Jean-des-Figues/14

La bibliothèque libre.
Jean-des-FiguesAlphonse Lemerre (p. 84-89).



XIV

UNE PREMIÈRE


Quel malheur c’est, lorsqu’on veut se consacrer aux lettres, d’avoir un cousin homme de goût !

Si le pauvre Mitre avait été tout simplement un de ces candides provinciaux grisés par la lecture des journaux du cercle, qui rêvent, le soir, de vie littéraire, en regardant la lune se lever sur Paris ; et si j’avais trouvé au fond de sa malle les mille riens charmants, — romans, brochures ou gazettes, — évanouis aussitôt qu’envolés, mais où se reflète le Paris de chaque jour, comme un paysage dans la bulle de savon qui passe ; effrayé peut-être de voir le peu de place qu’y tient la poésie, et ne me sentant pas le courage d’être boursier, reporter, ni avocat, j’aurais fait bien vite mon deuil de la gloire et serais resté, dans Canteperdrix, à tailler ma vigne.

Hélas ! le pauvre Mitre était un esprit rare, et les dix ou douze livres, choisis avec un sens exquis, qu’il me laissa, m’avaient donné sur Paris les idées les moins raisonnables du monde.

Ne me figurais-je pas, après les avoir lus, que j’allais vivre dans un pays fait tout exprès pour les poètes, où les paroles seraient harmonieuses comme des vers, les femmes charmantes, les hommes, sans exception, spirituels et généreux ; où l’on n’aurait, enfin, d’autre souci, artistes et lettrés, que de fumer la pure ambroisie dans des pipes de diamant et d’or ?

Pauvre Mitre fit sagement de mourir jeune et de voir toutes ces choses de loin. Pour moi, que vouliez-vous que je devinsse, débarquant ainsi dans Paris avec mes idées et mon costume de l’autre monde, un double amour embrouillé au cœur, tout bariolé d’illusions, tout pomponné d’espérances, et plus embarrassé de ce beau plumage que ne le serait un oiseau des îles, perdu, un jour de pluie, en plein bois de Vincennes ou de Meudon.

Je devais être fort comique la première semaine. Soit habitude de méridional, soit que je voulusse fuir tous ces promeneurs qui se retournaient sur mon passage, pour ces deux motifs peut-être, j’avais soin de prendre, dans les rues, le trottoir au soleil, et je m’en allais tout seul, suivi de mon ombre romantique. Je cherchais le Paris des poètes. Je le cherchai longtemps, un peu partout, sur les boulevards, dans les cafés ; et chaque fois que je voyais quelque beau garçon à chaîne d’or, bien ganté, l’œil souriant et la barbe heureuse, descendre de voiture en joyeuse compagnie : — « Ce doit en être un ! » me disais-je, et j’avais envie de me présenter.

Que de négociants fortunés je pris ainsi pour des poètes.

Je me promènerais encore, si, certain soir où j’errais mélancolique devant les théâtres illuminés, un monsieur plein d’obligeance ne m’eût offert de me vendre un fauteuil d’orchestre. J’acceptai, non sans faire violence à ma timidité ; il m’en coûta un louis d’or de ma sacoche, mais je ne le regrettai point. Jugez donc : c’était justement une première.

Jamais de la vie je n’avais mis le pied dans un théâtre. Aussi, de voir, cette salle éblouissante, le lustre qui étincelait, le cristal des girandoles, le velours rouge et l’or des loges ; de coudoyer ces hommes en habit élégant, sur le front de qui, toujours à mes préoccupations, je cherchais à deviner le génie ; de respirer le parfum délicieux et nouveau qui descendait des loges et du balcon, comme d’un vrai bouquet de femmes ; d’éprouver tout cela et de me sentir, moi Jean-des-Figues, au beau milieu, une émotion subite me vint.

La musique commence, le rideau se lève, on applaudit le décor, les comédiens paraissent avec les comédiennes. Mais Jean-des-Figues n’entend rien, ne regarde rien. Grisé de sons, de couleurs et de parfums, Jean-des-Figues s’est dédoublé. Des hauteurs, où plane son rêve, il s’aperçoit distinctement, assis avec son justaucorps écarlate, dans ce petit cube de pierre, blanc au dehors, doré par dedans, où les artistes et les poètes se réunissent pour goûter en commun les plus exquises des jouissances humaines, cependant que la terre tourne, emportant tout également dans son indifférence souveraine, Paris, le mont Blanc, la Palestine et la Cigalière, Blanquet avec les empereurs, et Jean-des-Figues assis dans sa stalle, et les imbéciles qui restent notaires à Canteperdrix !

Alors, transporté d’admiration pour tant de grandeur cachée dans cette apparente petitesse, Jean-des-Figues, la première fois de sa vie, se sent fier d’être homme. Il a des larmes dans les yeux, il est heureux de vivre, il respire avec une volupté attendrie cet air du théâtre, un peu chaud il est vrai, mais si embaumé, et se tournant vers son voisin au moment où le rideau retombe :

— « Que c’est beau, monsieur ! » lui dit-il.

Puis, sans attendre la réponse (il avait tant de joie qu’il lui fallait, à toute force, en faire part à quelqu’un), Jean-des-Figues raconte qu’il s’appelle Jean-des-Figues de Canteperdrix, et ce qu’il vient chercher dans la capitale.

Mon voisin, un grand bel homme fort comme un Turc, me laissait parler en me considérant d’un air curieux, et non sans sourire dans sa large barbe. Pourtant une fois que j’eus fini, il ne sourit plus, et lui-même, d’un air sérieux, me proposa de me faire les honneurs du théâtre.

Nous montâmes ensembles au foyer où jamais je n’aurais eu le courage d’aller tout seul. Là, passant en revue l’assemblée de déesses et de demi-dieux, il me les nomma tous et toutes, petits jeunes gens et grandes dames, cocottes et faiseurs d’affaires, banquiers, gens de ministère et pianistes, tout le personnel des premières représentations.

Il mordait sa moustache à chacun de mes étonnements ; mais quand je lui dis l’histoire de la malle, et l’idée que je me faisais des gens qui se promenaient devant nous, il éclata si fort et rit si longtemps que j’en devins rouge comme mon gilet.

— « Les grands hommes de votre cousin, monsieur Jean-des-Figues ! En voilà un, tenez… fit-il en me montrant un personnage à la physionomie ennuyée qui s’en allait la cravate blanche de travers et courbé dans son habit noir… c’est le seul qui soit ici, je crois, il vient faire son feuilleton pour vivre. »

Ce n’était donc pas pour les poètes qu’était faite la poésie ? Alors, pris d’une tristesse profonde, attristé de voir combien la réalité ressemblait peu aux rêves que j’avais faits, je regrettai de plus belle que Blanquet en s’enfuyant ne m’eût pas emporté sur son dos avec le reste du sac de figues, et sans plus songer où j’étais :

— « Ah ! Mitre, mon pauvre Mitre ! » m’écriai-je. Mon nouvel ami s’empressa de me mener au grand air.