Jean-des-Figues/27

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Jean-des-FiguesAlphonse Lemerre (p. 159-164).



XXVII

RETOUR AU PAYS


À quatorze lieues de Canteperdrix, je quittai le wagon, selon l’usage, pour le coupé capitonné de drap gros bleu d’une voiture de messageries. Je me sentis tout d’un coup plus joyeux. Jusque-là Paris me poursuivait. En chemin de fer, vous n’êtes qu’à moitié parti : le tracas des trains, les gares, les buffets, les gens, c’est un peu de Paris qu’on emporte ; mais la diligence connue, avec son conducteur qui vous a vu tout petit et qui a l’accent de votre ville natale, c’est un peu du pays qui vient au-devant de vous.

Qu’elles me semblèrent aimables à traverser ces quatorze lieues, qui avaient été si longues, si longues, deux ans auparavant, sur le dos de Blanquet ! Comme je riais à certains souvenirs, et comme mon arrivée fut réjouissante !

Il faisait beau soleil, Canteperdrix se trouvait en pleines vendanges, et tout le long de la route on ne rencontrait que cornues de bois et bennes à charrier le raisin, qui s’en allaient pleines vers la ville, ou qui, revenant vides aux champs, se heurtaient sur les charrettes à grand bruit et remplissaient le terroir, vallons, plaines et coteaux d’un joyeux roulement pareil au bruit lointain des tambours.

Avec quelle émotion je la reconnus, cette chère musique d’automne qui, mêlant sa voix au chant des ortolans, semblait, de tous les points de l’horizon, souhaiter à l’enfant prodigue sa bienvenue !

Et le vieux pont de pierre, et la rivière, et le grand rocher nu, sculpté comme une cathédrale, et la poignée de maisons grises à toits plats accroupies au pied, qui sont la ville de Canteperdrix, et les remparts, et les machicoulis de grès rouge, et les quatre tours coiffées d’herbes folles au lieu de créneaux, qui me regardaient venir par-dessus les ormes des lices, de quel cœur je les saluai !

Et quand, le portail Saint-Jaume une fois dépassé, la voiture roula entre deux rangées de hautes maisons, dans la fraîcheur des rues ; quand la terre maternelle pavée des galets pointus de la Durance nous fit sauter sur ses genoux, la diligence et moi, comme une nourrice son nourrisson, alors mon attendrissement ne se contint plus.

Des citadins faisaient leur promenade sur la place du Cimetière-Vieux :

— « Arrêtez ! conducteur, arrêtez !… »

Je voulais leur sauter au cou à ces braves gens, il me semblait que je les aimais.

Mais le conducteur ne m’entendit point. Heureusement pour moi, car c’étaient les quatre ou cinq plus revêches personnes de la ville, et ils eussent, selon toute apparence, assez mal reçu mes effusions.

Mon brave homme de père me donna à peine le temps de nous parler. Il fallut partir, il fallut le suivre, il fallut aller admirer les embellissements de la Cigalière. Tout y était en effet fort beau, et conforme à la description enthousiaste que m’en avait donné sa lettre : le bastidon cubique et blanchi à la chaux, la fontaine sous la fenêtre, et le figuier dont les larges feuilles buvaient l’eau froide du vivier.

— Et Blanquet ? demandai-je en me rappelant nos repas à l’ombre et les bons sommeils d’autrefois.

Blanquet n’était plus là. Mon père, le trouvant vieilli, l’avait troqué, la foire d’avant, contre le mulet d’un bohémien. Il croyait ainsi faire un coup superbe. Mais, par un châtiment du ciel, le mulet se trouva être borgne des deux côtés. Aussi ne parlait-on plus à la maison de ce bon, de ce brave, de ce laborieux Blanquet, que les larmes aux yeux, et du brigand de bohémien que l’injure à la bouche.

— Si c’était le Janan de Roset ?… L’idée m’en vint au portrait que faisait mon père du vendeur de bêtes aveugles.

Et cela me donna envie de rire.

Ici, le lecteur va m’interrompre.

— « Comment, monsieur Jean-des-Figues, dira-t-il, voulez-vous qu’un vieil âne gris que nous avons tous vu, il y a quinze mois, arriver devant Paris et prendre la fuite, comment voulez-vous que cet âne ait fait seul un tel voyage à travers la France, et se trouve un beau jour, pour les besoins du roman, à Canteperdrix, dans l’écurie de votre père ? »

Je répondrai d’abord :

Que les taureaux de Camargue, ses compatriotes, sont bien autrement forts, eux qui, emmenés à trente, quarante, cinquante lieues pour les courses, flairent d’abord le vent, s’ils réussissent à s’échapper, puis piquent droit devant eux sans que jamais rien ne les arrête, vallons, précipices ni montagnes, droit au Rhône, au large Rhône qu’ils traversent à la nage, épuisés, suants, demi-morts, et qui vont jusqu’à ce qu’ils tombent ou qu’ils aient retrouvé le maigre pâturage natal.

Et, si cette explication ne suffit pas, je dirai encore que le Blanquet dont il s’agit, le Blanquet vendu au bohémien n’était peut-être pas le même que le Blanquet de mon enfance, celui qui m’avait planté là quinze mois auparavant, aux portes de Paris, avec mon chapeau pointu et mon sac de figues ; mais j’ajouterai que cela ne fait rien à l’affaire, qu’à la maison, de temps immémorial, il y a toujours eu un petit âne gris du nom de Blanquet ; qu’un Blanquet mourant, il est tout de suite remplacé par un Blanquet entièrement semblable ; qu’on s’habitue à les confondre, et qu’on aime tous les membres de la dynastie comme s’il n’y avait eu au monde et rue des Couffes, depuis le commencement du siècle, qu’un seul et unique Blanquet.

Puis ceci réglé, je continue.

Nous entrâmes chez M. Cabridens, en revenant de la Cigalière. M. Cabridens me reçut avec l’affectueuse familiarité d’un confrère ; madame Cabridens joua la femme d’esprit enfouie au fin fond de cette horrible province, et qui trouve enfin quelqu’un à qui parler ; quant à mademoiselle Reine, elle se contenta de rougir un peu sans rien dire.

Je retrouvais tout comme je l’avais laissé. Sur les murs du salon, c’était le même papier peint avec le même jardin ridicule et plein de chaises, où se promènent des incroyables en habit jaune et des merveilleuses à sandales, costumées comme madame Tallien. Le piano n’était point changé, les fauteuils à lyre gardaient leur place ; j’aurais reconnu jusqu’aux mêmes grains de poussière, si un grain de poussière n’avait pas été chose introuvable dans le salon de Madame Cabridens.

Seulement, au bel endroit de la cheminée, la fameuse médaille cantoperdicienne brillait prisonnière entre deux lentilles de cristal, visible du revers et de la face comme une hostie dans l’ostensoir. Je remarquai aussi que madame Cabridens avait pour robe d’intérieur certaine étoffe de soie brochée et ramagée qui jadis ne sortait de l’armoire qu’aux jours de fête. À part ces détails, et mademoiselle Reine un peu grandie, j’aurais pu croire que jamais je n’avais quitté Canteperdrix.

Ce petit salon provincial, il me semblait l’avoir vu la veille ; mes deux ans vécus dans Paris, Roset, Nivoulas et Bargiban, les poètes et les Valaques, tout cela me faisait l’effet d’un lointain songe, d’un de ces songes du matin mêlés de plaisir et d’angoisse que l’on se rappelle, réveillé, avec un sentiment de voluptueuse terreur.

— Ne bougeons pas d’ici, me disais-je, et je me plongeais jusqu’au cou au fond d’un bon gros fauteuil en velours d’Utrecht.

Puis, regardant du coin de l’œil mademoiselle Reine attendrie :

— Quel dommage, Jean-des-Figues, d’avoir été à ce point bronzé par la vie, et de ne pouvoir plus être amoureux !