Journal d’un homme de trop/4

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29 mars. – Gelée insignifiante. Il dégelait hier.

Je n’ai pas eu hier la force de continuer mon journal. J’ai passé la plus grande partie de mon temps au lit à causer avec Térence.

Voilà une femme ! Il y a soixante ans qu’elle a perdu son premier fiancé de la peste, elle a survécu à tous ses enfants, elle est d’une vieillesse qu’on ne se permet plus ; elle boit du thé à cœur joie, elle mange à satiété, elle est chaudement vêtue, et de quoi pensez-vous qu’elle m’ait entretenu pendant toute la journée ? J’ai fait cadeau à une autre vieille, absolument dépourvue de tout, du col à moitié mangé par les mites d’une ancienne livrée dont elle va se faire un de ces plastrons qu’elle porte en guise de gilet… Pourquoi ne le lui avais-je pas donné à elle, Térence ? « Il me semble que je suis votre bonne… Ah ! c’est bien mal à vous, mon petit père… Je crois vous avoir bien dorloté !… » Et ainsi de suite. Cette vieille femme impitoyable m’a poursuivi toute la journée de ses doléances. Mais revenons à notre récit.

Je souffrais donc comme un chien dont une roue a écrasé le ventre. Ce n’est qu’après une expulsion de la maison des Ojoguine, ce n’est qu’alors que j’ai su définitivement combien on peut puiser de jouissances dans la contemplation de sa propre infortune. Ô hommes ! race réellement digne de mépris et de pitié !… Mais laissons là les remarques philosophiques… Je passais mes journées dans une solitude complète, et je me voyais forcé d’avoir recours aux moyens les plus tortueux et souvent les plus méprisables pour savoir ce qui se faisait dans la famille Ojoguine, et ce que devenait le prince. Mon domestique s’était mis en rapport avec la tante de la femme de son cocher. Cette connaissance me procurait quelque allégement, car mon valet, stimulé par mes allusions et par mes présents, avait fini par deviner de quoi il devait entretenir son seigneur le soir pendant qu’il lui tirait ses bottes. Il m’arrivait quelquefois de rencontrer dans la rue soit un membre de la famille Ojoguine, soit Besmionkof, soit le prince. Je saluais le prince et Besmionkof ; mais je n’entrais jamais en conversation avec eux. Je ne revis Lise en tout que trois fois : dans un magasin de modes avec sa mère, en voiture découverte avec son père, sa mère et le prince, enfin à l’église. Je n’osais naturellement point m’approcher, et je devais me contenter de la regarder de loin. Dans le magasin, elle s’était montrée très préoccupée, mais gaie… Elle fit une commande de chapeau et rassortit des rubans d’un air affairé. Sa mère la suivait des yeux, levant le nez en l’air et souriant de ce sourire insignifiant et dévoué qui n’est permis qu’à une mère aimante. Dans la voiture et en compagnie du prince, Lise était… Je n’oublierai jamais cette rencontre ! Les vieux Ojoguine étaient assis dans le fond, le prince et Lise occupaient la banquette du devant. Elle était plus pâle qu’à l’ordinaire ; c’est à peine si ses deux raies roses se voyaient sur ses joues. Elle se tournait à demi vers le prince et le regardait en plein visage avec ses yeux expressifs, en s’appuyant sur sa main droite un peu tendue en avant (la gauche tenait son ombrelle) et en penchant langoureusement sa petite tête. En ce moment, elle s’abandonnait entièrement à lui, elle se confiait irrévocablement, tous ses désirs étaient comblés. Je ne réussis pas à bien observer sa figure, – la voiture passa trop rapidement, – mais il me semblait qu’il était, lui aussi, profondément ému.

La troisième fois que je la vis, ce fut, je l’ai dit, à l’église. Dix jours s’étaient à peine écoulés depuis que je l’avais rencontrée en voiture avec le prince, trois semaines depuis le jour de mon duel. L’affaire qui avait amené le prince à O… était terminée ; mais il continuait à remettre son départ en faisant croire à Saint-Pétersbourg qu’il était malade. Toute la ville d’O… s’attendait journellement à lui voir faire une proposition formelle à Cyril Matvéitch. Je n’attendais plus moi-même que ce dernier coup pour m’éloigner à jamais.

Le séjour d’O… m’était devenu insupportable. Il m’était impossible de rester à la maison ; je parcourais les environs du matin au soir. Un jour que par un temps gris et humide je revenais d’une promenade qu’avait interrompue la pluie, n’ayant rencontré que des corbeaux maussades, marchant silencieusement dans la boue, il m’arriva d’entrer dans une église. On venait de commencer le service du soir ; les fidèles étaient peu nombreux. Je jetai les yeux autour de moi, et je distinguai tout à coup près d’une fenêtre un profil qui me frappa. Je ne le reconnus pas d’abord : un visage pâle, un regard éteint, des joues creuses, non, ce ne pouvait être là cette Lise que j’avais vue deux semaines auparavant. Enveloppée dans son manteau, son chapeau sur la tête, elle était éclairée de côté par un froid rayon qui pénétrait à travers la large fenêtre et fixait un regard immobile sur l’iconostase.[1] Elle paraissait faire des efforts pour prier et sortir d’un triste engourdissement.

Un robuste petit cosaque, qui avait des joues rouges et de petites poches jaunes sur la poitrine, se tenait à côté d’elle, les mains croisées derrière le dos, considérant sa maîtresse d’un air d’étonnement endormi. Je poussai un cri involontaire et voulus m’approcher d’elle ; mais je m’arrêtai soudain. Un pressentiment affreux me serrait le cœur. Lise ne remua point jusqu’à la fin des vêpres. Tout le monde était sorti, le sacristain se disposait à balayer l’église, Lise restait toujours clouée à sa place. Le petit cosaque s’approcha, lui parla bas et la tira par sa robe ; elle se retourna, passa la main sur son visage et sortit de l’église. Je la suivis de loin jusqu’à la maison et m’en allai chez moi.

– Elle est perdue ! m’écriai-je en entrant dans ma chambre. Je puis donner ma parole d’honneur que j’ignore encore aujourd’hui de quel genre étaient mes sensations d’alors. Je me rappelle que je me jetai sur mon divan et fixai les yeux sur le plancher en me croisant les bras. Je ne saurais dire si j’éprouvai quelque satisfaction au milieu de ma douleur. Je n’en conviendrais pour rien au monde si je n’écrivais que pour moi seul… Il est certain que j’étais déchiré de pressentiments pénibles et funestes… Et qui sait ? peut-être aurais-je été surpris si ces pressentiments ne s’étaient pas réalisés. « Tel est le cœur humain ! » s’écrierait maintenant d’une voix énergique un pédagogue de gymnase russe en levant en l’air son index graisseux orné d’une bague en cornaline ; mais que ferons-nous de l’opinion du pédagogue russe avec sa voix énergique et sa bague en cornaline ? Quoi qu’il en soit, mes pressentiments se trouvèrent justes. La nouvelle du départ du prince se répandit tout à coup dans la ville. On disait qu’il était parti à la suite d’un ordre de Saint-Pétersbourg, qu’il était parti sans avoir fait aucune proposition ni à Cyril Matvéitch ni à sa femme, et que Lise passerait le reste de ses jours à pleurer sa perfidie. Ce départ du prince fut complètement inattendu, car mon domestique affirma que la veille encore le cocher ne se doutait nullement des intentions de son maître. Cette nouvelle me donna la fièvre. Je m’habillai à la hâte avec l’intention de courir chez les Ojoguine ; mais après quelques réflexions il me sembla qu’il serait plus convenable d’attendre au lendemain. Je ne perdis pas d’ailleurs à rester à la maison. Un certain Pandopipopoulo m’arriva ce soir-là même. C’était un Grec de passage, un bavard de la pire espèce, qui s’était embourbé par hasard dans la ville d’O… et avait été des plus indignés contre moi lors de mon duel avec le prince. Sans même donner à mon domestique le temps de l’annoncer, il se précipita de vive force dans ma chambre, me serra la main, me fit mille caresses, m’appela un modèle de générosité et de bravoure, dépeignit le prince sous les couleurs les plus sombres, ne ménagea pas les vieux Ojoguine, que le sort, selon lui, n’avait que justement punis, désapprouva même Lise en passant, et se sauva après m’avoir baisé sur l’épaule. Il m’avait appris, entre autres choses, que la veille de son départ le prince, en vrai grand seigneur, à une délicate allusion de Cyril Matvéitch, avait répondu froidement que son intention n’était de tromper personne, et qu’il ne pensait nullement à se marier ; là-dessus il s’était levé, avait salué et avait disparu.

J’allai le lendemain chez Ojoguine. Le laquais à demi aveugle s’élança de son banc à mon apparition avec la rapidité de l’éclair. Je lui dis de m’annoncer. Il obéit précipitamment et revint aussitôt. « Veuillez vous donner la peine d’entrer », me dit-il. J’entrai dans le cabinet de Cyril Matvéitch… À demain.

30 mars. – Gelée.

J’étais donc entré dans le cabinet de Cyril Matvéitch. Je donnerais une forte somme à celui qui me montrerait aujourd’hui mon propre visage au moment où ce notable employé croisa vivement les pans de sa robe de chambre persane, et s’approcha de moi en me tendant les bras. Tout mon être respirait sans doute un triomphe modeste, une sympathie indulgente, une générosité infinie… Je me comparais intérieurement à Scipion l’Africain. Ojoguine était visiblement troublé et chagrin, il fuyait mon regard, et sans cesse remuait ses pieds. Je remarquai qu’il parlait plus haut que cela ne lui était naturel, et qu’il employait en général des expressions indécises. Il m’avait demandé pardon en termes fort vagues, mais chaleureux ; il avait fait vaguement allusion à son hôte absent en ajoutant quelques observations incohérentes sur les déceptions et les vicissitudes des félicités humaines ; puis, sentant tout à coup qu’il lui était venu une larme à l’œil, il s’était hâté de prendre du tabac, probablement pour me donner le change quant à la raison qui le faisait pleurer… Il employait le tabac vert russe, et on sait que cette plante fait larmoyer même les vieillards, et donne pour quelques instants à l’œil humain une expression trouble et stupide. Je mis naturellement beaucoup de prudence dans mon attitude vis-à-vis du vieil Ojoguine ; je lui demandai des nouvelles de la santé de sa femme et de sa fille, et détournai aussitôt habilement la conversation sur une certaine question d’agronomie domestique. J’étais habillé comme de coutume, mais les sentiments de douce convenance et d’indulgente modestie dont je me sentais animé me donnaient une sensation de fraîcheur et de fête, comme si j’avais été en gilet blanc et en cravate blanche. Une seule chose m’agitait : la pensée de me retrouver avec Lise… Ojoguine me proposa enfin de me conduire lui-même auprès de sa femme. Cette créature sotte, mais bonne, fut d’abord terriblement confuse en me voyant, mais sa cervelle n’était pas capable de conserver longtemps une seule et même impression ; aussi se calma-t-elle bientôt. Je vis enfin Lise… Elle entra dans la chambre. Je m’attendais à trouver en elle une pécheresse confuse et repentante, et j’avais donné d’avance à ma physionomie son expression la plus aimable et la plus encourageante… Pourquoi mentir ? je l’aimais sincèrement et soupirais avec ardeur après le bonheur de lui pardonner et de lui tendre la main… Mais jugez de mon inexprimable étonnement lorsqu’elle ne répondit que par un éclat de rire glacé à mon salut significatif ! Elle me dit d’un air négligent ; « Ah ! c’est vous ? » et se détourna aussitôt. Il est vrai que son rire me parut forcé, et que dans tous les cas il s’accordait mal avec son visage amaigri.

…Je ne m’étais certes pas attendu à une réception pareille… Je la contemplais avec surprise… Quelle altération dans toute sa personne ! Il n’y avait plus rien de commun entre cette femme et l’enfant des premiers jours. Elle avait pour ainsi dire grandi, sa taille s’était allongée ; tous les traits de sa figure, ses lèvres surtout, avaient pris des contours plus accusés… Le regard était plus profond, plus ferme et plus sombre. Les vieux Ojoguine me retinrent à dîner. Lise se levait, sortait de la chambre, revenait, répondait tranquillement à mes questions, et évitait à dessein de faire attention à moi. Je voyais qu’elle voulait me faire sentir que je n’étais pas même digne de sa colère, quoique j’eusse failli tuer l’homme qu’elle aimait. Je perdis enfin patience, une allusion empoisonnée s’échappa de mes lèvres… Elle tressaillit, me lança un regard rapide, se leva, et, s’approchant de la fenêtre, me dit d’une voix légèrement émue : « Vous pouvez penser tout ce qu’il vous plaira, mais sachez que j’aime cet homme, que je l’aimerai toujours, et que je ne le considère nullement comme coupable envers moi, au contraire… » Sa voix faiblit, elle s’arrêta, chercha à se vaincre, mais n’y réussit pas, et sortit de la chambre en fondant en larmes. Les vieux Ojoguine perdirent toute contenance ; je leur tendis mes deux mains, poussai un soupir, levai les yeux au ciel et m’enfuis…

Ma faiblesse est trop grande, mon temps trop limité, pour que je puisse décrire avec les mêmes détails la nouvelle phase de pénibles considérations, de fermes desseins et d’autres aménités que fit naître la lutte intérieure à laquelle je fus livré dès la reprise de mes rapports avec les Ojoguine. Je savais, à n’en pas douter, que Lise aimait toujours, qu’elle aimerait longtemps le prince ; mais, en homme dompté par sa propre volonté non moins que par les circonstances extérieures, j’en étais venu à ne plus même attendre son amour. Je souhaitais seulement son amitié ; je désirais obtenir cette confiance, cette estime que les gens expérimentés ont l’habitude de considérer comme le support le plus assuré du bonheur domestique… Malheureusement je ne tenais pas compte d’un fait assez grave, – la haine que Lise m’avait vouée depuis le jour du duel. Je m’en aperçus trop tard. J’avais recommencé à fréquenter la maison des Ojoguine comme par le passé. Cyril Matvéitch était celui qui me caressait le plus, j’ai même des raisons de croire qu’il m’aurait donné sa fille avec plaisir, quoique je ne fusse pas un gendre des plus enviables. L’opinion publique s’acharnait contre Lise et contre lui, et me portait au contraire aux nues. Lise ne changeait pas d’attitude à mon égard : elle se taisait la plupart du temps, obéissant quand on l’engageait à manger, ne donnant aucun signe extérieur d’affliction ; mais il était facile de voir qu’elle fondait comme la cire au feu. Il faut rendre justice à Cyril Matvéitch : il la ménageait tant qu’il pouvait. La vieille mère ne faisait que gémir lorsqu’elle regardait sa pauvre enfant. Il y avait un seul être que Lise n’évitait pas, quoiqu’elle ne causât guère avec lui : c’était Besmionkof. Les vieux Ojoguine le recevaient avec une froideur qui ressemblait à de la grossièreté : ils ne pouvaient lui pardonner d’avoir servi de témoin au prince ; mais Besmionkof continuait d’aller chez eux, et semblait ne pas s’apercevoir de leur malveillance. Il était très froid avec moi, – et, chose étrange ! je le craignais presque. Tout cela dura environ quinze jours. À la suite d’une nuit sans sommeil, je m’étais enfin décidé à demander une explication à Lise, à lui découvrir mon cœur, à lui dire que, malgré le passé, malgré tous les bavardages, je me sentirais encore heureux, si elle me trouvait digne d’elle et voulait me rendre sa confiance. Je m’imaginais de bonne foi offrir l’exemple du désintéressement le plus sublime, et croyais que la surprise seule suffirait pour l’amener à donner son consentement. Je voulais, dans tous les cas, avoir une explication avec elle, afin de pouvoir sortir enfin de cette incertitude.

Derrière la maison des Ojoguine s’étendait un jardin d’assez grande dimension, terminé par un bois de bouleaux abandonné et touffu. Une ancienne tonnelle dans le goût chinois s’élevait au milieu du bois. Le jardin était séparé d’une impasse par une palissade en pieux. Lise se promenait souvent dans ce jardin pendant des heures entières. Cyril Matvéitch le savait, et avait défendu de la déranger ou de la suivre, disant que son chagrin passerait avec le temps. Si on ne la trouvait pas dans la maison, on n’avait qu’à sonner la cloche du perron à l’heure du dîner pour la faire arriver aussitôt ; elle revenait, le même silence obstiné aux lèvres et aux yeux, et quelques feuilles froissées à la main. Un jour que j’avais remarqué qu’elle n’était pas dans la maison, je fis semblant de partir. Je traversai l’antichambre et la cour comme pour aller dans la rue, puis je revins rapidement sur mes pas et me glissai dans le jardin. J’eus le bonheur de n’être aperçu de personne. Sans perdre un instant, je m’enfonçai dans le bois à pas précipités. J’aperçus Lise devant moi, au milieu du sentier. Je sentais mon cœur qui battait à se rompre. Je m’arrêtai en soupirant profondément et j’allais enfin m’approcher d’elle, lorsque je la vis tout à coup lever la main sans se retourner et prêter l’oreille à je ne sais quel bruit… Dans la direction de l’impasse retentissent derrière les arbres deux coups distincts, comme si quelqu’un heurtait la palissade. Lise frappe dans la paume de sa main, j’entends le faible grincement de la petite porte et vois Besmionkof qui sort du fourré. Je me cachai à la hâte derrière un arbre. Lise se dirigea vers lui sans parler… Il lui prit silencieusement le bras, et tous les deux se mirent à marcher doucement dans le sentier. Je les suivais des yeux avec ébahissement. Ils s’étaient arrêtés, avaient regardé autour d’eux, s’étaient perdus un instant entre les buissons et avaient reparu de nouveau pour entrer enfin dans la tonnelle. Cette tonnelle était un petit édifice rond muni d’une porte et d’une fenêtre ; une vieille table recouverte d’une mousse fine occupait le centre de ce réduit, deux bancs étaient placés de chaque côté à quelque distance des murs humides et sombres. Autrefois on y prenait le thé par les journées les plus chaudes. La porte était disjointe, les châssis ne tenaient plus depuis longtemps ; accrochés par un seul angle, ils pendaient tristement comme l’aile blessée d’un oiseau. Je m’approchai furtivement de la tonnelle et les épiai avec précaution à travers les fentes de la fenêtre. Lise était assise sur un des bancs et baissait la tête ; sa main droite pendait sur ses genoux, Besmionkof tenait la gauche dans les deux siennes.

– Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? lui demanda-t-il à demi-voix.

– Toujours de même, répondit-elle, ni mieux, ni plus mal… Un vide, un vide affreux ! continua-t-elle en relevant tristement les yeux.

Besmionkof ne lui répondit pas.

– Pensez-vous, reprit-elle, qu’il m’écrive encore ?

– Je ne le pense pas, Lise Cyrillovna ! Elle resta silencieuse.

– Eh ! qu’écrirait-il en effet ? Il m’a tout dit dans sa première lettre. Je ne puis pas être sa femme ; mais j’ai été heureuse…, non pour longtemps…, j’ai été heureuse !

Besmionkof se détourna.

– Ah ! poursuivit-elle avec vivacité, si vous saviez combien ce Tchoulkatourine m’est odieux !… Il me semble toujours que je vois son sang sur les mains de cet homme.

Je frissonnai derrière ma cachette.

– Du reste, continua-t-elle mélancoliquement, qui sait ? peut-être que sans ce duel… Ah ! quand je le revis blessé, je compris que j’étais toute à lui.

– Tchoulkatourine vous aime, dit Besmionkof.

– Qu’est-ce que cela me fait ? Ai-je besoin de l’amour de qui que ce soit ?… – Elle s’arrêta et ajouta lentement : – Sauf le vôtre ; oui, mon ami, votre amour m’est indispensable. Sans vous, j’aurais été perdue… Vous m’avez aidé à supporter des moments affreux…

Elle se tut… Besmionkof lui serrait la main avec une tendresse paternelle.

– Que faire ? que faire, Lise Cyrillovna ? répéta-t-il plusieurs fois de suite.

– Oui, continua-t-elle sourdement, il me semble maintenant que je serais morte sans vous. Vous seul m’avez soutenue, et puis vous me le rappelez…, car vous saviez tout. Vous souvenez-vous combien il était beau, ce jour ?… Mais pardonnez-moi, ces souvenirs doivent vous être pénibles.

– Parlez, parlez, interrompit Besmionkof ; quelle idée est-ce là ! Que Dieu vous bénisse ! Elle lui serra la main.

– Vous êtes bien bon, Besmionkof, poursuivit-elle ; vous êtes bon comme un ange ! Que puis-je faire ? Je sens que je l’aimerai jusqu’au tombeau. Je lui ai pardonné, je lui serai reconnaissante. Que Dieu lui accorde toute félicité ! que Dieu lui donne une femme selon son cœur !

Les yeux de Lise se remplissaient de larmes.

– Pourvu qu’il ne m’oublie pas, pourvu qu’il se souvienne quelquefois de sa Lise !… Sortons d’ici, ajouta-t-elle après un moment de silence.

Besmionkof porta la main de Lise à ses lèvres.

– Je sais, reprit-elle avec chaleur, que tout le monde m’accuse à présent, que tout le monde me jette la pierre. Soit. Je n’échangerais pourtant pas mon infortune contre leur bonheur… Non ! non !… Il ne m’a pas aimée longtemps, mais il m’a aimée ! Il ne m’a jamais trompée, il ne m’a jamais dit que je serais sa femme ; moi-même je n’y ai jamais songé. Mon pauvre père seul avait de l’espoir. Et à l’heure qu’il est, je puis me dire que je ne suis pas encore tout à fait malheureuse ; il me reste le souvenir, et quelles que soient les terribles suites… J’étouffe ici… C’est ici que je l’ai vu pour la dernière fois… Retournons en plein air.

Ils s’étaient levés. J’eus à peine le temps de me jeter à l’écart et de me cacher derrière un gros tilleul. Ils sortirent de la tonnelle et s’enfoncèrent de nouveau dans le bois. Je ne sais combien de temps je restai sans bouger de ma place, plongé dans une espèce de torpeur stupide ; mais le bruit des pas se fit encore entendre. Je me remis à les observer. Besmionkof et Lise revenaient par le même sentier. Ils étaient fort agités tous les deux, Besmionkof surtout. Lise s’arrêta et prononça distinctement les paroles suivantes : « J’y consens, Besmionkof. Je n’aurais pas accepté, si vous aviez seulement voulu me sauver et m’enlever à ma situation pénible ; mais vous m’aimez, vous savez tout, et vous m’aimez. Je ne trouverai jamais un ami plus sûr et plus fidèle ; je serai votre femme. »

Besmionkof lui baisa la main. Elle lui sourit tristement et rentra chez elle. Besmionkof se jeta dans le taillis, et moi… je rentrai chez moi. Ainsi donc Besmionkof avait dit à Lise justement ce que j’aurais voulu lui dire, et Lise lui avait répondu justement ce que j’aurais voulu qu’elle me répondît ; je n’avais plus à m’inquiéter de rien. Lise l’épousa au bout de quinze jours. Les vieux Ojoguine étaient enchantés… et ils avaient raison de l’être.

Eh bien ! dites-le maintenant, ne suis-je pas un homme superflu, un homme de trop ? N’ai-je pas joué dans toute cette histoire le rôle d’un homme de trop ? Quelle stupide cinquième roue de carrosse !… Ah ! c’est amer, bien amer !… Oui, mais comme disent les gens qui traînent les lourds bateaux sur le Volga, encore un coup, un seul petit coup de collier, encore un petit jour et puis un autre, et il n’y aura plus pour moi ni amertume ni douceur.

31 mars.

Je vais mal. J’écris ces lignes dans mon lit. Hier soir le temps a subitement changé ; aujourd’hui il fait chaud, c’est presque une journée d’été. Tout fond, coule et dissout. Une senteur de terre remuée se répand dans l’air ; c’est un parfum chaud, lourd et accablant. La vapeur s’élève de toutes parts. Le soleil vous pique et vous pénètre. Je vais mal. Je sens que je me décompose.

J’ai voulu écrire mon journal, et qu’ai-je fait ? J’ai raconté un seul épisode de ma vie. Je me suis trop laissé aller. Des souvenirs effacés se sont éveillés et m’ont entraîné à leur suite. J’ai écrit sans me hâter. Je suis entré dans mille détails, comme si j’avais encore des années devant moi, et voilà que le temps me manque pour continuer. La mort, la mort approche. J’entends déjà son crescendo menaçant… Il est temps… il est temps !…

Et pourquoi regretter ? Qu’importe ce que je conte ? Cela ne revient-il pas au même ? À la vue de la mort disparaissent les dernières vanités terrestres. Je sens que je m’apaise, que je deviens plus simple et plus naturel. C’est trop tard !… Chose étrange ! je m’apaise certainement, mais en même temps… je suis saisi de terreur…, de terreur, oui. À moitié penché sur l’abîme silencieux et béant, je frémis, je me détourne, je regarde autour de moi avec une attention avide. Chaque objet me devient doublement cher. Je ne puis assez contempler ma pauvre chambre si peu gaie, je prends congé de chaque petite tache sur mes murs ! Rassasiez-vous, mes yeux, pour la dernière fois ! La vie m’échappe ; elle s’éloigne de moi avec une lente régularité, comme le rivage qui fuit le regard du marin. Figure vieille et jaune de ma garde-malade qu’enveloppe un mouchoir foncé, samovar qui chantez sur la table, géraniums qui garnissez ma fenêtre ; toi, Trésor, mon pauvre chien ; toi, plume, avec laquelle je trace ces lignes, mains qui m’appartenez, je vous vois tous à présent… Vous êtes là… vous voilà… Se pourrait-il… qu’aujourd’hui peut-être…, que jamais je ne vous revoie plus ? Il est difficile à un être vivant de se dépouiller de la vie ! Pourquoi me caresses-tu, pauvre chien ? Pourquoi frottes-tu ta poitrine contre mon lit ? Pourquoi serres-tu convulsivement ta queue entre tes pattes, sans pouvoir détacher de moi tes bons yeux mélancoliques ? Me plaindrais-tu ? ou bien sentirais-tu peut-être que ton maître ne sera bientôt plus ? Ah ! que ne m’est-il donné de reporter ma pensée sur tous mes souvenirs, comme je laisse errer mes yeux sur tous les objets de ma chambre !…

Je sais que ces souvenirs sont tristes et insignifiants : mais je n’ai que ceux-là… Un vide, un vide affreux, comme disait Lise…

Mon Dieu ! mon Dieu ! je vais mourir… Ce cœur avide et capable d’amour va bientôt cesser de battre… Est-il possible qu’il se taise à jamais sans avoir une seule fois connu le bonheur, sans s’être dilaté une seule fois sous la douce pression de la joie ! Hélas ! c’est impossible, c’est impossible, je le sais… Si du moins, à cette heure, au moment de la mort, – la mort est pourtant une chose sainte, elle élève le plus petit d’entre nous, – si du moins quelque voix triste et amicale me chantait le chant d’adieu de mes propres douleurs, peut-être me réconcilierais-je avec elles… Mais mourir sourdement, sottement… Je crois que je commence à délirer.

Adieu la vie ! adieu mon jardin, et vous, mes tilleuls ! Quand viendra l’été, n’oubliez pas de vous couvrir de fleurs du haut en bas… Et que ceux qui vivent viennent joyeusement s’étendre sur l’herbe fraîche, à votre ombre odoriférante, au murmure de vos feuilles légèrement agitées par le vent ! Adieu, adieu ! adieu à tous et pour toujours !

Adieu, Lise ! J’ai écrit ces deux mots, et je puis à peine m’empêcher de rire. Cette exclamation me semble tirée d’un livre. J’ai l’air de composer une nouvelle sentimentale, ou de terminer une lettre désespérée…

C’est demain le 1er avril. Se peut-il que je meure demain ? Ce ne serait pas même convenable. Du reste, cela me va… Comme le médecin m’a tracassé aujourd’hui !…

1er avril.

C’est fini… ma vie est éteinte. Je mourrai certainement aujourd’hui. Il fait chaud dehors, il fait presque étouffant…, ou bien sont-ce mes poumons qui ne respirent déjà plus ? J’ai joué ma petite comédie jusqu’au bout. Le rideau tombe.

Je cesse d’être de trop en rentrant dans le néant. Ah ! comme le soleil est intense ! Ces rayons puissants respirent l’éternité…

Adieu, Térence !… Elle était assise à sa fenêtre, ce matin, et pleurait… Peut-être était-ce à cause de moi, peut-être était-ce parce que son tour de mourir doit arriver bientôt. Je lui ai fait promettre de ne pas maltraiter Trésor. Il m’est pénible d’écrire… Je jette la plume… Il est temps ! La mort ne m’arrive déjà plus avec ce bruit toujours croissant du tonnerre qui rappelle le roulement nocturne d’une voiture sur le pavé ; elle est ici, elle voltige autour de moi, pareille à ce souffle léger qui soulevait les cheveux du prophète…

Je me meurs… Vivez, vous autres !…

Et puisse la vie forte et jeune se jouer à l’entrée de mon tombeau,
Et la nature indifférente
Briller d’une éternelle beauté ![2]

Nous avons trouvé sous ces dernières lignes l’esquisse d’une tête avec un grand toupet, des moustaches, des yeux fixes et des cils en rayons, et sous cette esquisse les mots monsieur et votre très humble serviteur répétés plusieurs fois. L’écriture de ces mots ne ressemble en rien à celle du manuscrit. Cette découverte nous donne le droit de supposer que le dessin et les mots ont été ajoutés après coup et par une main étrangère, d’autant plus que nous avons tout lieu de supposer que M. Tchoulkatourine est décédé, en effet, pendant la nuit du 1er au 2 avril, dans sa propriété héréditaire d’O…

  1. Paroi couverte d’images qui sépare le sanctuaire de l’église.
  2. Vers de Pouchkine.