Jettatura (poème)

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Œuvres de Théophile Gautier — PoésiesLemerrePoésies vol. 2 (p. 279-282).


Jettatura


C’est le soir, le couchant allumant ses fournaises
Semble un fondeur penché qui ravive des braises ;
Comme un bouclier d’or à la forge rougi,
Par un brouillard sanglant le soleil élargi
Plonge dans un amas de nuages étranges
Qui font traîner sur l’eau la pourpre de leurs franges.
Le rivage est désert ; — pour tout bruit l’on entend
La respiration du gouffre haletant.

Le vent souffle ; la mer, contre l’écueil qui fume,
Pousse le blanc troupeau de ses coursiers d’écume.
Ils montent à l’assaut, pêle-mêle nageant,
Se dressant, secouant leur crinière d’argent,
Éparpillant en l’air leur queue échevelée,
Se mordant au poitrail, comme dans la mêlée,
Enivrés du combat, se mordent des chevaux
Au timon d’un quadrige attelés et rivaux ;
Mais le roc fait crouler leur folle armée en pluie
Et semble au bord du gouffre un nageur qui s’essuie.
Tel un grand nom, battu des sots et des jaloux,
Voit à ses pieds se fondre et se perdre leurs coups.


En montant au sommet de la haute falaise
D’où sur la pleine mer le regard plane à l’aise,
N’apercevez-vous pas, là-bas, à l’horizon
Où du jour qui s’éteint luit le dernier tison,
Un point presque effacé ?
                                        Sans doute une mouette
Faisant au bout d’un flot sa folle pirouette ;
De l’ouragan futur un albatros, joyeux,
Une aile dans la mer et l’autre dans les cieux ;
Ou bien une dorade, un requin en voyage
Trahissant à fleur d’eau son dos gris qui surnage…

Non pas. — C’est un steamer et déjà l’on peut voir,
Comme au cimier d’un casque un long panache noir,
S’écheveler au vent l’aigrette de fumée
Que pousse la vapeur de sa gueule enflammée.
Le voilà qui s’approche et se range aux îlots,
Et sa roue a cessé de souffleter les flots.

Du navire immobile un canot se détache.
L’eau, qui s’enfle et s’abaisse, et le montre et le cache.
Par instants, dans l’abîme on le croit englouti ;
Mais de l’âcre vallon péniblement sorti,
Bientôt il reparaît à la crête des lames,
Ouvrant et refermant l’éventail de ses rames.

Auprès du gouvernail, morne, silencieux,
Dans sa cape embossé, le chapeau sur les yeux,
Un jeune homme est assis. Comme un peuple en tumulte
Autour d’un Dieu, les flots lui crachent leur insulte ;
Le vent de son manteau fait palpiter les plis ;
L’esquif tremble et se plaint sous les coups du roulis ;


Il rêve, et, tout entier à ses noires chimères,
Penche son front qui luit sous les perles amères.

L’on approche du bord, déjà les avirons
Battent l’eau qui les fuit sur des rhythmes moins prompts ;
De sa quille d’airain rayant le sable humide,
L’esquif s’est arrêté. D’un bond leste et rapide
L’étranger saute à terre, et, faisant quelques pas,
Gagne une place sèche où la mer n’atteint pas,
Puis, d’un geste royal, jette aux marins sa bourse.
Remis à flot, l’esquif, comme un cheval de course
Secouant l’écuyer à son mors suspendu,
Part. — L’étranger, debout sur son rocher ardu,
Avant d’aller plus loin se retourne et regarde.

Quoiqu’il soit nuit, la mer d’une lueur blafarde
Rayonne et l’on peut voir les rameurs sur leur banc
Pour tirer l’aviron en arrière tombant.
Contre les flots grossis l’embarcation lutte ;
Mais bientôt contournant son énorme volute,
La houle, dans un pli de son blanc chapiteau,
A saisi les marins et tordu le bateau.
Sur le gouffre nageant, rares, ils apparaissent,
Mais les flots en fureur de toutes parts les pressent.
Cette nuit, ils ont beau tendre et roidir leurs bras,
Leurs lits seront faits d’algue, et d’écume leurs draps.
Sous un glauque suaire, au bruit sourd des tempêtes,
Un oreiller de sable endormira leurs têtes.
Le dernier, pour finir un supplice trop long,
Plonge comme une sonde à la suite du plomb.

Le jeune homme a tout vu, mais que le regard change !
Le démon se tordant sous le pied de l’archange,
L’aspic coupé qui cherche à ressouder ses nœuds


N’ont pas dans la prunelle un éclair plus haineux ;
Et cependant, avec d’irrécusables teintes,
Sur ses beaux traits l’horreur et la pitié sont peintes ;
Sa poitrine oppressée éclate en sourds sanglots.
Il descend au rivage, et, le pied dans les flots,
Faisant fuir de ses cris les mouettes effarées,
Agite éperdument ses mains désespérées !
[…]