Journal des Goncourt/IV/Année 1870

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome quatrième : 1870-1871p. 3-176).

JOURNAL
DES GONCOURT

ANNÉE 1870


Dimanche 26 juin[1]. — Bar-sur-Seine. Les endroits, où il y a de ma vie d’autrefois, ne me parlent plus, ne me disent plus rien de neuf aujourd’hui, — ils ne font que me faire ressouvenir.

Dans cette maison, où nous avons été toujours deux, par moments, je me surprends à penser à lui, ainsi que s’il était vivant, ou du moins j’oublie qu’il est mort ; et il y a certains coups de sonnette, qui me remuent sur ma chaise, comme si la sonnette était agitée par les retours hâtés de Jules, jetant, dès la porte, à la domestique : « Où est Edmond ? »

Jeudi 30 juin. — Je suis si malheureux, qu’il y a comme une émotion de la sensibilité de la femme autour de moi. L’aimable lettre que celle de Mme ***… et l’ineffable tendresse qu’elle m’apporte à travers la personne de Jésus-Christ.

J’ai un souvenir que je ne peux chasser. J’avais un moment imaginé de le faire jouer au billard. Je voulais le distraire, et ne faisais que le supplicier. Un jour, où la souffrance sans doute l’empêchait de s’appliquer, et qu’il ne faisait que queuter, je lui donnai un petit coup de queue sur les doigts : « Comme tu es brutal avec moi ! » me dit-il. Oh ! la note à la fois douce et triste de ce reproche, je l’ai toujours dans l’oreille.

3 juillet. — Un récit de guerre. Le capitaine de vaisseau Bourbonne contait, hier, que dans une batterie de Sébastopol, un canon ayant une roue qui tournait mal, par suite du recul de la pièce à chaque tir, il avait commandé à un soldat de marine qui desservait la pièce, de graisser la roue. Il n’y avait pas de graisse là, il fallait en aller chercher. Le soldat de marine, sans dire un mot, s’empara d’une hache, fendit le crâne d’un mort encore chaud, prit sa cervelle dans ses mains, et plaqua simplement la cervelle du mort sur le moyeu de la roue.

10 juillet. — Nous allons à Juilly pour une adjudication, et nous dînons chez le curé.

Un logis de curé joliment documentaire.

Une petite cour resserrée par un bûcher, aux bûches disparaissant sous les porte-bougies et les dais en feuilles de chêne artificielles, qui servent aux grandes cérémonies de l’église. Une salle à manger, où se voient la lithographie de l’Assomption de Murillo, des vases à fleurs, tout cassés, vieux rebuts de l’autel, une cafetière en plaqué, don des paroissiens. Un cabinet de travail, entouré de planches peintes en noir, chargées de gradus de collège, de livres de théologie poudreux, avec, sur une chaise, un tableau de mathématique, avec, au mur, une chronologie : une grande image, où du sein d’une femme sort un arbre, dont les rameaux portent, au milieu de guirlandes de lauriers, les médaillons des rois de France, — le tout encadré dans une bande d’étoffe à losanges rouges et blancs.

La chambre à coucher a des rideaux de cotonnade jaune, d’affreux rideaux œillet d’Inde. Il se trouve dans un coin un orgue mélodium ; une lithographie coloriée de la « Vierge à la chaise » remplace la glace ; sur une table est posée la calotte du curé, entre des petits morceaux de papier bleu, des étoiles d’argent, des paquets de ficelle rose, et sur la table de nuit, sont ouverts les Chants de Marie avec la musique de l’abbé Lambillotte.

Un pauvre logis qui sent la misère, la sainteté, l’humidité, la maladie, et dont toute la joie est le bondissement mêlé au jappement d’un chien, de la race des chiens de conducteur de diligence, baptisé Paturot par le curé.

Là-dedans, tombe gras et fleuri, le sénateur Maupas, en jaquette à petites raies bleues, culotté de blanc, guêtré de ventre de biche, un vrai sénateur d’opéra-comique, qui a l’amabilité de pacotille des gens officiels de tous les gouvernements.

14 juillet. — J’ai mis en vente la maison où il est mort, et dans laquelle je ne veux pas rentrer. Aujourd’hui j’ai reçu de très convenables propositions de location pour six ans. Eh bien ! c’est illogique et déraisonnable, ces propositions me jettent dans une profonde tristesse. Oui, cette maison, où j’ai tant souffert, j’y suis attaché par un lien que je ne soupçonnais pas.

18 juillet. — Je ne suis pas malade, mais mon corps ne veut ni marcher ni agir, il a horreur de tout mouvement, et serait heureux d’une immobilité de fakir ; avec cela, j’éprouve à l’état continu, au creux de l’estomac, ce sentiment nerveux du vide que donnent les profondes émotions, et que fait plus douloureux encore l’anxiété de cette grande guerre qui va s’ouvrir.

Samedi 23 juillet. — Je voudrais rêver de lui ; ma pensée, toute la journée occupée de lui, l’espère la nuit, appelle, sollicite sa douce résurrection dans la trompeuse réalité du songe. Mais, j’ai beau l’évoquer, les nuits sont vides de lui, de son souvenir, de son image.

Je n’ai de cœur à rien, de courage à rien. Mon jeune cousin Labille, que dans son enfance sa destination à la marine a fait familièrement appeler Marin, voulait m’entraîner avec lui à la frontière ; j’ai hésité… J’ai pu louer ma maison, je ne me suis pas décidé… La force qui fait prendre une résolution, je ne l’ai plus.

27 juillet. — J’ai rêvé cette nuit de Jules, pour la première fois. Il était comme je le suis, en grand deuil de lui — et il était avec moi. Nous marchions dans une rue, ayant une vague ressemblance avec la rue Richelieu, et j’avais le sentiment que nous portions une pièce chez un directeur de théâtre quelconque. En chemin, nous rencontrions des amis, parmi lesquels se trouvait Théophile Gautier. Le premier mouvement des uns et des autres était de venir me faire un compliment de condoléance, tout à coup interrompu par la vue inattendue de mon frère, qui, selon son habitude, marchait dans mon rêve, derrière moi… Et j’étais dans un doute déchirant, entre la certitude de sa vie, affirmée par sa présence à côté de moi, et la certitude de sa mort, que me rappelait, dans le moment, le souvenir très net de lettres de faire part de son décès, encore étalées sur le billard.

Il est ici une ruelle qui n’a pas plus de deux pieds de largeur. Dans cette ruelle se rencontre une mauvaise petite maison. Cette maison a une fenêtre sans rideaux, où, à travers la vitre, on voit une tête d’Antinoüs en plâtre, et un chandelier représentant un gendarme en carton-pierre colorié, avec une chandelle fichée dans la tête.

Sur la porte un morceau de papier porte, écrit à la main : Pour les petits voyageurs Madame Bondieu.

30 juillet. — Dans cette ville, dans cette maison, où depuis vingt-deux ans, nous venions tous les ans, tous les deux, chaque pas remue du passé qui fait lever des souvenirs.

Ç’a été notre refuge après la mort de notre mère, notre refuge après la mort de la vieille Rose, ç’a été le lieu de nos vacances de chaque été, après le travail de l’hiver, après le volume publié au printemps. Dans les sentiers odorants de lavande, côtoyant la Seine, sur les rapides de la rivière, franchis avec les grandes perches, nous composions ensemble les descriptions de Charles Demailly. Dans l’église, nous dessinions ensemble le vitrail représentant la moyennageuse « Promenade du Bœuf gras ». Là, dans la vinée, est l’endroit où nous avons appris la mort de notre cher Gavarni. Sur ce lit, qui est resté tel qu’il était, quand Jules couchait à côté de moi, a été jetée, au grand matin, la lettre de Thierry, qui nous pressait de revenir, pour mettre Henriette Maréchal en répétition.

Et remontant au bout, tout au bout de ces années, c’est de cette porte que je nous vois sortir, en blouse blanche, le sac au dos, pour notre voyage de France, en 1849, lui avec sa mine si jolie, si rose, si imberbe, qu’il passait, dans les villages que nous traversions, pour une femme que j’avais enlevée.

5 août. — Auteuil. Des journées à aller, à venir dans cette maison, comme une âme en peine. C’est bien le mot.

Samedi 6 août. — Du cabinet des Estampes de la Bibliothèque, je vois des gens courir dans la rue Vivienne. Instinctivement je repousse le volume d’images, et dehors aussitôt, je me mets à courir derrière ceux qui courent.

À la Bourse, du haut en bas, ce ne sont que des têtes nues, chapeau en l’air, et dans toutes les bouches une formidable Marseillaise, dont les rafales assourdissantes éteignent à l’intérieur le bourdonnement de la corbeille. Jamais je n’ai vu un enthousiasme pareil. On marche à travers des hommes pâles d’émotion, des bambins sautillants, des femmes aux gestes grisés. Capoul chante cette Marseillaise sur le haut d’un omnibus, place de la Bourse, et sur le boulevard, Marie Sasse la chante debout dans sa voiture, sa voiture presque soulevée par le délire d’un peuple.

Mais la dépêche qui annonce la défaite du prince de Prusse, et la prise de 25 000 prisonniers, cette dépêche, dit-on, affichée dans l’intérieur de la Bourse, cette dépêche, que me déclarent avoir lue des gens, au milieu desquels je la cherche dans l’intérieur, cette dépêche que — dans une étrange hallucination — des gens croient voir, en me faisant d’un doigt indicateur : « Tenez, la voilà, là ! »… et me montrant au fond un mur où il n’y a rien, — cette affiche, je ne peux la découvrir, la cherchant et la recherchant dans tous les coins de la Bourse.

Dimanche 7 août. — Un silence effrayant sur le boulevard. Pas une voiture qui roule, dans la villa pas un cri qui annonce de la joie d’enfant, et à l’horizon un Paris, où le bruit semble mort.

Lundi 8 août. — Je sens moins ma solitude, en ces grandes foules émotionnées, et je m’y traîne toute la journée, fatigué à ne plus pouvoir aller, mais marchant toujours mécaniquement.

Mercredi 10 août. — Toute la journée, je vis dans la douloureuse émotion de la grande bataille, qui va décider des destinées de la France.

Dimanche 14 août. — Triste de la mort de mon frère, triste du sort de la patrie, je ne puis tenir chez moi, j’ai besoin de dîner dans une maison amie, et je vais un peu à l’aventure, demander à dîner chez Charles Edmond.

Je trouve dans la maison de Bellevue, prêts à se mettre à table, Berthelot et Nubar Pacha, un Européen, auquel le long séjour en Égypte a donné comme une conformation de tête orientale, et dans le masque fin et diplomatique duquel le rire montre quelquefois les dents blanches d’un sauvage. On cause de nos revers, et Berthelot, que notre humiliation vis-à-vis de l’Europe a rendu malade et éloquent, véritablement éloquent, parle, avec une voix éteinte, de l’impéritie générale, du favoritisme, de la diminution des hommes par le pouvoir personnel.

Nubar Pacha, lui, nous entretient de l’impitoyabilité du gouvernement avec les faibles. Il dit les larmes, les vraies larmes qu’il a versées à trente-neuf ans, à la suite d’une entrevue avec notre ministre des Affaires étrangères, à propos des exigences de la France, exigences, affirme-t-il, qui ont fait toute la dette de l’Égypte.

Puis il interroge Berthelot sur la race égyptienne, et il lui demande de quelle malédiction elle est frappée ? Pourquoi elle n’est pas perfectible ? Pourquoi les fils de fellahs sont inférieurs aux fellahs ? Pourquoi le jeune Égyptien, qui apprend avec plus de rapidité que le jeune Européen, est arrêté, à quatorze ans, dans son développement intellectuel ? Pourquoi, dans tous les Égyptiens de talent qu’il a étudiés de près, depuis le gouvernement de Mehemet-Ali, il a toujours remarqué chez eux, l’absence de l’esprit juste !

En chemin, dans le galop de sa rapide voiture, courant chercher à Paris des nouvelles, des renseignements, Nubar me raconte qu’en Abyssinie, quand un meurtre a été commis, la famille de l’assassiné passe sept jours et sept nuits à remplir de malédictions les entours de la maison du meurtrier. Il est bien rare, ajoute-t-il, que le meurtrier ne finisse pas misérablement : « Pour moi, c’est le concert de malédictions qui s’est élevé après le 2 décembre, qui a son effet aujourd’hui ! »

Lundi 15 août. — Huit heures. À l’heure de la nuit tombante, à l’heure de la fumerie et de la formation rêveuse des idées, n’avoir plus à côté de moi, dans la pénombre du crépuscule, sa pensée originale, sa parole si joliment paradoxale, oui, c’est l’heure où je me sens le plus seul.

Vendredi 19 août. — L’émotion de ces huit jours a donné à la population parisienne la figure d’un malade. On voit sur ces faces jaunes, tiraillées, crispées, tous les hauts et les bas de l’espérance, par lesquels les nerfs de Paris ont passé, depuis le 6 août.

Je suis frappé, en lisant les lettres du paysagiste Théodore Rousseau, du côté sophiste, rhéteur, du côté alambiqué, qu’il y a dans toutes les grandes intelligences du dessin et de la peinture, à commencer par Gavarni, à finir par Rousseau.

21 août. — Au bois de Boulogne. À voir sous la cognée tomber ces grands arbres, avec des vacillements de blessés à mort, à voir là, où c’était un rideau de verdure, ce champ de pieux aigus, luisant blanc, cette herse sinistre, il vous monte de la haine au cœur pour ces Prussiens, qui sont cause de ces assassinats de la nature.

Je reviens, tous les soirs, en chemin de fer, avec un vieillard dont je ne connais pas le nom, un vieillard intelligent et bavard, qui semble avoir vécu dans tous les mondes, et en posséder la chronique secrète. Il parlait hier de l’Empereur, et racontait son mariage au compartiment, dans lequel j’étais. L’anecdote, prétendait-il, lui avait été contée par Morny, qui disait la tenir de la bouche de l’Empereur. Un jour, l’Empereur demandait à Mlle de Montijo, avec une certaine insistance, et faisant appel à sa parole, comme on en appellerait à l’honneur d’un homme, lui demandait si elle avait jamais eu un attachement sérieux ? Mlle de Montijo aurait répondu : « Je vous tromperais, Sire, si je ne vous avouais pas que mon cœur a parlé, et même plusieurs fois, mais ce que je puis vous assurer, c’est que je suis toujours Mlle de Montijo ! » Sur cette affirmation, l’Empereur lui disait : « Eh bien, mademoiselle, vous serez impératrice ! »

Saint-Victor me disait ces jours-ci, — et il est tout là : — « Quel temps, où l’on ne peut plus lire un livre ! »

22 août. — Je vais voir Théophile Gautier, qui pleure avec moi, la maison qu’il a arrangée, l’angulus ridens et artistique de sa vieillesse.

Sur les boulevards, tous, — hommes et femmes, — interrogent de l’œil la figure qui passe, tendent l’oreille à la bouche qui parle, inquiets, anxieux, effarés.

Mardi 23 août. — Je trouve, à la gare du chemin de fer de Saint-Lazare, un groupe d’une vingtaine de zouaves, débris d’un bataillon qui a donné sous Mac Mahon. Rien n’est beau, rien n’a du style, rien n’est sculptural, rien n’est pictural comme ces éreintés d’une bataille. Ils portent sur eux une lassitude en rien comparable à aucune lassitude, et leurs uniformes sont usés, déteints, délavés, ainsi que s’ils avaient bu le soleil et la pluie d’années entières.

Ce soir, chez Brébant, on se met à la fenêtre, attirés par les acclamations de la foule sur le passage d’un régiment qui part. Renan s’en retire vite, avec un mouvement de mépris, et cette parole : « Dans tout cela, il n’y a pas un homme capable d’un acte de vertu ! »

Comment, d’un acte de vertu ? lui crie-t-on, ce n’est pas un acte de vertu, l’acte de dévouement qui fait donner leur vie à ces privés de gloire, à ces innommés, à ces anonymes de la mort ?

25 août. — Je regarde cette maison bourrée de livres, de gravures, de dessins, d’objets d’art, qui feront des trous dans l’histoire de l’art de l’École française, si tout cela brûle, — et ces choses, mes amours d’autrefois, — je n’ai pas l’énergique désir de les sauver.

26 août. — Au chemin de fer de l’Est. Au milieu de caisses, de paniers, de paquets de vieux linge, de corbillons, de bouteilles, de matelas, d’édredons, liés ensemble avec de grosses cordes, maintenant un peu l’assemblage branlant et dégringolant de toutes ces choses disparates, les yeux vifs de petits paysans, enfouis, calés, dans les trous et les interstices. Et devant, avec un chien de chasse sur ses pieds, et une béquille posée à côté d’elle, une vieille Lorraine, en bonnet brun piqué, qui tire de temps en temps, d’un cabas, le raisin noir de la vigne de là-bas, qu’elle passe à ses petits-enfants.

Samedi 27 août. — Zola vient déjeuner chez moi.

Il m’entretient d’une série de romans qu’il veut faire, d’une épopée en dix volumes, de l’histoire naturelle et sociale d’une famille, qu’il a l’ambition de tenter, avec l’exposition des tempéraments, des caractères, des vices, des vertus, développés par les milieux, et différenciés, comme les parties d’un jardin, « où il y a de l’ombre ici, du soleil là ».

Il me dit : après les analyses des infiniment petits du sentiment, comme cette analyse a été exécutée par Flaubert, dans Madame Bovary, après l’analyse des choses artistiques, plastiques et nerveuses, ainsi que vous l’avez faite, après ces œuvres-bijoux, ces volumes ciselés, il n’y a plus de place pour les jeunes ; plus rien à faire ; plus à constituer, à construire un personnage, une figure : ce n’est que par la quantité des volumes, la puissance de la création, qu’on peut parler au public.

Dimanche 28 août. — Dans le bois de Boulogne, où on n’avait guère vu que de la soie ou du drap riche, entre le vert des arbres, j’aperçois un grand morceau de blouse bleue : le dos d’un berger, près d’une petite colonne de fumée blanchâtre, et tout autour de lui des moutons broutant, à défaut d’herbe, le feuillage de fascines oubliées. Partout des moutons, et dans le creux d’un sentier, couché sur le côté, un bélier mort, la tête aux cornes recourbées, toute aplatie, et d’où suinte un peu d’eau sanguinolente, élargissant, petit à petit, une tache rouge dans le sable — tête que flaire, comme dans un baiser, toute brebis qui passe.

En les allées des calèches, des grands bœufs hagards et désorientés vaguent par troupes. Un moment c’est un affolement. Par toutes les percées, par tous les trous de la feuillée, l’on entrevoit un troupeau de cent mille bêtes éperdues, se ruer vers une porte, une sortie, une ouverture, semblable à l’avalanche d’un fougueux dessin de Benedetto Castiglione.

Et la mare d’Auteuil est à moitié tarie par les bestiaux, buvant agenouillés, parmi ses roseaux.

30 août. — Du haut de l’omnibus d’Auteuil, en la descente du Trocadéro, j’aperçois, sur la grande étendue grise du Champ-de-Mars, dans de la clarté ensoleillée, un fourmillement de petits points rouges, de petits points bleus : des lignards.

Je dégringole, et me voici au milieu des faisceaux brillants, au milieu des petites cuisines, où bout la marmite de fer-blanc sur des trous de feu, au milieu des toilettes en plein air que font des manches de chemises d’un si beau blanc rouillé, au milieu des tentes, au triangle d’ombre, dans lequel s’aperçoit, près de sa gourde, la tête tannée d’un fantassin dans de la paille. Des soldats emplissent leurs bidons aux bouteilles, promenées par un marchand de vin sur une voiture à bras, d’autres embrassent une marchande de pommes vertes, qui rit… Je me promène dans ce mouvement, cette animation, cette gaieté du soldat français prêt à partir pour la mort, quand la voix cassée d’un vieux petit bonhomme bancroche et hoffmannesque jette ce cri : « Des plumes, du papier à lettres ! » Un cri poussé sur une note étrange et qu’on dirait un memento funèbre, une espèce d’avis discrètement formulé, mais voulant dire : « Messieurs les militaires, si on songeait un peu à son testament ? »

31 août. — Ce matin, au point du jour, commence la démolition des maisons de la zone militaire, au milieu du défilé des déménagements de la banlieue, qui ressemble à la migration d’un ancien peuple. Des coins étranges de maisons à moitié démolies, avec des restants de mobiliers hétéroclites : ainsi une boutique de coiffeur, dont la façade béante montre, oubliée, la chaise curule, où les blanchisseurs se faisaient faire la barbe, le dimanche.

2 septembre. — J’accroche, au sortir du Louvre, Chennevières qui me dit partir demain pour Brest, afin d’escorter le troisième convoi des tableaux du Louvre, qu’on a enlevés des cadres, qu’on a roulés, et qu’on envoie, pour les sauver des Prussiens, dans l’arsenal ou le bagne de Brest. Il me peint le triste et humiliant spectacle de cet emballage, et Reiset, pleurant à chaudes larmes, devant « La Belle Jardinière » au fond de sa caisse, ainsi que devant un mort chéri, tout près d’être cloué dans le cercueil.

Le soir, après dîner, nous allons au chemin de fer de la rue d’Enfer, et je vois les dix-sept caisses, contenant l’Antiope, les plus beaux Vénitiens, etc. ; — ces tableaux qui se croyaient attachés aux murs du Louvre pour l’éternité, et qui ne sont plus que des colis, protégés seulement contre les aventures de déplacement, par le mot : Fragile.

3 septembre. — Ce n’est pas vivre, que de vivre dans ce grand et effrayant inconnu, qui vous entoure et vous étreint.

 

Quel aspect que celui de Paris, ce soir, sous le coup de la nouvelle de la défaite de Mac Mahon et de la captivité de l’Empereur ! Qui pourra peindre l’abattement des visages, les allées et venues des pas inconscients battant l’asphalte au hasard, le noir de la foule aux alentours des mairies, l’assaut des kiosques, la triple ligne de liseurs de journaux devant tout bec de gaz, les a parte anxieux des concierges et des boutiquiers, sur le pas des portes — et dessus les chaises des arrière-boutiques, les poses anéanties des femmes, qu’on entrevoit seules, et sans leurs hommes…

Puis la clameur grondante de la multitude, en qui succède la colère à la stupéfaction, et des bandes parcourant le boulevard en criant : La déchéance ! Vive Trochu ! Enfin le spectacle tumultueux et désordonné d’une nation, résolue à se sauver par l’impossible des époques révolutionnaires.

4 septembre. — Ici, ce matin, sous un ciel gris qui rend tout triste, un silence de la terre, qui fait peur.

Vers les quatre heures, voici l’aspect extérieur de la Chambre. Se détachant du grisâtre de la façade, au-devant et autour des colonnes, sur les marches de l’escalier, le tassement d’une multitude, d’un monde d’hommes, où les blouses font des taches blanches et bleues dans le noir du drap, d’hommes, dont la plupart ont des branchages à la main, ou des bouquets de feuilles vertes, attachés à leurs chapeaux noirs.

Soudain, une main se lève au-dessus de toutes les têtes, et écrit sur une colonne, en grandes lettres rouges, la liste des membres du gouvernement provisoire, pendant qu’en même temps apparaît, charbonné sur une autre colonne : La République est proclamée. Alors des acclamations, des cris, des chapeaux en l’air, des gens escaladant les piédestaux des statues, un homme en blouse se mettant tranquillement à fumer sa pipe, sur les genoux de pierre du chancelier de L’Hôpital, et des grappes de femmes se tenant appendues à la grille, qui fait face au pont de la Concorde.

Partout on entend, autour de soi, des gens s’abordant avec cette parole : « Ça y est ! » et au haut du fronton, un homme enlève au drapeau tricolore son bleu et son blanc, et ne laisse flotter que le rouge.

À la terrasse donnant sur le quai d’Orsay, les lignards offrent, par-dessus le parapet, aux femmes qui se les arrachent, des rameaux verts.

À la grille des Tuileries, près du grand bassin, les N dorés, sont dissimulés sous de vieux journaux, et des couronnes d’immortelles pendent à la place des aigles absentes.

À la grande porte du palais, je vois écrit, à la craie, sur les deux tablettes de marbre noir : À la garde des citoyens. D’un côté est grimpé un mobile, son mouchoir encadrant sa tête à l’arabe sous son képi, de l’autre côté un jeune soldat de ligne tend son shako à la foule : Pour les blessés de l’armée française. Et des hommes en blouse blanche, d’un bras entourant les colonnes du péristyle, et une main appuyée sur un fusil, vocifèrent : Entrée libre du bazar, pendant que la foule fait irruption, et qu’une immense clameur s’engouffre dans l’escalier du palais envahi.

Sur les bancs, contre les cuisines, des femmes sont assises, une cocarde piquée dans les cheveux, et une jeune mère allaite tranquillement un tout petit enfant, dans ses langes blancs.

Le long de la rue de Rivoli, on lit sur la vieillesse noirâtre de la pierre : Logement à louer, et des affiches écrites à la main portent : Mort aux voleurs. Respect à la propriété.

Trottoirs, chaussées, tout est plein, tout est couvert d’hommes et de femmes, semblant s’être répandus de leur chez-soi, sur le pavé, un jour de fête de la grande ville, oui, un million d’êtres qui paraissent avoir oublié que les Prussiens sont à trois ou quatre marches de Paris, et qui, dans la journée chaude et grisante, vont à l’aventure, poussés par la curiosité fiévreuse du grand drame historique qui se joue.

Et c’est, tout le long de la rue de Rivoli, des passages de troupes chantant la Marseillaise. Rien ne manque à la journée, pas même les chienlits des révolutions, et une voiture découverte charrie, porteurs de grands drapeaux, des hommes à barbiches et à œillets rouges, au milieu desquels un turco saoul embrasse une femme ivre.

Il est cinq heures à l’Hôtel de Ville. Le monument de la cité libre, les pieds dans l’ombre, rayonne en haut d’un soleil qui fait aveuglant l’horloge. Aux fenêtres du premier étage, des blouses et des redingotes s’étagent jusqu’aux meneaux supérieurs : le premier rang, assis les jambes pendantes en dehors de l’édifice, et semblable à un gigantesque paradis de titis, dans un décor de la Renaissance.

La place fourmille de monde. Des voitures, où se hissent des curieux, stationnent arrêtées, des gamins sont accrochés à des candélabres, et de toute cette agglomération de créatures enfiévrées, monte une sourde rumeur.

De temps en temps, tombent des fenêtres de petits papiers, que la foule ramasse et rejette, en l’air, et qui font au-dessus des têtes, comme une giboulée de flocons de neige. « Les chiffonniers vont faire leur beurre ! » dit un homme du peuple, de ces papiers : les bulletins du plébiscite du 8 mai, portant les oui, imprimés d’avance.

De temps en temps, des figures de l’extrême gauche, qu’on nomme à côté de moi, viennent cueillir les vivats de la foule, et Rochefort montrant, une minute, sous sa tignasse révoltée, sa figure nerveuse, est acclamé comme le futur sauveur de la France.

En revenant par la rue Saint-Honoré, on marche, par les trottoirs, sur des morceaux de plâtre doré, qui étaient, il y a deux heures, les écussons aux armes impériales de fournisseurs de la ci-devant Majesté, et l’on rencontre des bandes où, tête nue, des hommes chauves, cherchent à exprimer, avec des gestes épileptiques, ce que ne peut plus crier leur voix enrouée, leur gosier aphone.

Je ne sais pas, mais je n’ai pas confiance, il ne me paraît pas retrouver dans cette plèbe braillarde les premiers bonshommes de l’ancienne Marseillaise : ça me semble simplement des voyous d’âge, en joie et en esbaudissement, des voyous sceptiques, faisant de la casse politique, et n’ayant rien, sous la mamelle gauche, pour les grands sacrifices à la patrie.

 

Oui, la République ! Dans ces circonstances, je crois qu’il n’y a que la République pour nous sauver, mais une République, où on aurait en haut un Gambetta pour la couleur, et où on appellerait les vraies et rares capacités du pays, et non une République, composée presque exclusivement de tous les médiocrates et de toutes les ganaches, vieilles et jeunes, de l’extrême gauche.

 

Ce soir, les bouquetières ne vendent plus, sur toute la ligne des boulevards, que des œillets rouges.

Mardi 6 septembre. — Au dîner de Brébant, je trouve Renan, assis tout seul, à la grande table du salon rouge, et lisant un journal, avec des mouvements de bras désespérés.

Arrive Saint-Victor, qui se laisse tomber sur une chaise, et s’exclame, comme sous le coup d’une vision terrifiante : L’Apocalypse… les chevaux pâles !

Nefftzer, du Mesnil, Berthelot, etc., etc., se succèdent, et l’on dîne dans la désolation des paroles des uns et des autres. On parle de la grande défaite, de l’impossibilité de la résistance, de l’incapacité des hommes de la Défense nationale, de leur désolant manque d’influence près du corps diplomatique, près des gouvernements neutres. On stigmatise cette sauvagerie prussienne qui recommence Genséric.

Sur ce, Renan dit : « Les Allemands ont peu de jouissances, et la plus grande qu’ils peuvent se donner, ils la placent dans la haine, dans la pensée et la perpétration de la vengeance. » Et l’on remémore toute cette haine vivace, qui s’est accumulée depuis Davout, en Allemagne s’ajoutant à la haine léguée par la guerre du Palatinat, et dont la colère expression survivait dans la bouche de la vieille femme, me montrant, il y a quelques années, le château d’Heidelberg.

Et voici que l’un de nous dit qu’hier, pas plus tard qu’hier, un administrateur de chemin de fer lui contait ceci. Il se trouvait, il y a quelques années, à Carlsruhe, chez le ministre plénipotentiaire, et l’entendait dire à un de ses amis, très galantin, très friand de femmes : « Ici, mon cher, vous ne ferez rien, les femmes sont cependant très faciles, mais elles n’aiment pas les Français ! »

Quelqu’un jette dans la conversation : « Les armes de précision, c’est contraire au tempérament français ; — tirer vite, se jeter à la baïonnette, voilà ce qu’il faut à notre soldat ; si cela ne lui est pas possible, il est paralysé. — La mécanisation de l’individu n’est pas son fait. C’est la supériorité du Prussien dans ce moment. »

Renan, relevant la tête de son assiette : « Dans toutes les choses que j’ai étudiées, j’ai toujours été frappé de la supériorité de l’intelligence et du travail allemand. Il n’est pas étonnant que, dans l’art de la guerre, qui est après tout un art inférieur, mais compliqué, ils aient atteint à cette supériorité, que je constate dans toutes les choses, je vous le répète, que j’ai étudiées, que je sais… Oui, messieurs, les Allemands sont une race supérieure ! »

— Oh ! oh ! crie-t-on de toutes parts.

« Oui, très supérieure à nous, reprend Renan en s’animant. Le catholicisme est une crétinisation de l’individu : l’éducation par les Jésuites ou les frères de l’école chrétienne arrête et comprime toute vertu summative, tandis que le protestantisme la développe. »

La douce et maladive voix de Berthelot rappelle les esprits des hauteurs sophistiques aux menaçantes réalités : « Messieurs, vous ne savez peut-être pas, que nous sommes entourés de quantités énormes de pétrole, déposées aux portes de Paris, et qui n’entrent pas à cause de l’octroi, que les Prussiens s’en emparent et les jettent dans la Seine, ils en feront un fleuve de feu qui brûlera les deux rives ! C’est comme cela que les Grecs ont brûlé la flotte arabe… — Mais pourquoi ne pas avertir Trochu ? — Est-ce qu’il a le temps de s’occuper de n’importe quoi ! » Berthelot continue : « Si l’on ne fait pas sauter les écluses du canal de la Marne, toute la grosse artillerie de siège des Prussiens arrivera, comme sur des roulettes, sous les murs de Paris, mais songera-t-on à les faire sauter… Je pourrais vous raconter des choses comme cela jusqu’à demain matin. »

Et comme je lui demande s’il espère faire sortir, du comité qu’il préside, quelque engin de destruction : « Non, non, on ne m’a donné ni argent, ni hommes, et je reçois 250 lettres, par jour, qui ne me donnent le temps de faire aucune expérience. Ce n’est pas qu’il n’y aurait pas quelque chose à tenter, à trouver peut-être, mais le temps manque, le temps manque pour faire l’expérience en grand… et la faire accepter donc ! Il y a un gros bonnet de l’artillerie que j’entretenais du pétrole : Oui, m’a-t-il dit, on s’en servait au IXe siècle. — Mais les Américains, lui ai-je répondu, dans leur dernière guerre… — C’est vrai, a-t-il repris, mais c’est dangereux à manier, et nous ne voulons pas nous faire sauter. Voyez-vous, ajoute Berthelot, tout est comme cela ! »

Et toute la conversation de la table va aux conditions présumables, que fait le roi de Prusse : à une cession d’une partie de la flotte cuirassée, à la délimitation nouvelle que l’on a vue, sur une carte appartenant à Hetzel, et qui enlèverait des départements à la France.

On interroge Nefftzer qui ne répond pas directement à la question, et avec son scepticisme finement blagueur sous son gros rire, et avec sa parole malignement mordante sous son épais accent alsacien, se moque de Gambetta venant d’envoyer, comme maire de Strasbourg, un maire, qui, d’après lui, se serait sauvé, et remplacerait un maire qui se battrait courageusement, et il accuse X… d’avoir fait sa fortune dans les travaux des fortifications, et encore des officiers du génie, de faire inscrire, sur les feuilles des entrepreneurs, trois cents ouvriers, où un atelier de cinquante travaille seulement.

Renan, obstinément attaché à sa thèse sur la supériorité du peuple allemand, continue à la développer entre ses deux voisins, lorsque du Mesnil l’interrompt par cette sortie : « Quant au sentiment d’indépendance de vos paysans allemands, je puis dire que moi, qui ai assisté à des chasses dans le pays de Bade, on les envoie ramasser le gibier, avec des coups de pied dans le cul ! »

« Eh bien, dit Renan, dérayant complètement de sa thèse, j’aime mieux les paysans à qui l’on donne des coups de pied dans le cul, que des paysans, comme les nôtres, dont le suffrage universel a fait nos maîtres, des paysans, quoi, l’élément inférieur de la civilisation, qui nous ont imposé, nous ont fait subir, vingt ans, ce gouvernement. »

Berthelot continue ses révélations désolantes, au bout desquelles je m’écrie :

— « Alors tout est fini, il ne nous reste plus qu’à élever une génération pour la vengeance ! »

— « Non, non, crie Renan qui s’est levé, la figure toute rouge, non pas la vengeance, périsse la France, périsse la Patrie, il y a au-dessus le royaume du Devoir, de la Raison… »

Non, non, hurle toute la table, il n’y a rien au-dessus de la Patrie. « Non, gueule encore plus fort Saint-Victor, tout à fait en colère : n’esthétisons pas, ne byzantinons plus, f…, il n’y a pas de chose au-dessus de la Patrie ! »

Renan s’est levé, et se promène autour de la table, la marche mal équilibrée, ses petits bras battant l’air, citant à haute voix des fragments d’Écriture sainte, en disant que tout est là.

Puis il se rapproche de la fenêtre, sous laquelle passe le va-et-vient insouciant de Paris, et me dit : « Voilà ce qui nous sauvera, c’est la mollesse de cette population ! »

7 septembre. — De la barrière de l’Étoile à Neuilly. Il a plu toute la nuit. Les tentes ont des flaques d’eau dans leurs plis, et de la paille humide s’en échappe, de la paille laissant voir, dans l’intérieur des tentes, des morceaux de rouge, qui sont des soldats pelotonnés dormant. Au-dehors sèchent, accrochés, çà et là, des chaussons, des caleçons, des clairons vertdegrisés, et, entre deux pavés, de pauvres petits feux grésillent sur du bois pourri de démolitions. Des sentinelles, semblables à des malades d’hôpital, montent la garde, empaquetées dans une couverture, et la tête serrée dans un mouchoir à carreaux bleus.

Tous ces soldats portent sur leurs visages, et dans l’engourdissement paresseux de leurs mouvements, le malaise de la nuit froide. Ils ne sont pas tristes, mais ils ont en eux une sorte de passivité, de résignation à la fois mélancolique, et un peu stupide. Ça semble des soldats pour mourir, non pour vaincre, des soldats prédestinés à la défaite par la désertion du moral, et dont le cerveau trouble, est hanté par le grand dissolvant des armées : la Trahison.

Dans le nombre, quelques belles insouciances ou quelques gaietés résistantes : un groupe mangeant gaillardement, sur une table, fabriquée d’une planche posée sur deux tronçons de poêle, et derrière la table, un troupier, au geste vainqueur, batifolant avec une cantinière du 93e, au petit tablier de soie bleue, envolé de sa jupe de drap.

Sur le mur des fortifications pèse un ciel bas, à travers lequel le vent chasse des nuées grises, au-dessus d’une ligne jaune : le ciel que Decamps met au-dessus de ses combats de Cimbres et de Teutons, et où, dans le moment, luit le bronze luisant de pluie, d’une pièce de 24, dont un gamin tourmente la manivelle.

Je monte sur le rempart. C’est comme l’écroulement de l’horizon, de ses arbres, de ses maisons, tombant à terre, dans un grand bruit étouffé, tandis que des pans de mur restent debout ainsi que des décors de dévastation, où se voient les poutres de toits à jour, enfermant du bleu du ciel, et des recoins rouges de marchands de vin effondrés. Dans la verdure seule, est encore debout la chapelle du duc d’Orléans.

Sur le pont-levis dans le chemin tournant, un désordre, une bousculade. Déjà le moi des hommes et des femmes s’est fait brutal, presque féroce. On se pousse les uns les autres, sous tous ces déménagements, sous toutes ces fuites, on se pousse sous les roues de toutes ces charrettes, de tous ces omnibus, de tous ces transports militaires, de tous ces haquets, enchevêtrés l’un dans l’autre, embourbés dans le chemin défoncé. Et l’on ne gagne l’avenue de Neuilly qu’un peu frôlé par le moyeu des roues, qu’un peu souffleté par les planches et les morceaux de bois portés par les ouvriers.

Jusqu’au pont, des deux côtés, les effets militaires séchant aux portes, aux fenêtres, font comme un immense Temple du haillon, et l’on marche, tout le temps, dans le bruit sec des batteries de fusil, que les soldats nettoient.

8 septembre. — De la porte de Point-du-Jour jusqu’à mi-chemin de Saint-Cloud, se disputant l’entrée de Paris, trois et quatre rangées de voitures de toutes sortes, de toutes espèces, de toutes dimensions, voitures citadines et rustiques, au milieu desquelles s’élèvent, comme des maisons, les grandes voitures de foin, traînées par des bœufs roux. Et fiacres et charrettes, tour à tour fouettés de coups de soleil et de giboulées de pluie, montrent des mobiliers ruisselants d’eau, les mobiliers misérables de la banlieue de Paris, en haut desquels sont juchées, toutes branlantes, de vieilles femmes tenant sur leurs genoux des cages, où volètent de pauvres oiseaux affolés.

Autour, tombent toujours les grands arbres avec le frôlement sourd des branchages, tombent toujours les maisons avec le bruit de casse strident des vitres, se brisant sur le pavé.

La Seine emporte, sur ses eaux, le bruit des sonneries de clairons et des batteries de tambours des deux rives, desquelles se détache, çà et là, le sabot grisâtre d’une canonnière, que surmonte son énorme canon.

Les pelouses du parc de Saint-Cloud disparaissent sous les pantalons rouges de la ligne qui s’exerce, et l’on peut se croire au milieu de la guerre, à se voir entouré de ces hommes répandus sous les grands arbres, courant au pas gymnastique, agenouillés sur l’herbe, et faisant à blanc aujourd’hui, le simulacre de la fusillade qu’ils auront à faire demain.

Au petit café, où, il n’y a pas encore trois mois, j’étais assis à côté de celui qui est mort, je vois passer devant moi, sur des chevaux fourbus, des fantômes de dragons tout loqueteux, avec des casques bosselés, des tronçons de carabine, et des poules de la maraude, se débattant dans les filets, attachés à leurs selles.

Je monte au fort en terre, que l’on construit à Montretout. Au milieu de ceps, tout chargés de raisins noirs, j’aperçois la cravate blanche du vieux Blaisot, du doyen des marchands d’estampes, du descendant du libraire ayant son étalage, pendant le XVIIIe siècle, au bas du grand escalier de Versailles, du dénicheur de goût, auquel mon frère et moi, avons acheté de si beaux dessins de l’école française. Il est en train d’inspecter son petit carré de vigne, en regardant de travers le fort qui l’empêchera de bâtir la maison, où le vieillard qui a passé tant d’heures dans l’air vicié des salles de vente, espérait faire respirer à sa vieillesse l’air vivifiant de la haute colline.

Le fort, il est encore dans la tête de l’officier du génie chargé de le construire. On entend des manœuvriers gouailleurs dire : « Le fort, il sera fini dans trois mois ! » Quant aux vingt mille ouvriers, qui, dans les journaux, sont censés y travailler, un curieux me dit qu’ils étaient à peine quelques centaines ces jours-ci, et qu’aujourd’hui ils sont en tout mille, et encore les trois quarts sont-ils des soldats de la ligne. Empire, République, c’est toujours la même chose.

 

C’est agaçant tout de même d’entendre à tout, propos : C’est la faute de l’Empereur ! et il y a de la générosité à moi d’écrire cela, à moi qui, pour la citation de quatre vers, cités dans le cours de littérature de Sainte-Beuve, couronné par l’Académie, ai été poursuivi en police correctionnelle par le gouvernement impérial, — et ce qui ne s’était jamais vu dans aucun procès de presse, placé entre des gendarmes, — oui, c’est agaçant. Car si les généraux ont été incapables, si les officiers n’ont pas été à la hauteur des circonstances, si… si…, ce n’est pas la faute de l’Empereur. Un homme n’a pas cette influence sur un peuple, et si le peuple français n’avait pas été très mal portant, très malade, la médiocrité de l’Empereur n’eût pas empêché la victoire.

Soyons bien persuadés que les souverains ne sont absolument que les représentants de l’état moral de la majorité de la nation qu’ils gouvernent, et qu’ils ne resteraient pas, trois jours, sur leurs trônes, s’ils étaient en contradiction avec cet état moral.

Samedi 10 septembre. — Catulle Mendès, en uniforme de volontaire, vient me donner la main chez Péters.

Un garçon que j’ai connu à l’hydrothérapie dîne à côté de moi. Il hèle un monsieur au passage : — « Combien vous reste-t-il de fusils ? — Mon Dieu, à peu près 330 000, mais j’ai peur que le gouvernement ne me les reprenne ! » Et mon voisin me raconte que l’homme aux fusils, est un génie dans son genre, un voyant, qui a gagné six millions dans des affaires, que personne ne soupçonnait, qu’il achète d’un coup 600 000 fusils de rebut, à 7 francs pièce, et qu’il les revend près de 100 francs au Congo, au roi du Dahomey, et encore gagne-t-il sur l’ivoire et la poudre d’or avec lesquels on le rembourse. C’est chez lui une série d’affaires extraordinaires, toujours faites dans ces proportions : un jour l’achat de toutes les démolitions de Versailles ; un autre jour l’envoi en Chine de 100 000 systèmes de lieux à l’anglaise.

Dimanche 11 septembre. — Tout le long du boulevard Suchet, tout le long du chemin intérieur des fortifications, l’animation allègre et grandiose du mouvement de la Défense nationale. Tout le long du chemin, la fabrication des fascines, des gabions, des sacs de terre, le creusage dans les tranchées des poudrières et des caves à pétrole, et sur le pavé des anciennes casernes de gabelous, l’écroulement sourdement retentissant des boulets dégringolant des camions ! En haut sur le couronnement, l’exercice du canon par des pékins, en bas l’exercice des fusils à tabatière par des gardes nationaux. À tout moment, le passage des blouses bleues, noires et blanches des mobiles, et dans l’espèce de canal de verdure du chemin de fer, l’éclair rapide des trains, dont on ne voit que le dessus tout rouge de pantalons, d’épaulettes, de képis de cette population militaire, improvisée dans la population bourgeoise.

Le Champ-de-Mars est toujours un camp, où la gaudriole soldatesque a fusiné, sur la toile grise des tentes : « On demande des bonnes pour tout faire ! » Des files interminables de chevaux descendent boire à la Seine, et longent le quai, où des barrières de grosses cordes enferment des trains d’artillerie et des équipages de pontonniers.

Les Champs-Élysées qui ne sont plus arrosés : une tourmente de poussière, à travers laquelle apparaît une multitude armée, et de temps en temps, l’éclair du casque d’une estafette, se détachant, au bas de l’avenue, sur le ciel violet, sur l’obélisque tout blanc.

À la place de la Concorde, un rassemblement aux pieds de la statue de Strasbourg. Une échelle humaine est faite d’hommes en blouse, qui, grimpés après sa pierre blanche, et accrochés au geste canaillement puissant du poing de la statue sur sa hanche, fleurissent la ville héroïque, de branchages, de fleurs, de drapeaux, d’oripeaux patriotiques, tandis qu’au-dessous, des ronds de chapeaux noirs, s’abaissant devant la porte, toute verte de couronnes d’immortelles, piquées de cocardes, me font deviner des signataires du registre d’indignation.

À l’entrée de la rue de Rivoli, des charrettes passent, laissant voir les quatre pieds de grands bœufs morts, étendus sur le dos, et couverts d’une serge verte.

La grande allée des Tuileries est jonchée de paille. Sur la litière de cette gigantesque écurie, et semblant poser pour les études aimées de Géricault, se développent, s’allongent, se ramassent, dans le chatoiement du plein air, les croupes blanches, alezanes, pommelées de milliers de chevaux. Derrière eux, la ligne sévère des caissons avec leur roue de rechange, et au plus loin que l’œil va sous les arbres, dans ces jeux d’ombre et de lumière, encore des croupes de chevaux, des fumées de forges de campagne, des montagnes de foin et de paille. Le grandiose et excitant spectacle, que cette image de la guerre, étalée dans ce jardin de plaisance, au milieu de ces parterres, au milieu de ces orangers, au milieu de ces statues de marbre, aux piédestaux desquels s’accrochent aujourd’hui des sabres et des manteaux d’ordonnance.

 

Ce soir, quelle insouciance, quelle belle non-conscience du lendemain, de ce lendemain, où la ville sera peut-être à feu et à sang ! Le même enjouement, la même futilité de paroles, le même bruit léger et ironique des conversations, dans les restaurants, dans les cafés. Femmes, et hommes sont les mêmes êtres de frivolité qu’avant l’invasion, seulement quelques femmes grinchues trouvent que leurs maris ou leurs amants lisent trop longtemps le journal.

 

Je repasse cette nuit le long des Tuileries, et je retrouve le spectacle de la journée, baigné de la laiteuse clarté d’une lune, levée au haut de la rue de Rivoli, et qu’écorne la haute cheminée du pavillon de Flore. Sous l’électrique clarté, bleuissant et glaçant le vert du feuillage, à travers ces arbres qui prennent des apparences d’arbres de mythologie, parmi le silence du parc endormi, où ne s’entend que la cantilène d’un artilleur qui veille, toutes ces croupes, dans leur immobilité blanche, font rêver à des chevaux de pierre, — à un haras de marbre, retiré d’un Parthénon, découvert dans un bois sacré.

Mardi 13 septembre. — C’est le jour de la grande revue, de la monstre de la population en armes.

Au chemin de fer, les wagons sont escaladés par les lignards, leurs pains ronds fichés dans les baïonnettes. À Paris, dans toutes les rues et les boulevards nouveaux de la Chaussée-d’Antin, les trottoirs ne se voient plus sous les masses grises de vivants qui les recouvrent : une première ligne de mobiles, en blouse blanche, assis les pieds dans le ruisseau, une seconde ligne adossée ou couchée contre les maisons. Entre une double haie de citoyens armés, remontent le boulevard, les baïonnettes des gardes nationaux allant à la Bastille ; descendent le boulevard, les baïonnettes des mobiles allant à la Madeleine : — un double courant étincelant sous le soleil d’éclairs d’acier, et qui ne cesse pas.

De toutes les rues débouchent des gardes nationaux en redingote, en vareuse, en bourgeron, avec au-dessus de leurs têtes, des chants qui n’ont plus rien de la note gamine ou crapuleuse de ces jours derniers, mais où semble aujourd’hui se recueillir le dévouement, et où paraît monter l’enthousiasme de cœurs héroïques.

Tout à coup, dans le bruit des tambours, un grand silence ému, des regards d’homme se rencontrant, comme dans un serment de mourir, puis de cet enthousiasme concentré sort un grand cri, un cri du fond de la poitrine, qui salue avec : Vive la France ! Vive la République ! Vive Trochu ! le galop rapide du général et de son escorte.

Le défilé commence de cette garde nationale, aux fusils fleuris de dahlias, de roses, de floquets de rubans rouges, défilé interminable, où le chant d’une Marseillaise, plutôt murmuré que crié, laisse au loin derrière la marche lente des hommes, comme les ondes sonores et pieuses d’une mâle prière.

Et à voir dans les rangs, ces redingotes, côte à côte, avec les blouses, ces barbes grises mêlées aux mentons imberbes, à voir ces pères, dont quelques-uns tiennent par la main leurs petites filles, glissées dans les rangs, à voir ces hommes du peuple et ces bourgeois faits soudainement soldats, et prêts à mourir ensemble, on se demande s’il ne se fera pas un de ces miracles qui viennent en aide aux nations qui ont la foi.

Je monte à Montmartre, au Moulin de la Galette, et aux pieds du pittoresque moulin, enguirlandé de lierre courant au travers des têtes antiques de plâtre, je trouve la curiosité de Paris qui se repaît de la batterie de marine, installée dans le sable jaune.

Des hommes, des femmes regardent au loin les grandes fumées blanches, s’élevant du vert des forêts de Bondy, de Montmorency, et au milieu desquelles un village qui brûle, flambe comme le feu d’une cheminée de forge. Pendant que je regarde au loin, une vieille femme qui a conservé un accent de province, me dit : « Est-il possible qu’on brûle tout ça ! » On sent chez cette vieille femme un sentiment manquant absolument à la population féminine parisienne m’entourant : l’attachement à la nature, aux arbres, à tout ce qui a été son berceau.

Je pousse jusqu’à La Chapelle. Sur les sales coloriages des maisons du faubourg Saint-Denis, ce ne sont que des fusils déposés contre les murs ; sous les voûtes moisies et rustiques des grandes portes cochères, ce ne sont encore que des fusils. Tout le monde qui mange ou boit à la porte des cabarets, a un fusil entre les jambes. Des ouvriers, le tablier de cuir au ventre, font jouer devant leurs femmes la batterie d’une tabatière, pendant que, par la petite porte de la mairie, jaillit un flot de populaire en blouse, brandissant des fusils.

Sur la chaussée se presse et se hâte la fin des déménagements retardataires, que traîne dans des voitures à bras le mâle attelé, que pousse par derrière la femelle. Au milieu s’élèvent d’immenses chariots, avec les tonneaux en avant, les paniers à volaille au milieu, et à l’arrière la literie et les matelas sous une couverture tendue, où sont pelotonnés les femmes et les enfants.

Puis c’est la rentrée verte de tout ce que les champs maraîchers ne doivent pas garder pour l’ennemi : des charrettes de choux, des charrettes de potirons, des charrettes de poireaux, marchant lentement sous un ciel gris, traversé d’un grand zigzag orange ; et sur les trottoirs, et entre les roues des voitures, toute une population de déménageurs et de déménageuses, portant suspendus à leurs personnes les dépouilles du champ ou les baroques débris du logis hors barrière. Je remarque une toute petite fille ayant une paire de bottes à l’écuyère accrochée par une ficelle à une épaule, et portant, de sa main libre, un vieux baromètre doré.

Le soir, je retourne à Montmartre. Je grimpe par ces montées et ces escaliers de ville arabe ; par ces rues étranges, et que la nuit fait presque fantastiques. Cet incendie, ces cieux réverbérés, cet horizon de flammes, tout ce que l’imagination attendait de cet incendie des forêts, tout ce que cherche, à voir, près de l’abreuvoir, la foule piétinante dans l’ombre, rien, rien qu’une ligne qui semble fermer la vue avec un mauvais cordon de réverbères mi-éteints.

15 septembre. — Rue de Vannes, et dans tout le quartier haillonneux, marmiteux, marmailleux, aux portes des allées, des conciliabules de femmes coléreuses ou dolentes, s’entretenant de l’appel fait par toutes les mairies aux hommes libres.

Devant une maison en construction, les maçons rentrent les plâtras, en disant que demain ils ne travailleront plus.

Le palais du Sénat, les portes grandes ouvertes, montre aux yeux de qui y pénètre, son raide et solennel mobilier rouge au bois blanc et or, semblable à une salle de spectacle du premier Empire, retrouvé dans le vide d’un palais abandonné, après une représentation de Talma.

Sous les galeries du Luxembourg, bourdonne l’impatience des étudiants, attendant les journaux du soir.

Sur les boulevards extérieurs, la rencontre des mobiles, revenant avec des souliers jaunes et les couvertures de la distribution, et des deux côtés, entre des murs de planches, le parquage de grands bœufs étonnés.

Sur le chemin qui passe derrière le Marché aux chevaux, des blouses lisent le journal au gaz des réverbères, et le gaz des arrière-boutiques des marchands de vin, montre les consommateurs faisant l’exercice, commandés par le gros homme du comptoir.

Chez Burty, un jeune journaliste raconte qu’il vient de voir vendre, rue de Turenne, des lapins au boisseau, et bientôt se met joliment et spirituellement à blaguer l’héroïsme à venir, — et lui, qui est tout prêt à se faire tuer, — à blaguer même le patriotisme de ses propres articles.

La blague, toujours la blague ! c’est de cela que nous mourrons, plus que de toute chose, et je suis flatté d’avoir été le premier à l’écrire.

Vendredi 16 septembre. — Aujourd’hui je m’amuse à faire le tour de Paris par le chemin de fer de ceinture.

C’est un curieux spectacle que celui de cette vision, rapide comme la vapeur, saisissant, au sortir de la nuit d’un tunnel, des lignes de tentes blanches, des chemins creux où passent des canons, des berges de fleuves aux petits parapets crénelés d’hier, des débits avec leurs tables et leurs verres sous le ciel, et dont les cantinières improvisées, se sont cousu des galons au bas de leurs caracos et de leurs jupes : vision, à tout moment, interrompue et barrée par l’obstacle d’un haut talus, au bout duquel se retrouve l’éternel horizon du rempart jaune, surmonté de petites silhouettes de gardes nationaux. Partout la guerre… Et à chaque instant les plus charmants motifs pour la peinture. Ici, dans une cépée d’arbres, un atelier de gabions et de fascines, et la note bleue des blouses dans l’abatis lilas et vert des arbres ; là, accrochée à un petit monticule, entre des troncs d’arbres, l’installation presque aérienne de la cuisine et des lits à la Robinson, de soldats du génie.

À la station de Bel-Air, grande émotion. Les employés, avec des gestes fiévreux, me racontent qu’on vient d’arrêter le maréchal Vaillant, qui indiquait à un Prussien les endroits faibles des fortifications, et s’indignent qu’on n’ait pas fusillé le traître sur place. Toujours Pitt et Cobourg ! Dans les grands dangers, la bêtise augmente d’une manière formidable.

Je descends au boulevard d’Ornano. Il passe au même instant, armé de pelles et précédé de clairons, un bataillon de marine, qui, dans un instant, a pris possession de la caserne des douaniers, et j’ai le plaisir de voir, à toutes les fenêtres, les intrépides figures, à la gaîté grave, aux yeux de la couleur d’une vague dans du soleil.

Samedi 17 septembre. — À Boulogne, il n’y a plus d’ouvert que le charcutier, le marchand de vin, le coiffeur. Dans le village abandonné, des voitures de déménagement stationnent, sans chevaux, devant des matelas et des objets de literie jetés sur le trottoir, et çà et là, quelques vieilles femmes assises au soleil, devant la porte d’une allée obscure s’obstinent à rester, à vouloir mourir, là où elles ont vécu. Dans les ruelles latérales, désertes et inanimées, les pigeons piétinent le pavé, sur lequel aucun vivant ne les dérange. Et en cette absence de vie humaine, les fleurs éclatantes et les coins de jardins fleuris et tout gais sous le soleil, font un contraste étrange.

La route jusqu’à Saint-Cloud continue entre la rangée des maisons aux persiennes fermées, aux boutiques closes, intriguant l’œil du promeneur, par la multitude de choses perdues, dans la précipitation de la rentrée à Paris, et semées sur le pavé. Un petit chausson d’un enfant, chausson tout neuf, me raconte toute une histoire.

Saint-Cloud, avec ses étages de maisons dans la verdure, sous le rayonnement du plus beau jour, fait peur avec son silence : on dirait une ville morte, sous l’azur implacable d’un beau ciel de choléra.

Sur la place, d’ordinaire si peuplée, quelques rares passants, et au plus loin, dans le fin fond des rues, deux ou trois groupes s’entretenant avec des gestes désolés. Les pierres ont, aujourd’hui, ici, comme le recueillement humain des grandes catastrophes.

Dans le parc, le reste de la paille jaune, qui a servi de litière aux chevaux, pourrit autour des grosses pierres, noircies par les feux de la cuisine en plein air des soldats. Des enfants sont en train de casser la barrière verte de la machine à se faire peser, dont les fauteuils ont été enlevés.

Deux ou trois femmes, restées dans les boutiques de la grande allée, frissonnent aux coups de canon de l’exercice. Une d’elles, au visage jeune, aux cheveux gris, aux yeux rouges de larmes, m’interpelle, poussée par l’expansion bavarde du chagrin chez la femme : « N’est-ce pas que c’est triste, monsieur, moi, j’ai un fils blessé et prisonnier à Dantzig… Il m’écrit qu’il est bien mal, qu’il fait froid là, comme au cœur de l’hiver… Je lui ai envoyé 40 francs, il ne les a pas reçus… Je ne puis lui en envoyer, je n’ai plus rien… Mon mari part ce soir… et j’ai une fille qui est toujours malade. »

Je m’enfonce un peu dans le parc : personne, sauf un zouave qui se lave mélancoliquement les pieds, au milieu des gigantesques grenouilles de pierre de la cascade, et dans le lointain le passage de voyous, armés de fusils et de pistolets, partant braconner, et dont j’entends bientôt les coups de feu.

Sur le boulevard des Italiens, dans la fermeture de tous les magasins, à l’exception des deux boutiques de l’armurier Marquis, et de l’arquebusier, son voisin, il fait presque nuit noire. Dans cette obscurité, quelques promeneurs vaguent à petits pas, avec des regards ennuyés qui s’arrêtent, un moment, sur les nouvelles industries en plein air du jour : les marchands de cannes à épée, les marchands de gourdes, les marchands de plastrons de cuir à l’épreuve de la baïonnette. Sur une petite table, un juif vend des numéros de képis, et des aiguilles à nettoyer les chassepots.

Il y a toujours l’éternel rassemblement au coin de la rue Drouot, et dans le foyer de lumière que fait le gaz des cafés à l’entrée du passage Jouffroy, au-dessus des képis qui coiffent toutes les têtes, se balancent à une ficelle, tendue entre deux arbres, des caricatures bêtes contre l’Empereur et l’Impératrice.

Dimanche 18 septembre. — Pélagie n’a trouvé ce matin, chez les boulangers d’Auteuil, qu’un sou de pain.

Lundi 19 septembre. — Le canon tonne toute la matinée. Je suis à onze heures à la porte du Point-du-Jour. Sous le pont du chemin de fer, suspendues à des saillies de la muraille crénelée qui n’est pas terminée, montées sur des tas de plâtre et de moellons, grimpées sur des échelles, des femmes écoutent anxieuses, du côté du pont de Sèvres, pendant que défilent, sous elles, des bataillons qui vont au feu, et s’ouvrent difficilement un passage dans la rentrée des derniers habitants extra muros, poussant devant eux leurs brouettes chargées, — mêlés qu’ils sont à des bandes de fuyards.

On interroge ces hommes, où il y a des lignards du 46e ayant de la boue jusqu’aux genoux, et quatre ou cinq zouaves, dont l’un a une égratignure à la figure : ces hommes qui semblent chercher à jeter le découragement, avec leurs paroles, leurs têtes épouvantées, leurs mines de lâches.

En dépit de cet aspect de retraite, de débandade, de panique, les mobiles, qui attendent des ordres, et sont dans le désarroi de corps non commandés, sont un peu pâles, mais avec un air de décision.

En ce moment défile, avec la tenue martiale de vieilles troupes, un bataillon de garde municipale, dont un officier, en tournant le pont, et apercevant le zouave à l’égratignure, crie à la foule : « Qu’on arrête ce zouave, ils se sont sauvés ce matin ! » et bientôt je vois le zouave arrêté et ramené au feu.

Rentre un bataillon de mobiles, dont un moblot a une épaule prussienne au bout de sa baïonnette.

Puis, c’est une tapissière, où il y a trois zouaves blessés, et dont on ne voit passer que le haut des trois fusils, et des têtes jaunes sous des calottes rouges.

Les mobiles s’agitent autour de moi, fiévreux, impatients, demandant à aller au feu, chantant la Marseillaise, et commencent un feu roulant avec leurs cartouches à balles qu’ils essayent.

Je retourne au Point-du-Jour, au moment où rentre un petit peloton de zouaves. Ils disent que c’est tout ce qui reste du corps de deux mille hommes dont ils faisaient partie. Ils racontent que les Prussiens sont au nombre de cent mille dans le bois de Meudon, que le corps de Vinoy a été dispersé comme les grains de plomb d’un coup de fusil… On sent dans ces récits la démence de la peur, les hallucinations de la panique.

 

Un joli tableautin, à la porte de Neuilly. Dans l’encombrement des voitures et des déménagements, une brouette arrêtée, dont le brouetteur reprend haleine. Sur la brouette un sommier élastique, en travers, de chaque côté, un accumulis de chaises, et au milieu, tout de son long innocemment étalée sur une couverture piquée, une petite fille déjà grandelette, la robe relevée au-dessus de ses longs bas, où il y a des jambes de biche, — dormant fatiguée et sereine, la bouche aux petites dents blanches, ouverte dans un sourire.

 

Encore un peloton de zouaves près de la Madeleine. L’un d’eux, riant d’un rire nerveux, me dit qu’il « n’y a pas eu bataille… que ç’a été de suite un sauve qui peut… qu’il n’a pas tiré une cartouche ». Je suis frappé par le regard de ces hommes : le regard du fuyard est diffus, trouble, glauque, il ne s’arrête, ne se fixe sur rien.

Sur la place Vendôme, près de l’état-major de la place, où l’on amène, à tout moment, des gens quelconques, que l’on accuse d’être des espions, je rencontre, dans la foule, Pierre Gavarni, qui est capitaine d’état-major de la garde nationale. Nous allons dîner ensemble, et à table il me confie que depuis les premières défaites — il a été à Metz et à Châlons, comme secrétaire de Ferri-Pisani — il est frappé de l’agitation dans le vide de tout le monde, du manque d’attention du cerveau français, au sujet de ses plus grands intérêts. Voilà plusieurs fois qu’il va chercher, sans pouvoir l’obtenir, un état des fusils du Mont-Valérien.

Ce soir, sur les boulevards, la foule des jours mauvais, une foule agitée, houleuse, cherchant du désordre et des victimes, et d’où sort, à tout moment, le cri : « Arrêtez-le ! » et aussitôt sur la piste d’un pauvre diable se sauvant, la ruée brutale d’un groupe d’hommes qui se précipite à travers les promeneurs, avec des violences prêtes à le déchirer.

Mardi 20 septembre. — Je descends à Batignolles, et au milieu des boutiques, pleines de produits et de choses de commerces bizarres, mon œil s’arrête sur une boutique aux volets fermés, et à la porte ouverte, sur laquelle il y a écrit, en grosses lettres : Ambulance, entre deux croix rouges.

Dans l’intérieur de la boutique, un homme range des bandes sur une petite table, et aux pieds des lits, des femmes font de la charpie. Cet homme, ces femmes, ces lits vides, attendant l’amputation, la mort, enfin cette mise en scène et cette répétition des choses douloureuses qui vont se passer demain, dans ce local, cela frappe plus que s’il y avait des blessés dans ces lits.

Me voilà devant sa tombe. Il y a aujourd’hui trois mois, trois mois qu’il est mort. Accoudé sur la grille, pendant que je m’enfonce dans le passé à deux, déjà si lointain, pendant qu’en toussant, je pense que cette bronchite dont je souffre, pourrait bien nous faire retrouver assez vite, l’entretien de ma pensée avec ce qui reste de lui sous la pierre est, à chaque minute, interrompu et dérangé par les commandements de l’exercice, fait tout autour du cimetière par la mobile.

Nous sommes, ce soir, en petit nombre chez Brébant. Il y dîne Saint-Victor, Charles Blanc, Nefftzer, Charles Edmond. On cause de la lettre de Renan à Strauss. Saint-Victor nous entretient de la correspondance de l’Empereur, qu’on va publier, et sur laquelle Mario Proth, le secrétaire de la commission, lui a donné quelques renseignements. Il existe, à ce qu’il paraît, une lettre d’un nom connu de l’opposition, qui demande à l’Empereur de lui payer 100 000 francs de dettes… — « Très bien, dis-je, si on publie toutes les lettres, et si des connaissances, des relations, des amitiés, n’exemptent pas les uns du déshonneur, infligé aux autres ! » — « Vous concevez, c’est bien difficile, me répond-on. Il y a déjà le dossier Bazaine, qu’a fait enlever le parrain des enfants du maréchal… » Je pense en moi-même à la justice de l’Histoire.

La conversation retombe sur la défense de Paris, et tous les convives montrent un grand scepticisme à l’endroit de la solidité de la défense, de l’héroïsme de la mobile, du succès des barricades.

— « Oh ! oh ! fait la grosse voix raillarde de Nefftzer : de l’héroïsme patriotique, il y en aura à revendre… Vous ne savez donc pas qu’il y a des gens qui veulent faire sauter Paris, j’en connais un, je vous en préviens, oui, un rédacteur du Réveil doit faire sauter Paris avec soixante tonneaux de pétrole… Il dit que cela suffit. »

Et l’ironie de Nefftzer gagnant la table, prise comme d’un besoin de se soulager dans des paroles amères, blasphématrices, quelqu’un jette : « Tiens, si on brûle Paris, faudra le rebâtir en chalets… en chalets… le Paris d’Haussmann. »

Oui, répond en chœur la table : « Nous allons être forcés de nous faire sages, sérieux, raisonnables… L’Opéra, il est urgent de lui chercher une autre destination, il n’est plus en rapport avec nos moyens, nous n’allons plus être assez riches pour nous payer des ténors… nous aurons un Opéra, comme en ont les sous-préfectures… Oui, oui, nous allons être condamnés à devenir un peuple vertueux ! »

Nous ne croyions pas si bien dire, lorsque montent à nos fenêtres des clameurs menaçantes, avec le cri : « À bas le lupanar ! Éteignez le gaz ! » Et nous sommes forcés de faire éteindre les lustres, dans les vociférations d’un populo, qui, sous le prétexte qu’il a vu une lorette dans un cabinet, prend un plaisir de basse envie et d’émeute jalouse, à empêcher les bourgeois de dîner, tandis que, lui, il garde ouverts, ses b… et ses guinguettes.

Mercredi 21 septembre. — Aujourd’hui, anniversaire de la proclamation de la République, une manifestation de vieux voyous et de jeunes titis, portant devant eux une grande toile, sur laquelle est peinte une figure de la Liberté, transpercée de la lumière des torches qu’ils portent derrière la toile — un vrai transparent de l’Ambigu qui vous dégoûte de la liberté et de ce peuple de cabotins.

Jeudi 22 septembre. — Sur les hauteurs du Trocadéro, dans l’air ventilant, et tout sonore de l’incessant tambourinement du Champ-de-Mars, des groupes de curieux, au milieu desquels des Anglais corrects, l’étui des courses au dos, tiennent avec des gants glacés, d’énormes jumelles. On voit des jeunes filles, d’une main maigrelette, soulevant avec de jolies maladresses une longue lunette d’approche, tandis qu’elles se bouchent enfantinement un œil, de l’autre main. De distance en distance, les télescopes, qui, pendant la paix, regardent le soleil et la lune, sont braqués sur Vanves, Issy, Meudon, et au milieu des curieux, pyramide sur une petite échelle, un mobile, le fusil au dos, et l’œil au verre grossissant. L’horizon n’est que brouillard et poussière, avec quelques fumées blanches, qu’on suppose des fumées de coups de canon.

En arrière des lorgnettes et des télescopes, éclate la bruyance de garçonnets de quatorze ans, formés en compagnies, et portant, comme drapeaux, des planchettes fixées sur de longues lattes, où se trouve écrit : « Aides d’ambulance, Aides de génie, Aides pompiers » : bataillons de gavroches, qui, la cigarette au coin de la bouche, s’improvisent acteurs de la révolution dans du tapage, et quelque chose qui ressemble à une émeute de momaques. Il y a là des frimousses de toutes sortes et des blouses de toutes couleurs, au milieu desquelles sont embrigadés de pâles enfants de troupe, et de roses petits mitrons, à la toque blanche.

Ce soir, en descendant du chemin de fer, tous les voyageurs d’Auteuil regardent, avec un certain sérieux, l’espèce d’armoire blindée, dans laquelle se tiennent à partir d’aujourd’hui les chauffeurs.

Vendredi 23 septembre. — Pélagie se vante de n’avoir aucune peur, déclare que cela lui semble de la guerre pour rire. En effet, la terrible canonnade de ce matin, ce n’est guère, comme elle le disait, que le bruit de tapis qu’on secoue. Mais attendons.

Au Palais de l’Industrie, un cercle de femmes et d’hommes, rangés autour de la petite porte de gauche, attendant, dans l’attente d’un cœur serré, les voitures qui doivent ramener les blessés.

Toujours sur le pavé de la place Vendôme, en face de l’État-major de la place, des groupes expectants, agités par tout ce qui y vient, tout ce qui y entre, tout ce qu’on y amène, tout ce qui en sort. J’en vois sortir, entre deux mobiles, un homme pâle, à casquette blanche. On me dit que c’est un maraudeur, qu’on fusillera demain. Dans les vivats de la foule, j’y vois entrer un vieux curé, gaillardement en selle sur un cheval, qu’on reconnaît pour un cheval prussien. Les grandes bottes montant aux cuisses, le brassard à la croix rouge au bras, il apporte, à franc étrier, des renseignements sur le combat, dont il sort.

C’est terrible pour le détraquage de la machine, ces hauts et ces bas de l’espérance ; c’est mortel, ces illusions que les plus sceptiques acceptent au contact de la foule, à toutes les fausses bonnes nouvelles volant sur toutes les bouches, à la contagion du gobage des multitudes crédules : — illusions que détruit tout d’un coup la rédaction sèche du rapport officiel.

Et toujours la porte des cafés que l’on pousse, et toujours le tapage des conversations rieuses, et toujours la vie insouciante de la capitale, subsistant avec toute l’horreur de la guerre à la cantonade.

Samedi 24 septembre. — Dans la capitale du manger frais et des primeurs, il est vraiment ironique de voir les Parisiens se consulter devant les boîtes de fer-blanc des marchands de comestible et des épiciers cosmopolites. Enfin ils se décident à entrer, et sortent, emportant sous le bras, le Boilled Mutton ou le Boilled Beef, etc., toutes les conserves possibles et impossibles de viandes, de légumes, de choses qu’on n’aurait jamais pensé devoir devenir la nourriture du Paris riche.

Les industries sont toutes transformées ; des vareuses et des tuniques de gardes nationaux remplissent la devanture des magasins de blanc ; des plastrons Disderi sont étalés au milieu des fleurs exotiques ; et par les soupiraux des sous-sols, l’on entend le martèlement du fer, et à travers les barreaux s’aperçoivent des ouvriers qui forgent des cuirasses.

La carte des restaurants se resserre. On a mangé les dernières huîtres hier, et il n’y a plus en fait de poisson que de l’anguille et des goujons.

En sortant du Pied de mouton, je traverse les Halles, toutes retentissantes du bruit tonnant du déchargement des provisions, mêlé au bruit grêle des baguettes tombant dans les fusils à pistons des gardes nationaux, et je rencontre Charles Blanc en compagnie de Chenavard, qui me rappelle Rome, et me fait revoir le dos mélancolique, qu’il promenait parmi ses ruines.

Charles Blanc, s’étant présenté à la mairie pour se faire inscrire avec son frère, est très animé contre le maire, qui, dans l’ignorance du nom des illustres enrôlés, lui a demandé bêtement s’ils étaient armés.

Partout sont appliquées aux murs de grandes bandes de toile blanche, aux croix rouges des ambulances, que quelquefois surmonte à une fenêtre une tête de militaire, enveloppée d’un linge taché de sang.

Dimanche 25 septembre. — Les deux berges de la Seine pleines de chevaux de cavalerie, et de jambes nues de mobiles se lavant dans les remous, faits par le passage incessant des mouches. — Toujours de placides pêcheurs à la ligne, mais aujourd’hui coiffés d’un képi de garde national. — Les fenêtres des galeries du Louvre sont blindées avec des sacs de sable. — Dans la rue Saint-Jacques, les femmes, par groupes de deux ou trois, causent, avec des voix plaintives, du renchérissement des denrées. — Le Collège de France, tout couvert d’affiches blanches superposées, d’affiches du Papier Pagliari pour les blessures, d’affiches du Phénol Bobœuf, d’affiches annonçant la mise en vente des Papiers et Correspondance de l’Empereur. — Une affiche sur papier violet, tout fraîchement posée, annonce la formation de la Commune, demande la suppression de la Préfecture de Police, demande la levée en masse. — Passe sur une civière un blessé ou un mort, escorté par un peloton de mobiles. — Un fond de cour de revendeur montre, à vendre, des tas de comptoirs de marchands de vin : tous les comptoirs de la banlieue extra muros. — Au Luxembourg, des milliers de moutons, serrés et remuants, ont, dans leur étroit grillage, quelque chose du grouillement des asticots dans une boîte. — Place du Panthéon, des endroits dépavés, où de petites filles qui commencent à marcher, s’exercent, trébuchantes, à des exercices acrobatiques. — Dans la cour de la bibliothèque Sainte-Geneviève, une montagne de sable. — Aux colonnes de l’École de Droit, placardée la formation d’un Comité de femmes, portant en tête, le nom de Louise Colet. — Chez un marchand de vin, qui a pour enseigne : Au grand Arago, des femmes à soldats, accrochant le regard avec le rouge sang de bœuf des bandelettes, entremêlées dans leurs cheveux noirs, tandis que plus loin, assis par terre, dans un grand enclos, au milieu de ses bêtes, un berger lit le Petit Journal.

Tout le long des boulevards, et des deux côtés, des bestiaux inquiets et menaçants, bousculant les pissotières renfermées dans l’enceinte du parquage, s’acculant dans un coin, puis se précipitant en une masse brouillée et confuse, que surmonte un grand bœuf cavalant une vache, par laquelle il se fait porter presque debout.

Lundi 26 septembre. — Toute la route du Point-du-Jour jusqu’au Rempart : ça semble les fortifications du corps de génie des barricades. Il y a la barricade classique en pavés, la barricade en sacs de terre ; il en est de pittoresques formées de troncs d’arbres — de vraies lisières de forêts poussées dans un mur ruiné. C’est comme un immense Clos Saint-Lazare, élevé par les descendants de 48, contre les Prussiens. Tous les murs sont crénelés et percés de meurtrières, et le terrain creusé de trous ronds qui se touchent, ressemble assez bien à ces plats de fer-blanc, où l’on fait cuire des escargots en Bourgogne.

Dans le jardin de Gavarni, des ouvriers s’apprêtent à jeter à bas le quinconce.

Les arches du Pont-Viaduc, barricadées et fermées de grosses traverses de bois, sont remplies d’une foule d’hommes et de femmes regardant, à travers les fentes, le fleuve rayonnant, et les coteaux verts, où les lunettes cherchent des Prussiens.

Les gâcheurs de plâtre qui travaillent aux barricades, causent du coup de carabine qu’ils viennent de tirer au tir, dont on entend les coups stridents sur la plaque, contre laquelle des femmes d’une certaine élégance mangent bravement des pommes de terre frites, dans un restaurant improvisé sous une tente.

La nature semble se complaire dans le contraste qu’affectionnent les romanciers pour leurs catastrophes intimes. Jamais le décor de septembre ne fut si riant, jamais bleu du ciel ne fut si pur, jamais beau temps ne fut aussi beau.

Mardi 27 septembre. — Hier, grande animation dans les groupes du boulevard des Italiens, contre les bouchers. On demande que le gouvernement vende lui-même ses bestiaux, sans l’intermédiaire de ces spéculateurs sur la misère générale. Devant la mairie de la rue Drouot, une femme pérore sur le manque et la cherté des choses les plus nécessaires à la vie, et elle accuse les épiciers de dissimuler une partie de leurs approvisionnements, pour doubler le prix dans huit jours. Elle termine en disant, avec raison et d’une voix colère, que le peuple n’a pas d’argent pour faire des provisions, qu’il a besoin d’acheter, au jour le jour, et que toujours, toujours, les choses sont arrangées pour que le pauvre pâtisse, et que le riche soit épargné.

Au bout du Point-du-Jour, sur le quai de Javelle, au-dessus d’une palissade à meurtrières, au delà du barrage, le paysage, ciel et fleuve, tout à la fois lumineux et gris. À gauche, un grand peuplier, faisant un cône noir de cyprès ; en face et à droite, des cheminées de fabriques, des coteaux, comme lavés d’une blanche eau de gouache. Des ombres aux tons violets de plombagine, des lumières d’argent. Un morceau de nature qui se détache sur les couleurs crues du drapeau tricolore, flottant sur la barrière de bois, ainsi qu’un paysage, dessiné dans un métal en fusion, et me rappelant ce que je voyais dans une pelle rouge, quand tout gamin, j’y faisais fondre un morceau de plomb.

Je regagne Paris sur l’impériale de l’omnibus américain, obligé de s’arrêter et de longtemps stationner devant la manutention, tant le quai est encombré de camions, chargés de caisses de biscuits, d’omnibus bondés de pains jusqu’au toit et qu’on voit par les vitres fermées, de chariots de toutes sortes écrasés de tonneaux de farine, se pressant à l’entrée de la gigantesque usine du manger de nos soldats.

Rue de Rivoli, un joli détail : dans le bruit fracassant du passage d’une batterie d’artillerie, un artilleur caressant le bronze d’un canon, d’une main amoureuse, qui semble peloter de la chair aimée.

Paris est agité, Paris est inquiet de sa pitance ordinaire. Çà et là des petits groupes féminins très gesticulants, et je tombe rue Saint-Honoré, au coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau, dans un rassemblement furieux qui heurte les volets d’un épicier. Une femme me conte que c’est un épicier ayant vendu un hareng saur, 50 centimes, à un mobile, qui l’a fiché au bout d’un bâton, avec cette inscription : « Vendu 50 centimes par un officier de garde national à un pauvre mobile. »

J’entends deux femmes se disant derrière moi, dans un double soupir : « Il n’y a déjà plus rien à manger ! » En effet, je remarque la pauvreté des devantures de charcuterie, où ne se voient plus que quelques saucissons à l’enveloppe d’argent, et des bocaux de conserves de truffes.

Je reviens de la Halle par la rue Montmartre : les planches de marbre blanc de la maison Lambert, à cette époque si chargées de quartiers de chevreuil, de faisans, de gibier, sont nues, les bassins aux poissons sont vides, et dans ce petit temple de la gueule, se promène mélancoliquement un homme très maigre ; en revanche, à quelques pas de là, dans l’éclat du gaz, faisant étinceler un mur de boîtes de fer-blanc, une grosse fille joviale débite du Liebig.

Il vient du sérieux sur le visage des promeneurs qui s’approchent d’affiches blanches luisant au gaz ; je les vois les lire lentement, puis s’en aller, à petits pas, pensifs et recueillis. Ces affiches, ce sont les statuts des cours martiales, établies à Vincennes et à Saint-Denis. On s’arrête à cette phrase : « La condamnation sera exécutée, séance tenante, par le piquet commandé pour garder le lieu de la séance. » Et on songe avec un petit frisson qu’on entre dans le dramatique et le sommaire du siège.

Mercredi 28 septembre. — Les vifs et colorés tableaux, composés, à tout coin de Paris, par le siège : tableaux que la peinture oubliera de peindre, ou qui seront sentimentalisés par quelque Millevoye du pinceau, comme Protais. Les éclatantes taches et les piquants réveillons, que font sous les arbres des Champs-Élysées, les pantalons rouges, les chemises bises, les croupes luisantes des chevaux, les casques de cuivre aux crins épandus, les faisceaux de sabres accrochés dans les arbres, et, au milieu de cela, un officier habillé de pourpre, flottant dans une grande flanelle rouge, assis sur une chaise, dans une pose à la fois crâne et indolente.

Aux Tuileries, tout le long de la terrasse de l’Orangerie, au bout de ficelles, la montée et la descente de gourdes de fer-blanc, que remplissent, sur le quai, des garçons de marchand de vin, attelés à des haquets, et, dans les arbres poudreux et grillés, des chemises séchant sur les plus hautes branches, avec les apparences, dans ces ramures superbes, d’épouvantails à oiseaux.

 

Par toute la longue et infinie rue de Vaugirard, par toute cette rue à la fois champêtre et industrieuse, rien du caractère guerrier des autres quartiers, devenus tout militaires. Les poules picorent en pleine rue, les chèvres se promènent sur le trottoir, et l’on se croirait dans le Paris d’hier, si un futur prix de Rome n’esquissait pas dans un faux œil-de-bœuf une grande tête de la République, coiffée du bonnet phrygien, et si, de temps en temps, un tape-cul rapide ne montrait, à côté du garçon boucher qui le mène, un mobile regagnant son poste.

Jeudi 29 septembre. — Je cherche dans la journée une boutique vide à louer, pour y emménager mes bibelots.

En allant, ce soir, chez Burty, dans les endroits ombreux, mon regard est attiré par les caractères de feu, avec lesquels le gaz écrit dans la découpure du zinc des colonnes : spectacles. Annonces flamboyantes, au-dessous desquelles volettent dans la nuit, pareils à des ailes grises de chauve-souris, les lambeaux de papier poudreux et pourri des affiches des dernières représentations, qui furent.

Burty est de la commission des Papiers et de la Correspondance de l’Empereur ; il est heureux comme un pêcheur à la ligne, à qui l’on permettrait de pêcher dans la pièce d’eau de Fontainebleau. Il parle de mannes de papiers, de papiers à remplir une cour des comptes ; mais dans tout ce qu’il dit, dans tout ce qu’il annonce, dans tout ce qu’il a découvert, je ne vois rien de bien curieux, de bien neuf. Des quittances de sommes payées par des hommes que tout le monde soupçonnait de les recevoir, des preuves de dilapidations qui ne sont un secret pour personne, des dépêches brèves comme des télégrammes qu’elles sont… J’espère que les mémoires, un jour, nous en diront plus.

Vendredi 30 septembre. — Réveillé par le canon. Une aurore toute rouge. Au loin le grondement sourd du brutal.

J’arrive au bout de la rue d’Enfer, à cette église fraîchement bâtie à l’angle de cette rue et du boulevard Saint-Jacques.

Là, près de voitures vides, rangées des deux côtés de la chaussée, une populace d’attendants, une populace silencieuse d’hommes et de femmes. Les femmes, coiffées de madras ou de petits bonnets de linge, sont assises, au bord de la chaussée, ayant près d’elles leurs petites filles, qui ouvrent sur leurs têtes leurs mouchoirs contre le soleil, et fixent, sans jouer, la figure sérieuse de leurs mères. Les hommes, les mains dans leurs poches ou les bras croisés, regardent au loin devant eux, leurs pipes éteintes à la bouche. On ne boit pas dans les cabarets, on ne cause même pas. Un blousier seul, au milieu d’un groupe, raconte des choses qu’il a vues, en affirmant chacun de ses dires, d’un mouvement qui lui fait passer, à tout moment, un gros doigt devant le nez.

On dirait une population figée, et il y a une si sévère gravité en ces hommes, en ces femmes, qu’en dépit de ce perpétuel beau soleil et de cet éternel azur du ciel, le décor semble prendre quelque chose de la tristesse de cette silencieuse attente.

Tous les yeux, tous les regards sont tournés vers la rue de Châtillon. De temps en temps, de la poussière de la route, jaillissent au galop, des estafettes parmi lesquelles il y a des gamins, à la blouse enflée derrière eux ; de temps en temps, jaillit la croix rouge d’un drapeau blanc. Alors, un grand murmure qui dit tout bas, qui dit à chaque oreille : « Des blessés ! » — et aussitôt, des deux côtés de la voiture, la bousculade brutale de la foule qui veut voir.

À côté de moi, d’un remise descend un lignard, le visage terreux, le regard étonné, et que deux gardes nationaux portent sous les bras à l’église-ambulance, où se lit en lettres gothiques, tout fraîchement peintes : Liberté, Égalité, Fraternité. J’en vois passer un autre, son pauvre mouchoir noué sur la tête, un édredon vert sur les jambes. Et toutes sortes de voitures font défiler devant vos yeux de pâles figures, ou laissent entrevoir des pantalons rouges, où le sang fait de grandes taches noires.

Samedi 1er octobre. — La viande de cheval se glisse sournoisement dans l’alimentation parisienne. Avant-hier, Pélagie avait rapporté un morceau de filet que, sur sa mine douteuse, je n’ai pas mangé. Hier, chez Péters, on m’apporte un rosbif, dont mes yeux de peintre suspectent le rouge noirâtre, si différent du rouge rose du bœuf. Le garçon ne m’affirme que bien mollement que ce cheval est du bœuf.

Dimanche 2 octobre. — Aujourd’hui, rien de l’émoi douloureux, de la tristesse de ces deux derniers jours, rien du souvenir des blessés qu’on a vus passer. Le soleil d’un dimanche a tout emporté, et Paris, en gaieté et en joie, se presse à toutes ses portes, dans un Longchamps étourdi. Les toilettes d’été, les gros nœuds sur les reins et les chapeaux minuscules, toujours à la mode, trottinent sur les chemins de ronde, ou se faufilent entre les gros attelages de camions, par les ouvertures du chemin de ceinture.

On voit des jeunes filles grimpées, comme des chèvres, sur le talus de sable, l’œil aux meurtrières. Des américaines emportent sous la conduite d’un garde national, galonné d’argent, des élégantes, qui, un pince-nez à la main, parlent bastions, gabions, cavaliers. Les industries à voitures se font voir, remplies de membres endimanchés de la famille, dont quelques-uns tressautent sur des chaises. Enfin les routes sont pleines d’enfants qui jouent et gaminent, encouragés par le sourire tranquille de leurs parents.

Je reviens à pied, le long des quais, dans le léger crépuscule de six heures. Le Paris, dans la vapeur chaude qu’il garde du jour brûlant, dans la poussière, soulevée toute la journée, par ces pieds d’hommes, de femmes, de chevaux, par toutes ces roues de voitures, est noyé dans un gris d’Afrique, ce gris qu’a si bien peint Fromentin, et dans lequel les maisons mettent des carrés blanchâtres, et les arbres quelques rondeurs violettes.

Je continue à marcher en ce gris, qui se fonce et se bleuit de la nuit qui vient, et dans lequel s’allume tout à coup la lanterne rouge d’un bateau-mouche, je continue à marcher, perdu dans les rêves bêtes que fait l’imagination, aux mots vagues des passants, quand j’entends un homme arrêté sur le quai dire, à un autre : « Alors, ceux-ci vont encore nous tomber sur le dos ! » Cette phrase me réveille, et me donne immédiatement le soupçon que Strasbourg s’est rendu : pressentiment dont j’ai la confirmation, en achetant un journal sur le boulevard.

Mardi 3 octobre. — À travers le grillage du fond de mon jardin, je vois, ce matin, les mobiles bretons, campés dans une allée de la villa, lire leurs prières, dans les petites Semaines saintes, qu’ils tirent de leurs sacs.

 

Depuis deux jours, je ne sais, le souvenir de mon frère se réempare de mon esprit, un peu distrait de lui par l’horreur du moment, la menace de l’avenir, — et ce souvenir m’est présent et cruel comme aux premiers jours.

 

Cette beauté particulière d’un bel automne, ces arbres carminés, cette gaze bleue du ciel, ces grandes ombres, molles et noyées, ce brouillard laiteux, épandu et flottant sur tous les lointains, ces vapeurs reflétées de soleil, ce chatoiement dans l’air de tons neutres, cette lumière même un peu violette, et assez semblable à la couleur de l’eau dans un verre de cabaret, tout ce doux milieu de nature, fait ressortir, dans une harmonie de coloriste blond, les choses luisantes de la guerre et les fourmillements multicolores des foules.

 

Les hommes qui nous gouvernent sont médiocres, par cela même raisonnables. Ils n’ont pas assez le sentiment du téméraire, et ne se doutent pas de la possibilité de l’impossible, dans des temps comme ceux-ci. Qu’est-ce, au fond, que nos sauveurs, un général beau parleur, un littérateur distingué, un procureur onctueux, enfin une copie bourgeoise de Danton ?

 

Jamais Paris n’a eu un mois d’octobre pareil. La nuit claire, semée d’étoiles, est pareille à une nuit du Midi.

Mardi 4 octobre. — Le bombardement s’annonce. Hier on est venu s’informer, chez moi, si j’avais de l’eau à tous les étages.

Contre le trottoir, les pieds dans le ruisseau, debout, immobile, ne voyant rien, n’entendant rien, inattentive aux voitures qui la frôlent, une vieille femme de la campagne, sous son bonnet de linge en forme de tuile, est enveloppée, en sa rigidité de pierre, de plis semblables aux dalles tumulaires de Bruges. Elle porte en elle une si grande douleur stupéfiée, que je m’approche d’elle, et lui parle. Alors, cette femme, lente à revenir de sa rêvasserie à la réalité, d’une voix, qui est comme une plainte de malade, me dit : « Je vous remercie de votre bon cœur ; je n’ai pas besoin, je suis seulement chagrine ! » Et ces douces et tristes paroles me font chercher l’inconnu tragique, qu’enferme silencieusement, en elle, cette vieille exilée des champs.

Nous sommes seulement cinq chez Brébant. Il est question de l’intérieur aristophanesque du gouvernement de la Défense nationale, d’Arago que Saint-Victor appelle un vrai Pantalon de la Comédie italienne, de Mahias, de Gagneur, de… On parle de la publication de la Correspondance de l’Empereur. On est froissé du peu de gravité, du peu de tenue, du peu comme il faut, qui préside à ce travail, et qu’on fait avec des titres spirituels, comme si on voulait faire de la copie pour le Figaro… Nefftzer apporte toujours le même noir ironique, le même doute à l’endroit de ce qu’on pourra faire pour se sauver. Par moments, au rire méphistophélique par lequel il a l’habitude d’annoncer les plus rares désastres, on se demande quel diable d’homme c’est, tant il parle de ces choses avec une indifférence sceptique, gouailleuse.

Mercredi 5 octobre. — Aux environs du boulevard Exelmans, en ces petits bouquets de bois, soudainement nés et sortis de l’abatage des palissades de séparation, brûlées par les mobiles, dans un vif coup de soleil, c’est charmant, ces restaurants en plein air, sous les noisetiers roux. Les détails sont d’un pittoresque à enchanter un Knaus, avec les tables et les bancs dans le bois à peine équarri, les barillets, mis en chantier, sur un tabouret renversé, les cafetières baroques bouillant sur de petits fourneaux de terre cuite, avec le désordre des bouteilles et des pots de grès aux dessins bleus, au-dessus desquels voltigent des têtes de femmes, au teint de brugnon, aux cheveux couleur de chanvre.

Un moment, ce soir, le soleil couchant remplit complètement la baie du pont-levis du Bois de Boulogne, et les êtres et les choses qui passent sur ce carré de feu, s’y détachent d’une manière un peu surnaturelle, comme sur la plaque d’or d’un émail.

Jeudi 6 octobre. — Ce matin, le jour se lève, pour la première fois, dans la brume de l’automne. Il y a de l’hiver aujourd’hui dans le temps. L’on se sent pénétré de la rosée froide, qui mouille les feuilles des arbres. Le réveil des mobiles a lieu sans chansons. Ils font leur toilette sans gaieté, sans bruyance.

De petites voitures de bonneterie, comme on en rencontre parmi les bourgs sauvages de la France la plus reculée, leur offrent des tricots, des bonnets de coton, dans lesquels quelques-uns enfournent leurs oreilles. Ils sont campés tout le long du boulevard Exelmans ; les uns sous les arcades du chemin de fer, les autres dans les déblais du nouveau chemin de fer en construction. Peu à peu, ils secouent leur engourdissement, et, assis sur les traverses du chemin de fer dont ils ont fait des bancs, ils plongent leurs cuillers dans la gamelle, posée sur une table improvisée avec une porte arrachée à une clôture. Avec la soupe et le ventre chaud, la gaieté vient, et le rire gamin de la première jeunesse court, de table en table.

Sous une arcade qui porte écrit sur un morceau de bois : État-Major, des officiers font, sur un coin de buffet, leur correspondance, pendant qu’au milieu d’eux, un long et maigre curé, en chapeau rond, fume une courte pipe de bois.

Vendredi 7 octobre. — Au moment où je passe la Seine sur le viaduc, la canonnière s’enveloppe d’un nuage blanc et son terrible coup de canon retentit, répété par les échos des coteaux de Sèvres et de Meudon.

 

Me voici dans l’avenue de Vincennes. L’avenue est fermée, en arrière du rempart, par une formidable barricade, bâtie de dalles de pierres cyclopéennes, et, en avant du rempart, se dresse une enceinte palissadée formée d’arbres tout entiers, avec l’artichaut menaçant de leurs branches épointées. La défense est ici sur une proportion gigantesque, et digne de ce faubourg d’émeute, de ce faubourg Saint-Antoine qui semble avoir mêlé le génie militaire au génie de la guerre des rues.

Passé le rempart, passé l’enceinte palissadée, on marche entre des troncs d’arbres, rognés à ras de terre, qui étaient les beaux arbres ombreux de l’avenue, et à droite et à gauche s’étend un immense vide, où les maisons démolies ont laissé, dans l’herbe vilainement verte, une tache blanche que surmontent quelques gravats.

Puis les maisons recommencent, des maisons fermées. Une seule est ouverte, la maison d’un forgeron, dont le bruit du marteau est l’unique vie de l’avenue silencieuse… Tout à coup au loin une masse noire et un roulement sourd. Portée sur les épaules de huit gardes nationaux, s’avance une bière, sur laquelle est posé un képi de garde national ; un tambour la précède, et de minute en minute, fait résonner sur la caisse voilée de crêpe, le glas funèbre.

Pauvre Bois de Vincennes avec ses arbres coupés, ses chalets, dont on a enlevé les portes et les fenêtres, un peuple de pauvresses le remplit, armées de hachettes, faisant des ételles qu’elles traînent sur des brouettes et de petits chariots. Et l’on rencontre des rouleuses qui balayent les sentiers perdus, d’une jupe lâche, qu’en remontant, à tout moment, leur main montre attachée, sous le casaquin, par une ceinture rouge. Et comme antithèse à ces amoureuses de grand chemin, deux charmantes femmes assises par terre, à côté d’un élégant officier, jouant avec la marquise de l’une d’elles.

En montant dans l’omnibus de Paris, une jeune fille vient prendre place à côté de moi, elle tient sur son épaule un panache d’argentéa, et remporte entre deux crachoirs, liés avec une ficelle, — c’est elle qui nous le dit, — les dernières fraises de son jardinet de Nogent.

Ce soir, une voix dans l’ombre m’appelle. C’est Pouthier (l’Anatole de Manette Salomon) que je n’ai pas vu depuis bien des mois. Nous entrons dans un café, pour parler de mon frère, dont il a appris la mort en province. Il est toujours aussi misérable, et le pauvre diable sollicite son admission dans la garde nationale, pour gagner 30 sous par jour.

Samedi 8 octobre. — Dans les rues, on rencontre, avec une croix rouge sur le cœur, de grasses lorettes hors d’âge, qui se préparent, toutes éjouies, à tripoter des blessés avec des mains sensuelles, et à ramasser de l’amour parmi les amputations.

J’entrevois, ce soir, pour la première fois, Louis Blanc, que son frère amène dîner à ma table, chez Péters. Une tête qui est un mélange de cabotin et de séminariste méridional, au-dessus d’une taille d’une petitesse ridicule. Chez cet homme glabre, il y a quelque chose d’horrible : l’association sur sa face de l’enfance et de la sénilité. Ce sont les joues roses d’un bébé, avec le charbonné de l’intérieur des narines, du tour de la bouche des sexagénaires.

Lundi 10 octobre. — Ce matin, je vais chercher une carte pour le rationnement de la viande. Il me semble revoir, telle que me les dépeignait ma pauvre vieille cousine Cornélie de Courmont, une de ces queues de la grande Révolution, en cette attente de gens mêlés de vieilles haillonneuses, de bizets à képis, de petits bourgeois à la Henry Monnier, parqués en ces locaux improvisés, dans ces pièces blanchies à la chaux, où vous reconnaissez, assis autour d’une table, tout-puissants dans leurs uniformes d’officiers de la garde nationale, et suprêmes dispensateurs de votre nourriture, vos peu honnêtes fournisseurs.

Je rapporte un papier bleu, curiosité typographique des temps à venir et des Goncourt futurs, qui me donne le droit, pour moi et ma domestique, d’acheter, chaque jour, deux rations de viande crue, ou quatre portions d’aliments, préparés dans les cantines nationales. Il y a des coupons jusqu’au 14 novembre.

Mardi 11 octobre. — Aux portes des maisons neuves, où sont installées les mairies de la banlieue envahie, des femmes pâles s’entretiennent entre elles, avec des voix éteintes, de l’impossibilité de trouver du travail.

Dans les rues, des sœurs, marchant deux à deux, examinent un moment, dans le creux de leurs mains grassouillettes, le riz des sacs placés à la porte des épiciers.

Des marchands de bric-à-brac, accoudés sur des crédences gothiques, exposées sur le trottoir, personnifient la mélancolie des commerces de luxe dans la débine.

Devant le chemin de fer du Nord, je m’embarque pour Saint-Denis, dans la tapissière classique des environs de Paris, une tapissière recouverte des lambeaux d’une ancienne verdure, et qui a pour conducteur un enfant, tombé la figure dans le feu. Quand nous sommes dix, nous partons. Il y a de gras marchands à chevalière au doigt, des vieillards en cravate rouge et à la culotte déboutonnée, un modèle de l’École des Beaux-Arts, le brûle-gueule aux dents, une fringante maîtresse d’officier, emportant dans une valise la cuisine suave d’une nuit d’amour.

Nous arrivons au petit pont sur le canal, mais il ne nous est donné de voir que de loin Saint-Denis. Des zouaves et des mobiles ferment l’entrée de la ville, et retiennent en deçà du pont, mères, sœurs, parents, amis, maîtresses. Un espion prussien, nous est-il dit, s’est introduit dans la ville, et pour s’en saisir, on a coupé toute communication avec le dehors. Et au bout d’une heure, tout le monde désappointé se décide à regagner Paris, après une sieste sur le talus.

Partout la même destruction de la zone militaire, d’où se lèvent, de champs de gravats, çà et là, des pans de mur, montrant des échantillons de papier peint, — et devant soi, le plus loin que va la vue, des champs ponctués de points de toutes les couleurs : des hommes, des femmes, ramassant les glanures de la terre.

Mercredi 12 octobre. — Par ces jours tragiques, en l’élévation du pouls et la griserie de tête, qu’amène le bruit grondant de la bataille continue, qui vous entoure de tous côtés, on a besoin de sortir de son être réel, de dépouiller l’individu inutile qu’on se sent, de mettre sa vie éveillée dans un rêve, de s’inventer chef de partisans, surprenant des convois, décimant l’ennemi, débloquant Paris, — vivant ainsi de longs moments, transporté dans une existence imaginative par une sorte d’hallucination du cerveau.

C’est la trouvaille de quelque moyen de voler qui vous fait voir et découvrir les positions de l’ennemi, c’est la trouvaille de quelque engin meurtrier qui tue des bataillons, met à mort tout entiers des morceaux d’armée. Et l’on va dans une absence de soi-même, semblable à celle de l’enfant, à la lecture de ses premiers livres, l’on va par les grands espaces et les grandes aventures de l’impossible, héros d’une fiction d’une heure.

Que de tours dans ce jardin, où je n’appartenais plus à la petite promenade, que mon corps faisait dans la petite allée tournante, mais où parcourant l’air sur un escabeau volant, j’étais l’inventeur d’une substance, décomposant, au-dessous de moi, l’oxygène ou l’hydrogène de l’air respirable, et le rendant mortel aux poumons prussiens de toute une armée !

Jeudi 13 octobre. — C’est un sentiment singulier, et bien plutôt d’humiliation douloureuse que de crainte, de savoir ces collines, si rapprochées de vous, n’être plus françaises, ces bois, n’avoir plus de promeneurs de Gavarni, ces maisons, si joliment ensoleillées, ne plus abriter vos amis et connaissances, et de chercher avec une lunette, sur cette terre parisienne, des hommes à colback et un drapeau noir et blanc, et de sentir enfin à 4 000 mètres, tapis dans le verdoyant horizon, les vaincus d’Iéna.

 

Les ruines, les déchiquetures de murs de la descente de Passy au Trocadéro, escaladées par des hommes, par des gamins, qui, étagés dans la pierraille croulante, suivent de l’œil la canonnade…

Sur le pont de la Concorde, précédés d’une troupe d’enfants, criant, chantant, dansant au milieu d’un peloton de mobiles, j’aperçois du haut de l’omnibus, deux têtes de mauvais roux, dans des uniformes bleuâtres : des prisonniers bavarois.

Du Panthéon, je me rends à la place d’Italie par la rue Mouffetard. Entre des boutiques nécessiteuses et semblables à des boutiques de village, à travers les petites voitures à bras d’oignons rouges, un va-et-vient brutal, une circulation tumultueuse de femmes en cornettes à carreaux, aux bras nus, au tablier d’indienne bleu ; de vieillards cacochymes médaillés de Sainte-Hélène ; de gras vagabonds aux faux-cols du docteur Véron : foule grouillante, grossie, à tout moment, de gardes nationaux se rendant à l’exercice en pantoufles.

De la place d’Italie jusqu’au Jardin des Plantes, partout on revêt de toile cirée les étables à bestiaux, partout on travaille à des baraquements, dont les traverses servent de trapèzes à des enfants, et partout des évolutions militaires de blousiers, que des essaims de petites filles dépenaillées, aux cheveux frisottés, aux yeux brillants de bohémiennes, imitent, armées d’échalas.

La nuit est venue, de petites chauves-souris zigzaguent sur le violet dense des tours de Notre-Dame, sur la pâleur du ciel, que lignent en bas, comme des épingles noires, les baïonnettes de la multitude armée, défilant toute sombre, sur les quais.

Vendredi 14 octobre. — C’est étonnant, comme on se fait à cette vie scandée de coups de canon, à ce beau ronflement lointain, à ce claquement formidable, à cette vibration de l’air ; et ces énergiques ondes sonores vous manquent, et vous font tendre l’oreille vers l’horizon, une minute silencieux.

Je vais prendre Burty aux Tuileries… Sous ces vieux plafonds noircis par les fêtes et les soupers de l’Empire, sous ce bel or bruni qui me rappelle l’or des plafonds de Venise, au milieu de ces bronzes, de ces marbres, qui émergent de l’emballage encore incomplet du mobilier, dans le tain de ces glaces splendides, se voient des figures rébarbatives de plumitifs, des têtes aux longs cheveux socialistes, des crânes avec une couronne de cheveux d’un roux grisonnant : — les facies maussades des purs et des vertueux.

Des casiers de bois blanc, appliqués contre les murailles, montent jusqu’au plafond, bondés de cartons ; et des tables à tréteaux font le ventre, sous la montagne en désordre de liasses de papier, de lettres, de quittances, de factures. Au bout d’un clou enfoncé dans l’or du cadre d’une glace, se balancent les : Instructions pour le dépouillement de la Correspondance.

J’ai la sensation d’être entré dans le cabinet noir de l’inquisition de la Révolution, et ce décachetage haineux de l’Histoire me répugne. C’est dans la salle Louis XIV, que se tiennent les membres de la commission : c’est là où s’élabore le grand tri. Parmi les papiers qui sont là, j’en prends un au hasard. C’est un compte, où le grand dépensier, Napoléon III, fait repriser ses chaussettes, à raison de vingt-cinq centimes, le reprisage.

Samedi 15 octobre. — À vivre sur soi-même, à n’avoir que l’échange d’idées, aussi peu diverses que les vôtres autour d’une pensée fixe ; à ne lire que les nouvelles, sans inattendu, d’une guerre misérable, à ne trouver dans les journaux que le rabâchage de ces défaites, décorées du nom de reconnaissances offensives ; à être chassé du boulevard par l’économie forcée du gaz ; à ne plus jouir de la vie nocturne, dans cette ville de couche-tôt ; à ne plus pouvoir lire ; à ne plus pouvoir s’élever dans le pur domaine de la pensée, par le rabaissement de cette pensée aux misères de la nourriture ; à être privé de tout ce qui était la récréation de l’intelligence du Parisien ; à manquer du nouveau et du renouveau ; à végéter enfin dans cette chose brutale et monotone : la guerre, — le Parisien est pris dans Paris, d’un ennui semblable à l’ennui d’une ville de province.

Ce soir, dans la rue, un homme marchait devant moi, les mains dans ses poches, chantonnant presque gaiement. Tout à coup il s’est arrêté, et s’est écrié, comme s’il se réveillait : « Ça va bien mal, nom de Dieu ! » Ce passant vague exprimait le fond des idées de tout le monde.

Sur le boulevard de Clichy les baraquements des mobiles qui se couchent, sont pleins d’un bourdonnement patoisant, et à travers la toile, là, où elle n’est pas doublée de planches, transperce, presque fantastique, la gigantesque ombre chinoise d’un profil de moblot, coiffé de son bonnet de coton. À tous les coins de rue, de la prostitution d’occasion, racolée par la misère, raccroche le Breton en retard.

Au fond d’un petit passage étranglé, qu’éclaire un soleil de gaz, s’ouvre à la foule qui s’y glisse, la porte de la salle de la Reine-Blanche. Une salle de danse, à la décoration pareille à celle de toutes les salles de danse de ce boulevard : une salle aux peintures du plafond, arrêtées dans des lambrequins de papier rouge velouté, aux petites glaces étroites filant le long des colonnes, aux lustres de zinc et de verre, dont trois becs sont seulement allumés pour la circonstance.

Les gens, qui dansaient là, dans les temps calmes, y légifèrent aujourd’hui. L’orchestre aux musiciens est la tribune, qu’occupent, de noir habillés, les austères membres du bureau et les orateurs inscrits, ayant devant eux, sur le bois de la balustrade, où hier reposaient les manches des basses, la carafe parlementaire.

Dans le nuage bleuâtre fait par les pipes, sur les banquettes, ou placés face à face sur les petites tables de la consommation, sont assis des gardes nationaux, des mobiles, des philosophes de banlieue, roux depuis le dessus de leurs chapeaux jusqu’à l’empeigne de leurs souliers, des ouvriers en veste bleue et en képi. Il y a des femmes du peuple, des filles, des jeunesses en capuchon rouge, et même des petites bourgeoises, ne sachant en ce temps où passer la soirée.

Soudain un coup de sonnette, cette sonnette avec laquelle le peuple aime à jouer, comme un enfant, à la Chambre des députés. Tony Révillon se lève, annonce la fondation du club de Montmartre, destiné à fonder la liberté, et logiquement, ainsi qu’il le déclare, à détruire la monarchie, la noblesse, le clergé. Puis il propose à la salle de lui lire le numéro du Journal de Rouen, paru dans la Vérité de ce soir. C’est touchant de voir combien ces troupeaux d’hommes sont dupes de l’imprimé et de la parole, combien le sentiment critique leur fait merveilleusement défaut. La sacro-sainte démocratie peut fabriquer un catéchisme, encore plus riche en bourdes miraculeuses que l’ancien : ces gens sont tout prêts à le gober dévotieusement.

Et cependant, au fond de cette bêtise, de cet avalement tout cru de choses incroyables, perce, à un moment donné, un souffle généreux, un chaud dévouement, une ardente fraternité. C’est ainsi que, dans cette séance, à la nouvelle que nous avions 123 000 prisonniers en Allemagne, un cri parti de toutes les poitrines s’est brisé dans un murmure de douleur, au milieu duquel toute la salle s’est regardée d’un regard indicible.

Tony Révillon rassis, le citoyen Quentin a pris la parole, et a démontré, avec des mots pathétiques, que tous nos malheurs, depuis Sedan, ne seraient pas arrivés, si l’on avait nommé une Commune, et la providentialité d’une Commune bien prouvée et bien établie, tout le monde est sorti signer dans l’antichambre, au contrôle des contredanses, une pétition pour la nomination immédiate d’une Commune.

Dimanche 16 octobre. — En pénétrant dans le bois de Boulogne, parmi cette coupe sombre qui a déblayé la vue jusqu’à Boulogne d’un côté, et de l’autre jusqu’aux lacs, l’œil est étonné, il ne se reconnaît plus, il n’a plus le sentiment des distances. Des lieux éloignés lui paraissent tout proches, et la blanche église de Saint-Cloud semble couronner Boulogne.

Le ciel est cendré de pluie, les coteaux carminés et verts apparaissent, peints de couleurs dures, avec des effacements aux endroits de brouillard, ressemblant aux gouaches de Houel, qui ont eu le frottement des cartons des quais, et la salpêtrisation de l’exposition en plein air. La masse grise du château de Saint-Cloud transparaît à travers le voile blanchâtre de fumées légères. Je marche dans le merveilleux paysage qu’a fait l’abatis. Qu’on se figure un immense champ de broussailles rouillées, au milieu desquelles les troncs et les ramures survivantes ont la couleur d’arbres de bronze vert.

Là-dessous, le fouillis et le pittoresque architectural de cabanes en terre moussue, de huttes en rameaux de sapins encore verts, d’abris de branchages desséchés de la couleur du raisin de Corinthe, de tentes de toile grise, surmontées de fumées azurées, de loques de toutes les nuances séchant sur des ficelles, de pantalons rouges de troupiers, éclatant dans cette harmonie nuée, comme des coups de pistolet de vermillon.

Sur la route, il passe toutes sortes de véhicules : des trains d’artillerie portant debout sur leur tapage, de crânes hommes, et des voitures, où l’on voit un monsieur qui emporte, sur son poing, une chouette empaillée.

Je gagne Boulogne. La rue est encombrée de soldats de ligne, qui, assis sur des caisses de biscuit, barrent la rue. Il pleut. Des soldats se sont fait avec la toile de leurs tentes des burnous arabes.

Des sacs de riz sont à terre ; la distribution se fait aux hommes dans des mouchoirs et des coins de couvertures. Des moitiés de porc, enfourchées dans de petits arbres, font danser, sous leur balancement, la marche de porteurs. Des troupiers enguirlandés de sacs, d’où sortent des touffes d’herbes potagères qui les habillent de verdure, vont aux marmites de fer-blanc.

La population civile de Boulogne semble réduite à deux ou trois vieilles femmes boitaillant sur la chaussée, et presque seule la boutique du charcutier Rabat-joie est ouverte.

À la sortie de Boulogne, entre les maisons emballées, où rien ne bruit, ne remue, j’avance au milieu de détonations intermittentes de coups de fusil, éclatant tout près. J’arrive ainsi au rond-point, où je me mets à la queue de gardes nationaux, de lignards, de mobiles, un peu abrités par l’angle d’une boutique, qui a l’encoche toute fraîche d’une balle prussienne. Et c’est un amusement, en avançant un peu la tête, de voir, sous les balles des francs-tireurs embusqués au bord de la Seine, de voir, avec une lorgnette, les Prussiens de Saint-Cloud traverser, rapides et effacés, une petite ruelle au-dessus d’un réservoir vert. Les souris ne disparaissent pas plus vite. On les a vus plutôt qu’on ne les voit. Et comme il faut que tous les spectacles aient leur côté parisien, un gamin qui est à l’extrémité de la queue, crie : « À bas les parapluies ! »

En revenant, les vêpres sonnent à Boulogne, et le tintement de la cloche se tait, à toute minute, sous la voix tonnante du Mont-Valérien.

J’entre dans l’église, et je vois dans une chapelle, une réunion de capotes grises, dont quelques-uns de ceux qui les portent, ont à la main un pauvre petit livre de prières, au cartonnage des classiques de Delalain. Au milieu d’eux, un jeune soldat de ligne touche de l’orgue mélodium, ayant près de lui un camarade au pantalon garance, accoudé au buffet et penché sur la musique. De ce groupe, qui vous fait revenir dans les yeux la lithographie de Lemud : Maître Wolframb, et transfigure ce groupe vulgaire de pioupious, s’élève une musique douce et pénétrante, et qui, dans l’ébranlement des nerfs par le canon et le voisinage de la mort, apporte je ne sais quelle grande émotion triste. Et quand je sors, les voix de ces morituri chantant dans le chœur, me poursuivent au milieu des « nom de Dieu » de leurs camarades, sur la place.

Je suis curieux de reconnaître les endroits de nos tristes promenades de tout le printemps dernier. La mare d’Auteuil a son petit monticule défoncé par les charrettes, et ses ombrages gisent dans une eau souillée. J’espérais qu’on aurait épargné les trois chênes centenaires : où ils se dressaient, coupés au ras de terre, sont leurs chicots gigantesques, et autour d’eux s’élève un chantier de bûches, que n’aurait pas brûlé, pendant tout un hiver sibérien, la cheminée d’un burgrave.

Lundi 17 octobre. — Toute la journée le bruit tonnant du Mont-Valérien, l’écho roulant et prolongé de la canonnière dans les coteaux de Sèvres et de Meudon, l’ébranlant claquement de la batterie Mortemart.

Mardi 18 octobre. — La canonnade m’attire au bois de Boulogne, à la batterie Mortemart. Il y a quelque chose de solennel dans la gravité sérieuse et la lenteur réfléchie, avec lesquelles les hommes chargés du service d’une pièce, exécutent les opérations de la charge. Enfin le coup est chargé ; les artilleurs se tiennent immobiles de chaque côté, quelques-uns, appuyés en de beaux mouvements sculpturaux sur les palans, avec lesquels ils ont recalé la pièce. Un artilleur en manches de chemise, placé à droite, tient la ficelle.

Quelques instants d’immobilité, de silence, je dirai presque d’émotion ; puis, sous le tirage de la ficelle, un tonnerre, une flamme, un nuage de fumée, dans lequel disparaît le bouquet d’arbres qui masque la batterie. Longtemps un nuage tout blanc, qui a peine à se dissiper, et qui fait ressortir le jaune de l’embrasure de sable, fouettée par le coup, le gris des sacs de terre, dont deux ou trois sont éventrés par le recul de côté de la pièce, le rouge du bonnet des artilleurs, le blanc même de la chemise de celui qui a tiré la ficelle.

Cette chose qui tue au loin, est un vrai spectacle pour Paris, qui, comme aux beaux jours du lac, a des calèches, des landaus arrêtés autour de la butte, et dont les femmes se mêlent aux mobiles, et se pressent le plus près du bruit formidable. Aujourd’hui, parmi les spectateurs, ce sont Jules Ferry, Rochefort qui parle et rit fébrilement, Pelletan, dont la tête de philosophe antique s’accommode mal du képi.

Le canon tire six coups, puis le commandant enlève de son trépied le petit instrument de cuivre à prendre les hauteurs, le met précieusement dans une boîte de fer-blanc, le fourre dans sa poche et s’en va, tandis que sur la pièce s’assied un jeune artilleur, un blond à la figure féminine, empreint de ce quelque chose d’héroïque que le peintre Gros donne à ses figures militaires, et qui, le bonnet de police de travers sur la tête, une ceinture algérienne aux rayures éclatantes lui serrant les reins, la cartouchière au ventre, tout débraillé, et charmant de désordre pittoresque, se repose de la fatigue de cet exercice de mort.

La représentation est finie, le monde se disperse.

La conversation chez Brébant, ce soir, va de « l’inconsistance politique » de Gambetta à l’homme blond, à cette race, venue dans les temps les plus anciens, de la Baltique, et éparpillée en France, en Espagne, en Afrique, et que ni les latitudes, les mélanges avec les races brunes, n’ont modifiée, n’ont brunie.

Puis ce qu’on mange d’anormal, fait raconter à chacun ce qu’il a mangé d’extraordinaire, et Charles Edmond nous conte avoir goûté du fameux mammouth, retrouvé en Sibérie, et dont Saint-Pétersbourg fit la gracieuseté d’envoyer un morceau aux autorités de Varsovie.

Jeudi 20 octobre. — À Batignolles, des queues interminables à la porte des bouchers, des queues composées de vieux bonshommes tout cassés ; de rubiconds gardes nationaux ; de vieilles femmes ayant des petits bancs sous le bras pour s’asseoir ; de petites filles assez fortes pour rapporter, dans le grand panier du marché, l’avare ration ; de grisettes, le nez en l’air, les cheveux au vent, et l’œil tout plein de coquetteries pour les vétérans chargés de faire faire la queue.

De Montmartre à la rue Watteau, où je dîne, on ne voit que des colleurs en blouse blanche, couvrant les murs d’affiches relatives à la fabrication des canons.

Les marchandises de tous les magasins s’ingénient à se convertir en objets de rempart ; il n’y a plus que des couvertures de rempart, des fourrures de rempart, des lits de rempart, des couvre-chefs de rempart, des gants de rempart.

En même temps la devanture des marchands et des fournisseurs de victuailles prend quelque chose de sinistre, par le néant de l’exposition. Les serviettes sales des habitués : c’est toute celle des gargotes ; deux aucubas malades, au milieu de terrines vides : c’est toute celle des charcutiers. En revanche, des voitures à bras promènent sur le pavé de petites fabriques roulantes de crêpes.

La Halle est curieuse. Là, où se vendait la marée, tous les étaux vendent de la viande de cheval, et au lieu de beurre, l’on débite de la graisse d’animaux inconnus, en forme de grands carrés de savon blanc.

Mais l’animation, le mouvement sont au marché aux légumes, que le maraudage fait encore abondants ; et il y a foule autour de ces petites tables, chargées de choux, de céleris, de choux-fleurs, qu’on se dispute, et que des bourgeoises emportent dans des serviettes. Dans ce bruit d’offres, de paroles, de plaisanteries, d’injures, soudain de gros : « Hélas, mon Dieu ! » bruyamment soupirés par les vendeuses, devant la bière d’un franc-tireur, qu’on entrevoit entre les rideaux entr’ouverts d’une civière, le transportant à son domicile.

Vendredi 2 octobre. — De ma fenêtre, voici ce que je vois, — la couleur d’une canonnade.

Au-dessus de Meudon, un haut de ciel, auréolé de grands rayons blancs, semblable à ces effets de lumière électrique, avec lesquels Gudin aime à éclairer l’orage de ses mers. Au-dessous, le coteau et son fourré vert apparaissant, un moment, à travers la déchirure des vapeurs, presque aussitôt refermée, et vous mettant dans les yeux le paysage, avec les intermittences de vision brouillée et de claire vision, données par une lunette, dont on cherche le point.

Par ici, par là, des scintillements de vitres de villas, toutes lointaines, pareils à des scintillements de lustres de cristal. Plus proche, les maisons du Parc des Princes, de Billancourt, toute la bâtisse jusqu’à la Seine, détachée en violet sur des bouquets d’arbres pâles, et qu’on dirait sillonnée, là où le soleil frappe les ardoises, de petits cours d’eau brillantée. À partir de là, un second plan de brume azurée, que, depuis le Point-du-Jour jusqu’à Auteuil, raye sans interruption une perspective de coups de canon, crachant de gros nuages concrétionnés, ressemblant à des déroulements d’entrailles. Partout la fumée emplissant le creux des terrains, et faisant comme une assise de brouillard à la pierre des maisons.

Sur le boulevard Montmorency, des gens regardant debout dans des voitures. Voitures et gens, en la transparence froide d’un coin de jour, sans soleil ; et en le reflètement gris du pavé, n’ont pas de couleur : ils font presque les taches, au noir neutralisé d’une photographie de la high life, mangée par la lumière.

Un peu à droite est la pièce de marine du rempart. À chaque coup de canon, les artilleurs disparaissent au milieu d’un tourbillon de fumées ardentes, que le vent emporte vers le Point-du-Jour dans un grand nuage montant de travers par le ciel blanc, puis les artilleurs reparaissent tout enguirlandés d’écharpes de fumée, longues à se détacher de leurs vêtements, et reparaissent encore dans une espèce de lumière d’apothéose — la lumière du jour, transpercée et reflétée de la pourpre des feuilles d’automne.

Sur les coteaux d’en face, des apparences presque consistantes de constructions, comme pourrait en bâtir un caprice de l’imagination, et des nuages qui se lignent et s’architecturent presque solidement, à chaque envoi d’obus. Je vois longtemps, détachée, sur la verdure d’un petit bois, une blanche grotte de stalactites, et sur le peu de bleu qu’il y a dans le haut du ciel, demeurent, de longs moments, de petits morceaux de fumée résistants à se dissiper, et qu’on prendrait pour des aérostats.

Le plein air sent la poudre, ainsi que la vieille salle du théâtre du Cirque Franconi, les lointains s’effacent, et il monte, peu à peu, dans le paysage qui sombre lentement, un ensevelissement blanc, semblable à un gigantesque blutage de farine, que rosoient de petits incendies, allumés dans le bois.

Samedi 22 octobre. — Ce soir Chennevières me parlait d’efforts, tentés sans succès près de Simon, pour révolutionner le gouvernement de l’art. Nieuwerkerke, Maurice Richard, Jules Simon sont des conservateurs absolument identiques.

Dimanche 23 octobre. — Un dimanche de pluie et de vent qui se lamente. Pourquoi cet engourdissement qui m’empêche d’agir, de sortir, qui me retient à coupailler stupidement, à nettoyer avec un sécateur les arbustes de mon jardin : cela quand le dehors est si grandement curieux.

Ce soir, je vais au Luxembourg. Dans l’obscurité de sa noire grandeur, avec l’unique réverbère qui éclaire sa cour d’honneur, je ne sais quel air de vétusté prend le palais de Rouher : il semble le domicile non de choses d’hier, mais de très vieilles choses mortes. Il n’y a pas jusqu’aux rangées de baquets, déposés contre ses murs, qui ne lui donne le pittoresque ruineux d’un casino romain, dessiné par Hubert Robert.

En la rue de Tournon, toute obscurée, un trou de lumière sous un auvent, où pendent des choux-fleurs et des paquets d’aulx. Un rassemblement d’affamés devant… C’est une fruitière dont l’étal, à moitié répandu sur le trottoir, montre, dans une mare de sang, deux grands cerfs, le cou entaillé, et les entrailles jetées dehors, comme pour une curée. Dans une petite baignoire d’enfant, à la surface de l’eau vagueuse, d’énormes carpes pressent leurs museaux bleuâtres. Et à la lueur d’une chandelle mourante, dans un vieux chandelier de cuivre, se voit le fauve du cou d’un jeune ours, percé d’un trou rond, et ses larges pattes recourbées par la mort — des pensionnaires du Jardin d’Acclimatation, que la faim de Paris va se disputer demain.

Sous le ciel sans lune et sans gaz, la Seine roule une eau sombre, une eau de Phlégéton.

Le noir de cette ville, dont je retrouvais, à plus de dix lieues, l’emplacement par la réverbération qu’elle mettait dans la partie du ciel qui lui servait de plafond, de cette ville qui gardait presque le jour, dans la nuit, avec le flamboiement de ses boutiques, de ses cafés, de ses cent milliers de becs de lumière : ce noir, ces ténèbres toutes nouvelles, changent Paris, impriment à ses quartiers les plus neufs un caractère de vieillesse, les reculent, les enfoncent dans le passé. On vague à travers des pierres obscures, sans les reconnaître, étonné, même un peu inquiet de sa direction.

Ainsi déambulant, un peu de lumière me fait tomber en arrêt sur une affiche rose, où le moi sempiternel de Legouvé se promet au public dans une matinée littéraire. Les empires peuvent succéder aux gouvernements constitutionnels, les républiques aux empires, nous aurons toujours M. Ernest Legouvé, — qui parlera, dimanche, de l’Alimentation morale.

Lundi 24 octobre. — Je sors aujourd’hui par la porte Maillot, dont le pont-levis et la partie garnie de meurtrières ont été peints en vert, pour figurer la continuation du talus gazonné. Cela me semble assez chinois.

Le restaurateur Gillet est devenu un état-major, à la porte duquel on a improvisé deux guérites avec des planches de la démolition. Une foule fait queue, demandant des laisser-passer.

Toute l’avenue de Neuilly semble avoir été abandonnée de sa population civile ; seul Gamache, le maître d’armes à la triomphante enseigne, possède encore des rideaux à son rez-de-chaussée. Partout l’envahissement des soldats, et les nombreux pensionnats de demoiselles et les établissements pour les young ladies, ont des mobiles roux en faction à leurs portes.

Un passage incessant, une allée, une venue, un croisement continu de lignards, de mobiles, de francs-tireurs, à tout moment, traversant les trois barricades, de retour de reconnaissances dont ils reviennent, pliant sous la charge de la verdure et des légumes ramassés. Un défilé sans cesse recommençant, où la fatigue est pleine d’entrain, de gaieté.

Le pont de Neuilly a sa mine toute prête sous la seconde arche. Et les jolies îles feuillues de la Seine, coupées à blanc, laissent voir, entre les troncs de peupliers, des capotes grises, manœuvrant sous la pluie.

Bientôt la pluie devient une trombe, à travers laquelle s’emportent des cavaliers dans des couvertures, qui en font des espèces de spectres équestres, trottent des chariots pittoresques, à la grosse toile bleue voletant dans le ciel, galopent des fourgons d’artillerie, où, bravant l’ondée, une svelte cantinière, la jupe à la bordure tricolore, un petit tablier blanc aux poches festonnées de rouge, et coiffée de plumes de coq, apparaît une seconde, toute claquante de couleur, dans le paysage haché par la pluie, en même temps qu’ensoleillé du coup de soleil d’une giboulée de mars.

 

On a enfermé les bas-reliefs de la barrière de l’Étoile dans de grandes boîtes de bois.

Je regarde, en descendant les Champs-Élysées, cet hôtel fermé de la Païva, et je me demande si ce n’a pas été le grand bureau de l’espionnage prussien, à Paris.

Ce soir, au-dessus de la rue Saint-Lazare, au-dessus de la blanche bâtisse de la gare du chemin de fer, un ciel de sang, une lueur cerise teignant jusqu’au bleu noir de la nuit, un spectacle étrange de la nature, un de ces prodiges qui troublaient l’antiquité. L’un dit : « C’est la forêt de Bondy qui brûle ! » Un autre : « C’est une expérience de lumière à Montmartre ! » Un troisième : « C’est une aurore boréale ! »

Mardi 25 octobre. — Du phénomène d’hier soir, je ne sais quelle magie le ciel avait gardée aujourd’hui, quelle coloration électrique ! C’était dans les tons mordorés de l’arbre et dans les tons gorge-de-pigeon de la pierre, je ne sais quoi de théâtral, et l’infini du détail des constructions lointaines, de la bâtisse reculée, apparaissait dessiné, ligné, découpé comme dans la clarté lucide d’un ciel d’Italie. La construction, la stratification des nuages était aussi surprenante, et toute pleine de mirages singuliers. C’est ainsi qu’au delà de Grenelle, Paris se terminait par une chaîne de montagnes avec l’apparence d’un vrai lac à ses pieds : montagnes et eaux faites d’une grande nuée violette aux crêtes d’argent.

L’œil du Parisien, aujourd’hui, n’est plus qu’aux étalages des choses susceptibles d’être mangées, aux étalages des produits avec lesquels on triche avec l’alimentation des jours ordinaires. Et devant l’annonce d’un de ces produits, c’est un curieux spectacle que l’étude d’un passant, en son indécision, en ses combats intérieurs, qui se témoignent par le déplacement d’un parapluie d’un bras sous l’autre, ses en allées et ses retours. J’étudiais au passage Choiseul ce manège d’un assiégé devant un tout nouveau produit, dont l’usage connu, et peut-être des souvenirs personnels, l’arrêtaient dans son désir de le faire servir à sa cuisine. Un moment le préjugé l’avait emporté, il était parti, il avait vingt pas… puis tout à coup, une volte, et revenant sur ses pas, il est entré fiévreusement dans la boutique de pâtisserie acheter du beurre de cacao.

Mercredi 26 octobre. — Je vais, voir à l’Officiel Théophile Gautier, qu’on me dit revenu de Suisse.

— « Pourquoi diable, ô Théo ! êtes-vous rentré dans cette sinistre pétaudière ? »

— « Je vais vous expliquer cela », me répondit-il, en descendant l’escalier du journal. « Le manque de monnaie, mon cher Goncourt… oui, cette chose bête qu’on appelle faulte d’argent… Vous savez comment file un billet de douze cents… c’était tout ce que j’avais… puis mes sœurs étaient à Paris, au bout de leur rouleau… et voilà pourquoi je suis revenu. »

« Au fond, cette révolution c’est ma fin, c’est mon coup du lapin… du reste je suis une victime des révolutions… sans blague. Lors des glorieuses de Juillet, mon père était très légitimiste, et il a joué à la hausse sur les Ordonnances !… Vous pensez comme ça a réussi… nous avons tout perdu : quinze mille livres de rente… J’étais destiné à entrer dans la vie en homme heureux, en homme de loisir ; il a fallu gagner sa vie… Enfin, après des années, j’avais assez bien arrangé mon affaire, j’avais une petite maison, j’avais une petite voiture, j’avais même deux petits chevaux… Février met tout à bas… À la suite de beaucoup d’autres années, je retrouve l’équilibre, j’allais être nommé à l’Académie… au Sénat. Sainte-Beuve mort, Mérimée crevard, il n’était pas tout à fait improbable que l’Empereur voulût y mettre un homme de lettres, n’est-ce pas ?… Je finissais par me caser… Paf ! tout fout le camp avec la République… Vous pensez bien que maintenant je ne puis recommencer à faire ma vie… Je redeviens un manœuvre à mon âge… Un mur pour fumer ma pipe au soleil, et deux fois, la soupe par semaine, c’est tout ce que je demande… Ce qu’il y a de plus horrible, c’est l’espèce d’hypocrisie qu’il faut maintenant que je mette dans les choses que je fabrique… vous comprenez, il faut que mes descriptions soient tricolores ! »

« Pas mal tragique toute cette ferblanterie ! » fait-il, en passant devant la devanture de Chevet, n’ayant plus sur les marbres, hier garnis de toutes les succulences solides de la gueule, que le zinc de rares conserves de légumes. Puis après quelques secondes de silence, où sa méditation s’appuie lourdement sur mon bras, il dit soudain : « Est-ce bien un désastre ? Est-il concret ! D’abord la capitulation, aujourd’hui la famine, demain le bombardement… Hein ! est-il composé d’une manière artistique, ce désastre ? »

Il reprend : « Mais est-ce curieux que le courage, la valeur, cette chose qui semblait un produit si français, n’est-ce pas ? — c’était la conviction de tout le monde que nous étions héroïques de naissance, — eh bien, ça n’existerait plus ?… N’avez-vous pas vu ces matassins auxquels on a retourné leurs habits… et à la figure desquels, on a convié la population de cracher ?… »

« Mon cher Théo, lui dis-je, en le quittant, mon avis est que la blague a tué toutes les imbécillités héroïques, et les nations qui n’ont plus de ça… sont des nations condamnées à mourir. »

Jeudi 27 octobre. — Au viaduc du Point-du-Jour, des accumulations de sable, de chaux, des montagnes de moellons. Un sol défoncé par les charrois, et où les pieds butent dans la boue, contre les rails du nouveau chemin de fer, destiné à doubler l’ancien. Partout des maçons sur des échafaudages, des seaux d’eau montant de la Seine, au bout d’une poulie pittoresque, du mortier qu’on gâche, des pierres volant de main en main, des contreforts qui s’arc-boutent aux murs, de pleines assises qui montent soutenir et étayer l’arcature légère, des machines à vapeur toutes sifflantes. Une presse, une hâte, un travail enfiévré, tel que je n’en ai pas vu encore, et dans lequel semble haleter le patriotisme : — le tableau de l’activité nationale en action, au bruit du canon tonnant sur toute la ligne.

Et à travers les jours et les manques du travail non fini, dans la trajectoire des obus français, un admirable coucher de soleil. On dirait un léger lavis de nuages violets sur une feuille de papier d’or rouge, au milieu de laquelle s’ouvrirait, en éventail, un grand rayon d’or vert, mettant un ton d’aurore pâle sur Saint-Cloud, et parmi les coteaux, déjà endormis et éteints dans le neutralteinte du crépuscule.

Vendredi 28 octobre. — L’étonnant, le merveilleux, l’invraisemblable : c’est l’absence de toute communication avec le dehors. Pas un habitant qui, depuis quarante jours, vous dise avoir reçu quelques nouvelles des siens. Entre-t-il par le plus grand des hasards un journal de Rouen, on le donne, en fac-similé, ainsi que la plus inestimable des raretés. Jamais deux millions d’hommes n’ont été enfermés dans un si parfait Mazas. Pas une invention, pas une trouvaille, pas une audace heureuse. Il n’y a plus d’imagination en France.

Peu à peu, on commence à toucher le vilain de la guerre. Dans la grande rue d’Auteuil, précédés d’un soldat tenant le cheval par la bride, je vois passer, à cacolet, deux lignards, le teint terreux, et leurs pauvres reins fléchissant à chaque cahot, et leurs pieds débiles s’efforçant de s’arc-bouter à la petite planchette de l’étrier. Cela fait mal. Des blessés, c’est la guerre, mais des gens que tuent le froid, la pluie, le manque de nourriture, c’est plus horrible que les blessures de la bataille. « Ils sont de mon régiment, dit une cantinière, — voyageant avec moi dans l’omnibus, — de mon régiment, le 24e de marche ; tous les jours, on en emmène comme ça. » Et dans son accent perce comme le découragement de ceux à qui elle verse à boire.

Sur la pierre grise du Panthéon, au-dessous de l’or de sa croix, se détache une immense tribune, aux draperies rouges des escaliers de marchands de vin. Une grande bande porte : Citoyens, la Patrie est en danger. Enrôlements volontaires des gardes nationaux. Au-dessus, un écusson représentant le navire d’argent de la ville de Paris, est surmonté d’un faisceau de drapeaux, que couronne un drapeau noir, où flottent dans ses plis funèbres, les noms de Strasbourg, Toul, Châteaudun. Les dates de 1792, 1870, sont inscrites aux deux extrémités, sous des oriflammes tricolores. Aux piliers sont accrochés des boucliers de carton sur lesquels se lisent les deux lettres : R. F.

La tribune immense est toute pleine de képis galonnés d’argent, d’épaules luisantes sous le caoutchouc des manteaux mouillés, entre lesquelles passe et se déverse la foule montant l’escalier, la foule qui fait des étages de dos, en blouse blanche, en blouse bleue ; cela au milieu des roulements de tambour et des sonneries de clairon. Un spectacle, où il y a un rappel de la foire, et cependant qui remue, par les électricités qui se dégagent des grandes choses généreuses, et des multitudes qui se dévouent.

Un monde immense couvre la place, surplombée par des groupes pyramidaux de femmes et d’enfants, grimpés entre les colonnes de la mairie du cinquième arrondissement, de l’École de Droit.

Les faces sont hâves, elles ont le jaune qu’y met la nourriture du siège, et qu’y apporte encore l’émotion du spectacle, traversé du chantonnement grave de la Marseillaise.

Enfin a lieu le défilé interminable des gardes nationaux enrôlés, passant devant le bureau, placé au milieu de la tribune.

Et avec l’heure tardive, avec le ciel pluvieux, dans lequel s’éparpillent, comme des feuilles sèches, des nuées de sansonnets, avec le crépuscule qui fait plus blafardes les figures, ces milliers de pâles soldats traversant les grandes ombres de la tribune, où leurs visages apparaissent comme voilés de crêpe, font un peu l’effet de la revue fantastique d’une armée de fantômes, sortie d’une lithographie de minuit de Raffet.

Certes, il y a là un motif pour la peinture, mais, de bonne foi, c’est trop une répétition de 92, de 93. On est humilié de trouver une copie si plate du passé, si servile, qu’on a été jusqu’à inscrire au fronton de l’École de Droit : Indivisibilité de la République française. Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort.

Samedi 29 octobre. — Dans la salle d’attente du chemin de fer, au milieu des soldats, sur les bancs, des files de sœurs appuyées sur des parapluies, font, sous l’ondoiement de leurs voiles noirs, des perspectives de doux profils, embéguinés de blanc.

Je tombe à Belleville dans une sortie d’école de gamins, chantant la Marseillaise, en brandissant leurs paniers au-dessus de leurs têtes, et follement dansant, une jambe en l’air, ainsi que ce petit Japonais que je possède, sculpté dans un ivoire, laqué d’or de diverses couleurs.

Romainville ! ses guinguettes, ses jeux de boules sont fermés, et sur cette route, aimée du Parisien, ne se rencontrent que des chiens errants de toute race, lamentablement maigres, et tournoyant comme affolés, à la queue les uns des autres.

Il pleut, et au delà de la bande verte du champ que je traverse, j’aperçois ce qui est devant moi, dans les couleurs noyées et l’incertitude d’un paysage, vu à travers la buée d’un carreau.

Bientôt cependant, sortant de la brume lointaine, à travers les hachures de la pluie, se dessinent des silhouettes étranges d’hommes et de femmes, qui, en se rapprochant de moi, me semblent le défilé d’une cour des Miracles. C’est la rentrée des maraudeurs. Figurez-vous toutes les laideurs, habillées de toutes les fantaisies de la loque. On y voit des attelées d’hommes poussant de lourds chariots, chargés de pommes de terre, à côté de petits enfants traînant quelque chose de vert, dans une boîte à cigares, attachée au bout d’une ficelle. On y voit, marchant courbées, ployées en deux, des femmes aux robes luisantes de pluie, les bas jambardés de boue jusqu’au derrière. On y voit d’autres femmes, lesquelles, des retroussis de leurs cotillons, s’étant fait des poches tout autour d’elles, mettent au jour de grands morceaux impudiques de chair. On y voit encore des fillettes qui, dans l’effort de porter un petit sac sur leurs têtes, montrent tendu en avant, sous le placage de la robe mouillée, le dessin menu de leur petit ventre, de leurs cuisses grêles.

Et un voyou, qu’on dirait avoir posé pour Gavarni, dans une planche de Vireloque, ferme la marche, brandissant au bout de son bras, levé en l’air, un long chat noir fraîchement écorché.

Une voiture trouvée par hasard, me ramène le long de chemins inconnus, à la porte du rempart de la Chapelle.

Je passe entre des coins de champs bouleversés, des clôtures arrachées, des abatis de grands arbres, des amoncellements de pierres, entre des maisons sans portes ni fenêtres, où s’accroche encore le squelette d’un arbuste, à demi déraciné, entre les murs de rues entières, sans une lumière, sans un passant, sans un vivant. Et je vais toujours par le ciel qui fond, sur le chemin qui s’effondre, à travers toutes ces choses, ruinées, abandonnées et reflétées, avec la nuit noire, dans les flaques d’eau, si bien qu’à la fin il me vient l’impression d’être emporté, à bride abattue, dans un cataclysme.

Dimanche 30 octobre. — Devant mon fiacre, une file de petites voitures d’ambulance de l’armée, aux rideaux gris, surmontées du volètement des petits drapeaux à croix rouge.

J’entre une minute au concert Pasdeloup. La salle est comble, mais la musique n’a pas, dans le moment, le pouvoir de me faire oublier, le pouvoir d’apporter à ma pensée la rêverie. Je ne me sens point transporté dans la pastorale de Mozart, et je vais jouir du spectacle de la rue.

Le boulevard entier est une foire. On vend de tout sur le bitume du trottoir : des tricots de laine, du chocolat, des tranches de coco, des pastilles du sultan, des piles de Châtiments de Victor Hugo, des armes qui semblent provenir des accessoires d’un théâtre, des boîtes à surprise où l’on voit celui ou celle qu’on aime.

Sur le banc en face des Variétés, des pêcheurs improvisés débitent, à 2 francs pièce, des brochetons gros comme des goujons, pêchés on ne sait où.

Là-dedans, la foule insouciante d’un dimanche des temps ordinaires, qui marche à petits pas, musant et s’arrêtant à chaque étalage, au milieu des glapissements d’affreux marmousets, criant d’une voix déjà cassée par l’eau-de-vie : Madame Badinguet ou la femme Bonaparte, ses amants, ses orgies.

Lundi 31 octobre. — Sur les visages, dans l’attitude des gens, on sent le contre-coup de grandes et terribles choses qui sont dans l’air. Derrière le dos de questionneurs, groupés autour d’un garde national, j’entends les mots : « coups de revolver… feu de peloton… blessés. » Sur le seuil du Théâtre-Français, Lafontaine m’apprend la nouvelle officielle de la capitulation de Metz.

La rue de Rivoli est tumultueuse, et la foule en parapluie grossit, à mesure qu’on approche de l’Hôtel de Ville.

Là, c’est un encombrement, une mêlée, une confusion de gens de toutes sortes, que trouent, à tout moment, des gardes nationaux, la crosse en l’air, et criant : « Vive la Commune ! » L’édifice tout noir, avec l’heure, qui marche insouciante sur son cadran déjà allumé, à ses fenêtres grandes ouvertes, avec au dehors les jambes ballantes des blousiers, qui y figuraient le 4 septembre. La place : une forêt de crosses de fusils relevées, aux plaques brillantes sous la pluie !

Sur les visages, on sent la douleur de la capitulation de Bazaine, une espèce de fureur de l’échec d’hier au Bourget, en même temps qu’une volonté colère et héroïquement irréfléchie de ne pas faire la paix.

Des ouvriers, en chapeau rond, écrivent, au crayon, sur des portefeuilles crasseux, une liste que leur dicte un monsieur. J’entends parmi les noms, ceux de Blanqui, de Flourens, de Ledru-Rollin, de Mottu. « Ça va aller maintenant, » s’écrie un blousier, au milieu du silence consterné de mes voisins, et je tombe dans un groupe de femmes, parlant déjà peureusement du partage des biens.

À ce qu’il paraît, ainsi que me l’indiquaient les jambes sortant par les fenêtres de l’Hôtel de Ville, le gouvernement est renversé, la Commune établie, et la liste du monsieur de la place va être confirmée par le suffrage universel.

C’en est fait. On peut écrire à cette date : Finis Franciæ… Les cris : « Vive la Commune ! » éclatent sur toute la place, et de nouveaux bataillons se précipitent par la rue de Rivoli, suivis d’une voyoucratie vociférante et gesticulante… Dans ce moment une vieille dame qui me voit achever le journal du soir, me demande, ô ironie, si le cours des fonds publics est dans mon journal.

Après dîner, j’entends un homme du peuple dire à une marchande de tabac, chez laquelle je m’allume : « Est-il possible de se laisser rouler comme ça ? Vous allez voir un 93, qu’on va se pendre les uns les autres ! »

Le boulevard est tout noir. Les boutiques sont fermées. Le passant n’existe plus. Quelques rares groupes de gens, le doigt coupé par une ficelle au bout de laquelle il y a quelque mangeaille empaquetée, se tiennent dans la projection du gaz des kiosques, des cafés, dont les maîtres vont et viennent sur la porte, incertains s’ils doivent fermer. Le rappel bat, la générale bat, un vieux garde national apoplectique passe son képi à la main, criant : « Les canailles ! » un officier de garde nationale appelle à la porte du Café Riche les hommes de son bataillon. Il circule le bruit que le général Tamisier est prisonnier de la Commune.

Le rappel continue avec fureur ; pendant qu’un jeune garde national prend sa course au milieu de la chaussée du boulevard, criant à tue-tête : « Aux armes, nom de Dieu ! »

La guerre civile, avec la famine et le bombardement ; est-ce notre lot de demain ?

Mardi 1er novembre. — De la place de la Concorde, des pelotons de garde nationale s’avancent au petit pas vers l’Hôtel de Ville, regardés, derrière les fenêtres des Tuileries, par les bonnets de coton des blessés, mêlés aux voiles des sœurs. C’est la contre-manifestation de la journée d’hier, au milieu d’une foule, comme les journées de fête en jettent sur le pavé de Paris.

Par extraordinaire, on est très nombreux ce soir, chez Brébant. Il y a Théophile Gautier, Bertrand, Saint-Victor, Berthelot, etc., etc. Louis Blanc y fait sa première apparition avec son physique ecclésiastique, et dans une redingote qui joue la lévite.

Nécessairement la révolution d’hier est le sujet de la conversation. Hébrard, qui y a assisté dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, déclare qu’on ne peut avoir une idée de la crapuleuse imbécillité dont il a été témoin. Il a vu un groupe voulant porter Barbès : les bonnes gens ignoraient encore qu’il fût mort. « Pour moi, dit Berthelot, de très bonne heure, voulant savoir où nous en étions, j’ai été demander à une sentinelle de l’Hôtel de Ville : — Qui est là ? qui gardez-vous ? — Parbleu, m’a-t-il répondu, je garde le gouvernement de Flourens ! Elle ne savait pas, cette sentinelle, que le gouvernement qu’elle gardait, avait été changé. Que voulez-vous, si la France en est là !… »

Louis Blanc reprend avec une parole douceâtre, lente à sortir, et qu’il retient, un moment, dans sa bouche, comme si c’était un bonbon délicieux : « Tous ces hommes d’hier se nommaient eux-mêmes, et à leurs noms, pour les faire passer, ils ajoutaient quelque nom connu, quelque nom illustre, ainsi qu’on met une plume à un chapeau. » Il dit cela, de son ton mi-pincé, mi-sucré, avec au fond l’amertume secrète du peu que son nom, si populaire en 1848, pèse sur les masses, et, il faut bien le reconnaître, du peu que les illustrations et les célébrités pèsent, aujourd’hui, sur une populace amoureuse du néant chez ses maîtres.

Et le petit Louis Blanc, à l’appui de son dire, tire de la petite poche de sa petite culotte une liste imprimée de vingt noms, soumise au suffrage des citoyens du cinquième arrondissement, pour la formation d’une Commune, qui est bien la réunion des inconnus les plus célèbres, avec lesquels aurait été jamais fabriqué un gouvernement, en aucun pays du monde.

À ce moment, Saint-Victor affirme tenir d’un ami de Trochu que le général se vante d’obtenir le débloquement de Paris dans quatorze jours.

Tout le monde de rire, et ceux qui connaissent la personne du gouverneur de Paris, de le peindre, comme une petite intelligence, appartenant aux idées étroites du militarisme, fermée à toute invention qui vient à se produire, à toute idée nouvelle, apportant aussi bien son veto à une chose sérieuse qu’à une chose chimérique. Car le chimérique abonde, et il se trouve des gens qui veulent défendre Paris au moyen de chiens, auxquels on donnerait la rage, et qu’on lâcherait sur les Prussiens.

Alors Louis Blanc parle de l’idée d’un homme dont il s’est fait le promoteur, et qui voulait priver les Prussiens d’eau à Versailles, par la destruction de la machine de Marly et le desséchement des étangs. Trochu a coupé la proposition par le mot : « Absurde. » Dorian, lui, était émerveillé de la conception.

Puis, entre un fabricant d’engins militaires, qui se trouve là, un officier d’artillerie, et Berthelot, c’est l’exposé d’une kyrielle d’inventions ou de produits, refusés par une raison, par une autre, le plus souvent sans aucune raison, de premier coup, par légèreté, par incompréhension. Il est question de fusées au carbone, d’un ballon devant rapporter par une Correspondance-Journal avec la province, 600 000 fr. et dont le lancement attend encore l’autorisation. Louis Blanc dit : « À propos de l’absence de nouvelles, comme je m’en étonnais, Trochu m’a dit : Mais le gouvernement fait tout son possible, savez-vous qu’il dépense, par mois, 10 000 francs. Cela m’a stupéfait, 10 000 francs, pour une chose d’une si capitale importance, quand il faudrait en dépenser 100 000, 200 000, que sais-je, un million ! »

De Trochu on passe au général Guiod, que Berthelot rend responsable de nos désastres, cet homme qui, non content de s’être opposé à la fabrication des chassepots, a refusé le canon du commandant Potier : « C’est bien simple, ajoute-t-il, depuis le commencement de la guerre, c’est une bataille d’artillerie, les canons prussiens portent à six ou huit cents mètres plus loin que les nôtres, ils se mettent à cent, deux cents mètres de notre portée, et nous démolissent tout à leur aise : les canons Potier rendaient la partie égale… » « Vous savez, dit le fabricateur d’engins, que pendant les huit jours d’arrêts, que le général Guiod a infligés au capitaine Potier, les deux mille hommes, dont il a la direction, n’ont pas travaillé, et, dans ce moment-ci… » Le fabricateur d’engins est interrompu par l’officier d’artillerie : « C’est comme pour les artilleurs, on dit qu’il n’y en a pas, dites donc qu’on n’en veut pas. Un de mes amis a présenté au général Guiod un ancien officier très capable. Savez-vous comment le général l’a reçu : “Monsieur, je n’aime pas le zèle intempestif !” »

Berthelot reprend : « Oui, tout est comme cela, Nefftzer ne comprend pas mon exaspération, quand je vais le trouver, il ne voit pas ça dans le détail, comme moi, il ne touche pas, toute la journée, leur stupide entêtement. Et puis, qu’est-ce que ce décret qui rappelle les vieux retraités, quand on a besoin de jeunes, de capacités qui se développent, d’un général qui se révèle ? Il fallait faire de petites sorties, des sorties commandées par des capitaines. Celui qui aurait fait le mieux, aurait été nommé colonel ; et s’il s’était distingué plusieurs fois, général. Comme cela nous reformions nos cadres, nous établissions une pépinière d’officiers… Mais l’on garde l’avancement pour l’armée de Sedan, oui ce n’est pas une plaisanterie, pour l’armée de Sedan ! »

Bah ! lance un sceptique, on aura beau changer les officiers, ce seront toujours les mêmes… et l’on parle du prochain décès de la France, de son épuisement en cerveaux de valeur, de son état convulsif par lequel elle va, soubresautante, à la mort.

Pendant ce, Renan affaissé, les mains canoniquement croisées sur l’estomac, jette de temps en temps dans l’oreille de Saint-Victor, jubilant d’entendre du latin, des versets de la Bible.

Puis, au milieu du rabâchage à nouveau sur les causes de notre ruine, Nefftzer crie :

— « Ce qui a perdu la France, c’est la routine et la rhétorique ! »

— « Oui, c’est le classicisme ! » — soupire Théophile Gautier, — interrompant l’analyse, qu’il fait dans un coin, des quatrains de Khèyam, au bon Chennevières.

Mercredi 2 novembre. — Toute la journée j’ai été poursuivi par la mémoire obstinée d’un autre Jour des Morts.

Nous étions à la Comerie. De Béhaine nous avait emmenés nous promener sur les hauteurs qui dominent le cours de l’Oise. Nous marchions sous la bise, par le paysage désolé, entourés du vol circulaire des corbeaux. Jules souffrait du foie, et nous étions tristes, comme ce triste jour.

Il y a aujourd’hui au cimetière, pour entrer, pour sortir, la queue qui se fait à la porte d’un endroit de plaisir. Je ne sais, pour moi, je suis reconnaissant à toute cette foule qui se presse là. J’ai du bonheur à voir bien peu de tombes, sans une couronne fraîche, et je me penche à regarder les formes noires et les mains pieuses, penchées sur les pierres funéraires. Les morts, si oubliés le restant de l’année, ont autour d’eux un murmure de prières, de paroles… Pauvre tombe ! elle n’a que les couronnes que j’y apporte. Quand je n’y serai plus, personne n’y viendra, personne n’y apportera un brin d’immortelle. Cette tombe deviendra la pierre abandonnée des morts sans famille. Cette idée m’est douloureuse non pour moi, mais pour lui.

À l’entrée du cimetière, des bières de petits enfants se succèdent, faisant dire aux femmes : « Encore un petit ! » À ce qu’il paraît, le siège est meurtrier à ces innocents, privés de lait.

Jeudi 3 novembre. — On vit dans la permanence du rappel.

Quel est l’inconnu destiné à sortir de ces jours-ci ! Quel est l’imprévu que nous garde l’avenir ! L’appoint courageux apporté par l’Ouest avec sa mobile, avec ses marins, au milieu de la mollesse du reste de la France, ne doit-il pas entrer pour quelque chose dans la formation du gouvernement, ne doit-il pas amener la restauration du principe monarchique et religieux ? D’un autre côté, la prétention de Belleville de vouloir despotiser la France, ne pourrait-elle pas amener une résurrection des anciennes provinces, déjà blessées de la centralisation des derniers règnes, amener un démembrement de la France, dont la pensée existe ce matin dans l’affiche de la Bretagne ?

Vendredi 4 novembre. — La place de l’Hôtel-de-Ville est calme, abandonnée de la multitude de ces jours derniers. Quelques curieux seulement. Tout à coup jambes en l’air, et le monde de courir sur le quai, où je vois passer, dans les acclamations de la foule et un cortège de gamins, le gouverneur de Paris. Une figure jeune, douce, plaisante avec une grande barbiche d’officier d’Afrique : le général distingué, tel que l’inventerait un roman sans talent ou une pièce du Gymnase.

Je traversais ce soir le passage des Panoramas, et dans ce passage autrefois aveuglant de clarté, je me demandais si je n’étais pas dans le tunnel qui passe sous la Tamise.

Samedi 5 novembre. — À dîner, Clément de Ris me conte qu’aux Débats, en ce journal peu utopique, on a de l’inquiétude pour la cervelle d’un de nos amis, pris de la monomanie de sauver la France avec une combinaison qui ne me paraît pas si bête : le rétablissement d’Henri V, adoptant le comte de Paris.

Dimanche 6 novembre. — L’armistice est repoussé par les Prussiens. Je crois qu’il n’existe pas, dans l’histoire diplomatique du monde, un document plus féroce que le Mémorandum de M. de Bismarck. Son apitoiement sur les centaines de milliers de Français qui vont mourir de faim : ça ressemble au jésuitisme d’un Attila.

Lundi 7 novembre. — À déjeuner, ce matin, à la taverne de Lucas, sur l’addition je trouve ma serviette, marquée 15 centimes. La blanchisserie est, à ce qu’il paraît, en désarroi, par la rentrée dans Paris des blanchisseurs de Boulogne, de Neuilly, etc., et encore à la suite de la réquisition de la potasse et des autres matières par le gouvernement, pour la confection de la poudre.

Je vais faire visite à Victor Hugo, pour le remercier de la sympathique lettre, que l’illustre maître a bien voulu m’écrire, lors de la mort de mon frère.

C’est à l’avenue Frochot — chez Meurice, je crois. On me fait attendre dans une salle à manger, où sont les restes d’un déjeuner, servi dans un bric-à-brac de verreries et de porcelaines.

Je suis introduit dans un petit salon, au plafond et aux murs recouverts de vieilles tapisseries. Il y a deux femmes en noir, au coin de la cheminée, dont on voit vaguement les traits à contre-jour. Autour du poète, à demi couchés sur un divan, des amis, parmi lesquels je reconnais Vacquerie. Dans un coin, le gras fils de Victor Hugo, en costume de garde national, fait jouer sur un tabouret, avec des dames, un petit enfant, aux cheveux blonds, à la ceinture rouge.

Hugo, après m’avoir donné la main, est venu se replacer devant la cheminée. Dans la pénombre de l’antiquaillerie meublante, sous ce jour d’automne, assombri par la vétusté des couleurs des murs, et tout bleuissant de la fumée des cigares, au milieu de ce décor d’un autre temps, où tout est un peu effacé, incertain, les choses comme les figures, la tête d’Hugo, en pleine lumière, se trouve dans son cadre, et a grand air. Il est dans ses cheveux, de belles mèches blanches révoltées, comme il y en a sur la tête des prophètes de Michel-Ange, et sur sa figure une placidité singulière, une placidité presque extatique. Oui, de l’extatisme, mais où, de temps en temps, il y a des éveils, presque aussitôt éteints, d’un œil noir, noir, noir.

Comme je lui demande s’il se retrouve, à Paris, il me dit à peu près ceci : « Oui, j’aime le Paris actuel, je n’aurais pas voulu voir le bois de Boulogne, dans son temps de voitures, de calèches, de landaus, il me plaît maintenant qu’il est une fondrière, une ruine… c’est beau, c’est grand ! Ne croyez pas cependant que je condamne tout ce qui a été fait à Paris. Je suis le premier à reconnaître l’intelligente restauration de Notre-Dame-de-Paris, de la Sainte-Chapelle, et incontestablement on a élevé de belles maisons neuves… » Et sur ce que je lui dis, que le Parisien se trouve dépaysé dans ce Paris qui n’est plus parisien, il me répond : « Oui, c’est vrai, c’est un Paris anglaisé, mais qui possède, Dieu merci, pour ne pas ressembler à Londres, deux choses : la beauté comparative de son climat, et l’absence du charbon de terre. Pour moi, quant à mon goût personnel, je suis comme vous, j’aime mieux nos vieilles rues… » Quelqu’un ayant prononcé le mot de « grandes artères ». « C’est vrai, jette-t-il au divan, ce gouvernement n’avait rien fait pour la défense contre les étrangers, tout avait été fait pour la défense contre la population ! »

Hugo vient s’asseoir à côté de moi, et m’entretient de mes livres, qu’il veut bien me dire avoir été des distractions de son exil. Il ajoute : « Vous avez créé des types, c’est une puissance que n’ont pas toujours les gens de très grand talent ! » Puis, me parlant de mon isolement sur cette terre, qu’il compare au sien, lorsqu’il était là-bas, il me prêche le travail pour y échapper, me berce d’une espèce de collaboration avec celui qui n’est plus, finissant par cette phrase : « Pour moi, je crois à la présence des morts, je les appelle les invisibles. »

Dans le salon, le découragement est complet. Même ceux qui envoient des articles de vaillance au Rappel, avouent tout haut leur peu de confiance dans la possibilité de la défense. Hugo dit : « Nous nous relèverons un jour. Nous ne devons pas périr. Le monde ne peut subir l’abominable germanisme. Il y aura une revanche dans quatre ou cinq ans ! »

Victor Hugo, dans cette visite, se montre aimable, simple, bonhomme, pas le moins du monde grandiloque ou sibyllin. Sa grande personnalité ne se fait sentir que dans de délicats sous-entendus, comme lorsqu’il parle des embellissements de Paris, et qu’il cite Notre-Dame. On lui est reconnaissant de sa politesse, un peu froide, un peu hautaine, mais qu’on aime à rencontrer dans ce temps d’effusions banales, où les grandes célébrités vous reçoivent, à la première entrevue, avec un : « Tiens, c’est toi, ma vieille ! »

La curieuse transformation des commerces du moment… Les chapeliers tentent le collectionneur militaire, avec le casque classique prussien, dit paratonnerre, avec le casque chocolat d’un Bavarois ramassé à Châtillon. Les marchands de couleurs et de tableaux vendent des couvre-képis en toile cirée. Les officines de Paris pour les courses, actuellement sans ouvrage, sont devenues des bazars de siège : on y expose des revolvers, des lorgnettes de marine, des couteaux, des couverts pour bastions, des tire-douilles pour fusils à tabatière, des tasses à filtre, etc.

Une boucherie de la rue Neuve-des-Petits-Champs a changé son nom en Hippophagie, et étale, dans le flamboiement du gaz, un écorché élégant, au péritoine découpé en festons et en dentelles, un écorché tout enguirlandé de feuillages et de roses : un écorché qui est un âne.

Mardi 8 novembre. — Une foire aux légumes, le long de l’avenue de Clichy, depuis la statue du maréchal Moncey jusqu’à la porte du rempart, avec tout son petit monde de mioches vendeurs : de petits ébouriffés, dont le pan de chemise passe à travers la charpagne sur laquelle ils sont assis, de petites encapuchonnées qui ont trois navets devant elles. Dans ce gigantesque étalage de verdure, glissent, coulent, se répandent les étalages d’autres commerces : de vieux pantalons, des morceaux de tuyaux de poêle, des abat-jour, des peintures à l’huile de maisons de campagne par des propriétaires amateurs, des tableaux de mâchoires, qui s’ouvrent et se referment, achetés à la faillite d’un dentiste.

Je passe le pont-levis. Le soleil fondu dans le brouillard fait ressembler le ciel à une fumée d’incendie, et derrière moi, les grandes lignes des fortifications, dégagées de toute construction, apparaissent comme des falaises noyées dans la brume du matin, avec leurs silhouettes de douaniers.

Toutes les maisons abandonnées, gardent des écriteaux de location, ô ironie ! Dans ces maisons fermées et vides, une fenêtre devenue un atelier de choumaques, de rapetasseurs de chaussures humaines ; une autre fenêtre, tout encombrée de viande de cheval, de boudin de cheval, de tripes de cheval, d’où se détache de la cheminée flambante une mégère horrible, qui vend par la baie ouverte, aux soldats de la ligne, quelque chose sans nom et qui pue.

On traverse, tous les cent pas, des barricades, et alors des rencontres sur la route d’hommes et de femmes, portant, tous à la main, quelque chose, ne fût-ce qu’un bout de planche arrachée ; des rencontres d’affreux gamins, culottés de la mise bas d’un pioupiou, et coiffés jusqu’aux yeux du bonnet de police impérial ; des rencontres de figures de misère qui donnent froid ; des rencontres de vieilles haillonneuses, dont la clef rouillée de leur taudis, leur bat dans les jambes, avec un bruit de fer contre du bois.

Passé l’église de Clichy, me voici au milieu de jardins de maraîchers, n’ayant plus de palissades, d’appentis, où toutes les lattes à la hauteur de la main ont été arrachées, entre des pieux qui sont tout ce qui reste des toits de planches qu’ils soutenaient. Cette dévastation a pour horizon des squelettes de grands peupliers détachés dans le ciel, sur une nuée rose autour d’un soleil cerise, au milieu de ramures ressemblant aux arborisations d’une agate.

La route continue, continue, continue, pour cesser tout à coup, comme si le paysage était coupé net, entre une usine lézardée, étayée par des poutrelles, et un restaurant en planches peintes couleur de brique, et où se lit : École de natation du pont.

Là, la vue s’arrête devant un grand brouillard jaune, s’élevant de la Seine qu’on ne voit pas, et dont se détache une sentinelle, qui vous crie : « On ne passe pas ! »

Je prends à droite un chemin noir de charbon de terre, et je flâne sous des arbres rabougris de vergers, où des hommes lèvent des carrés de gazon, qu’ils chargent sur des charrettes. Dans les terrains vagues, au delà, semblables à des bataillons de petits soldats de plomb, des gardes nationaux exécutent des marches et des contre-marches. De tous côtés, au-dessus des clôtures, des képis et des baïonnettes de sentinelles ; de tous côtés, des murs percés de trous meurtriers, laissant passer de petits morceaux de ciel ; et tout au loin, par un sentier qui chemine entre des pans de murailles, glissées à terre, se traîne lentement une vieille femme, accablée sous le poids du bois qu’elle porte, comme une fourmi sous un fétu.

À la recherche de la Seine, je prends un chemin contournant des usines, des fabriques silencieuses et noirâtres, de ce ton des choses éternellement enveloppées de fumée, et parmi lesquelles une seule a un grondement, avec jet de vapeur par un soupirail de cave. J’arrive enfin à une amidonnerie, dont je vois, par le battant de la grande porte, des hommes abattre des grands arbres, et j’ai devant moi une redoute qui a des embrasures pour trois canons, et la Seine, comme Corot pourrait la peindre, à la fin d’une journée d’hiver.

Toujours un ciel rose, et les maisons serrées de l’autre rive de la Seine, pareilles à des blancs de dominos, dans les masses violettes des arbres, et l’eau jaune avec un reflet du ciel qui la saumone, et l’île en face, complètement rasée, avec un peu de bleuâtre dans la forêt de rejets de ses broussailles.

D’un côté, le pont du chemin de fer d’Asnières, un fil noir dans l’air, de l’autre le pont de Clichy, le tablier d’une de ses arches tombé dans l’eau.

Sur la route dévastée, sous ce ciel fantastique, dans ce paysage aux couleurs, qui ne sont pas les couleurs d’un jour réel, mais des couleurs, qui semblent des colorations d’opale, vues au crépuscule, la prostitution se promène beaucoup.

Il y a de la fille à soldat de toutes les catégories, et je marche derrière une créature, à laquelle un jeune lignard donne le bras. Elle est en cheveux, les cheveux tignonnés en couronne ou plutôt en moule de pâtisserie, au haut de la tête. Elle porte une robe de laine noire à longue queue, dont la taille est sous les seins, avec une pèlerine à la ruche qui lui remonte sur les épaules. Elle a un foulard blanc au col, et un panier de paille noire à la main.

C’est la toilette distinguée de la fille de maison, à l’usage des militaires, en l’an de grâce 1870.

Mercredi 9 novembre. — Ce soir, je me cogne contre Nefftzer, qui m’emmène boire un verre d’aff-aff chez Frontin. Nous descendons dans la cave, hantée par les démocrates. Nefftzer a déjà l’animation, l’expansion de quelques chopes, et son rire de la Souabe est formidable.

Sur un mot que je dis de Victor Hugo, le voici à se débonder sur l’homme, qu’il a beaucoup pratiqué à la Conciergerie, du temps qu’Hugo venait, tous les jours, dîner avec ses fils et Vacquerie. Il me parle de sa complète inconscience en fait de nourriture : « Proudhon, dit-il, et un autre de mes amis, s’étaient rationnés à des dîners qui coûtaient dix sous. Notez que pour ces dix sous, on avait trois plats ; mais quels plats ! On avait du vin, mais quel vin ! Moi je fais la distinction des bonnes et des mauvaises choses, mais je me résigne aux mauvaises. Lui, Hugo, rien ! Je me rappelle, un jour, où il était en retard, et où nous ne l’attendions plus. Nos restes avaient été jetés dans un coin : un infâme arlequin, un mélange de choses, comme de la blanquette de veau et de la raie au beurre noir… Eh bien, Hugo s’est jeté là-dessus. Nous le regardions avec stupéfaction… et vous savez qu’il mange comme Polyphème. »

« Très amusant, alors Hugo, c’était au moment de l’élection du Président, j’occupais la meilleure chambre, la chambre arrangée pour Beauvallon. On se tenait chez moi. Hugo venait y caresser de paroles Proudhon, mais au fond, Proudhon avait pour lui le mépris qu’il aurait eu pour un musicien. »

« Ma chambre là, ça servait à tout. Un jour il y eut un fort dîner. Crémieux avait apporté du vin de Constance, qu’il tenait de Rothschild, en qualité de juif. Mme Hugo se mit à parler, à parler un peu trop, je n’oublierai jamais le regard impossible à rendre, par lequel Hugo l’a tout à coup foudroyée, l’a réduite au silence. »

« Autrefois, quand Hugo venait à la Presse, je ne le reconnaissais jamais à première vue : l’idée que j’avais du grand poète ne concordait pas, dans le premier moment, avec le monsieur que j’avais sous les yeux !… Oui, figurez-vous l’aspect d’un fricoteur, d’un étudiant de trentième année… il n’était pas soigné… et puis sa manie de porter des sous-de-pied étroits, et des pantalons gris-perle, remplis de taches, avec toujours un habit noir. »

« Quand je l’ai revu en Belgique, c’était un autre homme, on aurait dit un vieux capitaine de cavalerie… Mais, il faut le reconnaître, qu’il s’agisse de l’ancien ou du nouvel Hugo, il a toujours eu une séduction dans l’accueil, une grâce de politesse charmante… Je me rappelle que quand nous allions chez lui, avec nos femmes, il n’en laissait pas partir une, sans lui mettre sur le dos son châle ou sa capeline. Chez un autre, c’eût été ridicule : chez lui, c’était si bien fait ! »

Il est dix heures et demie, et selon l’ordonnance de la Défense nationale, un garçon éteint le gaz, et apporte une chandelle sur la table. Le sous-sol a pris la physionomie d’un de ces cafés souterrains, où j’ai soupé à Berlin.

Alors la pensée et la parole de Nefftzer montant et s’élevant, il reprend : « Moi je suis germain, complètement germain, je défends seulement la France par devoir, mais je ne m’abuse pas… Le jour n’est peut-être pas loin, où vous reverrez une République phocéenne, un grand-duché d’Aquitaine, un grand-duché de Bretagne… C’est la Saint-Barthélemy, soyez-en persuadés, qui amène, en ce moment, la fin de la France… si la France était devenue protestante, c’eût été à tout jamais la grande nation de l’Europe… Voyez-vous, dans les pays protestants, il y a une gradation entre la philosophie des classes supérieures et le libre examen des classes inférieures… en France, entre le scepticisme du haut et l’idolâtrie du bas, il y a un trou, un abîme… croyez que c’est cela qui tue la France. »

Dans le café devenu obscur, envahi par les ténèbres, de cette grosse face jordanesque, rougeoyante sous la lumière crue de la chandelle, qui en fait saillir la chair épaisse et verruqueuse, de ce baragouin, par moments, incompréhensible, de cette parole rétive, qui sort comme d’éructations, s’échappent des pensées pleines de profondeur, des ironies, des paradoxes, presque de génie.

Il finit, en déclarant tout haut, que M. de Bismark est le premier des hommes d’État de tous les temps, se demandant toutefois, s’il eût fait de si grandes choses, ayant rencontré les difficultés et les circonstances contraires, que trouva Pitt.

Et il se fait rapporter de l’ale et du porter, disant que c’est à la bière qu’il doit son sommeil de toutes les nuits.

Jeudi 10 novembre. — C’est général, comme dans ces temps-ci, tout le monde que je vois, a un besoin instant de tranquillité d’âme, de repos d’esprit, de fuite de Paris. Tous disent : « Aussitôt que ça va être fini, je pars » et l’on désigne un coin de France, un morceau de campagne vague, où loin de Paris et de tout ce qui le rappelle, l’on pourra, de longues heures, ne plus penser, ne plus réfléchir, ne plus se souvenir.

Il se pourrait bien que ce grand 89, que personne, même parmi ses adversaires, n’aborde dans un livre, qu’avec toutes sortes de salamalecs, ait été moins providentiel pour les destinées de la France qu’on ne l’a supposé jusqu’ici. Peut-être va-t-on s’apercevoir que, depuis cette date, notre existence n’a été qu’une suite de hauts et de bas, une suite de raccommodages de l’ordre social, forcé de demander à chaque génération un nouveau sauveur. Au fond, la Révolution française a tué la discipline de la nation, a tué l’abnégation de l’individu, entretenues par la religion et quelques autres sentiments idéaux. Et ce qui avait survécu de ces sentiments idéaux, notre premier sauveur, Louis-Philippe l’a achevé avec la phrase de son premier ministre : « Enrichissez-vous » ; et notre second sauveur, Napoléon III, avec son exemple et celui de sa cour, qui disait : « Jouissez. » Puis, quand toutes les religions désintéressées des âmes étaient mortes, on faisait, par le suffrage universel, du vote destructif et désorganisateur du bas de notre société, la véritable souveraineté française.

89 eût pu inaugurer le gouvernement d’un autre peuple, d’un peuple aimant sérieusement la liberté et l’égalité, d’un peuple instruit, jugeur, de libre examen, mais pour le tempérament sceptique, blagueur et gogo de la France, 89 me semble destiné à devenir le régime mortel.

Vendredi 11 novembre. — Le blessé est en faveur. Je vois, passant le long du boulevard Montmorency, une dame promener, dans sa voiture découverte, un blessé en capote grise, en bonnet de police. Elle est tout yeux pour lui, elle remonte à chaque instant la fourrure sur ses jambes ; des mains de mère et d’épouse se promènent, le temps entier de la promenade, sur sa personne.

Le blessé est devenu un objet de mode. Il est pour d’autres un objet d’utilité, un paratonnerre. Il défend votre immeuble de l’invasion des populations suburbaines ; il vous sauve, dans l’avenir, de l’incendie, du pillage, de la réquisition prussienne. Quelqu’un me racontait qu’une personne de sa connaissance avait monté une ambulance — huit lits, deux sœurs, et charpie, et bandes, et tout l’et caetera pour les pansements — rien n’y manquait. Malgré cela, aucun blessé ne pointait à l’horizon. L’homme de l’ambulance restait plein d’inquiétude pour son immeuble. Que fit-il, il alla à une ambulance, favorisée de blessés, et versa 3 000 francs, oui 3 000 francs, pour qu’on lui en cédât un.

Je désire vivement la paix, je désire bien égoïstement qu’il ne tombe pas d’obus dans ma maison et mes bibelots, et cependant je marchais triste, comme la mort, le long des fortifications. Je regardais tous ces travaux qui ne devaient pas protester contre la victoire allemande, je sentais à l’attitude des ouvriers, des gardes nationaux, des soldats, à ce que l’âme des gens confesse d’eux, autour d’eux, je sentais que la paix était signée d’avance, et telle que l’exigerait M. de Bismarck, et je souffrais bêtement comme d’une déception, d’une désillusion sur le compte d’un être aimé ! Quelqu’un me disait, ce soir : « Les gardes nationaux, nous n’en parlons pas, n’est-ce pas ? La ligne lèvera la crosse en l’air. La mobile tiendra un petit peu. Les marins tireront sans conviction. Voilà comme on se battra si on se bat. »

Samedi 12 novembre. — Que la postérité ne s’avise pas d’en conter aux générations futures, sur l’héroïsme du Parisien en 1870. Tout son héroïsme aura consisté à manger du beurre fort dans ses haricots, et du rosbif de cheval au lieu de bœuf, et cela sans trop s’en apercevoir : le Parisien n’ayant guère le discernement de ce qu’il mange.

Dimanche 13 novembre. — Au milieu de tout ce qui resserre et menace la vie, dans ce moment, il y a une chose qui la soutient, la fouette, la fait presque aimer : c’est l’émotion. Passer sous ces coups de canon, se risquer au bout du bois de Boulogne, voir comme aujourd’hui la flamme sortir des maisons de Saint-Cloud, vivre dans ce continuel émoi d’une guerre vous entourant, vous touchant presque, frôler le danger, être toujours le cœur un peu battant vite : cela a sa douceur, et je sens, lorsque ce sera fini, qu’il succédera, à cette jouissance fiévreuse, de l’ennui bien plat, bien plat, bien plat.

 

Ce soir, dans la sonorité d’une nuit de gelée, s’entend sur tout le rempart, à chaque instant répété, en sa mélopée saisissante : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » dans le bruit continu de coups de canon, pareils à des fracas et des écroulements de foudre en des montagnes lointaines.

Lundi 14 novembre. — Me promenant dans la ruine du bois de Boulogne, j’ai la curiosité de voir les maisons du Parc des Princes.

Toutes ont été abandonnées par les propriétaires, et les jolis jardins sont émaillés de pioupious, et dans la verdure des arbres verts, le rouge garance contraste avec la blancheur des marbres de l’habitation de la Tourbey, que j’ai dû acheter… Je pousse devant moi, et vais à l’aventure, à travers les terrains vagues qui commencent la campagne de la banlieue. Ce ne sont que maisons, à la grille laissée grande ouverte par la visite d’un franc-tireur ; maisons aux carreaux cassés, d’où volettent, au dehors, des lambeaux de petits rideaux, tout grippés par la pluie. Ici, pendent sur le trou d’une porte absente, les brindilles d’une plante grimpante ; là, le vide de la niche d’un chien garde le vide d’une vacherie délaissée.

Mais parmi ces bâtisses, il en est une qui me parle, je ne sais pourquoi. Une bâtisse fabriquée avec des démolitions de toutes les sortes et de toutes les époques, une bâtisse où l’on sent qu’un étrange et cocasse Parisien, après en avoir été l’architecte, y a pris ses invalides. Je pénètre dans la cour, toute encombrée de choses hétéroclites, parmi lesquelles je distingue une baignoire d’enfant, et un immense chapeau de paille : un chapeau de philosophe champêtre, un chapeau d’inventeur. Une moitié de vieille porte Louis XV m’introduit dans l’unique pièce du rez-de-chaussée. Les meubles sont en marmelade, un buffet, éventré, n’a plus des panneaux qui le fermaient que des filandres de bois, pendant comme des ficelles.

Chose surprenante ! au milieu de la dévastation qui a fait rage en ce pauvre logis, dans un coin, sur une chaise, la seule restée intacte, est posé à plat, entr’ouvert, un vieux livre à tranche rouge, le livre tel qu’il a été laissé par le propriétaire, après sa dernière lecture.

Le ciel est gris de gros nuages qui semblent des tourbillons de cendre, les coteaux de Saint-Cloud sont d’un bleu noirâtre, et la ruine du château paraît déjà une ruine de cent ans. Cela, au milieu des fumées rousses de quatre ou cinq incendies autour de l’église, je le regarde, par dessus les blancheurs des tombes d’un cimetière, dont le mur, déchaperonné, a été converti en barricade et garni de sacs de terre, tandis que les rafales de vent font claquer les persiennes de fenêtres ouvertes des maisons désertes. J’ai un âpre, presque un cruel plaisir, à me promener dans cette désolation, dans cette mort des choses, à travers une bise qui vous remplit les yeux de larmes.

 

Il y a je ne sais quoi de réconfortant à battre le pavé, dans cet aboiement, faisant retentir le boulevard, sous les voix de crieurs : « La Reprise d’Orléans par l’Armée de la Loire », oui, je ne sais quoi de réconfortant, à marcher comme dans une résurrection de Paris.

Mercredi 16 novembre. — Le plaisir chez les femmes maigres se traduit par un spasme nerveux ; chez les femmes grasses, par une espèce de convulsion. Chez les premières c’est plutôt un allongement, un étirement, chez les secondes un resserrement, une contraction.

La petite mort met sur la figure des unes de l’extatisme, sur celle des autres de l’apoplexie.

Vendredi 18 novembre. — Une nuit de cauchemar passée avec les absents, avec ceux que la mort ou l’exil a retranchés de ma vie. Mon frère était condamné à mort, pour une cause dont je n’avais pas la conscience bien exacte dans mon rêve. J’allais trouver Sainte-Beuve, pour qu’il me donnât une lettre de recommandation. Je l’attendais longtemps dans une immense pièce, remplie de porcelaines de Saxe. Cela m’intriguait de trouver une si grande pièce dans sa petite maison, et encore de découvrir au critique un goût que je ne lui connaissais pas. Enfin je le voyais arriver avec ce petit pas trotte-menu, ce sourire finement spirituel, avec lesquels il faisait son entrée dans un salon, et il passait près de moi, en me jetant un regard, où je ne voyais pas d’yeux, et il ressortait par une autre porte. Alors je songeais à m’adresser à la princesse Mathilde, que je ne rencontrais pas chez elle, mais dans un bâtiment ressemblant à un Hôtel de ville de l’étranger. C’était sans doute le ressouvenir dans mon sommeil, qu’elle était à Mons. Elle m’accueillait avec ce doux sourire triste du regard, que sa figure, un peu rude, prend à certaines heures… C’est étonnant, comme parfois la vision spirituelle du rêve vous donne le délicat portrait de la physionomie des gens ! La princesse me disait que l’Empereur n’était plus empereur, qu’il ne pouvait rien pour mon frère… et mon rêve finissait dans l’incohérence bête des rêves, et une anxiété que le réveil ne dissipait pas tout de suite.

 

Les canons ont chacun leur son, leur timbre, leur résonnement, leur boum ronflant, ou strident, ou sec, ou fracassant. Je suis arrivé à reconnaître avec certitude le canon du Mont-Valérien, d’Issy, de la canonnière du Point-du-Jour, de la batterie Mortemart. Je ne parle pas de la pièce marine de mon rempart, parce que, le jour, elle remue toutes les portes, comme si un coup de vent s’engouffrait dans la maison, parce que, la nuit, elle me secoue dans mon lit, comme un léger tremblement de terre.

Samedi 19 novembre. — Ici on gonfle un ballon captif, et j’aperçois Nadar, se remuant, se démenant, sous une casquette d’officier de marine, dans un raglan à l’enveloppement militaire.

Dimanche 20 novembre. — Du haut de la butte Mortemart, j’entendais une fillette dire à ses petites amies, en montrant Saint-Cloud : « Elle y est toujours, notre maison… la dernière près de ces arbres… la voyez-vous ? »

C’est la consolation du moment. Petits et grands viennent, de temps en temps, donner un coup d’œil à leur immeuble aimé. L’autre jour, un monsieur, que je ne connaissais pas, me demandait la permission de voir, d’une de mes fenêtres, la baie de son atelier, situé à Sèvres.

Ce soir, je rencontre le jeune Frédéric Masson, enterré dans sa capote de mobile. Lui, qui datait les lettres qu’il m’écrivait du collège, des brumaire et des messidor du calendrier républicain, je le trouve fort dégrisé de la république, des républicains, des soldats démocrates. Il se plaint que, lorsqu’il marchait avec Goubie en avant, ses frères n’emboîtaient point le pas. Et de sa mauvaise humeur contre le présent, un peu remonte à 89, et amène une baisse sensible de son lyrique enthousiasme d’autrefois pour la première république. Il est un symptôme. Je suis persuadé que beaucoup de jeunes gens ayant en eux-mêmes semblablement à Masson un grain d’exaltation révolutionnaire, sont en train de devenir des réactionnaires.

Mardi 22 novembre. — Dans le grand bois, où les tristesses de l’automne se mêlent aujourd’hui aux tristesses de la guerre : pas un promeneur, pas un errant, pas même un volètement de petit oiseau, seulement la plainte des vents, dans laquelle résonnent les répercussions des chassepots de la rive droite.

Je suis seul, et j’ai dans la mémoire et dans les yeux, la pâleur des nombreux soldats malades, que je viens de voir passer sur des cacolets. Je vais, à travers le triste abatis, à des arbres, sous lesquels je me suis assis avec mon frère, sous lesquels je l’ai vu si triste. Ils sont morts aussi, les arbres… Des coupes de bouleaux s’étendent devant moi, et font, avec leurs troncs blancs, comme des coins de cimetière… Sur la route abandonnée, les semelles de vieux souliers se mêlent, dans la boue, aux branchages desséchés.

Près de la cascade, je côtoie un campement sous bois, une agglomération de masures, de cabanes, de huttes, fabriquées pittoresquement de fragments de planches, de morceaux de zinc, de terre battue, avec leurs portes de branches tournant sur des gonds de lianes, et avec leurs fenêtres faites d’un morceau de vitre trouvé par aventure. Le café de la Cascade, le café des noces parisiennes, est une ambulance. Le lac supérieur a été mis à sec, et mon pas fait envoler des nuées d’oiseaux, cherchant des vers dans la vase. Plus d’eau cascadante, et dans l’espèce de boue restée dans le bassin, des soldats, encastrés dans les anfractuosités du rocher, lavent leurs chemises sales.

La pluie a cessé, un jour net, clair, cristallin, nettoyé de toute vapeur, dessine d’une manière presque aiguë les petites villas étagées sur les collines, et la masse rectiligne du Mont-Valérien, derrière lequel se couche le soleil dans un admirable effet. Le ciel pâlement bleu et pâlement jaune semble le lit d’un grand fleuve desséché, dont les langues bleues sont de l’eau, les langues jaunes du sable, ayant, à la marge, de gros et lourds nuages blancs, crêtés d’or en fusion.

Spectacle militaire de la fermeture : — sonneries de clairons, — essoufflement des attardés, — gros souliers des soldats flaquant dans la boue, — chevaux que les conducteurs des voitures prennent par la bride, — bousculades d’entrants et de sortants, déjà vagues dans la nuit qui commence.

Et bientôt le noir des deux portes fermées, sur un morceau de ciel roux, zébré de nuages violets, et dans l’air les quatre grands bras détachés du pont-levis remonté sur le bleu nocturne du crépuscule.

Mercredi 23 novembre. — En ce siège, on éprouve de l’ennui, comme dans du tragique qui n’aboutirait pas.

Veuillot, il a ce que peu d’écrivains possèdent ! La lecture de ses articles donne à ses lecteurs une espèce d’alacrité. Du reste, l’ironie de son talent n’a jamais étalé un plus grandiose, un plus dédaigneux mépris pour les hommes et les choses du présent.

Jeudi 24 novembre. — Mme Burty me disait, aujourd’hui, que sa blanchisseuse lui avait affirmé que la nourriture de son cheval lui coûtait 13 francs par jour.

Le chiffonnier de notre boulevard, qui, dans le moment, fait queue à la halle pour un gargotier, racontait à Pélagie qu’il achetait, pour son gargotier, les chats à raison de six francs, les rats à raison d’un franc, la chair de chien à raison d’un franc cinquante, la livre.

Vendredi 25 novembre. — Jamais, il me semble, les effets de l’automne n’ont été aussi beaux que cette année : cela tient, peut-être, à ce que je les regarde plus qu’en aucun temps, et que j’ai toujours les yeux fixés sur l’horizon prussien.

Ce soir, je ne pouvais me lasser de regarder cette broussaille à perte de vue, teintée en ces tortils morts, de la couleur rose des bruyères, et les coteaux d’un âpre violet, et les maisons de Saint-Cloud, au blanc bleuâtre indescriptible, fait par les fumées de l’éternel incendie, qui couve depuis un mois. Et ce paysage de coloriste avait, pour ciel, un ciel de feu rouge cerise, enfermant dans des cernées, deux ou trois taches étranges de bleu pâle, du bleu que Lessore jette sur la faïence de ses assiettes.

Samedi 26 novembre. — Aujourd’hui, c’est le dernier jour des portes ouvertes. Demain, Paris finit aux remparts, et le bois de Boulogne ne sera plus parisien.

Je veux, avant qu’il ne disparaisse, peut-être, m’y promener toute la journée, et me voici ce matin, dans le chemin tournant, surmonté de l’homme à la lunette, jetant aux passants : « Qui veut voir les Prussiens, on les voit très bien, messieurs, rendez-vous compte ? » À tout moment il faut sauter des grands fossés, des remblais garnis de fascines… La porte du Pré Catelan est ouverte, des canons sont rangés sur sa pelouse, et les artilleurs font signe de passer au large. Du Pré Catelan, je pousse au Jardin d’Acclimatation, par ce joli chemin côtoyant un ruisseau sous des arbres verts. Là, une bande d’enfants, de femmes, brise, casse ces pauvres arbres, qui restent, après leur passage, avec des arrachis blancs, des branches pendantes à terre, des tortils de bois révolté : un saccagement qui dévoile l’amour de la destruction de la population parisienne. Un vieil homme de la campagne qui passe par là, et qui aime les arbres, comme la vieillesse, lève les yeux au ciel, douloureusement.

Dans la dévastation générale, la grande île seule, préservée par l’eau qui l’entoure, garde intacte et sans blessures, ses arbres, ses arbrisseaux, sa propreté anglaise. Au bord du lac, près de ce bord si couru, se promène seul, un long prêtre maigre, lisant son bréviaire.

Je me hâte pour l’heure de cinq heures, pour l’heure de la rentrée.

La pelouse, qui va de la butte Mortemart à la porte de Boulogne, est toute couverte de mobiles, qui vont y camper la nuit. C’est pittoresque, toute cette multitude bleuâtre, toutes ces petites tentes blanches, soldats et tentes se dégradant jusqu’en bas, en homuncules et en petits carrés microscopiques, au milieu de fumées de popotes, qui font un vrai nuage à l’horizon, et d’où se détachent les grands arbres des côtés, avec des tournures d’arbres de portants de coulisses, et où perce, tout au fond, un rien de l’architecture de Saint-Cloud, lumineusement diffuse, comme un édifice d’apothéose, au moment de la tombée de la toile.

Cinq heures sonnent. On se presse. On se bouscule. Il y a un encombrement de caissons d’artillerie. Un pauvre vieil homme prend peur, à côté de moi, sur le pont-levis, et tombe dans le fossé. Je le vois remonter sur les épaules de quatre hommes, inerte, la tête bringue-ballante. Il s’est cassé la colonne vertébrale.

Lundi 28 novembre. — Cette nuit je suis réveillé par la canonnade. Je monte dans une chambre d’en haut.

En le ciel sans étoiles, coupé par les ramures des grands arbres, c’est une succession, depuis le fort de Bicêtre jusqu’au fort d’Issy, dans toute l’étendue de cette grande ligne hémicyclaire, c’est une succession de petits points de feu, s’allumant comme des becs de gaz, suivis de retentissements sonores. Ces grandes voix de la mort au milieu du silence de la nuit : ça remue… Au bout de quelque temps, des hurlements de chiens se sont joints aux bronzes tonnants ; des voix peureuses de gens réveillés se sont mises à chuchoter ; des coqs ont lancé leurs notes claires. Puis canons, chiens, coqs, hommes et femmes, tout est rentré dans le silence, et mon oreille, tendue au dehors de la fenêtre, n’a plus perçu, au loin, tout au loin, qu’un bruit de fusillade, — ressemblant au bruit mat que fait une rame, en touchant le bois du bateau.

L’étrange rassemblement aujourd’hui, que la composition d’un omnibus ! que d’hommes de guerre de toutes les espèces et de toutes les façons ! Je suis à côté d’un aumônier du Midi, aux yeux à la fois vifs et doux, qui me dit que depuis la fermeture des portes, le moral de l’armée et de la mobile est complètement changé, que le découragement et la démoralisation étaient à tout moment apportés par les maraudeurs et les filles, allant des Français aux Prussiens, et des Prussiens revenant aux Français, mais qu’aujourd’hui ils ont confiance, qu’ils sont disposés à bien se battre.

Je traverse le Luxembourg. Près du grand bassin se voit une voiture chargée de tonneaux, et à la margelle de pierre, un rassemblement de gens en manches de chemise, et d’enfants penchés sur l’eau. Je m’approche. Des hommes agenouillés tirent une immense seine, dont les lièges frôlent les cygnes, qui s’élèvent sur l’eau, en ébats effarouchés et en demi-envolées colères. On pêche le bassin pour nourrir Paris, et bientôt apparaissent, au fond du filet, à la surface de l’eau clapotante, des carpes et de monstrueux cyprins, qu’on porte dans les tonneaux de la voiture attelée.

En face du bal Bullier, et masquant la décoration orientale de sa porte, sur laquelle est écrit : Ambulance, succursale du Val-de-Grâce, stationne une immense charrette, d’où un homme lance dans l’intérieur des matelas, comme on jette des bottes de foin…

Le boulevard Montparnasse est sillonné de canons et de caissons, qui rentrent dans Paris, tandis que des femmes maladives, ayant des figures de province, sont assises sur des bancs, frileusement encapuchonnées. Au milieu d’elles, une vieille édentée, dont le menton est plus saillant que le nez, et toute pareille à la sculpture en buis d’une marotte d’un Roi des Fous, que j’ai vue dans une vente, semble promener une folie agitée.

Sur le boulevard d’Enfer, à de maigres arbres, écorcés jusqu’à cinq ou six pieds, sont attachés des chevaux, des ânes, et derrière ces rosses, se tient une population finaude et rougeaude, le fouet passé autour du cou. Maquignons octogénaires et maquignons adolescents : c’est une tourbe, où se mêlent et se marient tous les types des vendeurs et courtiers de chevaux : le vieux Normand avec son bonnet de coton à raies bleues et son collier de barbe blanche ; le berger au chapeau rond, au col nu, au sarrau sur lequel passe une grande corde en bandoulière ; ceux-ci, les richards, avec leurs bonnets aux oreilles de laine noire frisée, leurs favoris carrés, leur foulard rouge noué autour du cou ; ceux-là, des jockeys en disponibilité, avec le long gilet à manches, et le cache-nez de laine écossaise ; puis sous des casquettes aplaties, couvrant l’occiput, toute une population de jeunes voyous retors et madrés, à la frimousse de vieux diplomates.

Une grande fillette, à l’œil impudique et au madras placé en haut de cheveux rêches, m’offre, pour 350 francs, un âne qui m’a tout l’air d’un âne de Montmorency.

C’est l’avenue du marché aux chevaux — le Poissy du Paris du jour — et j’entre dans le vrai marché, où les chevaux sont tellement affamés, qu’ils mangent le bois de la traverse, dans laquelle est fixé leur licol, s’efforçant, les pauvres bêtes, de ramasser à terre la sciure que leurs dents ont faite.

On les amène sur un pont-balance, devant lequel est agenouillé, sur un sac, le soldat de ligne qui les pèse. On voit des mains se promener sur leurs flancs, on entend des paroles dont on ne comprend pas le sens, dites par des figures pleines de sourires malicieux, et de clignements d’yeux diaboliques, — bourse mystérieuse, entre ces hommes tout rubiconds de coups de soleil, et qui ne dure qu’un instant. Le marché est conclu.

Le cheval est amené dans un coin, où un petit homme rabougri abaisse la poignée de fer d’un soufflet, maintenant rouge du charbon de terre allumé, et passe, à une espèce de monsieur en chapeau à haute forme, un fer qu’il tire du feu, et que celui-ci applique sur la fesse du cheval, toute fumante. Alors un autre homme en bonnet de laine, aux grandes bottes à entonnoir, un paletot passé sur sa blouse, fait très artistiquement, avec de grands ciseaux, deux ou trois tailles dans le poil du poitrail : des marques symboliques.

Après quoi, c’est de la viande de boucherie, qui a reçu son passeport pour l’abattoir.

Mardi 29 novembre. — La viande salée, délivrée par le gouvernement, est indessalable, immangeable. J’en suis réduit à couper le cou à une de mes dernières petites poules, avec un sabre japonais. Ça a été abominable, cette pauvre petite poule voletant, un moment, dans le jardin, sans tête.

Aujourd’hui, c’est chez tous un recueillement concentré. Dans les voitures publiques, personne ne parle, tout le monde s’enferme en lui-même, et les femmes du peuple ont comme un regard d’aveugle, pour ce qui se passe autour d’elles.

La Seine est couverte de mouches qui chauffent, pavoisées du drapeau des ambulances, et toutes prêtes à aller chercher des blessés.

Au Champ-de-Mars, défilent de petites voitures de l’ambulance de l’armée, précédées d’une ligne interminable de mulets, chargés de l’attirail de campagne. D’autres voitures d’ambulance descendent au pas la barrière d’Italie, cortégées de femmes, parmi lesquelles il en est qui parfois se hasardent à ouvrir la portière du fond, pour regarder les blessés.

L’angoisse de l’attente est dans les rues. Il y a des groupes qui stationnent sur les places. Tout homme qui parle, tout homme dont on espère un renseignement est entouré, et avec la nuit tombante, les groupes deviennent énormes, débordant les trottoirs, les refuges, et coulant sur la chaussée.

Chez Brébant, on cause de la misère noire, dans laquelle sont tombés soudainement des gens qui avaient hier l’aisance de la vie. Charles Edmond raconte que sa femme, se trouvant chez leur boucher, avait vu une femme proprement vêtue, vêtue comme une femme de la société, entrer et demander un sou de râclures de cheval. Et Mme Charles Edmond lui ayant mis une pièce blanche dans la main, la femme, comme remerciement, s’était mise à fondre en larmes.

On parle ensuite de la surexcitation nerveuse de la femme, de l’affolement produit par les événements, de la crainte que l’on a d’avoir à réprimer des émeutes de femmes.

Puis les menaces de l’avenir amènent la conversation sur l’exil, qui pourrait être le lot de beaucoup de dîneurs d’ici.

Et cette perspective fait dire aux uns que l’exil, c’est la condamnation à mort, ainsi que le comprenaient les Romains, fait dire au cosmopolite Nefftzer que l’exil n’existe pas.

C’est vraiment curieux comme le sentiment patrie manque chez certains hommes, et surtout chez les penseurs, les idéalistes. À ce propos, Renan dit que le sentiment de la patrie était très naturel dans l’antiquité, mais que le catholicisme a déplacé la patrie, et comme l’idéalisme est l’héritier du catholicisme, les idéalistes ne doivent pas avoir des attaches aussi étroites pour le sol, des liens si misérablement ethnographiques que la patrie. « La patrie des idéalistes, s’écrie-t-il, est celle où on leur permet de penser, » et au milieu des interruptions nerveuses de Berthelot, emporté par la logique de sa thèse, il ne sent dans le fait de la domination étrangère rien de ce qui indigne, soulève, enrage les cœurs patriotiques.

Décidément, je trouve mes amis trop supérieurs à l’humanité, et je sors de chez Brébant, presque colère !

Mercredi 30 novembre. — Depuis une heure du matin, jusqu’à onze heures, la canonnade sans interruption, une canonnade si pressée, que le coup de canon n’est plus perceptible, et qu’il semble que c’est l’interminable grondement d’un orage, qui ne se décide pas à éclater. Cela a aussi quelque chose d’un déménagement céleste, où des Titans remueraient sur votre tête les commodes du ciel.

Je suis dans le jardin de Gavarni, devenu une espèce d’observatoire pour le passant, qui y entre par la brèche du mur, jouissant avec mes voisins, gardes nationaux et blousiers, de cet ébranlement du ciel, paraissant par moments se communiquer au sol, que j’ai sous les pieds.

La canonnade dure toute la journée : toute la journée ces roulements et ces grondements de la mort ; pas une seconde, sans une succession de ces foudres, et qui, à la distance où elles sont, mettent à l’horizon, comme les coups de ressac d’une grande mer.

Je suis un peu souffrant. Je n’ai pu aller cet après-midi à Paris. Je prête l’oreille au bruit de la rue, qui vous raconte le bon ou le mauvais des choses publiques, avec le pas du passant, avec le son de sa voix : rien. Ce soir, la rue ne dit rien.

Jeudi 1er décembre. — Rue de Tournon, à la clarté des bougies, courant sous une porte cochère, et éclairant de leurs lueurs voltigeantes la lividité d’une face, coiffée d’un mouchoir à carreaux, je vois descendre d’une tapissière, un corps raidi dans une immobilité de cadavre, et dont s’échappe un cri, à chaque tâtonnement des mains, qui le portent à l’ambulance. C’est un mobile qui a eu la cuisse cassée, hier à onze heures du matin, et qu’on vient de ramasser sur le champ de bataille, aujourd’hui à la nuit.

Dans l’omnibus, j’ai à côté de moi un carabinier parisien, tenant sur les genoux un casque prussien de la garde royale. Il parle de l’élan des troupes, des zouaves qui, à l’attaque de Villiers, ont été admirables, et d’une compagnie, dont quatre hommes seuls, n’ont pas été touchés.

Vendredi 2 décembre. — Tout Paris est aujourd’hui dans l’avenue du Trône. Et le spectacle vous est donné de la grande émotion de la capitale, se tenant près de ses portes, raccourcissant la distance, rapprochant d’elle les nouvelles.

Des deux côtés de la chaussée, gardée libre par la garde nationale, jusqu’à la barrière aux colonnes bleuissantes dans un coup de soleil d’hiver, deux foules s’étageant et formant, çà et là, sur les tas de pierrailles : — des monticules d’hommes et des femmes. La chaussée toute pleine de l’allée et du retour des voitures d’ambulance, des chariots d’obus, des camions de cartouches, des caissons de munitions, des transports de toutes sortes, que fait refluer et cogne, à chaque quart d’heure, dans un encombrement strident de ferraille, la fermeture de la barrière du chemin de fer.

Et les yeux de la foule, tournés vers le point culminant de l’avenue, où l’on voit déboucher les voitures d’ambulance qui reviennent, et les regards, cherchant le chapeau d’un prêtre sur le siège, la coiffe blanche d’une sœur sur la banquette. Chez tous, il y a un frisson douloureux, mêlé à une curiosité avide des pâleurs, des taches de sang, des souffrances contenues et mangées par ces mutilés, qui se savent regardés, et font effort pour être à la hauteur du spectacle.

Il passe des blessés, assis sur le cul d’une charrette, les jambes pendantes et mortes, ayant, sur leur figure décolorée, des sourires vagues, adressés aux passants — des sourires qui donnent envie de pleurer…

Il passe des blessés, qui portent sur l’inquiétude de leur visage, le non-savoir de l’amputation, le non-savoir de la vie ou de la mort.

Il passe des blessés, qui posent, dans des attitudes arrangées et théâtrales, sur une botte de paille, et jettent au public, du haut de la voiture, où ils sont juchés : « Allez, il y a de la viande de Prussien, là-bas. »

Un blessé tient, d’un air farouche, serré contre lui, son fusil, dont la baïonnette cassée n’a plus la longueur que d’un pouce de fer.

Au fond des coupés, on entrevoit des officiers, à la tête ensanglantée, dont la manche galonnée d’or et la main molle, reposent sur le pommeau de leur sabre.

Le froid est vif, mais la foule ne peut s’arracher à l’émotionnante vision. On entend des bottines de femmes battre la semelle de leur petit talon, craquant sur la terre gelée.

L’on veut voir, l’on veut savoir, et l’on ne sait pas, et les bruits les plus contradictoires circulent et se répandent, à chaque minute. Les figures s’éclairent ou s’attristent à un mot de celui-ci, à un mot de celui-là. La remarque est faite que le bruit des canons des forts ne s’entend plus, que c’est bon signe, que l’armée avance ! Dans un groupe j’entends : « Ça allait mal ce matin, à ce qu’il paraît, les mobiles avaient lâché pied… Ça va bien maintenant. »

Et les yeux et les regards continuent à aller aux blessés, aux estafettes, aux aides de camp, à tout ce qui galope, venant de là-bas. « Tiens, Ricord ! » fait quelqu’un qui se souvient, en voyant passer le chirurgien dans une voiture. Un garde national lance, du haut de son cheval, aux groupes : « Une demi-lieue en avant de Chennevières, et à la baïonnette maintenant ! »

Et toujours l’on attend, l’on interroge, l’on se fait dire par tous : Tout va bien, — ce « tout va bien » — que chaque cavalier est obligé de répéter, pour qu’on le laisse passer.

On n’a pas de nouvelles positives, mais je ne sais quoi dit à la foule, que les choses ne vont pas trop mal. Alors, une joie fiévreuse monte à toutes les figures, pâlies par le froid, et femmes et hommes, pris d’une sorte de gaminerie, se jettent au-devant du galop des chevaux, cherchant à arracher aux estafettes, avec des rires, des plaisanteries, des coquetteries, de douces violences, les nouvelles qu’ils ne portent pas.

Dimanche 4 décembre. — En dépit du froid, d’une gelée piquante, d’un vent flagellant, je ne peux m’empêcher d’aller voir le spectacle de la barrière du Trône. Par le chemin de ronde, qui va de la Rapée à l’avenue de Vincennes, des bourgeois emmitouflés, des femmes au nez rouge sous leurs voiles, traînant des enfants renifleurs : hommes, femmes, enfants interrogeant l’horizon.

Au haut des fortifications, se détache, dans le jour aigu, la silhouette ridicule d’un garde national, encapuchonné, à défaut de capot, dans le tartan de sa femme.

À la porte de Vincennes, étagée sur les traverses de bois, une population de mioches, battant la semelle de ses sabots, et annonçant d’avance à la foule, tout ce qu’ils aperçoivent par les meurtrières. Ils savent, ils connaissent tout, ces enfantins gamins, et l’un qui me rappelle le titi de l’exécution d’Henry Monnier, jette à un autre : « Ça, plus souvent un drapeau d’ambulance… c’est le drapeau blanc pour enlever les morts ! »

Je reviens en chemin de fer avec deux soldats de ligne. Ils se plaignent de n’avoir point dormi depuis cinq jours : « On nous a repris nos couvertures, dit l’un, il faut nous coucher, comme nous sommes là, sur la terre. Pas de tente ! Pas de paille ! rien. Vous concevez, ça n’est pas possible, on allume du feu, on se chauffe, on bat la semelle. » « J’ai mal aux yeux, ajoute l’autre, j’ai mal aux yeux comme tout, aujourd’hui, c’est du bois vert qu’on brûle, le vent vous chasse la fumée dans les yeux ; si ça dure un mois, il me semble que je serai tout à fait aveugle. »

Lundi 5 décembre. — Saint-Victor, dans son feuilleton d’hier, disait, d’une manière brillante, que la France devait perdre la conception que jusqu’ici elle s’était faite de l’Allemagne, de ce pays qu’elle s’était habituée à considérer, sur la foi des poètes, comme la patrie de la bonhomie et de l’innocence, comme le nid sentimental des amours platoniques. Il rappelait que le monde idéal et fictif des Werther et des Charlotte, des Hermann et des Dorothée, avait produit les soldats les plus durs, les diplomates les plus perfides, les banquiers les plus retors ; il aurait pu ajouter les courtisanes les plus dévoratrices. Il faut nous mettre en garde contre cette race, éveillant en nous l’idée de la candeur de nos enfants : leur blondeur à eux, c’est l’hypocrisie et l’implacabilité sournoises des races slaves.

Des hauts et des bas d’espérance qui vous tuent. On se croit sauvé ! Puis on se sent perdu ! Ces jours-ci, nous avions traversé les lignes ennemies, l’armée de Paris donnait la main à l’armée de la Loire. Aujourd’hui, le repassage de la Marne, par Ducrot, vous rejette dans le noir de l’insuccès et de la désespérance.

À tout coin de rue, d’affreux tableaux : des voitures d’où l’on tire des hommes, la tête voilée d’une serviette, tachée de sang.

Aux Halles, disette même d’herbes et de légumes. Les petites tables, qu’ont devant elles les marchandes, sont nettes de toute verdure. Par-ci, par-là, une marchande tire, parcimonieusement, d’un panier, deux ou trois feuilles d’oseille ou de choux, qu’elle partage entre des femmes, se les disputant, et l’on voit de larges mains de militaires refermées sur deux ou trois petites échalotes que la marchande y a déposées.

Dans la rue Montmartre, devant la fenêtre d’un marchand de vin, où a pris domicile un friturier, des hommes, des femmes, des enfants dînent à la chaleur du petit trou flambant, dînent d’une crêpe qu’ils dévorent toute chaude, dans un morceau de journal.

Mardi 6 décembre. — Aujourd’hui nous avons, sur la carte des restaurants, du buffle, de l’antilope, du kanguroo, authentiques.

 

En plein air, ce soir, à toute lueur, à toute réverbération de luminaires improvisés, des figures consternées sur des carrés de journaux. C’est l’annonce de la défaite de l’armée de la Loire et de la reprise d’Orléans.

Jeudi 8 décembre. — Si la République sauve la France, — je ne veux pas encore désespérer de mon pays, — il faut bien qu’on le sache, la France sera sauvée, non par la République, mais malgré elle. La République n’aura apporté que l’insuffisance de ses hommes, les proclamations fanfaronnes de Gambetta, la mollesse des bataillons de Belleville. Elle aura mis la désorganisation dans l’armée par ses nominations à la Garibaldi, tué la résistance nationale par l’effroi de son nom, — et pas un de ses noms populaires ne sera tombé sur un champ de bataille, entre un Baroche et un Dampierre, pour la délivrance de la Patrie.

Maintenant les hommes d’en haut sont des avocats pleurards, les hommes d’en bas des casse-cou politiques, brisant tout dans un gouvernement comme dans la maison où ils entrent, costumés en gardes nationaux. Non, non, il n’y a plus, derrière ce mot République, une religion, un sentiment faux, si vous voulez, mais un sentiment idéal qui transporte l’humanité au-dessus d’elle et la fait capable de grandeur et de dévouement.

Jeudi 8 décembre. — On ne parle que de ce qui se mange, peut se manger, se trouve à manger.

— Vous savez, un œuf frais : ça coûte vingt-cinq sous !

— À ce qu’il paraît, il y a un individu qui achète toutes les chandelles de Paris, avec lesquelles, en mettant un peu de couleur, il fait cette graisse qu’on vend si cher !

— Oh ! gardez-vous du beurre de coco ; ça infecte une maison, au moins pendant trois jours.

— J’ai vu des côtelettes de chien, c’est vraiment appétissant : ça a tout à fait l’air de côtelettes de mouton !

— N’oubliez pas, il y a encore chez Corcelet des conserves de tomates !

— Que je vous indique une très bonne chose. Vous faites du macaroni, et vous l’accommodez en salade, avec beaucoup d’herbes. Que voulez-vous dans ce moment !

La famine est à l’horizon, et les Parisiennes élégantes commencent à transformer leurs cabinets de toilette en poulaillers.

Ce n’est pas seulement le manger, c’est l’éclairage qui va manquer. L’huile à brûler devient rare, les bougies sont à leur fin. Et pis que tout cela, par le froid qu’il fait, on est tout proche du moment où l’on ne trouvera plus ni charbon de terre, ni coke, ni bois. Nous allons entrer dans la famine, la congélation, la nuit, et l’avenir semble promettre des souffrances et des horreurs, telles que n’en a vu aucun siège.

Vendredi 9 décembre. — Quel temps pour la guerre que ce temps de gelée et de neige ! On pense aux souffrances des hommes, condamnés à coucher dans cette humidité glacée, on pense aux blessés, achevés par le froid.

Aujourd’hui le rempart, avec ses lignes blanches des fortifications, où se promène la faction ankylosée des gardes nationaux, avec ses lointains noirs, saupoudrés de blanc, avec les glacis micacés de ses forts, avec son ciel tout bas qui a la couleur d’un verre dépoli, et en haut duquel se balance un ballon captif, le rempart rappelle un coin de la campagne de Russie.

Samedi 10 décembre. — Rien de plus énervant que cet état, où votre espérance se met bêtement à croire, un moment, aux bourdes, aux mensonges, aux contre-vérités du journalisme, puis retombe aussitôt dans le doute, dans la non-croyance à quoi que ce soit.

Rien de plus pénible que cet état, où vous ne savez pas si les armées de province sont à Corbeil ou à Bordeaux, et si même ces armées sont ou ne sont pas : rien de plus cruel de vivre dans l’obscurité, dans la nuit, dans l’inscience du tragique qui vous menace. Il semble vraiment que M. de Bismarck ait enfermé, au secret, tout Paris, dans la cellule d’une prison pénitentiaire.

Pour la première fois, je remarque, à la porte des épiciers, des queues, des queues inquiétantes de gens, se jetant indistinctement sur tout ce qui reste de boîtes de fer-blanc dans leurs boutiques.

Dans les rues, la quête pour les blessés a lieu au milieu des convois de morts, et de grandes aumônières en calicot, semblables à celles que l’Italie arbore pour ses carnavals, montent, jusqu’au second, solliciter la charité des gens, qui sont aux fenêtres.

On ne se figure pas, à l’heure présente, l’aspect provincial d’un grand café de Paris. À quoi cela tient-il ? Peut-être à la rareté des garçons, à cette lecture éternelle du même journal, à ces groupes qui se forment au milieu du café, et causent de ce qu’ils savent, comme on cause des choses de la ville dans une petite ville, enfin à cet enracinement hébété, en ce lieu, où autrefois posaient, avec la légèreté d’oiseaux de passage, des gens distraits par de légères pensées, et qu’attendaient, dehors, le plaisir et les mille distractions de Paris.

Tout le monde fond, tout le monde maigrit. On n’entend que gens se plaignant d’être réduits à faire resserrer leurs culottes, et Théophile Gautier se lamente de porter des bretelles, pour la première fois : son abdomen ne soutenant plus son pantalon.

Tous deux, nous allons ensemble voir Victor Hugo, au pavillon de Rohan. Nous le trouvons dans une pièce d’hôtel, à la destination vague, meublée d’un buffet de bois jaune de salle à manger, et qui a pour décoration de cheminée deux lampes en fausse porcelaine de Chine, et pour milieu une bouteille d’eau-de-vie oubliée. Le dieu est entouré d’êtres féminins. Il y a tout un canapé de femmes, dont l’une qui fait les honneurs du salon, est une vieille femme, aux cheveux d’argent, dans une robe feuille-morte, et qui montre, par un cœur très évasé, un grand morceau de sa vieille peau : une femme qui a de la marquise d’autrefois et de la cabotine d’aujourd’hui.

Lui, le dieu, je le trouve vieux : ce soir, il a les paupières rouges, le teint briqueté que j’ai vu à Roqueplan, la barbe et les cheveux en broussaille. Une vareuse rouge dépasse les manches de son veston, un foulard blanc se chiffonne à son cou.

Après toutes sortes d’allées et de venues, de portes qui s’ouvrent et se ferment, de gens qui entrent et sortent, d’actrices qui viennent pour une pièce des Châtiments à dire au théâtre, après des choses mystérieuses qui se passent dans l’antichambre, Hugo se laisse tomber sur une chauffeuse, et, avec une parole lente, et qui semble sortir d’un long travail de réflexion, à propos de la photographie microscopique, il se met à parler de la Lune, de la curiosité grande qu’il a toujours eue d’être fixé sur le dessin de ses détails.

Il rappelle une nuit, tout entière, passée avec Arago à l’Observatoire. Il décrit les lunettes de cette époque, rapprochant la planète de l’œil, à une distance guère plus grande que la distance de quatre-vingt-dix lieues, « en sorte, dit-il, que s’il y avait eu un monument, — et il cite toujours, quand il parle d’un monument, Notre-Dame de Paris — on aurait dû l’apercevoir comme un point. Maintenant, ajoute-t-il, avec les perfectionnements, avec les lentilles d’un mètre, la vue doit s’approcher bien plus près de l’astre. Il est vrai que les grandissements excessifs développent l’accident chromatique, la diffusion, le contour irisé de l’objet, mais cela ne fait rien, la photographie devrait nous donner mieux que ces cartes montagneuses. »

Puis, je ne sais comment la conversation tombe de la Lune à Dumas père. Et Hugo dit à Théophile Gautier : « Vous savez, on a dit que j’avais été à l’Académie… j’y avais été pour faire nommer Dumas. Je l’aurais fait nommer, car, au fond, j’ai une autorité sur mes collègues… mais ils ne sont dans ce moment à Paris que treize, et pour une élection, il faut vingt et un membres. »

Je reviens cette nuit de Passy à Auteuil, à pied. Le chemin est tout couvert de neige. Le ciel fond dans un brouillard aqueux, transpercé de la clarté diffuse d’un clair de lune. Chaque branche est comme enduite d’une mousse de neige, qu’on dirait passée au candi ; chaque ramure apparaît, ainsi qu’une végétation de nacre. Il semble qu’on marche dans les lueurs troubles, vitreuses, électriques, d’un aquarium, au milieu de grands madrépores blancs. C’est mélancoliquement fantastique, et l’idée de la mort, dans ce paysage de lune et de neige, vous vient presque douce. On s’endormirait sans regret dans sa froideur poétique.

Lundi 12 décembre. — Cette nuit, il y a eu de la gelée, puis du dégel, puis encore de la gelée, et je remarque, pour la première fois, un petit phénomène de nature, qui tient de la féerie. Chaque feuille d’arbre est revêtue d’une autre feuille de glace ; si bien que lorsque vous voulez relever un arbuste, écrasé sous le poids de ce cristal, il sonne comme un lustre, et à vos pieds toute cette flore de verglas fait un bruit de verre cassé. Je m’amuse à regarder, aussi longtemps que dure la matière périssable et fondante de ces feuilles de houx, de ces feuilles, semblant surmoulées avec leurs boursouflures et leurs turgescences épineuses, dans du diamant.

Lundi 12 décembre. — Pélagie a reçu aujourd’hui la visite d’un neveu, d’un mobile de Paris, campé dans ce moment, au plateau d’Avron. Il lui racontait, le plus naïvement du monde, ses pillages dans les maisons et les châteaux, lui faisant part de la connivence des officiers, à la condition qu’on leur attribuât le meilleur. Elle était restée presque effrayée de l’air chenapan qu’il avait pris là, et me donnait ce curieux détail, qu’ils avaient tous des sondes pour sonder les faux murs et les cachettes faites à l’encontre des Prussiens. Nos soldats ont des sondes pour mieux voler les maisons qu’ils sont chargés de défendre et de protéger !

Cela avait soulevé l’indignation de cette fille des Vosges, qui avait comme une horreur de cette visite, et ne pouvait comprendre cette insouciance de la patrie, de ses montagnes envahies, chez cet homme, déclarant le métier très bon, sauf une grandissime peur d’être tué.

Des nuits insomnieuses, produites par la canonnade continue du Mont-Valérien, qui, tout à coup, a des tirs précipités, ressemblant aux coups de revolver, lâchés par un homme, attaqué à l’improviste.

Mardi 13 décembre. — On parle, chez Brébant, des populations dévastatrices de la banlieue, campées dans les maisons. Du Mesnil raconte qu’un de ces réfugiés a fait de la maison qu’il habite, une resserre à chiffons. Un second a fait d’une autre maison une maison de prostitution, non clandestine, mais ignoblement publique, comme un gros 8 de l’avenue de Vincennes… Puis Renan se met à prédire de l’impossible, à prophétiser du chimérique.

Jeudi 15 décembre. — Je dînais, ce soir, chez Voisin. En mangeant, j’entends un monsieur, qui dit à l’attablé à côté de moi : « Je voudrais bien cependant avoir des nouvelles de ma pauvre femme. Concevez-vous, depuis septembre dernier… » Puis, le monsieur à la pauvre femme, qui a fini de dîner, s’en va. Au bout de quelques instants, un dîneur rentre, et s’attable à la table de mon voisin, qu’il connaît. Ils causent : « Figurez-vous, dit mon voisin au nouvel arrivant, que X*** vient à l’instant de se plaindre à moi de n’avoir pas de nouvelles de sa femme, je ne savais que lui répondre.

— Oui, — répond l’autre, entre deux bouchées, — elle est morte… à Arcachon.

— Parfaitement ; mais il n’en sait rien. »

N’est-ce pas affreux, dans ce moment, cette ignorance de la vie ou de la mort des gens qu’on aime ?

Vendredi 16 décembre. — Aujourd’hui la nouvelle officielle de la prise de Rouen.

Être pris d’un amour stupide pour des arbustes, passer des heures, un sécateur à la main, à nettoyer de vieux lierres de leurs brindilles, à sarcler des plans de violettes, à leur composer un mélange de terreau et de fumier… cela au moment où les canons Krupp menacent de faire une ruine de ma maison et de mon jardin ! C’est trop imbécile ! Le chagrin m’a abêti, m’a donné la manie d’un vieux boutiquier, retiré des affaires. Je crains qu’il n’y ait plus, dans ma peau de littérateur, qu’un jardinier.

Dimanche 18 décembre. — Aujourd’hui, concert à l’Opéra, et je fais la remarque que tous les marchands de contre-marques sont costumés en gardes nationaux.

Mardi 20 décembre. — Je ne sais, l’absence de viande rouge, l’absence de principe nutritif dans toute cette carne bouillie des conserves, le manque d’azote, le mauvais, le délétère, le sophistiqué, de tout ce que les restaurants vous font manger, depuis six mois, vous laissent dans un état permanent d’incomplète satisfaction de l’appétit. On a toujours une sourde faim, quoi qu’on mange.

En allant au cimetière, je trouve, place Clichy, autour de la statue du maréchal Moncey, les gardes nationaux mobilisés, faisant leurs préparatifs de départ. Ils sont en capote grise, ayant, au dos, le sac surmonté des piquets de la tente. Des femmes, des enfants les entourent, leur tenant compagnie jusqu’à la dernière heure. Une petite fille, qui a un minuscule sac au dos, avec un biscuit de mer, en guise de pain de munition, joue entre les jambes de son père. Des jeunes filles, à la fois embarrassées et un peu effrayées, tiennent le fusil d’un frère ou d’un amant, entré chez le marchand de tabac. Et dans les rangs, voletant sur l’épaule, passent rapides les revers rouges du manteau de la cantinière, qui verse à boire, çà et là.

Des sacs arrivent, ce sont des paquets de cartouches, qu’on verse sur le pavé, bientôt tout couvert des débris de leurs enveloppes grises. Et les uns, agenouillés sur le pavé, les autres assis sur le rebord du piédestal de la statue du maréchal, font entrer dans leur sac débouclé, les cent cartouches qu’ils viennent de recevoir, pendant que des corbillards défilent entre des gardes nationaux, le fusil abaissé à terre.

J’ai en face de moi, au restaurant, cette bonne bête du monde des lettres qu’on appelle X***, expliquant un plan de campagne de sa composition au premier venu, qui a le malheur de se trouver à côté de lui.

Depuis le siège, la marche du Parisien me semble toute changée. Elle était bien, cette marche, toujours un peu hâtive, mais on la sentait badaudante, musarde, et ne menant nulle part. Aujourd’hui, tout le monde marche comme un homme pressé de rentrer chez lui.

Mercredi 21 décembre. — En allant au rempart, je passe par des campements de mobiles, où, sous des cèdres du Liban ébranchés, et qui n’ont plus, à leur cime, qu’un bouquet de verdure, pareil au bouquet des maçons posé en haut de la cheminée d’une maison neuve, se voient des débris de faïence, des fragments de papier goudronné et des peaux de chats, raidis par la gelée dans leur dépiotage.

Jeudi 22 décembre. — Paris tout entier est une foire, et l’on vend de tout sur tous les trottoirs de Paris. On y vend des légumes, on y vend des manchons, on y vend des paquets de lavande, on y vend de la graisse de cheval.

Le siège prête à l’imagination des filous. Aujourd’hui Magny attendait un officier, qui lui avait commandé un dîner pour douze camarades. Il avait exigé du poisson, de la volaille et des truffes. Toute cette commande n’avait été faite que pour escroquer 5 francs au cocher qui avait mené l’officier chez Magny.

Samedi 24 décembre. — Je trouve, en descendant du chemin de fer, un paysan tenant amoureusement entre ses bras, ainsi qu’on tient un enfant, un lapin de choux, dont il demande 45 francs aux passants.

En dépit des Prussiens, Paris commence à élever ses baraques du jour de l’an. Quelques-unes sont déjà presque achevées, en face du passage de l’Opéra, pauvrettes boutiques, bâties avec le rebut des planches des baraquements de mobiles, et maigrement garnies de misérables joujoux !

J’entre chez un cordonnier de la place de la Bourse. La femme du marchand parle, avec une voix où il y a des larmes et de petits rires nerveux, d’un mobile caserné au fort de l’Est, qui est son fils. Tout à coup la mère, s’adressant à moi, se révèle dans cette phrase : « Quand il y a de la canonnade, vous ne me croirez peut-être pas, monsieur, mais au son, c’est singulier, n’est-ce pas ? mais c’est comme ça… je distingue de suite le canon du fort de l’Est. »

Dans cette sale et étroite rue du Croissant, devant ces boutiques qui portent : Vente des journaux en gros, le curieux spectacle de toute cette marmaille coassante, de ces petits stentors de la criée des journaux de Paris, qui, tout en gaminant, font le compte des exemplaires vendus, sur le tonneau d’un marchand de vin. Le quartier général est devant l’imprimerie Vallée, le palais lépreux du Siècle. Là, ils se chauffent à la vapeur d’un ruisseau, coulant de l’eau chaude, dans la rue tumultueuse ; là ils font leurs repas, à ces éventaires de juifs, qui se promènent au milieu d’eux, et leur offrent des morceaux de pain, des tablettes de chocolat, de gros cornichons, et des sucres d’orge de toutes couleurs.

On me contait ceci. Une pauvre vieille femme avait toute sa vie et toute son âme concentrées sur un fils qui, d’employé de la banque, est devenu, à l’heure présente, soldat. Tous les jours, la pauvre femme va recevoir, à la queue, sa maigre provision de cheval, prépare son petit repas, met deux couverts, partage la viande entre l’assiette de son fils et la sienne, divise le pain en deux morceaux. Et, le repas vite achevé, la vieille femme court donner à un pauvre la portion de son fils.

J’ai à côté de moi, dans un café, le caquetage vide et bruyant d’une femme en velours, attablée avec une apparence de polytechnicien transformé en canonnier. Ce caquetage qui m’insupportait autrefois, m’est agréable : il me rejette à hier.

Dimanche 25 décembre. — C’est Noël. J’entends un soldat dire : « En fait de réveillon, nous avons eu cinq hommes gelés sous la toile ! »

Quelle singulière transmutation des commerces, et quelle bizarre transfiguration des boutiques ! Un bijoutier de la rue de Clichy expose maintenant dans des boîtes à bijoux, des œufs frais enveloppés de ouate.

En ce moment une grande mortalité à Paris. Elle n’est pas absolument produite par la faim. Et les morts ne se composent pas uniquement des malades et des maladifs, achevés par le régime, les privations continuelles. Cette mortalité est faite beaucoup par le chagrin, le déplacement, la nostalgie du chez-soi, du coin de soleil que possédaient les gens des environs de Paris. Dans la petite émigration de Croissy-Beaubourg (vingt-cinq personnes au plus), il y a déjà cinq morts.

Lundi 26 décembre. — On a découvert, pour l’appétit mal satisfait des Parisiens, un nouveau comestible : c’est de l’arsenic. Les journaux parlent, avec complaisance, de l’élasticité que donne ce poison aux chasseurs de chamois de la Styrie, et vous offrent, comme déjeuner, un globule arsénieux d’un docteur quelconque.

Par les rues qui avoisinent l’avenue de l’Impératrice, je tombe dans une foule menaçante, au milieu d’affreuses têtes de vieilles femmes, embéguinées de madras, et qui ont l’air de Furies de la canaille. Elles menacent de dépioter les gardes nationaux qu’on voit, en sentinelles, fermer la rue des Belles-Feuilles.

Il s’agit d’un dépôt de bois, avec lequel on fait du charbon, et qu’on avait commencé à piller. Ce froid, cette gelée, le manque de combustible pour faire chauffer la maigre ration de viande qu’on délivre, a mis en fureur cette population féminine, qui se jette sur les treillages, les fermetures de planches, et arrache tout ce qui vient à ses mains colères. Elles sont aidées, dans leur œuvre de destruction, ces femmes, par d’affreux mioches qui se font la courte échelle contre les arbustes de l’avenue de l’Impératrice, cassant ce qu’ils peuvent atteindre, et traînant derrière eux un petit fagot, attaché à une ficelle que tient leur main enfoncée dans leur poche.

Si ce terrible hiver continue, tous les arbres de Paris tomberont, sous le besoin urgent de calorique.

Mardi 27 décembre. — En montant la rue d’Amsterdam, j’ai devant moi un corbillard, dont le drap noir est couvert d’une veste aux broderies d’or à la place des épaulettes. Le mort est suivi d’un garde national et d’un membre du comité des ambulances. Autour de moi, on dit que c’est la bière d’un officier saxon.

À la porte des chantiers de bois, des queues menaçantes.

Malgré l’étoupage de la neige qui tombe rare, floconneuse, cristallisée, on entend partout là une canonnade lointaine et sans interruption, dans la direction de Saint-Denis et de Vincennes.

Devant le cimetière Montmartre, des files de corbillards dont les chevaux soufflent, dont les cochers, noires silhouettes sur la neige blanche, battent la semelle.

Je m’arrête quelques instants à la porte de la Chapelle, et m’amuse à regarder à la lumière des lanternes qui s’allument, cette incessante entrée et sortie de soldats, de voitures, de fourgons, ce va-et-vient de la guerre dans cette apparence de bivouac de Russie.

Le premier journal que j’achète, m’apprend que le bombardement est commencé.

On ne sait, chez Brébant, ce soir, que ce qui est au rapport militaire des journaux du soir. On parle du bombardement, qu’on croit plutôt, dans le moment, de nature à agacer qu’à terrifier la population parisienne — cela contrairement à la pensée d’un journal allemand, trouvant que le moment psychologique du bombardement est arrivé. Le moment psychologique d’un bombardement, n’est-ce pas que c’est bien férocement allemand ?

On cause de l’inertie du gouvernement, du mécontentement produit dans la population par l’absence de l’action du général Trochu, par ses atermoiements sans fin, par le néant de ses tentatives et de ses efforts.

Un convive dit que le général n’a aucun talent militaire, mais des côtés d’homme politique et d’orateur. Ici Nefftzer interrompt, pour déclarer que c’est le jugement qu’en porte Rochefort, qui l’a beaucoup pratiqué et l’admire un peu. Cette éloquence du général, qui débuterait un peu à la façon de l’éloquence de M. Prudhomme, s’échaufferait, se métamorphoserait, au bout de quelques instants, en une parole entraînante et persuasive.

De Trochu on saute à l’honnêteté politique, et à ce propos Nefftzer se montre très dur pour Jules Simon, dont il raconte ce qu’il appelle sa volte-face du serment, et moque le grossier charlatanisme de ses conférences, me demandant, du coin de l’œil, mon sentiment. Et je lui réponds que je ne connais pas Jules Simon, que j’ignore absolument sa vie, et que cependant j’ai bêtement de la défiance, rien qu’à cause de tous les livres moraux qu’il a écrits : le Devoir, l’Ouvrière, etc. Pour moi, c’est l’exploitation visible de l’honnêteté sentimentale du public, et j’ajoute que parmi les gens littéraires auxquels j’ai été mêlé dans la vie, je ne connais qu’un homme tout à fait pur, dans le sens le plus élevé du mot, c’est Flaubert, — qui, on le sait, a l’habitude d’écrire des livres prétendus immoraux.

Là-dessus, quelqu’un compare Jules Simon à Cousin, et c’est l’occasion pour Renan de faire l’éloge du ministre — très bien, — du philosophe — je m’abstiens pour cause, — mais encore du littérateur et de le proclamer le premier écrivain du siècle. — Nom de Dieu !

Cette opinion nous insurge, Saint-Victor et moi, et cela amène une discussion et la remise sur le tapis de la thèse favorite de Renan, qu’on n’écrit plus, que la langue doit se renfermer dans le vocabulaire du XVIIe siècle, que lorsqu’on a le bonheur d’avoir une langue classique, il faut s’y tenir, que justement dans l’instant présent, il faut se rattacher à la langue qui a fait la conquête de l’Europe, — qu’il faut là, et seulement là, chercher le prototype de notre style.

On lui crie, mais de quelle langue du XVIIe siècle parlez-vous ? Est-ce de la langue de Massillon ? de la langue de Saint-Simon ? de la langue de Bossuet ? Est-ce de la langue de Mme de Sévigné ? est-ce de la langue de La Bruyère ? Les langues de ce siècle sont si diverses et si contraires.

Moi je lui jette : « Tout très grand écrivain de tous les temps ne se reconnaît absolument qu’à cela, c’est qu’il a une langue personnelle, une langue dont chaque page, chaque ligne est signée, pour le lecteur lettré, comme si son nom était au bas de cette page, de cette ligne, et avec votre théorie vous condamnez le XIXe siècle, et les siècles qui vont suivre, à n’avoir plus de grands écrivains. »

Renan se dérobe, ainsi qu’il en a l’habitude dans les discussions, se rejette sur l’éloge de l’Université, qui a refait le style, qui, selon son expression, a opéré le castoiement de la langue, gâtée par la Restauration, déclarant que Chateaubriand écrit mal.

Des cris, des vociférations enterrent cette phrase bourgeoise du critique, qui trouve un bon écrivain dans le père Mainbourg, et déclare détestable la prose des Mémoires d’outre-tombe.

Renan revient de Chateaubriand à son idée fixe, que le vocabulaire du XVIIe siècle contient toutes les expressions dont on a besoin en ce temps, les expressions même de la politique, et il se propose de faire, pour la Revue des Deux Mondes, un article dont il veut tirer tous les vocables du cardinal de Retz, attardant longtemps sa pensée et sa parole autour de cette misérable chinoiserie.

Pendant ce, je ne pouvais m’empêcher de rire en moi-même, pensant au vocable XVIIe siècle, au vocable gentleman, avec lequel Renan a cherché à caractériser le chic sacro-saint de Jésus-Christ.

Et la discussion est interrompue par le récit d’un déjeuner de Bertrand, le mathématicien, au plateau d’Avron, au moment où l’on donnait l’ordre de détruire le mur crénelé de la Maison-Blanche, et où l’on supputait que l’opération coûterait une douzaine d’hommes. Voici l’occasion, disait Bertrand, d’employer la dynamite, c’est un moyen d’économiser vos hommes.

— « En avez-vous dans votre poche ? »

— « Non, mais si vous voulez me donner un cheval, dans deux heures vous aurez votre affaire. »

On était pressé. La proposition en resta là.

Le chemin de fer a son dernier départ à 8 heures et demie ; l’omnibus à 9 heures et demie. Je suis obligé de revenir à pied, en une nuit noire, où ne s’élèvent dans le sommeil de mort de Paris que deux bruits : le geignement lointain de la Manutention de Chaillot, et le bourdonnement éolien d’un télégraphe, qui transporte les ordres bêtes de la Défense nationale.

Mercredi 28 décembre. — La triste vie dans ce déménagement, où l’œil n’a plus la jouissance de tout ce qu’il aimait, où tout ce qui était suspendu aux murs a été décroché, à cause des ébranlements du canon, où les dessins désencadrés sont dans les cartons, où les cadres, avec leurs réjouissantes sculptures et leurs éclairs de vieil or, sont cachés dans des enveloppes de sales journaux, où les livres, ficelés en paquets, sont étalés à terre, où la pièce d’artiste que l’on habite, présente l’aspect d’un arrière-fond d’épicerie.

Aux jours où nous sommes, beaucoup de petits bourgeois se couchent à sept heures et se lèvent à neuf. On a moins faim au lit, et on n’y a pas froid.

Une expression et une image, nées du siège. J’entends un militaire dire à un autre : « Pour moi, ce qui m’attend là, c’est une fricassée de pain sec ! »

Jeudi 29 décembre. — On a beaucoup écrit sur la démoralisation produite dans les hautes classes par le régime dernier. Moi, je suis surtout frappé de la démoralisation de la classe ouvrière par le luxe de bien-être que lui a donné l’Empereur. Cette classe, je la vois complètement avachie. De virile, de martiale, de hasardeuse qu’elle était, elle est devenue loquace, et très économe de sa peau. Cet aveugle amour des coups, qui, du temps de Louis-Philippe, faisait compter pour toute émeute, en faveur de n’importe quelle opinion, sur cinq cents Parisiens prêts à se faire casser la gueule, pour le plaisir de se battre, pour l’émotion héroïque du coup de fusil, cet amour des coups a disparu, ainsi qu’a pu s’en apercevoir le gouvernement de quelques heures du 31 octobre ; et la Défense nationale n’a rencontré que des hommes bien mous dans les bataillons de la Villette.

La crapulerie de la garde nationale dépasse tout ce que l’imagination d’un homme bien élevé peut inventer. Je suis en chemin de fer entre trois gardes nationaux, dont chaque geste aviné est presque un coup pour leurs voisins, dont chaque phrase ne peut sortir de leurs bouches qu’accompagnée du mot : « merde. » L’un représente l’ivresse imbécile ; l’autre, l’ivresse gouailleuse et scélérate ; le dernier, l’ivresse brutale. L’ivresse scélérate dit à l’ivresse brutale, pendant le parcours, que le chef de gare vient de donner l’ordre de l’arrêter, quand il descendra, pour le boucan qu’il a fait en montant. Je vois l’homme tirer son couteau, l’ouvrir, et le remettre tout ouvert dans sa poche. Je descends à la première station, peu désireux d’assister à la sortie de wagon de mes voisins.

Aujourd’hui, il y a foule, en haut de Belleville, pour chercher à voir quelque chose de la canonnade, qui ne décesse pas. Les tertres, les monticules des montagnes d’Amérique, blancs de neige, portent de petites foules, se détachant toutes noires sur le ciel.

Je prends un sentier côtoyant des briqueteries en planches, que démolissent les propriétaires, craignant que la besogne ne soit faite par les maraudeurs. Je chemine, non sans m’aider des mains, sur la terre glacée, par cette route de chèvre, entre des excavations de petits précipices, aux flancs verts de glaise, au fond desquels les voyous ont fait des glissades et j’atteins un de ces minuscules pitons déchiquetés, qui donnent dans toute cette neige, à ce paysage parisien tourmenté, l’aspect d’une réduction d’une contrée volcanique. Au-dessus de ma tête tournoie un oiseau de proie, peut-être un des faucons de Bismarck, dépêché contre nos pigeons. On ne voit rien du terrain canonné. La curiosité dépitée se rabat sur le Bourget, éclairé d’un pâle rayon de soleil, sur des feux prussiens, sur un casque allemand, qu’on croit voir luire.

Dans les groupes commence à circuler, contredite par l’indignation de quelques-uns, par l’incrédulité du plus grand nombre, l’annonce de l’évacuation du plateau d’Avron, et commence, visible pour tout le monde, la naissance d’un découragement, que la défaite de l’armée de la Loire, de l’armée du Nord, n’avait point encore amené.

Burty me dit aujourd’hui qu’un général, dont j’ai oublié le nom, avait laissé échapper devant lui : « C’est le premier acte de notre agonie ! »

Aux heures avancées de la nuit, quand maintenant on frôle les murailles de Paris, on est surpris d’y entendre, enfermé comme derrière un mur de village, le chant des coqs, et l’on ne voit plus de lumières qu’aux fenêtres des maisons, qui ont inscrit au-dessus de leurs portes : Ambulance.

Vendredi 30 décembre. — Aujourd’hui seulement l’abandon du plateau d’Avron est officiel, et les ineptes rapports qui l’accompagnent ont tué la résolution énergique de la résistance. L’idée d’une capitulation, avant que la dernière bouchée de pain ait été mangée, — idée qui n’existait pas hier, — est entrée dans la cervelle du peuple, annonçant aujourd’hui d’avance l’entrée des Prussiens pour un de ces jours.

Les choses qui se passent accusent en haut une telle incapacité, que le peuple peut bien s’y tromper, et prendre cette incapacité pour de la trahison. Si cependant cela arrive, quelle responsabilité devant l’histoire pour ce gouvernement, pour ce Trochu, qui, avec des moyens de résistance aussi complets, avec cette foule armée de 500 000 hommes, aura, sans une bataille, sans un avantage, sans une petite action d’éclat, même sans une grande action malheureuse, enfin sans rien d’intelligent, d’audacieux ou d’imbécillement héroïque, fait de cette défense, la plus honteuse défense des temps historiques, celle qui témoigne le plus hautement du néant militaire de la France actuelle !

Vraiment, la France est maudite ! Tout est contre nous ; si le froid et le bombardement continuent, il n’y aura pas d’eau pour éteindre les incendies. Toute l’eau, dans les maisons, est presque de la glace, jusqu’au coin de la cheminée.

Samedi 31 décembre. — La viande de cheval, une viande de mauvais rêves et de cauchemars. Depuis que je m’en nourris, c’est une suite de nuits insomnieuses.

Cette nuit, à l’approche de l’année 1871, de cette année que je vais commencer seul, les tristes pensées ont amené, dans le malaise de mes rêves, mon frère bien-aimé. Je le voyais tel qu’il était dans les derniers mois de sa vie, tel qu’il était il y a un an, et j’ai eu à nouveau, tout le temps qu’a duré la tromperie du sommeil, la cruelle souffrance morale que j’ai éprouvée, tout le long de sa maladie. Je ne sais pourquoi et comment, nous étions en visite chez Janin. Tout le temps de la longue visite que je voulais et ne pouvais abréger, j’avais au-dedans de moi la souffrance d’amour-propre, de ses inattentions, de ses absences, de ses maladresses, de son entrée d’avance dans la mort, étudiant sur le visage des gens qui étaient là, s’ils s’apercevaient de tout ce qui me désespérait. Et j’avais dans mon rêve, à l’état aigu, toutes ces perceptions douloureuses, absolument comme si je les revivais. Enfin, étant parvenu à abréger la visite, et tout heureux de l’entraîner, avant qu’on pût se rendre compte de ce qu’il était devenu, il arrivait qu’au moment de passer la porte, — son adieu, le malheureux enfant se mettait à le bégayer. La douleur que j’en ressentais me réveillait.

Dans les rues de Paris, la mort croise la mort : le fourgon des pompes funèbres croise le corbillard. À la grille de la Madeleine, j’aperçois trois bières recouvertes d’une capote de mobile, surmontée d’une couronne d’immortelles.

J’ai la curiosité d’entrer chez Roos, le boucher anglais du boulevard Haussmann. Je vois toutes sortes de dépouilles bizarres. Il y a au mur, accrochée à une place d’honneur, la trompe écorchée du jeune Pollux, l’éléphant du Jardin d’Acclimatation, et au milieu de viandes anonymes et de cornes excentriques, un garçon offre des rognons de chameau.

Le maître boucher pérore, au milieu d’un cercle de femmes : « C’est 40 francs la livre, pour le filet et pour la trompe… Oui, 40 francs… Vous trouvez cela cher… Eh bien ! vraiment, je ne sais pas comment je vais m’en tirer… Je comptais sur trois mille livres, et il n’a produit que deux mille trois cents… Les pieds, vous me demandez le prix des pieds, c’est vingt francs ; les autres morceaux, ça va de huit à quarante francs… Ah ! permettez-moi de vous recommander le boudin ; le sang de l’éléphant, vous ne l’ignorez pas, c’est le sang le plus généreux… son cœur, savez-vous, pesait vingt-cinq livres… et il y a de l’oignon, mesdames, dans mon boudin… »

Je me rabats sur deux alouettes que j’emporte pour mon déjeuner de demain.

En sortant, j’aperçois une barbe qui marchande l’unique caneton qu’on voit à un étalage de fruitier de la rue du Faubourg Saint-Honoré. C’est Arsène Houssaye.

Il se plaint drolatiquement du peu de connaissance des hommes, qu’ont les membres du gouvernement, et me cite ce joli mot de Morny, embêté par les prétentions dirigeantes et gouvernantes des journalistes, disant : « Vos journalistes, mais ils n’ont pas été seulement ministres ! »

Puis le poète parle de la ruine financière de la France, répétant une phrase de Rouland, toute chaude de ce matin : « Si l’on peut estimer la fortune de la France à quinze cents milliards, il faut la considérer comme tombée, dès aujourd’hui, à neuf cents milliards. »

Le jour de l’an de Paris de cette année, il réside dans une douzaine de misérables petites boutiques, semées, çà et là, sur le boulevard, où des marchands grelottants offrent des Bismarck, caricaturés en pantins, aux passants gelés.

Ce soir, je retrouve, chez Voisin, le fameux boudin d’éléphant, et j’en dîne.


  1. Mon frère était mort à Auteuil, le 20 juin.