Jeanne/XIX

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 68-71).
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XIX.

AMOUR DE JEUNE HOMME.

Aussitôt après le dîner, où Guillaume expliqua son abattement par une forte migraine, il retourna à sa chambre, et, se sentant malade en effet, il essaya de s’endormir. Il avait des vertiges, il souffrait, et l’action de la pensée était comme suspendue en lui. Sa sœur vint le voir. Elle lui trouva de la fièvre, un peu de divagation ; elle courut avertir sa mère. On envoya chercher le médecin de la ville et du château. À minuit une attaque de nerfs se déclara ; mais des soins intelligents en atténuèrent la violence. À une heure, le malade fut calme ; à deux heures il dormait profondément, et tout mouvement de fièvre avait disparu. Le médecin se retira. À trois heures, Marie obtint que sa mère allât se coucher. À quatre heures, Marie, trop frêle pour supporter une longue veille, laissa tomber le roman qu’elle lisait. C’était le Connétable de Chester, et elle s’enflammait d’une amitié plus vive pour Jeanne, en suivant avec intérêt les caractères charmants de la jeune châtelaine et de sa confidente dévouée, l’aimable Rose Fleeming. Mais Walter Scott lui-même ne pouvait conjurer la fatigue de cette délicate enfant. Jeanne trouva sa chère mignonne bien pâle, la supplia d’aller se reposer aussi ; et après s’être beaucoup fait prier, Marie ayant reconnu que son frère avait les mains fraîches et le sommeil parfaitement calme, céda aux instances de sa champêtre compagne. Jeanne avait un corps de fer : elle avait passé autrefois tant de nuits sur ce fauteuil, occupée à veiller son parrain dans sa cruelle maladie, qu’une de plus ne comptait pas pour elle. D’ailleurs, elle assurait que Claudie allait venir la relayer, et sir Arthur, qui avait veillé aussi jusqu’à trois heures, avait promis de revenir à six. Marie adorait son frère, mais elle avait un voile sur les yeux. Le poëme calme et pastoral dont sir Arthur était le héros l’empêchait de voir le drame inquiet et sombre où Guillaume s’agitait en silence. Si quelquefois elle avait eu des soupçons, elle les avait repoussés comme injurieux à l’amitié fraternelle. Il lui semblait si naturel que Jeanne fût aimée et recherchée en mariage par un homme riche et noble, qu’elle ne voulait pas supposer un amour moins loyal dans le cœur de son frère. Le silence de Guillaume, si confiant avec elle à tous autres égards, et l’espèce de blâme qu’il émettait sur le projet d’Arthur, l’empêchaient donc de révoquer en doute la pureté de son attachement pour sa filleule.

Jeanne, restée seule avec le malade, ramassa le roman, et pour ne pas perdre de temps, ou pour ne pas s’endormir, elle étudia en épelant quelques lignes qu’elle ne comprit pas ; mais elle tressaillit et se leva, en entendant son parrain l’appeler d’une voix éteinte, et avec un accent douloureux.

En la voyant debout près de lui, Guillaume fit un cri et cacha son visage dans ses mains. — Hélas ! mon parrain, je vous ai fait peur, dit Jeanne ; vous m’aviez pourtant appelée.

— Je t’ai appelée, Jeanne ? dit le pâle jeune homme en laissant retomber ses mains et en prenant celles de Jeanne ; et pourtant je dormais ! Mais je rêvais de toi, et je souffrais horriblement : mais que fais-tu ici, Jeanne ? pourquoi es-tu venue dans ma chambre ? Oh ! mon Dieu ! réponds-moi !

— C’est que vous avez été un peu malade ; mais ce n’est rien, mon parrain, vous voilà mieux. Dieu merci !

— Et tu veux t’en aller ? s’écria Guillaume en lui serrant le bras avec force, tu veux me quitter ?

— Oh non ! mon parrain ! je resterai avec vous ; vous savez que quand vous n’êtes pas bien, je ne vous quitte jamais.

— Oh ! oui, j’ai souffert, je m’en souviens ! reprit le jeune baron. Tu n’étais donc pas là ?

— Oh ! si fait, mon parrain !

— C’est vrai, je t’ai vue. Je te demande pardon, Jeanne ; j’ai la tête bien faible.

— Il faut prendre de la potion, mon parrain.

— Non, non, pas de potion, ne t’éloigne pas, Jeanne. Ta main dans la mienne me fait plus de bien. Et pourtant… que tu m’as fait de mal depuis que je te connais !

— Moi, mon parrain, je vous ai fait du mal ? dit Jeanne tout épouvantée. Et comment donc que j’ai eu ce malheur-là, quand j’aurais voulu mourir pour vous faire guérir ?

— Jeanne ! ô ma chère Jeanne ! s’écria Guillaume exalté et brisé en même temps, et ne pouvant plus dominer sa passion, tu m’as fait souffrir depuis quelque temps surtout ; depuis que tu ne m’aimes plus !

— Moi, je ne vous aime plus ? s’écria Jeanne à son tour, suffoquée par des larmes soudaines. Qui donc a pu vous dire une pareille menterie ? Il n’y a pourtant pas de méchant monde ici !

— Tu ne m’aimes plus, depuis que tu en aimes un autre, Jeanne ; avoue-le ! moi, je ne peux pas me contraindre plus longtemps. Je t’adore…

— Comment que vous dites ce mot-là, mon parrain ?

— C’est donc un mot que tu ne connais pas ? Et pourtant M. Harley a dû te le dire.

— Oh ! non, mon parrain ! jamais le monsieur anglais ne m’a dit un mot pareil ; c’est un mot qui ne se dit qu’à Dieu. Mais pourquoi me dites-vous, mon parrain, que j’en aime un autre que vous ? C’est donc pour me dire que je ne veux plus vous aimer ?

— Tu m’as donc aimé, Jeanne ? Oh ! dis-le-moi !

— Mais je vous aime toujours, mon parrain.

— Tu m’aimes ! et tu me le dis si tranquillement !

— Non, mon parrain, je ne vous dis pas ça tranquillement, répondit Jeanne qui croyait être accusée de froideur, et qui pleurait avec la mélancolique sérénité de l’innocence calomniée.

— Oh ! non ! tu ne m’aimes pas, dit Guillaume en quittant le bras de Jeanne, et en se passant la main dans les cheveux avec désespoir. Tu ne me comprends pas, tu ne sais pas seulement ce que je te demande !

— Hélas ! mon petit parrain, dit Jeanne en se mettant à genoux auprès du chevet de Guillaume, il ne faut pas vous échauffer le sang comme ça ; vous voilà comme quand vous étiez malade, et que vous me reprochiez toujours de ne pas vous être assez attachée. Je vous soignais pourtant de mon mieux. Ça n’est pas de ma faute, si je suis simple et si je ne comprends pas bien tous les mots que vous dites.

— Tu comprends tout, Jeanne, excepté un seul mot, aimer !

— Hélas ! mon Dieu ! si vous n’étiez pas malade, je vous dirais que vous êtes injuste pour moi. Mais si ça vous fait du bien de me gronder, grondez-moi donc, soulagez-vous le cœur.

— Oh ! cruelle, cruelle enfant, qui ne comprend pas l’amour ! s’écria Guillaume en se tordant les mains.

— Vous dites là un mot qui n’est pas joli, mon parrain. C’est des mots à monsieur Marsillat.

— Oh ! oui, je le sais, Marsillat t’a parlé d’amour, lui aussi !…

— Il en parle à toutes les filles, mais il en parle bien mal, allez, mon parrain !

— Le misérable t’a insultée ?

— Oh ! non, mon parrain. Je ne me serais pas laissé insulter. Et d’ailleurs, il ne faut pas vous fâcher contre lui. C’est un homme qui n’est pas bête et qui écoute assez la raison. Il y a longtemps qu’il ne m’ennuie plus, et mêmement un jour que je lui faisais honte de ses folletés il m’a promis bien honnêtement qu’il me lairait tranquille dorénavant, et je ne peux pas dire que j’aie eu depuis à me plaindre de lui.

— Mais pourquoi ce mot d’amour te choque-t-il aussi dans ma bouche, dis ! Allons, réponds !

— Je ne pourrais pas vous dire… mon parrain… Mais ça me paraît que c’est vous qui ne m’aimez plus quand vous me dites des choses comme ça.

— Jeanne, je te comprends ; tu crois que je veux te tromper, te séduire…

— Oh ! non, mon parrain, je ne crois pas ça de vous ; vous êtes trop bon et trop honnête pour avoir ces idées-là.

— Et pourtant mon amour t’offense et t’effraie !

— Dame, mon parrain, si je suis bête, excusez-moi. C’est un mot que nous comprenons peut-être d’une façon et vous d’une autre. Nous disons ça, nous autres, quand nous parlons de gens amoureux.

— Eh bien ! Jeanne, si j’étais amoureux de toi ?…

— Oh non ! non, ça n’est pas, mon parrain ! dit Jeanne en baissant les yeux avec tristesse ; c’est la maladie qui vous fait dire ça.

— Eh bien ! oui, c’est la maladie qui me le fait dire : la fièvre est comme le vin, elle nous fait dire ce que nous pensons.

— Il ne faut pas me traiter comme ça, mon parrain, dit Jeanne d’un air sévère malgré sa douceur, je ne l’ai pas mérité.

— Ainsi tu me repousses, tu me hais !

— Est-il possible, mon Dieu ! dit Jeanne en cachant son visage baigné de larmes, dans son tablier.

— Oh ! je t’offense et je t’afflige ! que je suis malheureux ! je m’étais égaré ; tu n’as pas d’amour pour moi !

— Oh ! mon parrain, je ne me serais jamais permis ça, et j’aimerais mieux mourir que de me mettre ça dans la tête.

— Que dis-tu donc ? ô simple ! ô folle ! Tu croirais donc m’offenser, me manquer de respect, peut-être ? parle, tu es folle !

— Je ne sais pas si ça vous offenserait, mon parrain ; mais ça offenserait ma marraine, j’en suis sûre, et peut-être bien aussi notre chère demoiselle. Mais, Dieu merci ! je suis incapable de ça ! Venir dans votre maison, gagner votre argent, manger votre pain, et puis me mettre dans la cervelle d’être amoureuse de mon maître, de mon parrain ! Mais ça serait un péché, et jamais, jamais, le bon Dieu sait que jamais je n’en ai eu l’idée, tant petitement que ça soit !

— Achève, Jeanne, dis-moi tout, puisque je me suis condamné à tout savoir ; si j’étais amoureux de toi, comme tu dis, si je te suppliais d’être amoureuse de moi, tu n’y consentirais jamais ?

— Oh ! mon parrain ! ne parlez pas comme ça ; on dirait que c’est vrai, et si c’était vrai, il faudrait que je vous quitte[1], et que je m’en aille bien loin, bien loin, dans mon pays, pour ne jamais me retrouver avec vous.

— Oh ! ce que tu dis là est affreux ! Tu voudrais, tu pourrais t’éloigner ainsi de moi… Tu en aurais la force ! Et moi j’ai tenté de l’avoir, mais je l’ai tenté en vain ! Il a fallu revenir. Je me suis cru guéri, je t’ai revue, et mon mal est revenu plus terrible qu’auparavant.

— Ah ! mon Dieu, mon parrain, qu’est-ce que vous dites là ? Vous m’enmêlez avec votre maladie, et c’est comme si j’avais été cause de tout. Qu’est-ce que j’ai donc fait au bon Dieu pour qu’il vous tourne comme ça l’esprit contre moi ?

— Jeanne, tu me tues avec tes paroles, après m’avoir fait mourir lentement par ta présence. Ta beauté me dévore le cœur, et ta vertu m’anéantit.

— Si je vous fais mourir, mon parrain, dit Jeanne désolée et même blessée, mais parlant toujours avec douceur, parce qu’elle croyait fermement que Guillaume était en proie à une sorte de délire, il faut que je m’en aille. Une autre personne ne vous soignera certainement pas avec plus d’amitié ; mais elle aura peut-être plus de bonheur que moi, qui vous impatiente, et contre qui vous avez toujours une idée de fâcherie, quand vous êtes malade. Je m’en vas chercher Claudie ou le monsieur anglais, et je vous promets, mon cher parrain, que, pour ne plus venir dans votre chambre, pour ne plus vous servir, ce qui me crèvera le cœur, je ne vous en aimerai pas moins.

— Voilà ce que j’attendais, Jeanne, s’écria Guillaume exaspéré. Tu cherchais une occasion pour me quitter, et tu me quittes tranquillement, tu m’achèves sous prétexte de me rendre la vie. Va donc, adieu ! laisse-moi, laisse-moi ! je ne me connais plus !

Et le jeune homme, un peu impérieux comme un enfant gâté, se mit à sangloter, à gémir et à se tordre convulsivement les mains.

Jeanne, effrayée, s’était levée pour aller chercher madame ou mademoiselle de Boussac, soumise à l’ordre qu’elle avait reçu de les avertir immédiatement si un symptôme alarmant se manifestait de nouveau. Mais lorsqu’elle fut sur le point de sortir de la chambre, elle s’arrêta, épouvantée de l’état violent où elle voyait le malade. Elle n’osa plus le laisser seul, et revenant vers lui, elle s’efforça, comme autrefois, d’employer les doux reproches et les maternelles prières pour l’engager à se calmer. Mais Guillaume était beaucoup moins malade et beaucoup plus amoureux que par le passé. Il pressa Jeanne contre son cœur, inonda de larmes ses mains froides et tremblantes, et quand il lui eut fait promettre de rester près de lui, ce jour-là, et toute la vie, las de jouer au propos interrompu comme tous les amants timides, il s’enhardit, ou plutôt il s’égara jusqu’à lui déclarer clairement son amour, sa jalousie et même ses transports de vingt ans. Ce n’était pas le langage brutal de Marsillat, mais c’étaient des prières plus ardentes encore et les divagations brûlantes d’un premier amour qui se sent coupable, et qui se précipite après avoir longtemps mesuré l’abîme, partagé entre le vertige, la terreur et l’entraînement.

Jeanne ne sut répondre que par des larmes, et cette sincère douleur fit croire à Guillaume qu’il était aimé, sans passion peut-être, mais avec un dévouement assez aveugle pour tout sacrifier. C’est alors que Jeanne se dégagea de ses bras et s’enfuit vers la porte, où elle se trouva tout à coup face à face et presque réfugiée dans les bras de sir Arthur.

— Hô ! s’écria l’Anglais stupéfait de la terreur de Jeanne et des cris étouffés du malade, qui, à sa vue, entra dans un nouveau transport de jalousie et de désespoir.

— Monsieur Harley, ça n’est rien, dit Jeanne dont les traits bouleversés démentaient les paroles. Mon parrain est un peu malade, et vous allez tâcher de le consoler. Moi, je le fâche, et je m’en vas.

Elle courut à sa chambre et se jeta à genoux devant ses images vénérées, la Vierge Marie, reine de toutes les fades, Jeanne, la grande Pastoure, qu’elle croyait canonisée et qu’elle appelait de bonne foi sainte Jeanne-des-Champs, s’imaginant, d’après la confusion poétique qui régnait dans le cerveau de sa mère, que c’était sa patronne ; et l’empereur Napoléon, qu’elle regardait comme l’archange Michel de la France et le martyr des Anglais. Elle pleura et pria longtemps, et, quand elle se sentit plus calme, elle demanda à Dieu de lui inspirer la conduite qu’elle devait tenir dans des circonstances si cruelles et si étranges à ses yeux.

Claudie la surprit dans cette méditation. — À quoi penses-tu ? lui dit-elle ; tes vaches n’ont pas encore mangé, et tu restes là à faire la prière comme si tu étais dans l’église un beau dimanche.

— Tu as raison, ma Claudie, répondit Jeanne, je dirai aussi bien mes prières en faisant mon ouvrage. Et la beauté pour laquelle soupiraient un homme de mérite, un intéressant jeune homme et un brillant avocat, alla pourvoir au déjeuner de la Biche, de la Vermeille et de la Reine, les trois belles vaches confiées à ses soins.

Jeanne était au pré depuis environ deux heures, lorsqu’elle vit venir à elle sir Arthur Harley, le long des rochers qui surplombent la rivière. Elle eut envie de l’éviter. Les messieurs commençaient à lui inspirer la méfiance et la crainte ; mais l’Anglais avait, en ce moment surtout, une physionomie si bienveillante et si loyale, qu’elle se rassura un peu, et continua à tricoter, tandis qu’il s’asseyait à quelque distance d’elle sur le rocher.

— Ma chère mademoiselle Jeanne, lui dit-il, je viens vous parler d’une chose extrêmement délicate, et si je ne m’exprime pas bien en français, vous m’excuserez en faveur de mes bonnes intentions. M. Harley, qui s’exprimait fort bien en français, sauf quelques erreurs de genre et de temps, inutiles à indiquer, mettait une certaine coquetterie auprès de Jeanne à se dire ignorant, espérant par là lui faire oublier un peu la différence de leurs conditions. Mais Jeanne était moins que jamais d’humeur à oublier qu’elle devait montrer beaucoup de respect afin d’en inspirer beaucoup. Elle comprenait bien que c’était la seule égalité à laquelle elle pût prétendre sans danger ; et cependant sir Arthur méritait mieux d’elle, et elle le sentait instinctivement sans oser s’y fier.

Alors sir Arthur, avec un accent paternel, et une voix émue qui portait l’attendrissement et l’estime dans le cœur de Jeanne, essaya de la confesser. Il lui fit clairement entendre qu’il venait de deviner, d’arracher peut-être le secret de Guillaume, et qu’il désirait savoir si elle répondait à l’amour de son jeune parrain, afin de lui donner aide, conseil et protection dans cette circonstance, quels que fussent ses sentiments. Jeanne se défendit longtemps d’avouer le secret de son parrain, et quand elle vit que sa réserve était inutile : — Eh bien ! Monsieur, dit-elle, puisque vous me parlez de ces choses-là comme ferait M. le curé Alain, je vous répondrai comme à un brave homme que vous me paraissez. C’est vrai que mon parrain se rend malheureux pour moi ; mais je ne le sais que d’aujourd’hui. J’en ai tant de chagrin, que je suis capable de m’en aller du château si vous pensez que ça le soulage. Tant qu’à ce qui est de moi, je l’aime beaucoup, Dieu le sait ! mais je ne l’aime pas autrement que je ne dois, et je pourrais jurer à vous et à ma marraine que, pour être amoureuse de lui, oh ! ça n’est pas, et ça ne sera jamais. Vrai d’honneur, que je n’y ai jamais pensé une minute !

— Vous n’y avez pas pensé, Jeanne, vous ne regardiez pas comme possible que votre parrain fût amoureux de vous ; mais à présent que vous le savez, n’y penserez-vous pas un peu malgré vous ?

— Non, Monsieur.

— Parce que vous êtes fière et sage, et que vous craindriez de tomber dans le mépris des autres et de vous-même. Mais si votre parrain pouvait et voulait vous épouser, n’y consentiriez-vous pas ?

— Non, Monsieur, jamais.

— Parce que vous supposez que sa famille s’y opposerait et que vous ne voudriez pas causer du chagrin à votre marraine. Mais si votre marraine elle-même y consentait ?

— Ça serait la même chose, Monsieur.

— Vous me dites la vérité, Jeanne ? la vérité comme à un ami, comme à un frère, comme à un confesseur ?

— Oui, Monsieur.

— Cependant, ce dont je vous parle n’est peut-être pas impossible. J’ai de l’influence sur madame de Boussac ; je puis réparer l’injustice de la fortune à votre égard. Je vous l’ai dit une fois, et plus que jamais je suis votre serviteur et votre ami.

— Oh ! pour vous, Monsieur, vous êtes si bon pour moi et si honnête, que je n’y comprends rien, et que je ne sais pas vous remercier. Mais tout ça est inutile. Je n’épouserais jamais mon parrain, quand même sa mère me le commanderait.

— Oh ! Jeanne, pensez-y ! M. Guillaume est un bien beau jeune homme ; il est aimable et bon. Il a de l’esprit, il vous a rendu de grands services, et il vous aime à en mourir.

— Que je meure donc à sa place ! dit Jeanne, mais qu’on ne me parle pas de l’épouser.

Et elle se prit à pleurer.

— Jeanne, s’écria Arthur, vous êtes mariée ?…

— Moi, Monsieur ? dit Jeanne étonnée en relevant la tête : quelle idée vous avez là ! Si j’étais mariée, est-ce qu’on ne le saurait pas ?

— Mais vous êtes engagée avec quelqu’un ?

— Avec quelqu’un ? Non, Monsieur, vous vous trompez.

— Mais vous aimez quelqu’un ?

— Non, Monsieur, répondit Jeanne en abaissant ses longs cils sur ses joues, comme si ce soupçon l’eût offensée.

— Est-il possible, reprit l’Anglais, que vous soyez arrivée jusqu’à vingt-deux ans, belle, et aimée comme vous l’êtes, sans que jamais aucun homme ait été assez heureux pour vous inspirer la moindre préférence ?

Jeanne garda le silence un instant. Elle paraissait humiliée, et Arthur crut voir s’élever sur ses joues pâlies par la fatigue et par les larmes une faible et fugitive rougeur.

— Non, Monsieur, répondit-elle enfin ; vous me faites de la peine en me questionnant comme ça. Je n’ai jamais fâché ma conscience, et je n’ai jamais été amoureuse de ma vie. Je vois bien que vous voulez savoir si je peux consoler mon parrain de sa peine ; mais ça n’est pas possible. S’il veut me garder dans son idée, il faut que je m’en aille.

— Jeanne, s’écria sir Arthur profondément ému et troublé, je ne puis, je ne dois rien vous conseiller dans ce moment-ci. Je suis l’ami de Guillaume, je l’aime presque plus que moi-même ; sa souffrance retombe sur mon cœur, et je ne sais comment la guérir. Je ne vous demande qu’une chose, c’est de ne pas oublier que je suis votre ami le plus dévoué et le plus sûr. Si vous quittez cette maison, et que je n’y sois plus moi-même, promettez-moi que je saurai où vous êtes, et que vous me permettrez de vous aller voir. J’ai, moi aussi, un secret à vous confier ; mais un secret qui ne vous fera pas rougir, je vous le jure sur mon honneur.

— Où voulez-vous que j’aille, sinon dans mon pays de Toull-Sainte-Croix ? répondit Jeanne. J’irai là me louer dans quelque métairie du côté de la Combraille, parce que les herbes y sont bonnes et que j’aime à voir les bêtes que je soigne bien nourries. Quant à vous dire de venir me voir, ça ne se peut pas, Monsieur ; ça ferait mal parler de moi et de vous aussi ; mais si vous avez quelque chose à me commander, vous pourrez l’écrire à M. le curé de Toull. Il sait très-bien lire l’écriture, et il me dira ce que vous voudrez me faire assavoir.

— À la bonne heure, Jeanne, répondit M. Harley, de plus en plus ému ; et il fit un mouvement pour lui prendre la main en signe d’adieu. Mais il craignit, dans les circonstances où se trouvait la pudique Jeanne, de lui ôter la confiance qu’elle avait en lui, et l’ayant saluée avec autant de respect que si elle eût été une grande dame, il s’éloigna précipitamment, résolu à quitter Boussac le jour même pour soulager au moins son jeune ami du tourment de la jalousie.

Jeanne, restée seule, rêvait à ce qui venait de troubler mortellement la sérénité de sa vie et à la douce commisération de l’Anglais pour sa peine, lorsqu’elle aperçut au bas des rochers un homme mal vêtu, qui rampait et grimpait comme un renard. Il avait une ligne à la main et un panier qu’il posait près de lui de temps en temps, lorsqu’il avait réussi à atteindre une roche faisant marge au torrent. Cet endroit est si escarpé que personne n’y passe jamais. À la frontière, ce serait un sentier de contrebandier. Au voisinage d’une ville, c’est le passage d’un voleur ou d’un espion. Son grand chapeau sale et bosselé lui tombait sur les yeux, et Jeanne ne pouvait voir sa figure de la hauteur où elle observait ses mouvements. Il lui sembla pourtant reconnaître les allures incertaines, tantôt lentes et tantôt rapides du père Raguet. Il ne pêchait pas, et semblait étudier le terrain ou guetter les passants de l’autre rive.

Jeanne, inquiète, s’éloigna et poussa ses vaches de l’autre côté de la prairie. Ce Raguet lui causait de la frayeur sans qu’elle pût dire pourquoi. Il vivait toujours avec sa tante, et il avait dû participer aux envois d’argent que Jeanne, trompée par l’apparence, avait faits à la Grand’Gothe pour l’empêcher de tomber dans la misère.

Lorsqu’elle rentra, elle s’informa de la santé de son parrain. Marie était triste ; elle trouvait son frère abattu et agité tour à tour. Il disait des choses bizarres, il s’inquiétait du moindre bruit dans la maison, il avait demandé plusieurs fois où était Jeanne. Jeanne trouva divers prétextes pour ne pas paraître devant lui, quoique Marie le désirât. M. Arthur écrivait des lettres ; il paraissait préoccupé. Il venait à chaque instant voir le jeune malade et consulter le médecin. Enfin, dans l’après-midi, il prétendit avoir affaire à Chambon, chez un notaire qui lui offrait un placement de fonds territorial ; il fit une toute petite valise, monta à cheval, promit de revenir dans deux ou trois jours, et prit la route du Bourbonnais.

La nuit venue, Jeanne alla au pré ramasser des pièces de toile neuve qu’elle y faisait blanchir, et qu’elle y laissait souvent la nuit impunément. Mais l’homme qu’elle avait aperçu dans les rochers lui revenait à l’esprit, et pour rien au monde elle n’eût voulu que le linge de la maison disparût par sa négligence.

La lune se levait et projetait de grandes ombres vagues sur la prairie, lorsqu’elle se mit à relever et à rouler sa toile. Mais elle faillit la laisser tomber et prendre la fuite lorsqu’elle entendit la voix de Raguet murmurer derrière elle : « Attends, la belle Jeanne, attends ! je m’en vas t’aider. »

— Qu’est-ce que vous voulez, et qu’est-ce que vous faites ici ? lui demanda Jeanne en essayant d’affermir sa voix, et en jetant sur son épaule la toile déroulée qui s’embarrassait dans ses pieds.

— Ce n’est pas moi que tu croyais trouver ici ? reprit Raguet d’un ton goguenard. Mais ton galant vient de partir, Jeanne. Il s’en va sur un grand chevau jaune.

Jeanne ne s’amusa pas à discourir, et reprit, en doublant le pas, le sentier qui conduisait au jardin.

— Tu as peur des voleurs de toile, la belle Jeanne ? dit Raguet en la suivant. Tu ferais mieux d’avoir peur de ceux qui volent le cœur des filles.

Et au bout de trois pas, il reprit : « C’est donc vrai que tu vas épouser un Anglais, la belle Jeanne ? Qu’est-ce que ta mère aurait dit de ça ? »

— Vous mentez, dit Jeanne qui se rassurait à mesure qu’elle approchait du jardin ; je n’épouse personne.

— On dit pourtant que tu vas devenir bien riche et que tu l’es déjà. Je compte bien que tu n’oublieras pas tes parents quand tu seras bourgeoise ?

— Vous ne m’êtes rien, dit Jeanne, et ça ne vous regarde pas.

— L’Anglais s’en va sûrement à Toull-Sainte-Croix pour faire publier les bans, dit encore Raguet qui, selon sa coutume, se faisait un plaisir d’effrayer les gens en les suivant le soir à pas de loup, et en leur tenant des propos pour les intriguer. Mais tu aurais dû te marier sur une autre paroisse, Jeanne. Ça fera trop de peine au curé Alain. Sûrement que tu iras aussi demain au pays de chez nous ? Depuis vingt mois qu’on ne t’a pas vue, ta tante est tombée en misère[2]. Les fièvres ne la lâchent pas. Je compte ben que tu ne la lairas pas mourir sans venir lui dire bonsoir ?

— C’est-il vrai, ce que vous dites là ? demanda Jeanne en s’arrêtant, car elle avait gagné la porte du jardin, et elle la tenait entre-bâillée entre elle et le rôdeur de nuit. Ma tante est-elle malade ?

— Puisque ton Anglais s’en va à Toull, tu peux ben lui faire demander par queuque-z-uns si c’est vrai.

— Mais il ne va pas à Toull, ce monsieur.

— Tu sais ben que si ! puisque je l’ai rencontré au droit des pierres jomâtres.

— Il va à Chambon ou à Bonat. Je ne sais même pas où il va ; mais je saurai bien si vous me mentez, et si ma tante est malade.

— Oh ! oui, répondit Raguet, tu sauras ça quand elle sera morte.

— Mais si elle est en misère, comment donc que vous n’êtes pas avec elle, vous ? Elle a bien mal fait de se retirer chez vous, puisque vous la soignez si mal !

— Moi, dit Raguet, je ne suis plus avec elle ! Il y a deux mois que je l’ai laissée là.

— Et où donc demeure-t-elle à présent, ma pauvre tante ?

— Qu’elle demeure dans le trou aux fades ou dans le mitan du grand vivier, si ça lui plaît, je ne m’en embarrasse pas.

— Eh bien ! vous êtes un vilain homme ; je le savais bien ! répondit Jeanne en lui fermant la porte au nez ; et elle revint à la maison, incertaine si elle courrait chercher sa tante le lendemain, et si elle ajouterait foi aux méchantes paroles de Raguet.

  1. Le lecteur me pardonnera, j’espère, de ne pas faire parler Jeanne correctement ; mais bien que je sois forcée, pour être intelligible, de traduire son vieux langage, l’espèce de compromis que je hasarde entre le berrichon et le français de nos jours, ne m’oblige pas à employer cet affreux imparfait du subjonctif, inconnu aux paysans.
  2. Malade en langueur.