, l’ignorance hautement avouée d’un « Squire Western », sont complètement bannies. Le silence de Jane Austen a sur ce point une valeur, une importance égales à l’affirmation de sa contemporaine Miss Edgeworth. L’une explique dans un passage de son célèbre « Absentee » ce que l’autre nous laisse le soin de deviner : « L’éducation, le caractère et les goûts de Mr. Berryl étaient ceux qui convenaient à la situation qu’il devait occuper dans la société, c’est-à-dire à celle d’un gentilhomme campagnard. Je ne veux pas dire par là d’un de ces « squires » de la vieille école qu’on ne rencontre presque plus aujourd’hui, et qui étaient des gens sans instruction, ne sachant rien faire que manger, boire, chasser à courre ou tirer le gibier ; je veux parler de ces gentilshommes campagnards qui sont des hommes cultivés, éclairés, indépendants, et mériteraient d’être appelés les êtres les plus heureux que la terre ait jamais portés ». [3] À la race de ces gentilshommes appartiennent Sir Thomas Bertram, les Musgrove de « Persuasion », Mr. Knightley et Mr. Bennet. Si nous assistions jamais à une conversation entre hommes, nous saurions quelque chose de plus sur la vie et les occupations des « squires ». Mais, ainsi qu’on l’a souvent remarqué, l’œuvre de Jane Austen ne contient pas une seule de ces conversations. L’auteur ne nous fait voir de la vie masculine, dans le milieu de la « gentry » provinciale, que ce qu’elle-même ou n’importe laquelle de ses héroïnes peut en connaître. S’il existe, par-delà les barrières du parc ou les limites du domaine, un monde plus vaste et plus complexe, où des hommes moins favorisés que les « squires » exercent des professions variées et travaillent à gagner argent ou renommée, où même un Sir Thomas Bertram remplit ses devoirs de député aux Communes, il n’entre dans le cadre d’aucun roman. Bien plus, l’existence de ce monde est presque ignorée, son influence ne trouble pas la quiétude des châteaux cachés derrière leurs futaies séculaires. À peine apercevons-nous, dans « Emma », la silhouette de Mr. John Knightley, avocat de talent exerçant à Londres sa profession tandis que son frère aîné gouverne le domaine de famille. Bâtis pour abriter le loisir et l’aristocratique isolement d’une classe privilégiée, ces châteaux ne sauraient donner asile à de mesquins soucis matériels, à d’autres occupations que les fatigues de la chasse ou les plaisirs de l’hospitalité. La richesse satisfaite et sûre d’elle-même, l’orgueil aristocratique qui ne veut être humilié par la vue de rien d’inférieur à son propre degré de perfection se sont créé un inviolable asile dans ces demeures héréditaires telles que le château de Mansfield, Kellynch Hall, ou ce somptueux Pemberley House dont une page d’« Orgueil et Parti pris » évoque la beauté : « Le parc était immense et son terrain était agréablement varié. Ils y pénétrèrent par une de ses parties les moins élevées et traversèrent en voiture une belle forêt déployée sur une vaste étendue. Pendant un demi-mille, ils s’élevèrent et se trouvèrent au sommet d’un monticule ; là se terminait la forêt et l’œil apercevait au même instant le château de Pemberlev, situé de l’autre côté de la vallée où la route descendait par des détours assez rapides. C’était une belle et vaste construction de pierre, placée sur une élévation de terrain, qui se détachait sur un fond de hautes collines boisées. Devant le château, un ruisseau assez abondant avait été artificiellement élargi, mais sans que l’artifice se trahit. Les rives n’étaient ni tracées trop régulièrement, ni trop ornées. Elizabeth était sous le charme. Elle n’avait jamais vu de site où la nature eût fait mieux et où sa beauté première eut si bien échappé aux outrages qu’aurait pu lui infliger le mauvais goût ».


Une seule échappée sur une sphère d’activité moins égoïste que celle des « squires » est offerte par les marins, jeunes enseignes ou capitaines en congé après de dures campagnes, qui apportent à ce milieu provincial si fermé un grand souffle d’aventures, la vision d’actions héroïques et périlleuses, l’idée d’une vie difficile et constamment menacée où s’exaltent le courage et l’intelligence. Isolée du continent par les guerres européennes et le blocus continental, l’Angleterre est, aux premières années du xixe siècle, comme repliée sur elle-même. S’il y a des émigrés, et en nombre, dans la société de Londres, il y en a peu dans les comtés, et l’esprit provincial, toujours hostile aux idées nouvelles et aux influences étrangères, est à cette époque plus intransigeant que jamais, plus franchement rebelle à la pénétration d’éléments venus du dehors. Pendant ces années où le pays est séparé du reste du monde, où l’Angleterre seule résiste à ce « parvenu » qui s’appelle Napoléon, la « gentry » ne se sent point menacée. « Après Trafalgar, le danger d’une invasion française avait disparu et la société des campagnes, dans son torysme presque général, jouissait d’un calme qu’elle seule pouvait posséder au milieu de l’ouragan qui passait sur l’Europe, comme si elle eût formé le centre immobile d’où partaient les ondes circulaires d’un cyclone. Il n’existait pas alors de Sir Thomas Bertram qui put craindre un seul instant de voir la torche révolutionnaire mettre le feu à la perruque de son cocher. Si le docteur Grant redoutait quelque chose au monde, c’était qu’on ne lui servît pas à dîner de l’oie tendre et non pas que la Déesse Raison trônât jamais sur sa table de communion ou le chassât de sa cure ». [4] Avec leurs histoires de prises et de combats, les marins font pénétrer dans ce milieu paisible les idées de lutte et d’aventure que les « squires » ont oubliées ou ont rapetissées à la mesure des fatigues et des risques d’une journée de sport. Comparé à un gentilhomme campagnard dont tous les voyages se réduisent à aller une ou deux fois l’an à Londres en chaise de poste, un marin, quel que soit son âge, a une expérience des mœurs et des cités des hommes qui fait de lui comme un Ulysse au regard d’un paysan d’Ithaque. Cette supériorité de fait s’augmente de la valeur morale d’un homme qui sait se soumettre à une rigoureuse discipline, qui sait obéir et par là se rend digne de commander. Le frère de Fanny Price, à dix-huit ans, a déjà navigué dans la Méditerranée et fait une croisière aux Indes Occidentales. Il connaît tous les dangers de l’Océan et de la guerre. À la demande du majestueux Sir Thomas Bertram, il raconte simplement quelques-unes de ses aventures. En l’écoutant, Henry Crawford éprouve une admiration mêlée d’envie et de regret. Devant le jeune enseigne qui n’a que sa solde et son premier galon pour toute fortune, Henry Crawford, riche, élégant et cultivé, souhaite d’avoir navigué lui aussi, d’avoir vu tant de choses, tant travaillé et tant souffert. « Il sentait l’enthousiasme le gagner et son imagination s’enflammait, il éprouvait un sentiment de respect pour ce garçon qui, avant sa vingtième année, avait traversé de telles épreuves et montré si brillamment son courage. La gloire des actions héroïques, d’une activité utile, de l’effort et de l’endurance lui faisait envisager ses propres habitudes de plaisir et de jouissance égoïste avec une certaine honte. Il aurait voulu, au lieu de ce qu’il était, être un William Price pour se distinguer par des actions d’éclat et arriver à la Fortune, à la célébrité, d’une façon si honorable et avec une si joyeuse ardeur ! » [5]

Les marins ne méritent pas seulement d’être admirés pour leur mérite personnel. La nation tout entière a envers ces hommes une lourde dette de reconnaissance que ni les honneurs, ni la fortune, ne sauraient acquitter entièrement. Lorsque l’ignorant baronnet Sir Walter Elliot se plaint que, dans la marine, « des gens de naissance obscure arrivent à conquérir des honneurs auxquels ils n’ont pas droit et parviennent à un rang que ni leurs pères ni leurs grands-pères n’auraient jamais osé ambitionner », saillie Anne se permet d’élever la voix en faveur de ceux que Sir Walter dédaigne : « Les marins, dit-elle, qui ont tant fait pour la sécurité de tous, peuvent je crois, prétendre au moins aussi justement que les membres de n’importe quelle autre profession aux joies et aux avantages qu’offrent la patrie et le foyer ». Les éloges de Jane Austen, l’admiration qu’elle exprime pour les vertus patriotiques et domestiques des marins [6] doivent certainement quelque chose à l’affection fraternelle, mais ni ces éloges ni cette admiration ne témoignent d’un sot enthousiasme ou d’une aveugle partialité. Le jugement teinté de mélancolie et de regret que, dans « Persuasion », Anne Elliot porte sur le capitaine Harville et le capitaine Benwick, s’oppose aux louanges données sans discernement par la romanesque Louisa Musgrove aux marins en général et à ceux de sa connaissance en particulier. Anne remarque avec plaisir, chez les Harville, au milieu de l’humble mobilier, quelques curiosités, quelques bibelots exotiques. « Tous ces détails qui rappelaient la profession du capitaine et trahissaient l’influence de son goût et de ses habitudes, offraient ainsi une image de paix et de bonheur domestique devant laquelle Anne éprouvait un sentiment qui avait quelque chose de plus profond ou de moins souriant que la satisfaction… En quittant la maison, Anne se dit qu’elle laissait derrière elle un bonheur bien assuré. Louisa éclata en transports d’admiration au sujet des marins, de leur amabilité, de leur franchise, de leur droiture, se déclarant convaincue qu’il y avait chez ces hommes plus de mérite et de dévouement que chez personne autre au monde, que seuls les marins savaient occuper leur vie et avaient droit à la sympathie comme au respect ». [7]

À côté de William Price, du capitaine Wentworth et du capitaine Harville, le père de Fanny Price, dans « Le Château de Mansfield » est une figure qui, adoucie, estompée, garde quelque chose de la grossièreté des marins dont Smollett aimait à reproduire les lourdes plaisanteries, la bruyante jovialité et le langage toujours assaisonné de blasphèmes ou d’obscénités. En 1814, la lignée du « Commodore Trunnion » n’est point éteinte encore en Angleterre, et Mr. Price, lieutenant en retraite de l’infanterie de marine, nous en fournit la preuve : « Il montrait plus de négligence envers sa famille, avait des manières encore plus déplaisantes et des façons de faire plus grossières que Fanny ne s’y était attendu. Non pas qu’il manquât de capacités, mais il ne s’intéressait à rien, ne connaissait rien en dehors de sa profession. Il ne lisait que le journal et l’annuaire de la marine ; sa conversation ne roulait que sur les docks, le port, Spithead et Mother bank. Il jurait et buvait, il était mal tenu et commun. Fanny n’avait jamais pu se rappeler rien qui ressemblât à de la tendresse dans leurs rapports d’autrefois, elle avait gardé de son père une impression confuse de manières brusques et d’une voix trop bruyante. Aujourd’hui, il ne faisait attention à elle que pour faire à son sujet quelque plaisanterie de mauvais goût ». [8] Mais un marin du genre de Mr. Price appartient à un milieu peu familier à Jane Austen, aussi ne s’arrête-t-elle guère à étudier un type dont la rudesse et la vulgarité lui inspiraient toute la répulsion que, dans « Le Château de Mansfield », elle attribue à Fanny Price. Les capitaines ou les lieutenants de vaisseau dont elle parle de préférence sont — comme l’étaient ses propres frères des hommes de bonne famille, distingués d’esprit et de manières, unissant les meilleures qualités morales d’un « gentleman » au courage et à l’intrépidité qui leur permettent, si la chance ne leur est pas contraire, de gagner « en sept ans », grâce à d’heureuses prises, une belle fortune. Elle met à étudier leur caractère, à comprendre leur personnalité, l’intelligente et infatigable sympathie qu’elle accorde toujours à ce qui touche à la vie de ceux qu’elle aime. On aperçoit parfois dans ses romans la trogne enluminée d’un Mr. Price ou le sourire sarcastique d’un amiral Crawford, mais on voit surtout des jeunes officiers mûris par l’expérience, comme le capitaine Wentworth, ou tout fiers d’exhiber leur nouvel uniforme de lieutenant de vaisseau, comme William Price, et ce sont là des figures qui doivent certainement beaucoup à Francis et Charles Austen.


Auprès des marins, qui occupent dans sa peinture de la « gentry » une place à part et restent, même dans le milieu un peu terne de la vie de château ou de ville d’eaux, environnés d’une atmosphère de dangers affrontés et de gloire conquise, les « clergymen », pasteurs de village ou de paroisse dans un gros bourg, ont une existence bien plate et bien monotone. Être marin est moins, pour Jane Austen, une profession qu’une sorte de vocation, ou plutôt c’est une profession supérieure à toutes les autres, puisqu’elle comporte, par delà toutes les considérations d’intérêt personnel, un courage et une abnégation qui seraient superflus dans tout autre métier. Comme pour contrebalancer l’enthousiasme qu’elle met à parler des marins et de leur carrière, Jane Austen parle du clergé sur un autre ton. Être clergyman est un métier qu’un jeune homme de bonne famille choisit lorsqu’il n’est attiré vers aucun autre et que la situation ou les relations des siens lui assurent, avec un ou plusieurs bénéfices, le moyen de vivre comme il sied à son rang. Les louanges qu’elle donne au mérite et au dévouement des marins ont une note bien personnelle ; an contraire, son attitude à l’égard du clergé est non plus individuelle mais celle de toute une classe et de toute une époque. Fille et sœur de pasteurs, elle exprime cette opinion, d’ailleurs celle des siens et de son monde, que la fonction de pasteur n’a rien en soi qui l’élève au-dessus du niveau des professions que peut exercer un « gentleman ». C’est l’homme qui fait la dignité du métier de clergyman, comme il en fait l’intérêt et le mérite. « Ce n’est pas par de beaux sermons qu’il se rend utile dans sa paroisse et dans le voisinage, lorsque paroisse et voisinage sont assez rapprochés pour qu’on puisse connaître la vie privée du pasteur et observer toute sa conduite », dit-elle dans « Le Château de Mansfield ». Un clergyman peut réduire ses obligations, s’il lui plaît, à un office par semaine et à la lecture hâtive des prières rituelles. Il peut être pasteur d’une paroisse un jour par semaine et résider dans une autre les six autres jours. Mais quand il a à cœur de remplir consciencieusement les devoirs de sa profession, « il comprend que la nature humaine a besoin de meilleurs enseignements que n’en peut contenir un sermon hebdomadaire et que, s’il n’habite pas au milieu de ses paroissiens et ne se montre pas en toute occasion leur ami et leur protecteur, il ne fait presque rien pour leur bien ni pour le sien ». [9] À plusieurs reprises nous retrouvons cette opinion exprimée si nettement dans « Le Château de Mansfield » qu’un clergyman doit vivre au milieu de ses paroissiens. Il ne semble pas que d’autres devoirs en dehors de celui-ci lui soient imposés. Une seule fois, dans « Emma », nous voyons un pasteur de village se rendre chez des pauvres. Et le révérend Elton, rencontrant alors Miss Woodhouse et Harriet qui viennent de porter des secours à une malade, revient sur ses pas et accompagne les deux jeunes filles, remettant à un autre jour une visite de bien peu d’importance à ses yeux, comparée au plaisir de se promener aux côtés de la charmante Emma. Quand bien même le clergyman réside au milieu de ses ouailles, son influence spirituelle est infiniment restreinte. Il nous apparaît dans le roman de Jane Austen, comme une façon de « squire » qui, au lieu de veiller à la culture des terres, veillerait, au nom des hautes classes de la société, à ce que paysans, et fermiers n’oublient pas les devoirs de tempérance, d’obéissance, de régularité dans leur vie et dans leur travail que leurs maîtres jugent indispensables. Presque toute leur existence se passe dans la société de leurs égaux, hobereaux et gens de qualité du voisinage. Vieux et amateurs de bonne chère, ils jouent au whist avec le « squire » du pays et mettent leur orgueil à offrir à leurs invités, choisis parmi la meilleure société des alentours, un dîner plus abondant et plus exquis qu’on n’en sert sur aucune autre table. Jeunes et d’assez bonne tournure pour aspirer à la main d’une fille riche et bien née, leur titre de pasteur est la seule chose qui les distingue des autres jeunes gens reçus à Mansfield par Lady Bertram ou des élégants danseurs qui fréquentent à Bath les salles de bal ou d’assemblée. La religion qu’ils enseignent et à la pratique de laquelle ils engagent leurs paroissiens est séparée de toute aspiration mystique, de tout élan vers un au-delà. Elle n’est rien de plus qu’une morale et surtout une morale sociale, une série de rites traditionnels, une discipline tout extérieure qui remplace la vertu par la bienséance, la charité par la condescendance. Comment cette religion pourrait-elle être autre chose, puisque les seules conditions que doit remplir un candidat à l’ordination, sont, ou d’avoir la protection d’un haut personnage pouvant disposer de bénéfices, ou d’appartenir à une famille qui a droit de nomination à une ou plusieurs cures ? Un « genlleman » n’a pas besoin de se recommander par son savoir théologique ou son zèle envers l’Église établie : il lui suffit de porter le nom d’une des bonnes familles du diocèse, témoin ce Benjamin Lefroy qui épousa en 1816 une nièce de Jane Austen et qui, pour son examen d’ordination, eut à répondre aux deux questions suivantes : n’était-il pas le fils de Mme Lefroy d’Ashe, et n’avait-il pas épousé une Miss Austen. Les pasteurs du « Château de Mansfield », d’« Orgueil et Parti pris » ou de « L’abbaye de Northanger », sont infiniment supérieurs par la dignité de leur vie, leur éducation et leur naissance, aux figures touchantes, odieuses ou simplement grotesques que nous voyons sous la houppelande noire du clergyman dans les romans de Richardson, de Fielding et de Goldsmith. Ils appartiennent à une classe plus élevée que leurs pareils de la génération précédente, et, de ce fait, sont plus indépendants. S’ils ne sont pas riches, ils vivent du moins dans une aisance qui aurait semblé la fortune à un Parson Adams, à un Trulliber ou à un Square.

Depuis le commencement du xviiie siècle et à mesure que s’est établie la coutume de réserver aux cadets de leur famille les bénéfices ecclésiastiques dont disposent les grands propriétaires, le clergyman a cessé peu à peu d’être un humble subordonné, un parasite admis à prendre place au bas bout de la table du châtelain. Il appartient de plus en plus fréquemment à la « gentry ». Le « squire » dont il est souvent le parent n’est plus pour lui un bienfaiteur, mais un débiteur qui, en le nommant recteur de telle ou telle paroisse, s’est acquitté envers lui d’une dette. Lorsque le seigneur ou la dame du village n’ont avec lui aucun lien de parenté et qu’il doit sa situation à leur bienveillance ou à leur générosité, il n’est cependant pas tenu vis-à-vis d’eux — puisqu’il est lui-même un « gentleman » — à garder l’attitude d’un inférieur. Il est reçu à leur table en invité et traité en égal. Le révérend Collins, qui annonce à ses cousins son intention de manifester toujours la plus respectueuse gratitude envers Lady Catherine de Bourgh et d’être « toujours prêt à célébrer les rites et les cérémonies de l’Église anglicane » oublie dans sa sottise qu’il est superflu de s’humilier ainsi devant la noble châtelaine, et sa « déférence outrée » à l’égard de l’impérieuse personne excite avec juste raison l’étonnement de tous les gens sensés. Qu’il ait obtenu son bénéfice et les avantages matériels qui en découlent par le seul effet de la protection du châtelain ou qu’il ait acheté à celui-ci le droit de toucher les émoluments et les dîmes attachés à sa fonction, il est toujours un ce gentleman » et devrait mieux s’en souvenir.

Cependant, l’évolution qui va s’accomplir au xixe siècle et va placer, quelle que soit sa naissance, un « clergyman » au rang d’un « gentleman » en vertu de ses seules fonctions, ne fait encore que s’indiquer. Nous voyons dans « Emma » le révérend Philippe Elton, recteur de Highbury, admis en égal, grâce à sa qualité de clergyman, dans la société de gens d’une naissance supérieure, et bien accueilli dans toutes les familles de la « gentry ». Mais lorsqu’il ose aspirer à la main d’Emma, celle-ci lui fait sentir la différence qui, en dépit des apparences mondaines, le sépare de Miss Emma Woodhouse : « Peut-être n’était-il pas juste de s’attendre à ce qu’il eût conscience de son infériorité sous le rapport de l’intelligence et de la délicatesse des sentiments. Le fait même de son infériorité était peut-être ce qui l’empêchait de la mesurer, mais comment pouvait-il ne pas voir que, par sa fortune et son rang, Emma était bien au-dessus de lui ? Il devait bien savoir que les Woodhouse habitaient Hartfield depuis plusieurs générations, et formaient la branche cadette d’une très vieille famille. Il devait savoir aussi que les Elton n’étaient rien… Les Woodhouse occupaient de longue date la plus haute place dans l’estime de la société du pays. L’arrivée de Mr. Elton datait de moins de deux ans, et il avait dû se faire accepter, car il n’avait de relations que dans le monde des commerçants et rien de plus pour le recommander à la bienveillance générale que sa situation et sa politesse ». [10]

Malgré les solennelles déclarations d’Edmond Bertram et de son père au sujet de l’importance des fonctions pastorales, l’opinion courante de la « gentry » du temps s’exprime dans le persiflage de Miss Crawford. Edmond Bertram essaie d’expliquer à la jeune fille pourquoi il accepte joyeusement et volontairement la carrière à laquelle son père l’a destiné. Il croit tout d’abord que Miss Crawford le blâme d’entrer dans l’Église seulement pour y trouver une position conforme à son rang. Peut-être voit-elle dans la profession d’un « clergyman » une sorte d’apostolat et désapprouve-t-elle ceux qui demandent à l’Église des avantages matériels ? Point du tout. Miss Crawford juge inadmissible qu’un jeune homme consente à être pasteur alors qu’il pourrait être soldat ou marin. Cependant, « s’il est assez dépourvu d’ambition pour entrer dans les ordres, ce serait folie pure que de le faire sans être au moins pourvu d’un bénéfice ». « Un clergyman, ajoute-t-elle, préfère une situation toute prête à une autre qui lui demanderait du travail et un effort constant. Il a les meilleures intentions du monde de ne jamais plus rien faire de toute sa vie, sinon manger et gagner de l’embonpoint. La nonchalance. Monsieur Bertram, la nonchalance et l’amour de ses aises, l’absence de toute louable ambition et trop peu d’inclination pour la bonne société, une irrésistible répugnance à prendre la peine de plaire à qui que ce soit, voilà ce qui fait les pasteurs. Un pasteur n’a rien à faire qu’à négliger sa tenue, penser à soi, lire le journal, observer le temps qu’il fait, et se disputer avec sa femme. Son vicaire fait toute la besogne, et bien dîner est la grande affaire de son existence ». [11]

Bon vivant comme le docteur Grant, ridicule et sot comme le révérend Collins, gonflé de vanité et de prétentions comme M. Elton, d’une bonté un peu pédante et prêcheuse comme l’excellent et ennuyeux Edmond Bertram, le clergyman du roman de Jane Austen possède invariablement la même caractéristique : il ne redoute rien tant que le zèle en matière de religion. Il est trop homme du monde ou tient trop à passer pour tel, pour jamais parler de religion hors de sa chaire. Avec ce mépris souriant devant la ferveur de l’émotion religieuse qui forme le trait distinctif du déisme anglican au xviiie siècle, il laisse la foi vibrante, le sens d’une présence et d’une protection divines, d’une miséricorde infinie et d’un amour inépuisable, aux illuminés, aux fanatiques que sont à ses yeux les disciples et les auditeurs de Wesley et de Whitefield. L’Église dont il est le ministre n’est plus qu’un élément de la constitution politique et sociale de l’Angleterre. Un pasteur ne se croit pas d’autre mission que d’administrer les sacrements à ses paroissiens et de donner aux pauvres l’exemple de la résignation et de la patience. Il se contente d’ailleurs lui-même de vivre dans un presbytère commode avant d’être élevé aux hautes dignités ecclésiastiques qu’il mérite. Le renouveau d’émotion religieuse qui, grâce au méthodisme, a déjà fait renaître la foi parmi les humbles et les travailleurs, se manifeste alors chez quelques membres isolés du clergé anglican, mais l’évangélisme n’a pas vraiment pénétré dans l’Église établie. Il faudra plusieurs années encore pour que la ferveur du méthodisme, s’introduisant dans les presbytères sous le nom d’esprit évangélique, transforme la vie des pasteurs et rende à leur enseignement une portée, une influence qu’il avait depuis longtemps perdues. Un livre dont le succès fut grand pendant la première moitié du xixe siècle : « La famille Fairchild » [12], publié en 1818, fournit de précieuses indications sur l’éveil du sentiment religieux qui s’opéra de 1770 à 1810 ou 1815. Le contraste entre l’éducation qu’a reçue Mme Fairchild et la façon dont elle élève ses propres enfants permet de mesurer la distance qui sépare, en ce qui concerne l’importance de la religion dans la vie, la dernière génération du xviiie siècle de celle qui la suivit immédiatement. À plusieurs reprises, au cours de l’interminable récit des aventures où se révèlent la vertu et la piété de tous les membres de l’incomparable famille Fairchild, la froideur, le formalisme de la doctrine de l’enseignement anglican jusqu’au début du xixe siècle, sont opposés à la foi sincère, à la pieuse ferveur — poussées d’ailleurs à un point qui nous semble aujourd’hui déplorable — qu’avait fait refleurir l’esprit évangélique. Au contraire, les personnages de ses romans et Jane Austen elle-même, sont d’une époque qui ne connaît rien de l’émotion religieuse et pour laquelle le fait d’appartenir à l’Église établie, de se conformer à ses rites, et de participer à ses sacrements, est un fait de même ordre que celui d’observer les règles de la bienséance mondaine. Dans le monde des Bertram, des Bennet, des Elton, la religion est toujours fonction de l’ordre politique et social. Sa valeur est purement extérieure; elle semble consister pour un clergyman en un sermon par semaine — quoi qu’en dise Sir Thomas Bertram, — et pour ses paroissiens, en une visite d’une heure à l’église pour écouter ce même sermon. On ne lit pas beaucoup à Mansfield, à Longbourne ou à Hartfiield, les inutiles occupations de la journée n’en laissent pas le loisir, mais on aime parfois, aux veillées d’hiver en famille, écouter la lecture à haute voix de quelques pages de Shakespeare. Lorsqu’il pleut, Catherine Morland se réjouit d’être retenue à la maison et de pouvoir lire, sans être interrompue au moment le plus pathétique, quelque livre du genre des « Mystères d’Udolpho » ; Harriet Smith, quand elle comprend l’importance de la culture et d’une pensée élevée au-dessus de tout souci frivole, ouvre un livre de morceaux choisis pour y trouver des charades en vers ; sur le bureau de Fanny Price, Edmond Bertram trouve les « Contes » de Crabbe et les « Voyages » de Lord Macartney. Un livre cependant n’est jamais mentionné : la Bible, et cette omission est plus significative que la plupart des critiques ne veulent l’accorder. Dans un milieu anglais où la religion est un sujet qu’aucune conversation n’effleure à l’exception des deux scènes du « Château de Mansfield » où l’on discute de l’exemple que doit donner un clergynman dans sa paroisse et de la nécessité d’une bonne diction chez un prédicateur, — le sentiment religieux ne peut être ni vif ni profond. On a dit, il est vrai, pour expliquer le silence observé dans les romans de Jane Austen sur tout ce qui touche au sentiment religieux que, pour l’auteur comme pour ses personnages, la religion est une chose si haute et si sacrée qu’elle ne saurait être mêlée ni à la vie de tous les jours ni à la conversation familière. Si cet argument avait quelque valeur et qu’on pût tirer du silence de Jane Austen une preuve de la profondeur du sentiment religieux chez elle et dans le milieu qu’elle étudie, ne faudrait-il pas conclure également de l’absence dans son œuvre de toute réflexion ayant une portée philosophique à l’existence dans son esprit d’une profonde philosophie ? Plutôt que d’arriver à de telles conclusions, il vaut mieux se borner à constater un fait qui d’ailleurs n’est point sans intérêt : le respect avec lequel on parle des coutumes auxquelles les générations précédentes, encore dominées par la vieille tradition religieuse, attachaient un sens qu’on n’y attache plus à la fin du xviiie siècle. La chapelle du château de Sotherton « était ouverte autrefois matin et soir, et certaines personnes se souviennent d’avoir entendu le chapelain y réciter les prières devant la famille assemblée, mais feu Mr. Rushworth a abandonné cet usage », raconte Mme Rushworth à ses visiteurs. Le changement passerait sans commentaires, n’était que Miss Crawford, entraînée par son goût de persiflage, se permet de parler légèrement d’une coutume que personne ne suit plus, mais dont personne cependant n’a le droit de se moquer. La vie et l’esprit se sont, à dire vrai, retirés de toutes les pratiques religieuses. Ce qui demeure encore et que tous respectent, n’est qu’une forme, un rite dont la signification première est presque oubliée. Pour des traditionnalistes comme les Bertram, les Woodhouse ou les Elliot, voyager le dimanche : « Sunday travelling », est une action qu’on juge sévèrement. Il va néanmoins plus de sentiment religieux dans une de ces réunions en plein air où les méthodistes chantent leurs hymnes que dans le plus beau sermon prêché le dimanche à la même époque par un « clergyman », — fût-il même un Edmond Bertram, — dans l’église de Mansfield ou de Highbury.

Mais si la ferveur du sentiment religieux a disparu peu à peu pour faire place à l’indifférence, l’esprit puritain a reconquis ses droits. Dans le domaine de la moralité et de la conduite, la « gentry » est revenue à toute l’austérité, à toute l’intransigeance de jadis. On n’accorde plus à certaines fautes la facile indulgence que la société des villes leur montre encore à cette même époque. Une vie plus étroite dans un cercle composé de membres d’une même famille, d’alliés ou d’amis intimes, ne permet pas au monde des « squires » de tolérer une conduite irrégulière ni de la juger avec indulgence. Le désespoir et l’indignation des Bennet, en apprenant l’équipée de Lydia, indiquent aussi clairement l’attitude et le jugement d’une société dont le code de morale est très strict que la douleur bien naturelle à des parents devant le déshonneur de leur fille. La légèreté et l’imprudence de Lydia sont même envisagées là moins au point de vue de la famille que de la société. Il faut le mariage par lequel se termine l’aventure pour faire oublier à Elizabeth et à Jane ce que l’inconduite de leur sœur avait d’humiliant pour elles. Dans « Le Château de Mansfield », la faute de Maria Bertram est infiniment plus grave et ses conséquences plus désastreuses. L’intrigue de Maria, une fois divulguée, cause un scandale dont les deux coupables ne sont pas seuls à souffrir. Il ne s’agit plus ici d’un enlèvement qui, à la fin du xviiie siècle, est chose assez fréquente et aboutit le plus souvent à un mariage. Maria est la femme de Mr. Rushworth et quitte son mari pour suivre l’homme qu’elle aime. Cette action, suivant qu’elle est envisagée au point de vue de la morale puritaine juste et saine dans son austérité un peu exagérée, ou au point de vue de la morale facile des gens du monde aristocratique, peut être qualifiée de crime ou de peccadille. Pour Sir Thomas, il n’y a pas de compromis possible entre le bien et le mal, pas de voie moyenne entre la fidélité conjugale et l’infidélité, pas de possibilité de regagner jamais une bonne réputation lorsqu’on a ouvertement « vécu dans l’inconduite ». Pareil au révérend Primrose qui part pour Londres en apprenant la fuite d’Olivia afin d’« empêcher sa fille de persévérer dans son péché », [13] Sir Thomas Bertram, à la nouvelle du départ de Maria, quitte Mansfield pour arracher l’épouse infidèle « à la honte et au crime ». À ses yeux, les mots de « faute » et de « péché » n’ont pas conservé la valeur théologique qu’ils avaient trente-cinq ans plus tôt pour le pasteur Primrose, mais s’il juge la conduite de sa fille au point de vue social et non plus au point de vue religieux, il ne la condamne que plus sévèrement. Miss Crawford, vivant dans un monde où, suivant Mr. Price, « tant de belles dames jettent leur bonnet par-dessus les moulins », excuse la faute de Maria. Elle qualifie de folie la conduite de son frère et regrette surtout « que l’affaire ait été ébruitée ». Sir Thomas et les siens, au contraire, s’indignent d’une pareille indulgence. « On décidera Henry à épouser Maria, dit Miss Crawford, et une fois mariée, elle pourra reprendre sa place dans le monde. Une certaine partie de la société lui sera désormais fermée, elle devra s’y attendre, mais si elle donne d’assez bons dîners et reçoit beaucoup, il ne manquera pas de gens qui seront ravis devenir chez elle ». [14] Cette sagesse facile de mondains qui ne prennent pas au tragique les aventures galantes et dont la moralité consiste, non point à blâmer les fautes de ce genre mais à regretter qu’elles ne demeurent pas secrètes, parait aux Bertram « recommander la complaisance et l’acquiescement devant l’inconduite ». Sir Thomas, même lorsque sa fille aura quitté Henry Crawford, ne consentira point à la recevoir à Mansfield, « ne voulant pas faire l’insulte aux familles du voisinage de leur imposer la vue de Maria », ni « donner approbation et protection à l’immoralité en essayant d’adoucir le châtiment mérité qu’elle reçoit». Si la morale à l’usage de l’aristocratie ne connaît point de telles sévérités, si les théories de Lord Chesterfield sur la galanterie sont celles dont s’inspirent encore une Miss Crawford et son entourage, la classe moyenne, bourgeoisie et « gentry », ne mesure pas son appréciation d’une faute au rang de ceux qui l’ont commise. À l’époque où Jane Austen écrit, et dans le milieu qu’elle étudie, la transformation des mœurs qui s’est opérée en Angleterre au cours du xviiie siècle a donné une nouvelle force à l’idéal puritain de dignité et de régularité dans la conduite. Celui qui enfreint l’une des lois sur lesquelles se fonde la société ne doit espérer aucune indulgence. Sir Thomas Bertram n’est pas le seul à condamner Maria. Avec lui, la « gentry » tout entière repoussera désormais celle qui a manqué aux traditions d’honnêteté et de moralité de sa classe. La morale prêchée pendant la première moitié du xviiie siècle par Richardson se trouve ainsi réalisée sans effort apparent dans le roman de Jane Austen. La vertu d’une Clarissa, le mérite d’un Sir Charles Grandison sont devenus naturels, ordinaires et moyens, chez une Fanny Price, une Elizabeth Bennet, un Edmond Bertram ou un Mr. Knightley. On ne parle plus de la vertu comme en parlait cet abrégé de toutes les perfections qu’était Sir Charles Grandison, mais on fait mieux : on la pratique à Mansfield ou à Highbury.

En même temps que le jugement de la société sur ce qui touche à la conduite évolue pendant tout le siècle dans le sens d’une moralité et d’une régularité de mœurs de plus en plus grandes, la réserve du langage, la politesse et la tempérance augmentent d’une génération à l’autre. Sir Middleton de « Bon Sens et Sentimentalité » dont la situation, le caractère et les goûts rappellent ceux du « Squire Western » de « Tom Jones », se croirait déshonoré par l’habitude de l’ivresse et d’un langage grossier. Dans l’« Evelina » de Miss Burney — qui date cependant de 1778 — la seule explication que le tuteur de la jeune fille puisse donner à celle-ci au sujet d’un billet dont la familiarité est presque insultante, est que l’auteur de ce billet. Lord Orville, « devait être ivre quand il l’a écrit ». [15] De même, les importunités et les discours extravagants que tient Sir Clément Willoughby à la timide Evelina doivent quelque chose de leur ardeur à une cause semblable. Evelina se désole à la pensée que Lord Orville, « qu’elle croyait étranger à tout ce qui ressemble à l’intempérance » partage un défaut commun aux gens de son monde, alors qu’elle aurait voulu trouver ce parfait gentilhomme supérieur à toute faiblesse. Un passage d’« Emma », — qui fut écrit en 1815 — contient la seule allusion de toute l’œuvre de Jane Austen, non pas à un exemple d’intempérance, mais à sa possibilité. Tandis que, pour Evelina et pour son tuteur, il s’agit là d’une chose, regrettable sans doute mais en somme naturelle, Emma Woodhouse suppose — gratuitement d’ailleurs — que Mr. Elton, dont elle déteste les attentions et les compliments « a bu un peu trop de l’excellent vin de Mr. Weston et va lui tenir maintenant pas mal de propos ridicules ». L’ingénieuse Emma donne ce motif à l’empressement de Mr. Elton, pour éviter de convenir que son aimable accueil et ses encouragements lui ont attiré les attentions un peu indiscrètes du jeune pasteur. Les marins, les clergymen, les « squires » même, ont quelques obligations à remplir, devoirs professionnels ou devoirs imposés par leur situation ; aussi représentent-ils dans le roman de Jane Austen l’élément de vie active, de responsabilité et d’effort. Mais la possession d’une grande fortune détachée des responsabilités — si légères soient-elles — qu’entraîne, par exemple, la situation d’un châtelain, donne à certains membres de la société provinciale une liberté, une indépendance plus complète que celle dont jouissent Sir John Middleton ou Sir Thomas Bertram. Un jeune homme comme Bingley d’« Orgueil et Parti pris », qui vient d’acheter un domaine dans un comté, est libre d’abandonner sa nouvelle résidence, de la revendre s’il en a la fantaisie. Au contraire, un châtelain dont la famille est depuis des générations installée dans un pays peut difficilement se résoudre à confier ses fermiers et ses paysans à un autre maître. Il est suzerain et si ses vassaux lui doivent obéissance, il est tenu de veiller sur eux, fut-ce de bien loin et de bien haut. Au-dessus du bon plaisir du « squire », l’opinion de ce que le pays, — c’est-à-dire sa famille, ses fermiers et les hobereaux du voisinage — attend de lui, est comme une loi supérieure qu’il ne saurait enfreindre sans se déshonorer à ses propres veux. Il est d’ailleurs fortement attaché à son domaine par tous les liens de la tradition, de l’éducation et de l’habitude. Il ne peut pas être tenu pour oisif, car lorsqu’il n’occupe pas un siège au Parlement, il exerce les fonctions de « justice of the peace » et règle les différends qui s’élèvent entre les gens du pays. Mais, à côté du seigneur héréditaire de tel ou tel village, s’il y a parmi les membres de la « gentry » quelque nouvel acquéreur d’un domaine ou quelque jeune homme vivant des revenus de terres qu’un intendant régit pour lui, celui-là peut vraiment être qualifié d’inutile. « Mr. Bingley tenait une fortune d’environ cent mille livres sterling de son père qui avait eu l’intention d’acquérir un domaine et n’avait pas vécu assez longtemps pour mettre son projet à exécution. Mr. Bingley avait lui aussi la même intention, et parfois croyait avoir arrêté son choix sur tel ou tel comté… Ses sœurs attendaient avec impatience le moment où leur frère serait seigneur et maître d’un domaine ». En attendant qu’il fasse l’acquisition d’une terre et jusqu’à ce qu’il soit devenu par de longues années de résidence un véritable « squire » s’intéressant à tout dans le pays qui sera désormais pour lui le centre du monde, un Bingley fera dans la société figure de dilettante.

Dans « Le Château de Mansfield » apparaissent deux autres types ressemblant sur quelques points à Bingley mais dont le rôle et l’importance sociale sont bien différents : c’est d’abord Thomas Bertram, fils aîné du baronnet et futur possesseur du titre et du domaine des Bertram. Son rang d’héritier présomptif libère le jeune homme de toute nécessité de se faire une position dans le monde. Edmond, son frère cadet entrera dans l’Église, mais Thomas, en vertu de son droit d’aînesse, est né « pour dépenser sans compter et pour s’amuser ». Puis, avec autant d’inclination pour une vie de plaisirs que Thomas Bertram mais avec plus de raffinement dans le choix de ses distractions, nous voyons Henry Crawford, maître d’une belle fortune, préférer à la vie monotone d’un gentilhomme campagnard l’existence plus libre et plus variée d’un jeune célibataire ; il partage son temps entre les salons de Londres, les salles d’assemblée de Bath, et pendant la saison des chasses, les comtés où il est sur de rencontrer une société agréable et point trop provinciale.

Ce n’est pas un de nos moindres étonnements, à la lecture des romans de Jane Austen, que de voir ce que sont les réunions mondaines et d’admirer — habitués que nous sommes à une autre conception de la vie même chez les inutiles — que ces jeunes gens puissent se contenter d’amusements pareils, bien plus, y prendre un plaisir si évident. Dans la société d’un petit bourg comme Highbury, ou Mansfield, il semble que chaque jour doive fournir aux familles de la « gentry » prétexte à se rencontrer. On se voit le matin à la promenade, si l’on n’a pas l’intention de faire une excursion ensemble. On se rend en été chez un ami pour cueillir des fraises dans son jardin ou, en toute autre saison, pour le plaisir de retrouver chez lui les personnes qu’on a réunies chez soi la veille. Promenades, excursions, pique-niques, sont pour Thomas Bertram, Frank Churchill ou Henry Crawford autant d’occasions de fleureter et de faire valoir leurs talents de causeur ou leur dextérité à conduire des chevaux par les plus mauvaises routes. Sous un ciel souvent pluvieux ou maussade, ces jeunes gens vont, toujours souriants et empressés, bien décidés à jouir de toutes les heures d’une vie qu’ils conçoivent comme une éternelle « partie de plaisir ». Comme nous les voyons presque invariablement au milieu d’une société féminine, nous ne les entendons jamais parler que de choses aimables et frivoles. L’atmosphère dans laquelle ils vivent est amène et souriante. Les vulgaires soucis matériels communs à la plupart des hommes n’en troublent jamais la sérénité, et ces élégants jeunes gens, désœuvrés et cependant jamais ennuyés ni ennuyeux, semblent se mouvoir dans un décor enchanté de « Fête galante » d’où la grâce sensuelle, la mélancolie et le désir auraient disparu pour faire place à une joie de vivre peut-être plus saine quoique moins affinée. Leur belle humeur ne se dément que si quelqu’un prétend leur imposer un plaisir qu’ils n’ont point choisi eux-mêmes. Alors, leur égoïsme offensé s’insurge : Thomas Bertram est, comme il convient à un mondain accompli, un excellent joueur de whist, mais il n’entend point faire le quatrième à la table de jeu qu’on organise pour les gens sérieux dans un coin du salon de Mansfield. Il a résolu de ne plus danser ce soir-là et toute sa politesse envers sa cousine Fanny n’est pas allée plus loin que cette belle invitation, faite d’une voix traînante : « Si vous voulez danser, Fanny, vous me le direz ». Fanny répond qu’elle n’en a aucune envie. Mme Norris, voyant Tom parcourir négligemment des yeux un journal, lui demande de s’asseoir à la table de jeu. « J’en serais ravi, répondit-il se levant vivement, ce serait avec le plus grand plaisir, si je ne devais pas danser. Allons, Fanny, dit-il, en lui prenant la main, décidez-vous ou nous n’aurons pas le temps de danser. — Fanny se laissa emmener de grand cœur. sans pouvoir cependant éprouver une vive reconnaissance envers son cousin ni saisir nettement la distinction qu’il semblait établir entre l’égoïsme d’une autre personne et celui de Thomas Bertram. — Voilà, ma foi, ce qui s’appelle régenter les gens, s’écria-t-il, indigné, comme ils s’éloignaient. Vouloir me clouer à une table de jeu pendant deux heures !… Et me le demander de cette façon, sans cérémonie, devant tout le monde, pour que je ne puisse pas refuser !… Si je n’avais pas eu l’heureuse idée de me lever et de dire que je dansais avec vous, je n’aurais pas pu me tirer d’embarras ». [16]

Jugeant la vie et les hommes à un point de vue exclusivement féminin, Jane Austen ne nous donne sur les occupations de ses « squires » ou de ses pasteurs que les indications nécessaires pour nous faire comprendre comment, s’ils sont d’âge à faire figure d’amoureux, ils peuvent être de loisir à toutes les heures de la journée pour se rendre à un pique-nique, à une promenade ou à un bal. Riches et oisifs comme presque tous les hommes qu’elle connaît, ses héros ne sauraient donner à leur vie de meilleur but que de passer le plus d’heures possible auprès de celles qu’ils recherchent en mariage, et qui — à moins d’un sort bien contraire — deviendra leur femme à la fin du récit. L’auteur étudiant leur caractère et leur personnalité au moment où l’influence féminine a le plus de pouvoir sur eux, au moment où le champ de leur activité tend à se resserrer dans les limites que ne dépasse jamais la vie féminine du temps, nous voyons les amoureux sous un seul aspect, celui-là même sous lequel ils apparaissent aux yeux de l’héroïne, qu’elle soit Emma, Elizabeth, Anne ou Fanny. Mr. Darcy, un des plus riches propriétaires du Yorkshire, le capitaine Wentworth, un des héros qui ont servi sous les ordres de Nelson, Edmond Bertram qui pendant ses années à Oxford et ses séjours à Londres a connu une vie plus large que la vie à Mansfield, tous les hommes sont jugés moins au point de vue de leur valeur individuelle qu’à celui de leurs mérites en tant qu’amoureux et maris. Dans le domaine de la famille et des relations de société où les femmes sont reines, les hommes, quelle que puisse être ailleurs leur liberté d’action, doivent se soumettre à la loi et au caprice féminins. Amoureux, ils doivent chercher à plaire, et — Jane Austen le sait bien — ils ne sauraient le faire qu’en se consacrant entièrement au service de celles qu’ils aiment. Aussi les figures d’amoureux sont-elles ici moins des études de psychologie masculine que l’analyse très fine, très sincère, parfois naïve dans sa sincérité, des traits qui plaisent aux femmes. Le caractère masculin, les sentiments d’un amoureux ne sont jamais observés d’une façon bien profonde ; cependant, cette étude est précieuse puisqu’elle nous indique, à défaut de ce que sont les hommes, comment ils apparaissent aux yeux des femmes. Celles-ci, dont la vie se partage entre les soins du ménage et les occupations mondaines, qui vivent d’une vie étroite et monotone au milieu des domaines de leur famille, ont très peu d’activité physique. Pourrait-il en être autrement lorsque la mode impose aux jeunes personnes des cothurnes de satin et des fourreaux de mousseline ? Elles demandent surtout aux hommes de savoir distraire leurs longues heures d’oisiveté, de les escorter lorsqu’elles parcourent une allée de parc ou font quelque promenade à cheval. Les qualités qu’un homme peut posséder ne comptent pour rien ou presque rien en comparaison de ces services. C’est pourquoi un brave garçon, comme l’est en somme l’épais et simple Mr. Rushworth, est ouvertement méprisé, tandis qu’un élégant jeune homme, beau diseur, qui sait lire Cowper avec l’émotion qui convient, est excusé, justifié presque, dans ses pires erreurs.

Peut-être est-ce parce qu’à cette époque et dans le milieu de la « gentry » la sphère d’action des femmes est si éloignée du champ de l’activité masculine que l’auteur ne réussit pas à donner à aucun de ses héros une physionomie inoubliable et frappante. Sachant si peu de ce qu’est vraiment la vie des hommes, comment pourrait-elle tracer des portraits nuancés et étudiés comme ses délicieux portraits de femme ? Pour créer une Emma ou une Elizabeth, elle n’a qu’à regarder autour d’elle — et peut-être aussi à regarder son miroir — pour voir un frais visage, souriant et expressif. Lorsqu’elle étudie un caractère de femme et veut s’assurer de la valeur des données fournies par son expérience, elle n’a qu’à s’interroger elle-même. Mais quand il s’agit de peindre un Darcy, un Edmond Bertram, un Willoughby, la difficulté est plus grande. Comme elle n’a jamais l’occasion de les étudier à loisir, elle connaît des hommes et de leur vie seulement les dehors mondains. Ses lectures suppléent donc à son défaut d’expérience. Elle en appelle ainsi de la vie à la littérature. Ses héros, s’ils ne sont pas tous, comme Darcy, figés dans une seule attitude ou si leur personnage n’est pas très rapidement esquissé, comme celui de M. Knightley ou du capitaine Wentworth, sont copiés sur des modèles déjà classiques à l’époque où elle écrit : Willoughby, le séduisant mauvais sujet dont Marianne Dashwood s’éprend à la première rencontre, est une image adoucie, effacée, de Lovelace, l’amoureux sans scrupules, le libertin et le séducteur créé par Richardson. Mais parce qu’il ne doit rien y avoir de tragique dans les sentiments ni dans l’action, la passion et le crime qui, dans « Clarissa », sont expiés par la mort de Lovelace, deviennent, dans « Bon Sens et Sentimentalité », des errements pardonnables que Willoughby expie dans une union avec une femme très riche mais d’une « infernale jalousie ». Ce que nous voyons de Willoughby et de ses qualités brillantes au début du roman, puis le long plaidoyer dans lequel il essaie de justifier sa conduite à la fin du récit ne suffisent pas à nous persuader que le jeune homme soit réellement aussi irrésistible, aussi séduisant qu’il le parait à l’inexpérience de Marianne. De même que la figure de Willoughby n’évoque à notre esprit qu’une image imprécise, celle de Wickham, le mauvais sujet d’« Orgueil et Parti pris », est indistincte et demeure à l’arrière-plan de la scène baignée d’une si franche lumière sur laquelle évoluent Elizabeth et Darcy. Dans la seconde moitié de son œuvre, Jane Austen nous donne cependant un portrait vraiment intéressant d’un amoureux et d’un séducteur. Par une de ces heureuses et involontaires contradictions que connaît parfois le génie et qui sont plus rares chez elle que chez tout autre romancier, Jane Austen, en écrivant le « Le Château de Mansfield » veut donner à Henry Crawford la figure d’un « anti-héros » et, néanmoins, fait de lui le personnage masculin le plus vivant du roman. Henry Crawford dont les attitudes, les gestes, les regards, les inflexions de voix sont notés avec un soin qui n’est généralement accordé par l’auteur qu’aux héroïnes, est une figure doublement intéressante, car elle est dans le roman anglais la dernière où le séducteur apparaisse sous les traits d’un homme du monde. Il sait plaire sans rien posséder de cette attirance mystérieuse et fatale des Childe Harold, des Manfred, des Lara, qui va devenir l’apanage des héros de roman jusqu’au moment où Charlotte Brontë avec le héros de « Jane Eyre », le farouche Rochester, créera un nouveau type et donnera à la laideur intelligente et à la force physique un irrésistible pouvoir de séduction. Henry Crawford réalise ce paradoxe d’être irrésistible sans avoir rien d’un héros de roman. Il n’est pas remarquablement beau, il n’est pas même laid et, ce qui l’éloigne encore plus de la convention pour le rapprocher de la réalité, il n’est jamais malheureux. C’est tout simplement un homme du monde qui paraît cultivé, élégant et spirituel parce qu’il se trouve à Mansfield au milieu de « squires » à l’esprit épais comme Mr. Rushworth, ou de jeunes gens un peu graves et guindés comme l’excellent Edmond Bertram. Sa supériorité réside en une seule qualité — et Jane Austen nous laisse entendre qu’elle est grande, — il aime la société des femmes et veut leur plaire. « À quoi pensez-vous que je veuille m’amuser, Mary, les jours où je ne chasserai pas ? — À vous promener avec moi, sans doute. — Pas tout à fait cela. Je serai charmé de me promener avec vous, mais ne trouverai là que de l’exercice et je ne dois pas négliger de cultiver l’activité de mon esprit. Non, mon dessein est de me faire aimer de Fanny Price… Je ne serai pas satisfait avant d’avoir ouvert une petite brèche dans le cœur de Fanny… Je n’ai jamais vu de jeune fille me regarder d’un air si sévère. Ses yeux semblent me dire : « Je ne veux pas avoir de sympathie pour vous, j’y suis bien résolue ». Et moi, je dis qu’elle apprendra à en avoir… Je ne lui veux pas de mal, la chère petite, je veux seulement qu’elle me regarde avec bienveillance, qu’elle me gratifie d’un sourire à mon approche, qu’elle soit émue et confuse, qu’elle me garde une place auprès d’elle toutes les fois que nous nous rencontrerons et soit ravie quand je m’approcherai et lui adresserai la parole. Je veux encore qu’elle pense comme moi, s’intéresse à toutes mes distractions et à tout ce qui m’appartient, fasse de son mieux pour me retenir à Mansfield et croie, lorsque je m’en irai, qu’il n’y aura jamais plus pour elle de bonheur sur la terre. Voilà à quoi se bornent mes désirs ». [17] Les attentions, les flatteries, les hommages délicats dont Henry Crawford sait entourer une femme à laquelle il veut plaire ne captivent pas le cœur innocent de Fanny parce que la jeune fille a déjà donné son amour à Edmond. Mais si la légèreté d’Henry Crawford ne l’entraînait pas bientôt loin de Fanny, celle-ci ne résisterait peut-être pas longtemps. Qui s’en étonnerait, d’ailleurs, lorsque celui qu’aime la délicieuse petite héroïne nous apparaît sous les traits d’un pédagogue plutôt que d’un amoureux ? Car, avec Edmond Bertram l’insuffisance et l’insignifiance des figures d’amoureux dans le roman de Jane Austen se révèlent d’une façon frappante. En peignant ses héroïnes, Jane Austen leur attribue ces défauts charmants qui, mieux encore peut-être que des qualités, donnent à une physionomie son attrait, son caractère personnel. Ici, elle n’ose s’écarter de la plus irréprochable et de la plus fastidieuse perfection. Il semble qu’elle ait constamment devant les yeux l’image de l’incomparable Sir Charles Grandison. Edmond Bertram est sensé, agréable de visage et de tournure, il est bon, généreux et franc mais, comme chez le héros de Richardson, ses qualités même nous deviennent insupportables car il s’exhale d’elles le plus mortel ennui. Mr. Knightley, dont le sérieux et la solidité font si bien ressortir la vivacité, l’entrain et le charme d’Emma, ressemble un peu à Edmond Bertram. Il est, comme lui un parfait gentilhomme et comme lui serait ennuyeux s’il avait le loisir de discuter longuement sur les principes de l’éducation, les devoirs d’un clergyman et les dangers de la vie mondaine. Jane Austen, qui préférait Edmond Bertram et Mr. Knightley à tous ses autres personnages masculins, les déclarait cependant « inférieurs à ce qu’un gentleman peut être et est en réalité très souvent ». Inférieurs, ils le sont, mais non point dans le sens où l’auteur l’entendait. Leur infériorité vient de ce qu’ils participent incomplètement à la vie, c’est-à-dire à l’activité. Ils ne tiennent au réel que par quelques côtés et non point entièrement comme les héroïnes dont la jeunesse, la gaieté et le charme répandent sur « Orgueil et Parti pris », sur « Emma » ou sur « Le Château de Mansfield » un tel rayonnement. Malgré leurs solides qualités, leur incontestable valeur morale, ces amoureux ne sont pas des figures vivantes. Ce qui leur manque, ce que l’expérience sur ce point insuffisante de l’auteur n’a pas pu leur donner, c’est, à côté de trop de mérites, quelques-uns de ces défauts qui ramènent un homme à la commune mesure de l’humanité. La société anglaise ou plutôt la partie de la société anglaise que peint Jane Austen semble au lecteur moderne appartenir à un passé dont on retrouve aujourd’hui peu de traces. Si fidèle que l’on sente cette peinture, malgré l’impression de sincérité et de vérité qui s’en dégage, les héros de Jane Austen et le monde dans lequel ils vivent apparaissent, à un siècle de distance, dans un recul qui les transpose de la réalité au domaine de la fiction et presque, dirait-on, au pays de la Belle au Bois Dormant. Cette impression d’irréel produite par une œuvre indubitablement réaliste, fait naître en notre esprit une série de questions auxquelles il est peut-être difficile de répondre et qu’il importe cependant de formuler.

La « gentry » de Jane Austen, aujourd’hui si lointaine, a-t-elle donc subi en cent ans de si profondes modifications ? Quels changements superficiels ou quelles transformations radicales se sont donc produits pour qu’une étude de mœurs, datant des premières années du xixe siècle, ne corresponde plus de nos jours à la réalité ? Pourquoi ces hommes et ces femmes, personnages charmants ou humoristiques, qui demeurent vrais en tant qu’individus, nous semblent-ils se mouvoir dans une atmosphère si étrangère à la nôtre ? Pourquoi enfin, ces êtres dont les actions et les pensées sont conformes, non seulement aux coutumes et aux conventions de leur siècle mais aux grandes lois morales qui régissent en tout temps l’activité et les relations des hommes, nous apparaissent-ils comme un peu en dehors — non point au-dessus ni au-dessous — de ces mêmes lois ?

La différence entre la société de province de l’Angleterre actuelle et celle dont nous retrouvons l’image dans le roman de Jane Austen ne tient pas uniquement à des modifications extérieures. On voit encore aujourd’hui, en parcourant la campagne anglaise, des presbytères fleuris, isolés et paisibles, des châteaux à tour normande, qui pourraient s’appeler le presbytère de Mansfield, Kellynch Hall ou Longbourne. À notre époque comme autrefois, le sens de la hiérarchie persiste parmi les habitants de ces demeures commodes ou somptueuses ; leur milieu a seulement changé de nom : la « gentry » du xviie et xviiie siècle est devenue « the county ». Elle garde sa place entre la haute aristocratie et les gens de la classe moyenne, commerçants et bourgeois des villes. Mais sous ces apparences, un changement spirituel s’est opéré qui a transformé toutes les valeurs morales. Telle la société peinte dans la comédie de mœurs du xviie siècle et que Lamb plaçait en dehors du monde réel par delà les frontières du bien et du mal, la « gentry » qu’étudie Jane Austen nous apparaît à l’heure présente — et pour des raisons assez semblables à celles sur lesquelles Lamb s’appuyait pour juger l’œuvre de Congreve et de Wycherley — éloignée de la réalité. Les élégants débauchés, les coquettes à la fragile vertu, que peignent les auteurs dramatiques de la Restauration sont isolés du reste du monde et ne connaissent rien en dehors de leurs intrigues, de leurs plaisirs et de leurs aventures galantes. De même, les héros de Jane Austen, héros qui sont honnêtes hommes à la fois et gentilshommes, pasteurs consciencieux, époux fidèles et maîtres bienveillants, se meuvent dans une atmosphère spéciale, dans une ambiance particulière. Ils habitent une Angleterre qui n’appartient qu’à eux. Leur univers est différent du nôtre, moins par quelques particularités superficielles de coutumes, d’habitudes ou par les divergences plus profondes de l’éducation que par leur conception de la société et des nécessités de la vie sociale. Les gentilshommes du château de Mansfield ou de Kellynch Hall, enfermés dans leur égoïsme et dans leurs préjugés de caste ont une âme que la nôtre ne peut plus comprendre. Ils sont heureux, jouissent de leur bonheur comme d’une chose due et acceptent sans révolte et sans « vaine sympathie » la souffrance, la pauvreté qui existent autour d’eux. Leur sérénité, leur beau contentement d’eux-mêmes et de la vie les éloignent de nous qui avons appris ce que leur bon sens ne soupçonnait pas encore : le sentiment de la justice sociale et de la fraternité humaine.






  1. Orgueil et Parti pris. Chap. LVI.
  2. « …There were so few changes, and these so slight, in manners, customs or prevalent ideas betwen 1700 and 1837 that we may consider the eighteenth century as continuing down to the beginning of the nineteenth century ». (Sir Walter Besant : « London in the Eighteenth century »).
  3. The Absentee, by Miss Edgeworth. Chap. IV (1800).
  4. Life of Jane Austen, by Goldwin Smith (Great writers series). Walter Scott, éd. page 46.
  5. Le Château de Mansfield. Chap. XXIV.
  6. Persuasion. Chap. III, chap. XI, chap. XXIV.
  7. Persuasion. Chap. XI.
  8. Le Château de Mansfield. Chap. XXXIX.
  9. Le Château de Mansfield. Chap. XXV.
  10. Emma. Chap. XVI.
  11. Le Château de Mansfield. Chap. XI.
  12. The Fairchild Family, by Mrs. Sherwood. 1818. Part I.
  13. Le Vicaire de Wakefield. Chap. XVII.
  14. Le Château de Mansfield. Chap. XLVII.
  15. Evelina. Letter IX.
  16. Le Château de Mansfield. Chap. XII.
  17. Le Château de Mansileld. Chap. XXIV.