Junius/02

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Junius
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 985-1016).
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JUNIUS.




DEUXIÈME PARTIE.[1]




VII.

« Soyez assuré, écrivait Junius à son imprimeur le 5 octobre 1769, que ni vous, ni personne ne pourrez jamais me connaître, à moins que je ne me fasse connaître moi-même. Artifices, recherches, récompenses, tout sera également sans effet. » Il semble que ces paroles, destinées surtout à décourager la curiosité de Woodfall, fussent une prédiction. Le vrai nom de Junius est resté enveloppé d’un mystère qui semblait impénétrable. Dès le temps où il écrivait, ce mystère étonnait ou irritait les esprits. « Où donc, disait Burke en plein parlement, chercherons-nous l’origine du relâchement actuel des, lois et du gouvernement ? Comment Junius en est-il venu à passer à travers tous les fils d’araignée de la loi et à courir le pays, libre, inviolable, impuni ? Les mirmidons de la cour ont été long-temps et sont encore occupés à le poursuivre vainement. Ils n’iront point perdre leur temps après moi, ou vous, ou vous. Non, ils dédaignent de tels insectes, tant que le puissant sanglier de la forêt qui a déchiré toutes leurs toiles est devant eux. Mais qu’obtiendront tous leurs efforts ? Il n’en a pas plus tôt blessé un qu’il en étend un autre mort à ses pieds. Pour moi, lorsque j’ai vu son attaque au roi, j’ai senti se glacer mon sang. Je pensais qu’il s’était emporté trop avant et qu’il touchait au terme de ses triomphes, non qu’il n’eût dit bien des vérités ; oui, monsieur, il y a dans cette composition bien des vérités hardies dont un prince sage pourrait profiter ; mais tant de haine et de fiel me troublaient ; le North Briton est aussi loin de l’égaler en cela qu’en force, en esprit, en jugement. Mais tandis que j’attendais de cet audacieux essor sa ruine et sa chute dernière, regardez-le s’élever plus haut encore et venir s’abattre et fondre sur les deux chambres du parlement. Oui, il a fait de vous sa proie, et vous saignez encore des blessures de ses serres. Vous vous êtes courbés, vous vous courbez encore sous sa fureur. Il n’a pas craint même les terreurs de votre front, monsieur l’orateur ; il s’est attaqué même à vous ; oui, il l’a fait, et je crois que vous n’avez pas lieu de triompher de cette rencontre. En un mot, après avoir emporté notre aigle royal dans ses griffes et l’avoir frappé contre les rochers, il vous a laissé tout abattu. Roi, lords et communes ne sont que le jouet de sa colère. S’il était membre de cette chambre, que ne pourrait-on pas attendre de son savoir, de sa fermeté, de son intégrité ? Il se ferait aisément reconnaître à son mépris du danger, à sa pénétration, à sa vigueur. Rien n’échapperait ni à sa vigilance, ni à son activité. Les mauvais ministres ne pourraient rien dérober à sa sagacité, et promesses ni menaces ne le pourraient décider à rien dérober au public. »

Lord North répondait : « Lorsque des hommes factieux et mécontens ont amené les choses à l’état où nous sommes, comment serions-nous surpris de la difficulté de livrer des libellistes à la justice ? Comment nous pourrions-nous étonner que le grand sanglier du bois, ce puissant Junius, ait rompu les toiles et mis en défaut les chasseurs ? Quoiqu’il puisse n’y avoir à présent aucune épieu qui doive l’atteindre, il pourra cependant une fois ou l’autre être pris. En tout cas. il se sera épuisé en efforts infructueux ; ces défenses qu’il a aiguisées pour blesser et ébrécher la constitution seront usées. La vérité finira par prévaloir. Le public verra, sentira que Junius a avancé des faits faux, ou faussement raisonné sur de vrais principes, et que, s’il a échappé, il l’a dû à l’esprit du temps, non à la justice de sa cause. Le North Briton, le plus criminel libelle de son temps, aurait joui de la même sécurité, s’il avait été aussi puissamment soutenu ; mais la presse n’avait pas alors couvert le pays de sa lèpre funeste, ni empoisonné les esprits du peuple. Les écrivains politiques avaient encore quelque honte ; ils avaient quelque respect pour la couronne, quelque respect pour le titre de majesté. Il n’y avait pas alors démembres du parlement assez hardis pour faire des harangues en faveur des libelles. On pouvait difficilement amener les légistes à plaider leur cause. Maintenant la scène est entièrement changée. Hors des portes, en dedans des portes, prévaut un désordre abusif. Les libelles trouvent des avocats dans les deux chambres aussi bien que dans Westminster-Hall. Bien plus, on lance des libelles contre les juges eux-mêmes. On veut assouplir le privilège de cette chambre à des desseins factieux. On cherche à captiver, à confisquer le souffle de l’inconstante multitude, parce qu’apparemment on prend sa voix, qui maintenant est celle des libelles, pour la voix de Dieu. »

Ces paroles font assez connaître ce que les lettres de Junius étaient, au temps de leur publication, pour l’opposition et le gouvernement. Ces lettres rivalisaient, dans l’attention publique, avec les discours de Chatham ; mais rien n’est plus fugitif que la renommée de l’écrivain politique. Dès qu’il cesse d’émouvoir les passions du jour, il est oublié. Tant que Junius avait écrit, l’enthousiasme et l’indignation, la curiosité et le ressentiment lançaient sur sa trace un public inquiet. Du temps que les courriers de la poste criaient, en traversant les villes, qu’ils apportaient un Junius avec leurs dépêches, son nom secret était le mot ardemment cherché d’une énigme irritante. Quand il se tut, de nouveaux débats, de nouvelles passions vinrent distraire la foule mobile ; plus de quarante ans s’écoulèrent sans que l’on pensât bien sérieusement à lui ; il n’occupa plus que les curieux des singularités de la littérature. Parfois quelques auteurs de mémoires essayèrent en passant une conjecture, risquèrent une anecdote, hasardèrent un nom. L’opinion publique demeurait incertaine ou indifférente. L’épigraphe de la première édition des lettres, stat nominis umbra, restait le dernier mot de tous, et l’on attendait assez patiemment que quelque révélation fortuite ou volontaire vînt divulguer un secret qui n’agitait plus personne. D’ailleurs, les grands événemens de la fin du dernier siècle et du commencement de celui-ci avaient imprimé un mouvement nouveau aux idées et aux passions politiques, et même dans le cercle limité de l’arène du parlement d’Angleterre, les luttes d’un autre Pitt et d’un autre Fox avaient affaibli le souvenir des débats jadis célèbres auxquels se rattachent les noms de lord Holland et de lord Chatham.

Ce n’est que vers la fin des guerres de la révolution et de l’empire, en 1813, que George Woodfall, fils de l’imprimeur du Public Advertiser, fit paraître la première édition complète des œuvres de Junius, celle qui a servi de base à toutes les éditions subséquentes, à toutes les recherches ultérieures, à tous les commentaires qui nous ont guidé à notre tour. Cette édition contenait, outre la préface et les lettres publiées en 1772 sous les yeux de l’auteur, de précieuses additions et notamment les billets confidentiels de Junius à son imprimeur, sa correspondance privée avec M. Wilkes et deux lettres politiques en partie inédites adressées par lui à ce grand agitateur, enfin le recueil de diverses lettres souscrites de signatures pseudonymes, que Woodfall avait insérées dans son journal, et qu’il croyait pouvoir, sur de bonnes raisons, attribuer à la même main. Ce recueil renferme en effet tout ce qu’on peut avec quelque certitude regarder comme écrit par lui, hormis les deux lettres adressées à lord Chatham, qui ont paru en 1838 avec la correspondance de cet homme d’état, lettres intéressantes surtout parce qu’elles indiquent, contrairement à certaines conjectures, que lord Chatham ne connaissait pas Junius.

L’édition de 1813 fut très bien accueillie. On conçoit que, par son contenu seul, elle devait exciter la curiosité et stimuler l’esprit d’investigation, en lui fournissant de nouveaux matériaux, en lui ouvrant une voie nouvelle. La question fut donc comme remise à l’ordre du jour ; elle était traitée par avance ou du moins posée avec développement dans un essai préliminaire, luis en tête du premier volume, par un auteur qui ne se nommait pas. Cet essai, ouvrage du docteur John Mason Good, doit être lu avant tout ; on y trouve bien discutés les droits des divers auteurs supposés de l’ouvrage, de ceux du moins qui avaient été soupçonnés jusque-là. C’est un résumé de tout ce que savaient ou de tout ce que voulaient qu’on sût les deux Woodfall, de tout ce qui paraissait résulter avec certitude des pièces et documens laissés par le père ou communiqués par le fils. Là est encore aujourd’hui le corps des preuves à étudier, le fond de l’instruction du procès, et les additions postérieures ne dispensent pas de faire remonter toute recherche à cette déposition des premiers témoins, à cet exposé des faits donné par le premier investigateur. Rappelons ceux qui nous paraissent établis.

Samson Woodfall, imprimeur à Londres, dans la Cité, près de Saint-Paul, Angel-court, Skinner-street, était un homme estimé dans sa profession. Il avait reçu une éducation libérale, ses opinions étaient celles d’un whig décidé, et, dans ses opinions, il était sur et fidèle comme en toutes choses. Depuis le mois d’avril 1767 jusqu’en janvier 1769, il reçut de façon mystérieuse, et au milieu de beaucoup d’autres envois, des compositions empreintes d’un même esprit politique, et qui lui parurent provenir de la même plume. Cette plume, il la reconnut dans celle qui traçait et signait encore d’un C. les billets qu’à partir du 21 avril 1769 il reçut de l’auteur des lettres de Junius. L’écriture lui en paraissait un peu contrefaite. Les articles que ces billets annonçaient ou accompagnaient n’étaient pas toujours transcrits de la même main. L’auteur convenait qu’il les faisait copier. Or, ces copies n’existent plus, on le croit du moins ; ou elles ont été détruites, ou elles étaient rendues, après avoir servi pour l’impression. Cette correspondance passait par des voies diverses. Quand ils étaient seuls, les billets venaient par la poste ; quelquefois un commissionnaire les avait reçus dans la rue d’un gentleman inconnu ; souvent le correspondant indiquait un lieu public éloigné, un café, une allée, une de ces cours, un de ces lane si comnmns dans la Cité, où les messagers de l’imprimeur venaient apporter une réponse, remettre ou chercher ce que les typographes appellent de la copie. Une partie de la correspondance passait aussi par le journal même où Woodfall, à l’aide d’un signe convenu, de quelques mots intelligibles pour un seul initié, insérait les avertissemens nécessaires. L’auteur des billets y montre sans cesse un vif désir de rester ignoré. Il prescrit avec soin, il diversifie avec art les moyens d’assurer et de cacher tout ce commerce, et il avoue que le secret importe à son repos, à sa vie. Malgré la confiance et l’estime qu’il témoigne à son imprimeur, il craint d’être découvert ou même soupçonné par lui, Il fait tout pour détourner ses conjectures, pour amortir sa curiosité. Une fois, vaincu par son inquiétude, il lui écrit (15 juillet 1769) : « Je vous prie de me dire avec candeur si vous savez ou soupçonnez qui je suis. » Malheureusement nous n’avons pas les réponses de Woodfall ; mais son mystérieux correspondant le tient toujours en éveil : il lui recommande la discrétion, la fermeté, la vigilance ; il l’encourage par des éloges, et, pour le soutenir mieux encore, il ne lui cache pas que son âge et son expérience lui donnent le droit de le diriger, que son rang, sa fortune, son avenir lui donnent les moyens de le protéger ; il le couvrira dans ses périls, et il réparera ses pertes ; en un mot, il se fera connaître par ses œuvres.

Rien n’annonce que Woodfall ait jamais reçu une confidence plus étendue. En avait-il deviné davantage ? On a pu le supposer, jamais l’affirmer. Il n’a rien révélé de plus, même à ses enfans, si l’on en croit leur témoignage. On cite de lui quelques mots qui indiquent une idée, une hypothèse. Comment croire qu’il n’en eût conçu aucune ? Mais quelle était-elle ? On l’ignore, ou du moins on dispute là-dessus. Il croyait bien savoir qui Junius n’était pas, il se donnait comme n’ayant pas cherché à savoir qui il était. Il paraissait ne s’être jamais servi des moyens que lui offrait cette correspondance même pour en découvrir l’auteur. Jamais, dans ces transmissions de papiers de la main à la main, dans ces allées et venues continuelles, on ne parvint ou l’on ne chercha à reconnaître ou à suivre personne. Une fois seulement un M. Jackson, depuis imprimeur à Ipswich, et qui apprenait sa profession chez Woodfall, vit un grand monsieur (a tall gentleman) en habit léger, avec une bourse et une épée, jeter dans le bureau, par la porte ouverte sur Ivy-Lane, une lettre de Junius, Jackson la ramassa et suivit l’inconnu jusqu’auprès de Saint-Paul, où il le vit monter en fiacre et s’échapper. Il paraît même que le gouvernement, qui n’était pas astreint à la même discrétion que l’imprimeur, ne fut pas plus curieux, ou que ses recherches ne furent pas plus heureuses. La petite poste, que ne craignaient pas d’employer Woodfall et Junius, ne trahit rien de ce qu’on lui confiait, et il a été raconté depuis que lord North disait que l’on avait suivi le transport des lettres jusqu’à une personne cachée obscurément dans Staples-Inn, mais dont on n’avait jamais pu suivre les traces plus loin.

Voilà en gros les faits matériels sur lesquels le docteur Good appuie tout son travail. Joignant aux preuves externes l’étude des preuves internes, il passe en revue les divers personnages fort inégalement célèbres, pour lesquels avait été, jusqu’en 1813, réclamée la paternité des lettres de Junius. Il prouve assez bien qu’aucun n’a des droits, et surtout moins qu’aucun autre, les prétendans les plus connus, comme lord Chatham, Burke, Wilkes, auxquels il oppose des argumens, selon nous, péremptoires. Nous en disons autant de certains prétendans plus ignorés en France, et dont la cause a été soutenue avec chaleur, comme Gérard Hamilton, Macauley Boyd, le général Lee, Joseph Dunning, qui fut depuis lord Ashburton. Supprimons cette oiseuse discussion, et recueillons seulement, d’après Good et la plupart des auteurs qui l’ont suivi, les traits principaux auxquels devrait être reconnu le véritable Junius. Ce sont les données générales du problème à résoudre.

D’après tous les faits connus, d’après les écrits authentiques, il semble que Junius devait être un Anglais, non un Irlandais, moins encore un Écossais, un homme d’un esprit cultivé, ayant une instruction et des goûts classiques, exercé dans l’art d’écrire, sans être un écrivain de profession, parlant la langue anglaise dans sa franchise originaire, sans l’énerver par les formes à la mode, quoiqu’il trahisse par quelques mots une éducation irlandaise, et par quelques gallicismes la connaissance et l’usage du français. Il avait sérieusement étudié l’histoire et la constitution de son pays, le droit même, dont il parlait le langage avec facilité, mais sans la rigoureuse exactitude d’un jurisconsulte ; il n’était ni homme de loi, ni homme d’église ; il n’était pas ou il n’était plus soldat, mais il semblait savoir la guerre, comme aussi les règlemens et les affaires de l’armée, dont le personnel lui était familier. Mais ses relations vont plus loin. Il doit avoir suivi le parlement, surtout de 1767 à 1772, ne paraissant guère avoir quitté Londres pendant toute cette période, parfois même il s’exprime comme s’il était membre des communes. Il vit dans le monde politique, qui pour lui n’a pas de secret. Ses regards pénètrent dans les palais ; l’intérieur de la famille royale n’est pas fermé pour lui ; il sait comment le roi a été élevé et quel est son caractère. Ce qui se passe au sein du gouvernement ou même à la cour arrive promptement jusqu’à lui. Il parle des affaires publiques avec le ton de l’expérience ; il les suit avec une attention assidue, se tient au courant de tout, étudie les questions pour les traiter, et, dans cette activité laborieuse qui semble absorber tout son temps, il écrit sur tout, et, malgré la rapidité de la composition, travaille tout ce qu’il écrit. Aucun homme ne semble lui imposer comme un supérieur, et son dédain croît avec la grandeur de ce qu’il méprise. Il fait sentir à ceux qu’il aime qu’il peut les protéger. On dirait qu’il n’a besoin de personne. Sa fortune le met au-dessus de toute vue intéressée. Il traite les questions d’argent avec l’indifférence facile d’un homme accoutumé à les négliger. Whig déclaré, il est plus vif dans ses sentimens que dans ses opinions, plus intolérant pour les personnes que pour les choses. Il a admiré le grand ministère de lord Chatham, mais cependant il règle plutôt sa politique sur celle de George Grenville. Ses haines sont violentes et profondes ; son humeur irritable, fière, emportée. Il n’est froid et réfléchi que dans la recherche des moyens de satisfaire son inimitié. Il juge les hommes d’après les principes absolus d’une morale austère, d’une inflexible probité. Il ne ménage rien, excepté le secret du rôle redoutable qu’il s’est donné, et sa hardiesse n’a d’autre limite que le soin de cacher ses coups.

Maintenant, ces données acceptées, qui est Junius ? Le docteur Good nous a plutôt dit qui Junius n’était pas. Il y a bien un seul des prétendans, comme nous le verrons plus tard, dont il réfute les partisans avec une brièveté négligente qui semble déceler une faible conviction ; mais en tout, comme les Woodfall dont il passe pour avoir été l’interprète, il évite de certaines déclarations auxquelles on devrait s’attendre. Ces éditeurs n’ont jamais l’air de tout dire ; d’autres écrivains, au contraire, en disent plus qu’ils n’en savent, et s’amusent à des hypothèses. Charles Butler, auteur estimé, connu surtout par l’ouvrage qu’il a intitulé Réminiscences ; le docteur Parr, philologue et critique distingué ; un éditeur de Junius, caché sous le pseudonyme d’Atticus Secundus ; John Taylor, dans deux ouvrages spéciaux de 1816 et de 1 8 17 ; George Coventry, dans des recherches imprimées en 1822 ; Henri Barker, dans ses lettres publiées en 1828, se sont exercés sur un sujet qui avait occupé Burke, Wilkes, Johnson. On ferait une bibliothèque des Junius démasqué, identifié, dévoilé, et des dissertations et même des livres écrits sur ce que Wilkes appelait le plus important secret de son temps.

Nous avons lu plusieurs de ces compositions, qui toutes excitent la curiosité, dont aucune ne la satisfait. Comme elles se réfutent les unes les autres, il suffit d’en connaître quelques-unes pour les connaître à peu près toutes. Nous partons, nous, de l’édition de 1813 et de l’essai du docteur Good ; ensuite nous plaçons un article de lord Brougham, où sont supérieurement analysés les deux ouvrages de Taylor ; puis, en tenant compte d’un autre article inséré par Foster dans la Revue éclectique, nous terminons par la comparaison de l’ouvrage intitulé Histoire de Junius et de ses écrits, par John Jaques, avec l’édition de Junius donnée en 1850 par M. Wade, et enrichie de préfaces, de notes et d’une histoire de la découverte de l’auteur. Appuyé sur cette autorité nous continuons d’écarter de la lice tous les concurrens déjà nommés. Nous ne mentionnons que pour le déclarer non recevable Charles Lloyd, personnage peu connu, dont l’auteur de cinq lettres sur Junius, M. Barker, a soutenu habilement la cause, bien discutée et bien jugée, selon nous, dans l’ouvrage de M. Jaques. Nous ne nous arrêtons pas davantage à l’opinion de M. Grey. qui se prononce pour Horace Walpole[2]. Walpole écrivait bien. Son esprit est piquant, mordant, dédaigneux ; mais l’élégant amateur des arts et des lettres, l’homme du monde oisif et moqueur, whig fidèle, mais dégoûté, qui ne se refusait aucun des divertissemens de l’esprit, n’avait de Junius ni toutes les opinions, ni les haines, ni les violentes passions. Sa vie, ses goûts, ses affections, son scepticisme, rien ne s’accorde avec l’œuvre de colère qu’on lui veut attribuer.

Disons encore un mot de deux solutions mystérieuses données à la mystérieuse question.

Dans le cimetière de Hungerford, Berks, on lit sur une table de pierre : « Ici sont déposés les restes de William Greatrakes, esq., natif d’Irlande, qui, en venant de Bristol, mourut en cette ville, dans la cinquante-deuxième année de son âge, le 2 août 1791. Stat nominis umbra. » Ces derniers mots ont paru indirectement désigner celui dont ils étaient la devise. On a raconté que ce Greatrakes, allant de Bristol à Londres, était tombé malade dans l’auberge de l’Ours, à Hungerford, et qu’avant d’y mourir il avait révélé son secret aux témoins de ses derniers momens. Il paraît mieux prouvé que cet homme, né dans le comté de Cork en 1725, avait été élevé pour le barreau ; qu’après une pratique de quelques années, étant devenu officier, il quitta les armes pour revenir plaider devant la juridiction militaire ; que ses succès dans cette profession le firent connaître de lord Shelburne, dans la maison duquel il était familièrement reçu pendant le temps où parut la correspondance de Junius. Cette protection lui fit obtenir plus tard une demi-solde d’officier, et il se retira dans une petite propriété près de Youghall, où il passa les dernières années de sa vie à écrire. Avant de mourir, il fit venir dans son auberge un capitaine Stopford, du 63e régiment d’infanterie, le nomma son exécuteur testamentaire, et lui confia beaucoup de papiers. C’est dans ces papiers qu’on aurait vu ou cru voir à son é(ri tare qu’il était ou Junius lui-même ou un secrétaire de Junius ; mais cette anecdote se rattache à l’opinion jadis soutenue, que les fameuses lettres avaient été écrites dans la maison de lord Shelburne ou sous son inspiration, si ce n’est par lui-même. Bien des invraisemblances morales et politiques s’élèvent contre cette supposition, que n’appuie aucune preuve directe. Lord Shelburne lui-même l’a démentie. Sir Richard Phillips, éditeur du Monthly Magazine, a raconté dans ce recueil que le noble lord. en la démentant devant lui, avait ajouté qu’il connaissait Junius, et qu’il le ferait connaître avant sa mort (1804) ; mais il est mort sans avoir parlé, et son respectable fils, le marquis de Lansdowne, aujourd’hui président du conseil, a déclaré, dans une lettre du 25 mars 1850, à M. Wade, qui l’a publiée, qu’il n’avait, quant à lui. jamais reçu la confidence d’un secret dont il doutait que son père eût jamais été instruit.

On a également prétendu que le dernier lord Grenville était un des dépositaires du secret, et on lit dans un magazine de 1827 que dans la bibliothèque de Stowe, résidence du duc de Buckingham, qui était Grenville, ce seigneur avait, en compagnie de lord Nugent, trouvé une liasse de papiers contenant un écrit original de la main de Junius et des billets signés de son nom ou de ses initiales adressés à George Grenville ; mais le duc et lord Nugent ne sont plus, et ils n’ont point confirmé ce récit. Le Morning Chronicle du 7 mars 1836 a bien annoncé l’existence, dans la même bibliothèque, d’une cassette scellée de trois cachets, renfermant, parmi les papiers des Grenville, les manuscrits de Junius ; mais, ou les trois sceaux n’ont point été brisés, ou c’est dans cette cassette qu’on a trouvé trois nouvelles lettres de Junius adressées apparemment à George Grenville, et analogues à celles qui ont été publiées dans la correspondance de lord Chatham ; elles ne jettent d’ailleurs aucun jour sur la question, et je tiens du savant M. Panizzi que les descendans des Grenville ignorent encore aujourd’hui le vrai nom de Junius.

Le terrain ainsi déblayé, nous nous trouvons en présence de deux personnages dont nous n’avons pas encore parlé, et qui nous occuperont seuls désormais.


VIII.

Reportons-nous au moment où Junius abandonna la scène politique, 21 janvier 1772. Neuf lettres parurent encore du 28 janvier au 12 mai, qu’il signa de quelque autre nom, et dont l’authenticité est prouvée par quatre billets à Woodfall publiés sous les numéros 52, 56, 61 et 62. Dans ces billets, l’écrivain recommande l’insertion des lettres qu’ils accompagnent ; il témoigne dans les termes les plus vifs son indignation contre lord Barrington, auquel il croit le cœur le plus noir de tout le royaume ; dans un article signé Némésis, le dernier, selon Woodfall, qu’il ait fait imprimer dans son journal, il trace une biographie outrageante du secrétaire de la guerre, et en même temps il recommande avec insistance à son correspondant le plus rigoureux secret, l’insignifiante créature qu’il dénonce n’étant pas digne de la généreuse rage de Junius. Sept lettres sont en effet dirigées contre lord Barrington, et les cinq premières, signées Vétéran, sont employées à raconter avec beaucoup de détail et de malice comment il aurait nommé pour secrétaire suppléant (deputy secretary) un M. Chamier, Français d’origine, agent de bourse, marron ou coulissier, comme on dirait chez nous, et que l’auteur veut même faire passer pour Juif. Suivant lui, ce Chamier, qu’il appelle Tony Shammy, n’a d’autre qualité que d’être beau-frère de Bradshaw, l’impur confident, le Mercure blafard du duc de Grafton, et, pour le nommer, on aurait congédié un excellent fonctionnaire, M. d’Oyly. Cet arrangement tout intérieur, ou, si l’on veut, ce tripotage, est expliqué minutieusement, rendu tour à tour odieux ou ridicule dans quatre lettres, et la cinquième commence ainsi : « Je vous prie d’informer le public que le digne lord Barrington, non content d’avoir chassé M. d’Oyly du bureau de la guerre, a fini par trouver moyen d’en expulser M. Francis….. Je pense que le public a droit de les sommer tous deux de déclarer leurs raisons pour avoir quitté cette administration. Des bommes dont le caractère est sans tache, comme le leur, ne résignent pas des emplois lucratifs sans de suffisantes raisons. La conduite de l’un et de l’autre a toujours été approuvée, et je sais qu’ils sont aussi bien placés dans l’estime de l’armée que quiconque occupa jamais le même poste. Pour quelle cause le public et l’armée devraient-ils être privés de leurs services ? » À la suite du Vétéran, Scotus et Némésis redoublent l’attaque, et la dernière lettre est une sanglante biographie de lord Barrington.

En examinant cette fin de l’ouvrage, un critique attentif, M. Taylor, s’est demandé d’où provenait l’importance qu’un écrivain de l’ordre de Junius, monté au faîte de sa renommée, accoutumé à traiter des grands intérêts de l’état, avait pu attacher à un abus obscur, à l’acte d’un ministre secondaire, qui n’avait pas de place dans le cabinet. Comment pouvait-il se montrer si particulièrement informé d’une si petite affaire, la discuter avec une complaisance qu’une rancune personnelle semblerait seule motiver, prendre enfin si vivement parti pour deux fonctionnaires subalternes, au point de les louer, lui si avare de louange ? Ce n’est pas la première fois que ses lettres témoignent d’une connaissance précise, technique, de tout ce qui concerne l’administration militaire ; il semble n’ignorer rien de ce qui s’y passe, et, comme il dit quelque part qu’il n’est pas soldat, on le croirait un commis des bureaux de la guerre. Mais c’étaient deux commis, first clerk, que ces deux disgraciés dont il prend la défense ? Leur cause serait-elle la sienne, et serait-il l’un d’eux ? M. Francis, qu’il nomme en passant, était inconnu alors ; mais il a montré plus tard un vrai talent dans les affaires, dans la presse, au parlement. Junius serait-il M. Francis ? Une fois saisi de cette idée, M. Taylor l’approfondit, et deux ouvrages successifs furent consacrés à faire une vérité d’une conjecture. Le second ouvrage, qui contient une bonne discussion, produisit un certain effet, et cet effet fut encore augmenté quand lord Brougham, alors M. Brougham, l’analysant dans la Revue d’Édimbourg, no 57, 1817, vint fortifier cette opinion de son autorité. Comme critique, il se connaît en style ; comme juriste, il se connaît en preuves, et son article témoignait de sa double compétence.

Mais sir Philip Francis est peu connu en France. Quel était-il ? Il était né à Dublin en 1740 d’un père homme d’église, qui avait traduit Horace et Démosthène. Après de premières études en Irlande, il vint à dix ans à Londres, où il fut élevé à l’école de Saint-Paul, dont le chef le regardait comme son meilleur écolier, et il eut pour condisciple Samson Woodfall. À seize ans, par la protection de Fox, à qui son père demeura constamment attaché, il fut placé dans les bureaux des affaires étrangères. Pitt, qui succéda à Fox, continua au jeune commis la bienveillance de son prédécesseur, et l’employa même comme secrétaire pour la langue latine (latin secretary). Après avoir suivi au dehors, avec un titre analogue, un général et un ambassadeur, il obtint en 1763, de la bonté de Welbore Ellis, plus tard lord Mendip, un emploi dans les bureaux de la guerre, et il y resta jusqu’en 1772. On a vu qu’après un mécontentement mal expliqué (car il semble que c’est à d’Oyly, non à lui, que lord Barrington fit injustice), il fut obligé de quitter sa place. Peu après il visita la France et l’Italie. De retour à la fin de 1772 ou au commencement de 1773, il fut, au mois de juin suivant, à la recommandation de ce même lord Barrington, nommé par lord North à l’une des trois places de membres du conseil supérieur qui venaient d’être créées pour le gouvernement du Bengale. C’était un emploi élevé et lucratif dont il s’acquitta avec distinction ; mais son esprit absolu, la sévérité de ses principes, l’obstination et la violence de son caractère l’engagèrent dans une lutte constante contre le célèbre gouverneur de l’Inde, Warren Hastings. Ils vécurent en ennemis et finirent par se battre en duel. Francis fut grièvement blessé. Revenu dans sa patrie, il entra au parlement en 1784 et y poursuivit l’accusation de Hastings avec une habileté remarquable et tout l’acharnement de la vengeance. Lié intimement avec Burke, il resta whig et whig ardent, lorsque Burke cessa de l’être, et fit avec Fox, Sheridan, Tierney, toutes les campagnes de l’opposition. Il se signala par des publications politiques écrites avec talent, par quelques discours rares, fort étudiés, mais d’une vivacité brillante. Son jugement était sévère et s’exprimait volontiers par le sarcasme. Il avait plus de réputation dans le monde parlementaire que dans le public. Quoique du parti populaire, il ne fut jamais populaire. Après vingt années environ passées à la chambre des communes, il en sortit pour n’y plus rentrer. Cependant on le voit encore en 1817 quitter sa retraite et paraître dans une réunion des électeurs de Middlesex pour proposer une pétition contre la suspension de l’habeas corpus. Il mourut le 22 décembre 1818. Il avait été fait baronnet en 1806.

Tant que Junius écrivit, Francis ne fut pas même soupçonné. Quarante ans s’écoulèrent sans que l’on pensât à lui ; mais dès qu’en 1816. M. Taylor l’eût dénoncé au monde comme le Junius véritable, cette opinion obtint beaucoup de faveur, et voici comment on peut l’établir.

Sir Philip Francis annonça dès son enfance des talens distingués. Ses études classiques étaient excellentes. Tout jeune encore, il fut comme initié dans le monde politique, puisqu’il remplit dès-lors un emploi de confiance auprès de Fox et de Pitt. Toute sa vie, il leur resta fidèlement attaché. Sa reconnaissance pour le premier, dont son père était l’ami et le chapelain, explique les sentimens bienveillans que Junius exprime une fois envers sa personne et le silence qu’il garde sur sa politique. L’admiration de Francis pour lord Chatham n’a pas besoin d’explication, car il pensait comme lui. On comprend par ses débuts mêmes comment, simple commis de la guerre, il pouvait considérer les affaires publiques du point de vue des hommes d’état, parler leur langue, pénétrer leurs intentions, connaître leur caractère, leurs relations, leurs mœurs, puiser enfin ses informations aux sources les plus élevées. On sait d’ailleurs que le jeune Francis avait d’intimes liaisons avec John Calcraft, qui, après avoir, comme lui, servi lord Holland. devint le correspondant exact et l’agent dévoué de lord Chatham, un de ces hommes politiques subalternes à qui manquent les talens qui rendent célèbre, mais non l’intelligence et l’activité qui rendent utile. Calcraft, dont on a beaucoup de curieuses lettres, était parfaitement versé dans les secrets du monde politique. Il pouvait tenir Francis au courant et l’employer au service de son patron. Qu’il fût dans la confidence et les intérêts de Francis, en voici une preuve : il écrivit le 12 janvier 1772 à Almon, éditeur d’un journal de l’opposition. : « Faites un paragraphe pour dire que M. Francis est secrétaire suppléant de la guerre, » et six jours après, la nouvelle se trouvant fausse, il lui récrit qu’il le savait bien, mais qu’il désirait cette nomination très bien méritée, et qu’il espérait la faire arriver en l’annonçant. Le 20 mars, Francis perdit sa place ; le Vétéran en parla trois jours après, et, dès le jour même, Calcraft avait ajouté à son testament un codicile ou il léguait à Francis une somme de 1,000 livres, et à sa femme une annuité viagère de 250. Si Calcraft prenait si fort à cœur les intérêts de son jeune ami, on doit peu s’étonner que le commis de lord Barrington, informé, jour par jour, des incidens de son administration. les suivît avec sollicitude, se passionnât pour ceux qui le concernaient, traitât des affaires de ménage avec la solennité d’un publiciste, et grossît des griefs de bureau à la proportion de crimes d’état. S’il cessa d’écrire sur la grande politique peu de temps avant de quitter sa place, si, même disgracié et irrité, il ne reprit pas la plume, c’est que vers ce temps l’administration de lord North parut s’affermir, et que l’espérance de voir arriver au pouvoir la coalition de Chatham, de Camden, de Rockingham et de Richmond commençait à s’affaiblir. Lorsqu’en 1773, Francis revint en Angleterre, il était sans place, sans fortune ; son père et son ami Calcraft étaient morts. Il dut songer à se créer une position. Peut-être employa-t-il pour l’obtenir le secret dont il était maître et la menace du talent dont il était armé. Il est possible que lord Chatham, que lord Holland fussent instruits. Peut-être avait-on parlé, peut-être le gouvernement avait-il tout découvert ; les lettres sur l’intérieur de ses bureaux avaient pu mettre lord Barrington sur la trace. Francis une fois reconnu n’était plus libre ; un traité secret pouvait seul le sauver. « Nous connaissons Junius, aurait dit le roi à une certaine époque, et il n’écrira plus. » Peut-être aussi la révélation spontanée de son nom et la promesse de son silence lui valurent-elles le poste important qui lui fut donné dans l’Inde. Comment autrement expliquer que lord Barrington s’entremît pour doter si généreusement un commis qu’il avait renvoyé naguère ? La nature de cette transaction motiverait également la discrétion absolue de tous ceux qui en furent les confidens. Il est surtout évident qu’à aucun moment de sa vie, sir Philip Francis n’a dû laisser échapper l’aveu terrible qui eût perdu son repos et son honneur.

À l’appui de cette version, on donne des preuves plus directes. Sir Philip Francis était d’une grande taille. Son écriture offre des traits de ressemblance avec l’écriture contrefaite (du moins on la croit telle) des lettres de Junius à Woodfall. L’une et l’autre présentent pour la ponctuation, l’orthographe, l’emploi de certains signes, tels que les accens, les guillemets, les tirets, etc., des analogies qui sont au moins singulières. Certaines expressions, certains tours de phrase, se retrouvent les mêmes dans les lettres de Junius et dans les écrits de Francis. Ce dernier était un homme d’une intégrité sévère plutôt que d’un honneur délicat. Son caractère était fier, irritable. Franc et décidé dans le cours ordinaire de la vie, il savait être discret et impénétrable. Il poursuivait à outrance ceux qu’il haïssait, et ne pardonnait jamais. Sa vivacité n’était pas de l’irréflexion, et il revenait rarement des premiers mouvemens de son orgueil ou de sa colère. Son esprit était à l’avenant de son caractère. Naturellement agressif, son ton était ferme et acerbe, sa moquerie amère et poignante. Les traits qu’il lançait semblaient préparés avec un soin cruel. Il écrivait bien, mais d’une manière plus piquante que naturelle, On convient qu’au moins dans son âge mûr son style rappelait celui de Junius, quoique dans ses ouvrages avoués il ne l’ait jamais égalé. Ce dernier point est même contesté par quelques critiques, et lord Brougham, qui d’ailleurs admire assez froidement Junius, n’hésite pas à mettre au niveau de ses morceaux les meilleurs divers fragmens des discours ou des écrits de Francis choisis avec goût. Cependant il faut reconnaître chez l’un et l’autre un talent du même genre plutôt qu’un talent du même ordre.

Le lecteur aura remarqué qu’au moment où la question se posa sir Philip Francis était encore vivant. Il mourut cinq ans après que Taylor l’avait mis en cause, et lord Brougham, qui écrivait en 1817, voyait une preuve en faveur de son hypothèse dans cette circonstance même. « Si Junius était mort, disait-il, il serait connu. Il eût laissé après lui quelque trace de son passage. Le silence gardé jusqu’aujourd’hui prouve qu’encore aujourd’hui ce silence est nécessaire. Il ne peut l’être qu’à Junius lui-même. » Cet argument a perdu sa force ; mais du temps qu’il était hon, et que sir Philip vivait, quoi de plus simple que de l’interpeller directement ? Avant de rien publier, Taylor lui avait fait demander s’il avait objection à ce que son nom figurât dans une telle investigation ; la réponse fut : « Vous êtes en toute liberté d’imprimer ce que vous jugerez convenable, pourvu qu’il ne soit porté aucune atteinte à mon caractère privé. » Mais voici qui est plus singulier. Le rédacteur du Monthly Magazine, voulant rendre compte de l’ouvrage de Taylor, prit le parti d’écrire à sir Philip pour lui demander ce qui en était, et il reçut le billet suivant :

« Monsieur, la grande civilité de votre lettre me détermine à y répondre, ce que j’aurais décliné, s’il se fût agi purement du sujet qu’elle concerne. De savoir si vous aiderez, en lui donnant de la publicité, à une sotte et malveillante fausseté (a silly malignant falsehood), c’est une question laissée à votre propre discrétion. Pour moi, c’est chose d’une parfaite indifférence. » Cette dénégation, si c’en est une, persuada sir Richard Phillips, qui l’avait provoquée ; mais elle ne produisit pas généralement un effet aussi décisif, et elle est restée elle-même un texte à interpréter et l’origine de nouveaux doutes. Elle n’a pas dissuadé la Revue d’Édimbourg. Pendant long-temps, dans la société des anciens whigs, dans le salon du dernier lord Holland, dans celui du marquis de Lansdowne, on a admis comme fondée, ou la plus fondée, l’opinion soutenue dans ce recueil, qui, en 1840, racontait encore cette anecdote : « Lorsqu’on 1817 M. Brougham, à la chambre des communes, exprima son opinion très arrêtée touchant le caractère de Wilkes, et la honte que sa popularité jeta pendant un temps sur le peuple anglais… sir Philip Francis lui fit le jour suivant, devant quelques amis, de fortes remontrances pour avoir dit quelque chose qui tendait à déprécier un homme poursuivi par la cour. Il regardait l’offense comme encore aggravée par des éloges qui avaient été donnés à lord Mansfield, contre lequel il s’emporta amèrement. Ce ton, qui était exactement celui de Junius sur les deux sujets, fut fort remarqué dans le temps. »

Cependant la preuve invoquée par lord Brougham avait tourné contre lui. Sir Philip Francis, en mourant (1818), n’a pas laissé de testament au public. Il n’a point fait le signe attendu, et peu à peu l’attention s’est distraite, la croyance s’est affaiblie. La foi même de lord Brougham semblait un peu altérée quand il réimprimait ses articles dans son recueil d’esquisses historiques des hommes d’état du règne de George III. On entrevoyait son étonnement qu’aucun témoignage irréfragable ne fût venu confirmer son opinion. Une preuve entre autres long-temps espérée était encore avenir, et elle ne se produira peut-être jamais. Au moment où Junius fit publier la collection de ses lettres, il refusa toutes les offres de son imprimeur. Il ne voulut entendre parler d’aucun profit. Il demanda seulement trois exemplaires de son ouvrage, « deux couverts en papier bleu, et un relié en vélin et or, doré sur tranches, avec ce titre : Junius, I. II, le plus beau possible. C’est tout le droit d’auteur (fee) que je vous réclamerai jamais. » (17 décembre 1771.) Or, cet exemplaire vraiment historique, où est-il ? Il n’a été reconnu après quatre-vingts ans dans aucune vente de livres. Probablement il avait dû rester dans la bibliothèque de Junius lui-même. Celle de Francis a été vendue ; l’exemplaire révélateur n’a point figuré dans le catalogue, parmi plusieurs éditions de Junius, annotées même de la main du propriétaire, qui traitait ainsi tous ses livres. Il est d’ailleurs singulier que l’on n’ait pas recherché et publié ces notes.

La question n’avait pas, à notre avis, fait un pas, lorsque lord Campbell publia ses vies des chanceliers d’Angleterre, et, dans celle de lord Loughborough, qui, du temps qu’il s’appelait Wedderburn et qu’il était solliciteur général, a été, contre toute apparence, soupçonné des lettres de Junius, l’auteur est conduit à s’exprimer sur la question ; lui qui n’est pas souvent de l’avis de lord Brougham, il en est cette fois, et le confirme en rendant publique une lettre fort intéressante de lady Francis. La seconde femme de sir Philip, qui l’épousa, quoiqu’il fût septuagénaire (1811), paraît une personne spirituelle et distinguée. Dans sa lettre à lord Campbell, elle prétend que son mari était Junius. non qu’il le lui eût dit, mais elle le croit ; non qu’elle le sût, mais elle l’affirme. Le dernier éditeur, M. Wade, s’est adressé de nouveau à elle, et il a obtenu de nouveaux indices. Sir Philip Francis n’est jamais convenu avec personne qu’il fût Junius, mais il ne l’a jamais formellement nié. Il a laissé sa femme le croire, il souffrait qu’elle le lui dit, quoiqu’elle ne lui ait jamais adressé de question directe ni demandé de déclaration positive. Toutefois il n’hésitait pas à raconter des faits que l’auteur des lettres semblait seul pouvoir connaître. Selon lady Francis, son mari, se voyant traiter comme un simple commis, privé d’espoir de promotion, négligé même par lord Chatham, écrivit ses lettres ; la première suffit pour fixer sur lui l’attention, et après qu’il eut répondu en maître à sir William Draper, un nouveau et puissant allié lui vint en aide. Cet allié, elle ne l’avait pas nommé à lord Campbell ; elle le nomme à M. Wade : c’est lord Chatham. Elle ne sait s’il connaissait l’auteur ; mais qu’il lui fît arriver des renseignemens, que même quelques lettres aient, avant l’impression, passé sous ses yeux, elle n’en doute pas. Cependant sir Philip ne l’a jamais nommé, il était évidemment engagé sur son honneur au secret ; mais il ne donnait à personne de complet démenti. Il avait écrit: « Seul je suis dépositaire de mon secret ; il périra avec moi. » pour tenir cette parole, il se permettait les évasions nécessaires. Ainsi, comme on lui disait que Burke était Junius : « Très probablement, » répondait-il. Telle était encore sa réponse à l’éditeur du Monthly Magazine. « Il n’y a que les sots qui pourraient y trouver un désaveu, » aurait-il dit à sa femme. Il voyait sans impatience les efforts tentés pour le découvrir, lorsqu’ils n’aboutissaient pas à des interpellations personnelles. Il aimait à être soupçonné, pourvu qu’il ne fût pas convaincu. Il craignait les questions directes et voulait éviter les mensonges formels. Lorsque parut le second ouvrage de Taylor, il fit rayer son nom de la liste du club de Brooke, dont il était un des fondateurs, apparemment pour échapper à l’inquisition dont il allait devenir l’objet. Il avait eu soin de détruire tout manuscrit de Junius, et à la mort de Calcraft, il s’était fait rendre, pour les détruire également, tous les papiers qui l’intéressaient ; mais le premier présent qu’il fit à sa femme après son mariage était un exemplaire de Junius, avec prière de ne le pas laisser voir, et après sa mort, on trouva dans son bureau un Junius identified de Taylor, enveloppé, scellé et adressé à lady Francis. Enfin la conviction de celle-ci paraît entière, et, selon M. Wade, une opinion conforme est professée par le fils de sir Philip.

Tous ces faits paraissent donner à ses droits une grande apparence de certitude. Tout au moins doit-on admettre qu’il n’a rien négligé pour laisser s’accréditer l’opinion qui le désignait. C’est assurément la plus répandue. Cependant le doute subsiste, et dans la croyance générale, la question ne passe point pour irrévocablement résolue.

D’abord on a remarqué que les témoignages accumulés en faveur de Francis pourraient s’accorder avec une opinion intermédiaire qui a été bien des fois soutenue. Les lettres de Junius pourraient ne pas être d’une seule main. Les autres lettres qui les complètent, et que l’éditeur y a réunies, les rappellent plutôt qu’elles ne les égalent. Souvent elles en diffèrent assez pour être difficilement rapportées au même auteur. Cet ensemble ne pourrait-il pas être l’ouvrage d’une association au sein de laquelle aurait dominé un grand écrivain ? Francis n’aurait alors été que son collaborateur, et il aurait fini par imiter son style. Ceux qui ont écrit avec suite dans le même journal savent que la diversité des rédacteurs n’en exclut pas à la longue une certaine uniformité de diction. On l’a remarqué pour le recueil même où j’écris en ce moment. Francis aurait donc pu contribuer à l’œuvre de Junius soit en composant quelques lettres, soit en donnant des faits et en réunissant des renseignemens, soit seulement en prêtant le secours de sa plume comme copiste et en prenant note des débats parlementaires, ce qui était chose assez difficile. On sait en effet qu’il suivait les séances à cette époque, et on lui doit les extraits de quelques discours de lord Chatham. Cette collaboration d’ailleurs s’accorderait mieux avec la situation subalterne qu’il occupait encore, avec le genre et le degré de talent qu’il pouvait avoir ; enfin elle expliquerait ses liaisons avec Calcraft, la destruction de certains papiers et quelques-uns des propos qu’on lui prête dans la dernière moitié de sa vie. Il n’est pas contesté que les envois de Junius à l’imprimerie n’étaient pas tous écrits de sa main, et, après s’être dit quelque part seul dépositaire de son secret, il parle à Woodfall des personnes qui assistent à la composition de ses articles (Priv. Lett., no 8). Dans ce système, sir Philip Francis pourrait être le rédacteur ou le provocateur des lettres signées Vétéran, Scotus et Némésis, qui traitent des affaires intérieures du ministère de la guerre.

Il nous reste à dire quelles sont, après toutes les raisons de croire, nos raisons de douter. On doit d’abord s’étonner qu’au moment où les publications de Junius occupaient le plus vivement les esprits, la curiosité n’ait pas soupçonné, ni l’indiscrétion trahi sir Philip Francis, s’il en était le véritable auteur. L’importance de la mission qui lui fut donnée pour le Bengale aurait pu mettre sur la voie ; or rien n’indique que cette nomination ait été remarquée, ce qui par parenthèse montre qu’elle n’était pas si extraordinaire, et affaiblit la preuve que l’on croit trouver dans l’exagération prétendue d’un avancement inexplicable, dit-on, pour tout autre que Junius. Mais ces places de nabab n’étaient pas alors aussi considérables ni aussi recherchées qu’elles l’ont été depuis, et Francis est venu jusqu’à l’âge de soixante-seize ans sans qu’on ait paru s’étonner que sa jeunesse en eût obtenu une. De 1767 à 1816, son nom n’a pas été prononcé à propos de Junius. Son secret, connu, assure-t-on, d’un assez grand nombre de personnes, a été soigneusement, religieusement gardé. C’est là, sinon une invraisemblance, une circonstance au moins singulière.

Maintenant, si c’est lui, quels motifs l’ont fait agir ? On expliquerait à la rigueur comment, après avoir perdu son emploi, un homme aussi irritable se serait vengé de sa disgrâce sur le gouvernement tout entier ; mais, au contraire, c’est en quittant sa place qu’il a cessé d’écrire. Fonctionnaire public, il a des devoirs à remplir, des ménagemens à garder, et il poursuit des plus sanglans outrages les chefs du gouvernement qu’il sert, et particulièrement le ministre de la guerre, dont rien n’indique qu’il ait encore à se plaindre. Bien plus, il est entré dans les bureaux par la protection de Welbore Ellis, et à diverses reprises il en parle dans les termes les plus méprisans. Il y a dans cette conduite une déloyauté, tranchons le mot, une bassesse gratuite qu’on répugne à concevoir et qui ne se motive même pas.

On la motive apparemment par les passions et, pour ainsi dire, par le tempérament de l’auteur ; mais ce tempérament est étrange. Qu’un jeune commis soit de l’opposition, qu’il écrive en cachette quelques lignes satiriques contre ses chefs, qu’il pousse l’indiscrétion jusqu’à se servir contre eux de certaines informations qu’il doit à sa position officielle ; cette conduite, qui n’est pas irréprochable, n’a rien de fort extraordinaire. Qu’il y a loin cependant de ces malices d’un jeune homme à cette furieuse guerre déclarée avec tant d’audace, soutenue avec tant de fierté, de colère et de perfidie, à cet acharnement d’une haine superbe qui se cache derrière l’austérité des principes et la dignité du caractère ! pourquoi d’ailleurs cette inimitié si directe, si implacable, contre la personne même du duc de Grafton, du duc de Bedford, de lord Mansfield ? On ne peut haïr ainsi que des persécuteurs ou des ennemis personnels. Comment un jeune homme, qui d’ailleurs n’est point entraîné par des idées exagérées de liberté, par des théories républicaines ou radicales, qui même la plupart du temps ne diffère du gouvernement que sur des actes ou sur des points de droit, peut-il adopter une conduite et un langage excusables tout au plus d’opprimés à tyran, surtout quand ses ressentimens au fond ont assez peu d’énergie et de solidité pour qu’au bout de quelques mois, il cesse de les exprimer, et consente à en faire le sacrifice à ceux qu’il attaquait, en recevant de leurs mains le riche salaire de son silence. Cette légèreté dans les sentimens, cette versatilité mercenaire cadre mal, il faut qu’on l’avoue, avec l’énergie des passions.

On essaie de tout expliquer par l’admiration pour lord Chatham, par le dévouement à lord Chatham, par l’influence de lord Chatham ; mais cet homme d’état continuait son opposition avec autant de vivacité que d’éclat long-temps après que Junius avait éteint la sienne. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, jusqu’au mois d’avril 1778, il poussa la lutte généreuse qu’il avait entreprise, et depuis six ans sir Philip l’avait abandonnée ! Et après cette indigne défection, après cet indigne marché, son patron et son inspirateur aurait persisté à lui garder son secret ; il ne l’aurait pas trahi du moins par l’involontaire expression du mépris ! Cet attachement d’ailleurs que sir Philip, en effet, a constamment porté à la personne et à la politique de Chatham, Junius l’a-t-il montré dans ses lettres ? Bien loin de là, parmi celles qui lui ont été jusqu’ici attribuées, sous le titre de Miscellaneous letters, il en est où lord Chatham est vivement attaqué ; nous en avons analysé quelques-unes. Il faut donc retirer d’abord à Junius les lettres signées Poplicola, Anti-Sejanus, Downright, contre l’avis de Woodfall, de tous les éditeurs, de plus d’un commentateur. Nous avons bien nous-même des doutes sur l’authenticité de quelques lettres non contestées par M. Wade. Par exemple, il veut que la scène fictive où les ministres délibèrent sur les instructions de lord Townshend soit bien de sir Philip Francis ; or cette scène continue les plaisanteries d’une lettre de Corregio, où lord Chatham est tourné en ridicule, comme un infirme et un fou. Mais j’y consens, qu’on élague toutes les lettres où il est attaqué ; il resterait que Junius, dans celles qu’il signe, ne le loue que tardivement et comme à regret, et lorsque dans sa cinquante-quatrième lettre, le 13 août 1771, il se décide enfin, que dit-il ? qu’il doit rendre une signalée justice à un homme qui a, il le confesse, grandi dans son estime. Ce qui est plus significatif d’ailleurs que toutes les lettres publiées, dans un billet particulier et authentique, du 19 octobre 1770, Junius se plaint qu’on laisse passer comme de lui dans le journal des articles signés un Whig, où la politique de Chatham est préconisée, et il ajoute : « Je n’admire ni l’écrivain ni son idole. » Nous le demandons à M. Wade, est-ce Francis qui a écrit cela ?

Les éditeurs de la correspondance de Chatham sont venus fortifier de leur témoignage les suppositions de Taylor. Ils ont publié deux lettres inédites que Junius adressa secrètement à lord Chatham. Ils ont publié des spécimens d’écriture. Sur ce dernier point, remarquons d’abord que si Junius était Francis, c’est-à-dire l’ancien secrétaire du grand ministre, il n’a pu espérer que son écriture, qu’on trouve à peine altérée, ne serait pas reconnue ; il n’a pu lui écrire sous un pseudonyme. Et en même temps le seul fait de lui écrire ainsi prouve que Chatham n’était pas dans le secret. Que devient alors cette puissante alliance dont parle lady Francis ? Quant aux deux lettres en elles-mêmes, la seconde est bien authentique. Junius, qui la signe, le 14 janvier 1772, y joint Tes épreuves des deux lettres à lord Mansfield et à lord Camden qui terminent sa collection. Il voudrait, en les publiant, s’assurer de la plus haute des approbations. Ses billets à Woodfall s’accordent de tout point avec ce nouveau document, qui lui-même démontre que lord Chatham était étranger à Junius. Pour la première lettre, elle est du 2 janvier 1768, c’est-à-dire du temps où le nom de Junius n’avait pas encore paru. C’est tout simplement une lettre anonyme. On y donne avis à Chatham, encore ministre, que ses collègues le trahissent, et que le duc de Grafton traite avec les amis du duc de Bedford. La lettre est spirituelle et vraie. Est-elle de Francis ? Mais pourquoi se cacher derrière l’anonyme ? pourquoi ne pas parler lui-même ou ne pas avertir Calcraft ? Comment d’ailleurs un commis pouvait-il se croire mieux instruit de tout cela que Calcraft ou Chatham ? Est-elle de Junius, ou plutôt de celui qui devait un jour prendre ce nom ? Mais l’écrivain y parle de respect et de-vénération pour Chatham. et c’était le temps où, dans ses lettres publiques, il l’insulte, il le diffame, et l’appelle dans une citation latine Nebulo. Je sais que les éditeurs de la correspondance de Chatham veulent retirer à Junius toutes les lettres où il l’attaque ainsi et que Woodfall donne comme de lui ; mais comment lui retireront-ils le billet que nous avons cité, et où il refuse son encens à l’idole ?

Ils ont aussi appuyé beaucoup sur un fait qui paraît prouvé, c’est que certains discours de lord Chatham, notamment ceux du 9 janvier 1770 et du 1er  mai 1771, ont été conservés uniquement sur les notes de sir Philip Francis, et que, dans ses lettres de la même époque, Junius, parlant des mêmes affaires, reproduit quelques pensées et quelques expressions de l’orateur. Parmi ces coïncidences, soigneusement relevées, quelques-unes, en petit nombre, sont remarquables ; mais, quand elles seraient et plus nombreuses et plus frappantes, ne sait-on pas que lorsqu’une affaire se discute il s’établit une phraséologie que tout le monde emploie, il se crée un fonds d’idées où tout le monde puise, et les discours surtout du grand orateur du moment mettent tout de suite en circulation un certain nombre de pensées et de mots qui deviennent une monnaie courante.

Les éditeurs à qui nous répondons oublient même leur sujet au point de citer des phrases écrites long-temps après par Francis, et qui rappellent ses extraits de lord Chatham. Mais la question n’est pas si Francis imitait, suivait même en tout lord Chatham ; la question se pose sur Junius. Or Junius était-il le copiste de Chatham, lui qui n’était pas même son prosélyte ? Au début, il ne ménage pas ses amis. Camden, Granby, Shelburne, qui alors marchait avec lui. Sur un point fondamental, sur la grande question de l’Amérique, sa dissidence est éclatante. Il qualifie sur ce point avec sévérité la politique du cabinet Rockingham, politique que Chatham avait approuvée, que continua le ministère dont il faisait partie, qu’il poussa lui-même à de plus hardies conséquences quand il fut libre dans l’opposition. Junius, au contraire, soutint toujours l’acte du timbre, et demeura jusqu’au bout le défenseur obstiné de George Grenville. C’est bien plutôt cet homme d’état, si rarement d’accord avec son beau-frère, même quand tous deux étaient dans l’opposition, qui serait le guide constant de Junius, l’objet habituel de ses déférences et de ses sympathies. Notez que les opinions par lui soutenues sur la question de l’Amérique sont en désaccord avec celles que sir Philip Francis, long-temps après, j’en conviens, exprimait à la chambre des communes.

Junius ne paraît revenir à lord Chatham que vers l’époque où il se mêle activement des affaires de la Cité. Chatham alors, par l’intermédiaire de Beckford et de Sawbridge, agitait la ville, et soulevait toutes les puissances municipales à l’appui de l’opposition parlementaire. Junius s’efforce d’unir Sawbridge et Wilkes, duquel il s’est rapproché, après l’avoir tenu d’abord à distance ; mais à cette époque même, on ne le voit ni vanter, ni soutenir, ni seconder les alliances et les combinaisons par lesquelles, dans les deux chambres, l’opposition espérait enfin triompher, et il ne paraît pas entrer dans cette association puissante dont les Pitt, les Grenville, Richmond, Rockingham, Shelburne, Camden, Barré, Dunning, Burke étaient les chefs et les orateurs. Il se tient dans une sorte d’indépendance et d’isolement, et semble traiter avec tout le monde de puissance à puissance. Est-ce bien l’attitude d’un obscur et jeune client de tel ou tel de ces hommes d’état, initié, par un hasard de position, à des intérêts politiques qui ne sont pas les siens, épousant pour un temps leurs sentimens, mais les outrant jusqu’à la violence, et leur prêtant, au grand péril de son repos et de sa sûreté, le secours d’une plume complaisante, qu’il était prêt à briser à la première tentation de la fortune ? D’où lui peut venir cette connaissance de l’intérieur des palais, des actions, des sentimens, des mœurs de la famille royale, de l’éducation et du caractère du roi lui-même, qu’il met souvent en scène, et sur lequel il semble vouloir agir directement, comme sur un homme dont il aurait suivi jour par jour tous les mouvemens ? On dirait qu’il a vécu avec celui qu’il juge, quand il parle de George III. En le peignant, il semble épancher des souvenirs, quelquefois des ressentimens personnels, et adresser quelques-uns de ses traits les plus aigus aux côtés secrets et sensibles du caractère et de la vie d’un monarque dont il n’ignore aucun préjugé, aucun travers, aucune faiblesse. Enfin, si Francis est l’homme que nous cherchons, il faut renoncer aux opinions jusqu’à présent admises sur l’âge, la fortune, la situation sociale de Junius. On a vu qu’il fait entendre dans sa correspondance publique ou privée qu’il est assez avancé dans la vie, qu’il est riche, indépendant de position, destiné a un plus grand avenir, capable de protéger ses amis, et peut-être déjà membre de la chambre des communes. Sir Philip Francis n’était rien de tout cela.

On voudra bien comparer ces diverses considérations avec les faits en quoique sorte matériels qui paraissent établir en sa faveur une certitude quasi judiciaire.

IX.

Nous ignorons quelle est la conviction du lecteur ; mais qu’il nous permette de poser en regard d’une première hypothèse un autre système qui, nous en faisons l’aveu, serait le nôtre, si nous nous attachions uniquement aux vraisemblances morales, et si nous osions préférer à toute autre la version la plus intéressante et la plus dramatique.

Dans un de ses billets à Woodfall, Junius lui dit, le 21 juillet 1769 : « Ce Swinney est un misérable, mais dangereux sot. Il a eu l’impudence d’aller trouver lord George Sackville, à qui il n’avait jamais parlé, et de lui demander s’il était ou non l’auteur de Junius. Prenez garde à lui. »

Ce Swinney était un poète obscur, dont Junius savait qu’il n’avait jamais parlé à lord George Sackville, et qu’il venait de lui faire tout récemment une indiscrète question. Junius est inquiet de sa curiosité ; il prend soin de prémunir contre toute enquête le seul homme qui sache quelque chose. Swinney voulait vérifier une supposition. Si cette supposition est fausse, pourquoi Junius en est-il si fort alarmé ? Craindrait-il qu’elle ne conduisît à quelque autre, ou plutôt serait-elle sur la voie de la vérité ? Dès-lors quelques-uns le croyaient ainsi. Ce fut l’avis de sir William Draper dès qu’il sut la dénégation formelle de Burke. Il est déjà remarquable qu’au milieu même du fracas produit par les mystérieuses lettres, un instinct trop singulier pour être insignifiant se soit porté sur le nom alors célèbre et compromis de lord George Sackville.

On a dit que l’imprimeur Woodfall, dans ses conversations, ne repoussait nullement cette idée, et si le docteur Good, qui écrivait sous les yeux de son fils, s’étend peu sur les droits de ce nouveau prétendant, il les combat légèrement après avoir signalé de fortes vraisemblances. On dirait qu’il croit un peu ce qu’il réfute. Dans le Royal Register de 1781. William Combe, connu sous le nom du docteur Syntax, disait, du vivant du noble lord, que les conjectures de beaucoup de politiques se dirigeaient sur lui. Long-temps après, les recherches de Taylor parurent ; mais elles ne convainquirent pas John Foster, qui se prononça pour lord Sackville, et en 1825, dans un ouvrage spécial imprimé chez Woodfall, M. George Coventry développa les mêmes conclusions, que reprit trois ans après un anonyme américain dans un Junius unmasked publié à Boston. Charles Butler, qui reste indécis, semble préférer à l’opinion de Taylor celle de Coventry, et nous trouvons celle-ci parfaitement développée dans l’histoire de Junius que M. John Jaques a donnée en 1843.

Le troisième fils de Lionel Cranfield Sackville, premier duc de Dorset, était né à Londres le 26 juin 1710. Filleul du roi George Ier, après de premières études à l’école de Westminster, où il se distingua surtout par son goût pour l’histoire d’Angleterre, il suivit en Irlande son père, nommé lord-lieutenant en 1730, et y finit avec éclat son éducation au collège de la Trinité de l’université de Dublin. Sa passion pour les classiques de l’antiquité le conduisit à admirer, à envier les caractères des héros d’Homère, et, dit-on, à rendre un culte au dieu de la vengeance, la vraie divinité de l’Iliade. À l’âge de vingt-un ans, il reçut une commission dans l’armée, accompagna son père dans un voyage en France, puis, comme lieutenant-colonel d’un régiment d’infanterie, il suivit George II dans le Hanovre, et se distingua à la bataille de Dettingen entre lord Granby et lord Townshend. Junius dit quelque part qu’il a servi sous le dernier.

Aide-de-camp du roi à la bataille de Fontenoy, lord George combattit sous le duc de Cumberland les Écossais rebelles, et, par ses blessures comme par ses services, il obtint à Culloden les louanges de son général, qui le fit nommer colonel. On sait avec quelle sévérité le vainqueur châtia les Écossais, et Junius parle d’eux avec le ton d’un ennemi, pendant qu’il parle de l’état-major du duc de Cumberland comme de la grande école de l’instruction militaire et des sentimens loyaux. Après avoir suivi son général sur le continent, dans les campagnes de 1747 et de 1748, il entra au parlement, s’y fit remarquer dans quelques discussions, et fut, en 1751, envoyé comme secrétaire de l’Irlande auprès de son père, qui y gouvernait encore. « C’est un homme d’un talent réel, d’une bravoure distinguée et d’une honorable éloquence, dit Horace Walpole, mais ardent, hautain, ambitieux et obstiné. » À la suite d’une querelle avec le parlement irlandais, sa famille quitta le pays, profondément blessée ; quant à lui, de retour en Angleterre, il s’éleva de plus en plus tant dans l’armée que dans le parlement. « Il montait peu à peu au premier rôle, dit encore Walpole. » Ses rapports avec les hommes principaux de la politique, et particulièrement avec M. Pitt, en faisaient un personnage très influent dont l’avis était compté dans tous les arrangemens ministériels. Il fut même, en 1757, au moment d’entrer comme secrétaire de la guerre, avec George Grenville comme chancelier de l’échiquier, et l’on sait qu’il resta constamment attaché à la politique de cet homme d’état. Dès-lors, il était membre du conseil privé et lieutenant-général de l’artillerie, sorte d’emploi politique qui associait au ministère. Le grand âge du maréchal Ligonier, son seul supérieur, le crédit dont il jouissait auprès de lui et des autres chefs de l’armée, semblaient le réserver à la plus haute fortune militaire ; mais Walpole ajoute que son naturel impétueux ne pouvait être gouverné. La guerre l’appela bientôt hors de son pays, il fit partie de l’expédition maritime contre Saint-Malo ; puis, las de ce qu’il appelait un métier de boucanier, il passa en Allemagne, où il eut le commandement de toute la cavalerie de l’armée anglo-hanovrienne. Le prince Ferdinand de Brunswick était son général en chef ; Granby, son premier subordonné. Son caractère indocile et allier ne le fit aimer ni de l’un ni de l’autre. Le 1er  août 1759, à la bataille de Minden, il était en réserve avec sa cavalerie, lorsqu’au milieu de l’action le prince envoya coup sur coup deux aides-de-camp pour lui donner l’ordre de marcher. Lord George prétendit que l’ordre était obscur, contradictoire : il discuta, il hésita, et pendant qu’il se rendait auprès du prince pour s’en éclaircir, Granby, son second, fit le mouvement commandé et se couvrit de gloire ; mais un temps précieux avait été perdu, et ce retard rendit la victoire moins complète. Quoi qu’il en soit de cet incident militaire encore obscur et débattu, une sorte de clameur s’éleva dans l’armée contre lord George Sackville ; on se vengea sur son honneur des torts de son caractère. On l’accusa de jalousie, d’entêtement, d’irrésolution ; on alla même jusqu’à mettre en doute un courage dont il n’avait, disait-on, que l’orgueilleuse apparence. Il était aussi haï que Granby était populaire ; son avancement avait été rapide, on l’attribuait à sa position parlementaire, à la faveur de M. Pitt, de qui l’on assurait qu’il avait obtenu son commandement à l’insu du roi. Il fut obligé de quitter l’armée, revint en Angleterre et demanda des juges. On commença par lui retirer son poste de lieutenant-général de l’artillerie, son régiment de dragons, même son grade d’officier-général, et ce fut le secrétaire de la guerre, lord Barrington, qui lui signifia les volontés du gouvernement. Pitt, alors à l’apogée de son pouvoir, ne le défendit pas. Par politique comme par patriotisme, il tenait à sa popularité dans l’armée ; il aimait la bravoure et le succès ; il fit assurer le prince Ferdinand qu’il aurait satisfaction. L’opinion se déclara dans le même sens ; une vive controverse s’éleva ; des écrits contradictoires furent publiés, quelques-uns très malveillans contre le patricien atteint dans son honneur. Enfin il comparut en mars 1700 devant une cour composée de seize officiers dont dix étaient Écossais. Les principaux témoins entendus furent le marquis de Granby, qui le ménagea, et un frère du duc de Grafton, le lieutenant-colonel Fitzroy. Cet officier, dont Sackville avait invoqué le témoignage, ne lui fut nullement favorable. Au lieu de se défendre avec simplicité, avec modestie, l’accusé prit avec la cour un ton de maître ; il se montra vif et spirituel, mais méprisant et moqueur. Il fut convaincu de désobéissance et déclaré incapable de servir désormais à un titre militaire quelconque. « Pendant tout le cours des débats, écrivait Walpole, il attaquait le juge, l’accusateur, l’instruction. Réellement, un homme ne saurait manquer de courage quand il en peut montrer autant dans une situation pareille. Sans grand effort d’héroïsme, j’aurais, je crois, bien mieux aimé mener la cavalerie à la charge que d’aller à Whitehall pour y être déchiré comme il l’a été. Même, j’aurais cru ma vie moins en danger: mais c’est un homme extraordinaire, et, je vous le dis, nous entendrons encore parler de lui. » On lit dans une lettre de Gray le poète : « Que va-t-il faire de sa personne ? nul ne le prévoit. La contenance assurée, les regards de vengeance, de mépris et de supériorité qu’il jette sur ses accusateurs ont fait l’admiration de tout le monde ; mais il n’a pas montré son art et son talent ordinaires. En résumé, sa cause ne le soutenait pas. Vous penserez peut-être qu’il a l’intention de voyager et de cacher sa vie ; au contraire, tout le monde lui rend visite à l’occasion de sa condamnation. »

Cependant il ne s’en releva pas. Le peuple était contre lui, et regrettait qu’il n’eût pas le sort de l’amiral Byng. Le roi, qui avait pesé sur ses juges, confirma la sentence dans les termes les plus durs, la déclarant dans sa décision officielle pire que la mort pour tout homme doué de quelque sentiment d’honneur. Il distribua à ses rivaux ses nombreux titres ou emplois, à Granby, à Townshend, au duc de Bedford, qui devint lieutenant-général, et le remplaça comme gardien suppléant du parc du Phénix à Dublin, une de ces sinécures fort appréciées, et qu’acceptaient les premiers ministres. Le roi choisit encore pour aide-de-camp le colonel Fitzroy, avança John Barrington, parent du secrétaire de la guerre ; enfin, non content de rayer le nom de Sackville de la liste du conseil privé, il lui interdit de paraître à la cour. Défense fut faite à la princesse de Galles, douairière, ainsi qu’à son fils, de le recevoir, et lord Bute, qui passait pour son ami, lui ferma Carlton-House, où il était reçu jusqu’alors dans une sorte d’intimité. L’année suivante, à l’avènement de George III, il crut pouvoir se présenter ; mais les ministres s’en indignèrent comme d’un manque de respect envers la mémoire du feu roi, et ce même lord Bute, qui d’abord l’avait admis, fut chargé de lui signifier son exclusion. En 1765, on parut se relâcher de cette rigueur : il rentra au conseil privé, il fut un des vice-trésoriers de l’Irlande ; mais, l’année d’après, un nouveau ministère le dépouilla encore de ces titres. Ainsi, pendant long-temps, le souvenir de son fatal procès le retint dans l’isolement et dans l’obscurité, et semblait, comme un fantôme, se dresser devant lui et l’arrêter toutes les fois qu’il essayait de refaire quelques pas dans la carrière politique. Pendant ses cinq premières années de retraite, on dit qu’il se livra tout entier à la culture des lettres, et développa par l’étude les rares talens qu’il tenait de la nature et de l’éducation. Cependant il était demeuré membre des communes, mais il figurait peu à la chambre. C’est en 1766, sous le ministère du duc de Grafton, qu’après le retour d’une ombre de faveur, il fut obligé d’abandonner ses deux titres sans fonctions, et c’est le 28 avril 1767 que parut la première lettre attribuée à Junius.

Ici les rapprochemens se présentent en foule. Un bomme de plus de cinquante ans, d’une grande famille, d’un haut rang, ayant passé par la guerre et les affaires, l’égal des grands personnages politiques de son temps, naguère leur émule, leur conseiller ou leur ami, brisé dans sa fortune et son ambition par une accusation qui touche à l’honneur, et que son orgueil ou même sa conscience appelle une iniquité, interdit pour ainsi dire de toutes choses en se sentant capable de toutes choses, fier, malveillant, emporté, railleur, éloquent, ayant amassé dans les ennuis d’une disgrâce cruelle, avec des trésors de haine, de puissans moyens de représailles, sort enfin de Son repos et entreprend de rendre le mal pour le mal à ce qu’il nomme ses persécuteurs ; mais il ne peut leur nuire s’il se montre, il est désarmé s’il est connu : il faut qu’il se cache pour frapper, et que, retranché dans un poste impénétrable, il lance des traits plus sûrs et plus empoisonnés. Là, dans la nuit qu’il s’est faite, il se résigne à tout supporter, les mépris, les affronts, les défis, pourvu qu’il blesse, pourvu qu’il désole ceux qu’il déteste. Sa haine et son orgueil le décident à dévorer toutes les bassesses d’un pareil rôle ; il l’ennoblit en quelque sorte en le rendant terrible. Il se fait plus craindre encore que mépriser, et rien ne lui coûte à sacrifier des scrupules de l’honneur et de la justice, pourvu qu’il les immole sur l’autel du dieu des héros d’Homère, la vengeance.

Voilà comment on concevrait le personnage de lord George Sackville, s’il était en effet le héros de cette singulière histoire. Il n’est pas besoin de remarquer que toutes ses inimitiés concordent merveilleusement avec celles de Junius. Même communauté d’opinions. Il était whig et peu démocrate, n’ayant rien de populaire que les principes. Pour l’âge, le rang, la fortune, l’aversion des Écossais, la connaissance de l’armée et des affaires militaires, les réminiscences des universités d’Irlande, l’expérience de la cour et du parlement, lord George reproduit Junius. Il était d’une haute taille, sa tournure était distinguée. De 1763 à 1772, on croit avoir la preuve qu’il ne s’éloigna guère de Londres. Du moins suivit-il exactement la chambre des communes. On ajoute qu’il logeait dans Pall-Mall, et un des billets de Junius à Woodfall, un seul, il est vrai, est imprudemment daté : Pall-Mall.

À propos de la résidence de Junius, c’est le lieu d’éclaircir un petit fait qui a beaucoup occupé les commentateurs. Le 8 novembre 1771, Junius écrit en grand secret à son imprimeur de se garder de Garrick, qui est venu pour le pomper, et qui a couru à Richmond informer le roi que Junius n’écrirait pins. Le jour suivant, il lui dépêche pour le pauvre acteur un billet insultant qu’il le force à lui transmettre, et où il cherche, en l’appelant vagabond, à l’intimider par de rudes menaces. Son inquiétude égale sa colère. Il y revient pendant plus de trois semaines et multiplie les précautions, tant il craint d’être deviné. L’affaire n’était pas fort grave. Garrick était lié avec Woodfall ; il avait même une part dans la propriété du Public Advertiser. et c’était l’éditeur qui, s’occupant alors de l’édition complète, avait écrit à son associé, spontanément et sans aucune intention, que Junius allait cesser d’écrire. Garrick en avait, dans sa correspondance, fait part à ses amis comme d’une nouvelle intéressante, et notamment à l’un d’eux qui se trouvait à Richmond, un M. Ramus, page du roi. Le courroux de Junius était donc aussi peu fondé que ses craintes, et il en fut pour ses frais d’injures et de malédictions. Maintenant, les commentateurs se sont demandé comment il avait pu être averti si vite des nouvelles qui parvenaient au roi. M. Wade dit que sir Philip Francis était lié avec Garrick, qui fréquentait la maison de lord Rolland, ou plutôt que ce dernier avait pu tenir la nouvelle du roi lui-même et la transmettre à son chapelain, le père de Francis. M. Jaques, au contraire, établit qu’à cette époque lord George Sackville habitait dans le parc de Richmond une maison du poète Thompson qu’on y montre encore, et que, par les relations qu’il devait avoir conservées avec l’intérieur du palais, il pouvait à point nommé être informé de tout ce qui s’y passait. Il avait entre autres pour ami sir Jeffery Amherst, aide-de-camp du roi, et dont la famille, originaire du Kent, était voisine de la sienne. Ajoutons immédiatement que ses relations étaient également intimes avec l’alderman Sawbridge, du même comté, à ce point qu’il lui céda une fois son siège au parlement. Enfin il était fort lié avec d’Oyly. dont il fit plus tard, étant ministre, son secrétaire de confiance. Or d’Oyly, Sawbridge, Amherst, ce sont tous trois autant de protégés de Junius. Le premier surtout paraît être entré si avant dans l’intimité de lord George, qu’on a imaginé qu’il pouvait être dans la confidence de son secret et lui servir d’aide ou de copiste. Le rang de lord George s’accorde assez bien avec la supposition d’un Junius entouré d’auxiliaires à ses ordres, et les services de d’Oyly expliqueraient suffisamment la chaleur avec laquelle son protecteur l’aurait vengé de lord Barrington. Junius, qui prétend quelquefois n’avoir pas de confident, parle cependant à son éditeur, dans un billet du 18 janvier, du gentleman qui se charge du transport de leur correspondance, et l’on comprend en effet que ce ne pouvait guère être un grand personnage, comme le fils du duc de Dorset, qui fît, à cinquante-six ans, toutes les courses et toutes les commissions nécessaires. Il fallait un intermédiaire et qui ne fût pas un domestique. Ce pouvait être d’Oyly ou même Francis ; mais quel eût été le gentleman dont Francis se fût servi ? Francis se fût servi lui-même. Mais alors il faut toujours qu’il ait joué la comédie lorsqu’il parle en homme d’importance, et qu’il dit par exemple à Woodfall : « Après une longue expérience du monde, j’affirme devant Dieu que je n’ai jamais connu un coquin qui ne fût malheureux. »

Nous indiquerons sur-le-champ quelques objections. La première, et qui serait forte, la seule même que mette en avant le docteur Good, s’appuie sur un passage de la scène, déjà citée, où un anonyme fait figurer les principaux membres du ministère. Lord Townshend, fort embarrassé, y dit ces mots : « Je crois que la meilleure chose que je puisse faire est de consulter mylord George Sackville. Son caractère est connu et respecté en Irlande autant qu’il l’est ici ; je sais qu’il aime à être posté sur les derrières aussi bien que moi. » Si cette scène était certainement de Junius, le passage serait grave, car j’ai peine à en croire ceux qui veulent que lord George, pour détourner les soupçons, ait eu le triste courage de faire une plaisanterie sur son honneur ; mais quoique M. Wade trouve cette scène tout-à-fait dans le goût de Junius, elle appartient à un genre qui n’est pas le sien, et la forme comique nous semble peu à son usage. Il ne se met pas à la place de ses adversaires même pour les rendre ridicules, il les attaque de front. M. Jaques penche à rejeter comme apocryphe ce dialogue satirique et qui n’est qu’une continuation de la lettre des portraits du Corrége, lettre que rejette M. Wade comme injurieuse pour lord Chatham. Et le dialogue et la lettre ne nous inspirent aucune confiance.

Une autre objection se présente. Aucune preuve n’est donnée du talent d’écrire de lord George Sackville. Il passait pour un homme d’un esprit très distingué ; il parlait bien et brillait parmi les habiles du parlement. On citait son instruction littéraire, mais il n’a fait aucun ouvrage ; il n’était pas un auteur de profession, il écrivait peu. Sa lettre sur son procès à lord Fitzroy est assez médiocre, et ce qu’on a pu connaître de sa correspondance officielle ne porte point de traces d’un style original. Ce n’est pas une preuve qu’il ne sût pas au besoin bien écrire, mais c’est une raison de douter ; nous devons même dire que l’on cite de lui quelques fragmens de discours remarquablement bien tournés. « Mais ce qu’on cite, dit M. Jaques, ne serait pas une bonne pierre de touche pour juger de ce qu’il était capable de faire, excité par les passions les plus puissantes de notre nature. On peut accorder que, malgré les talens reconnus et les ressources acquises de lord Sackville, c’est seulement inspiré par le démon de la vengeance qu’il s’est surpassé lui-même, et qu’il a déployé contre les auteurs de ses disgrâces cette énergie presque surnaturelle qui éclate si visiblement dans les lettres de Junius. C’est ainsi qu’un homme, sous l’influence de l’opium, sent, à ce qu’on dit, ses facultés s’aiguiser et s’exalter à un degré extraordinaire, et entre, pour un court espace de temps, en possession de visions extatiques de joie et de bonheur qui feront inévitablement place aux sensations les plus déprimantes de l’horreur et du désespoir. » Ce passage semblera peut-être une preuve que l’écrivain lui-même n’était pas excellent connaisseur en l’art d’écrire. Nous avouons que l’absence de titres bien établis sous ce rapport manque à lord George Sackville, et cette lacune est grave. Cependant l’objection ne paraît pas avoir touché beaucoup Charles Butler, le docteur Parr, John Foster, qui sont eux certainement des juges compétens en matière de littérature, et du vivant de lord George on ne voit pas que personne ait trouvé invraisemblable qu’il écrivît aussi bien que Junius. Il est certain que ses contemporains avaient de lui la plus haute idée. C’est l’Agamemnon du jour, dit une fois lord Chatham. Il est d’ailleurs remarquable que, dès l’apparition des premières lettres, lord George ait été soupçonné. Lors de la querelle avec sir William Draper, un certain Titus y intervint et envoya au Public Advertiser une lettre où on lit : « Vous savez, Junius, que Granby sait obéir,… qu’il ne discute pas les ordres de ses supérieurs,… qu’il n’a pas eu peur de conduire la cavalerie à Minden. » Titus, évidemment, croyait parler à Sackville. Aussitôt, Junius irrité joint à sa cinquième lettre ce post-scriptum : « J’ai résolu de laisser le commandant en chef jouir en paix de son ami et de sa bouteille ; mais Titus mérite une réponse, et il l’aura complète. » Cette réponse ne parut jamais. En y réfléchissant mieux, Junius se tut. Comment expliquer ce silence ?

À défaut des styles, on voudrait pouvoir comparer les écritures. Les spécimens de celle de sir Philip Francis ont donné lieu à des rapprochemens qui sont presque des preuves. Ces preuves ont même servi à faire de Francis un secrétaire de Sackville, hypothèse que rien ne contredit absolument ; mais aucun billet de la main du dernier n’a été produit, pas même par M. Good, ni par les Woodfall, que Sackville avait eus pour imprimeurs lors des publications qu’il fit pour son procès. On prétend toutefois que son écriture ressemble à celle de Junius, qui d’ailleurs n’a rien d’original, et qui rappelle plusieurs écritures du temps. Foster a demandé vainement, il y a trente-huit ans, qu’on fît connaître la main de lord George, et quand M. Coventry s’adressa au dernier duc de Dorset pour obtenir des lettres de son père, sa grâce lui répondit qu’elle n’en avait aucune. Elle ajouta que lord Sackville était un homme bien injustement traité. On appréciera ce que vaut cette réponse. Lord Delawarr, qui a épousé la fille du duc de Dorset, et qui seul représente aujourd’hui cette maison, pourrait sans doute donner aux futurs critiques un peu plus de satisfaction.

M. Jaques, à qui nous avons emprunté presque toutes ces observations, en ajoute bon nombre d’autres qu’on peut voir dans son livre : une seule doit encore être relevée. Lord George Sackville haïssait lord Mansfield, avec qui d’ailleurs il n’était pas sans relations ; on suppose que l’habile magistrat avait été à la fois son conseiller et le conseiller du gouvernement dans les poursuites intentées contre lui. Le fait certain, c’est qu’à la séance du 6 décembre 1770, où une enquête fut demandée sur l’administration de la justice criminelle, lord George, dans un discours plein d’une amère ironie, appuya la motion en feignant d’épouser les intérêts de lord Mansfield, contre qui elle était dirigée, et Junius, dans sa lettre du 13 suivant, triomphe du résultat de cette séance ; il insiste sur ce qu’elle a de cruel pour le juge inculpé. « Sache la postérité, dit-il, que lorsqu’il était attaqué avec tant de véhémence, pas un ministre n’a dit un mot pour le défendre. »

Enfin on ne peut omettre un fait assez remarquable. En 1774, Woodfall fut mis à l’amende par la chambre des communes pour lui avoir manqué de respect en publiant indûment ses débats, et quand une pétition fut présentée en son nom pour implorer la clémence de la chambre et la remise de la peine, le seul orateur qui se leva pour la soutenir fut lord George Sackville ; mais ce fait appartient à sa vie ultérieure, dont il faut aussi dire quelques mots.

Peu après que le Public Advertiser cessa de recevoir les communications de Junius, la question américaine prit une importance capitale et devint le sujet des plus grands débats et le thème favori de l’opposition. Or, ainsi que Junius, on sait que lord George ne pensait pas comme l’opposition, comme celle du moins de Chatham et de Camden, de Rockingham et de Shelburne, d’Edmond Burke et du colonel Barré. Il demeura fidèle à la politique de Grenville, et maint discours dans les recueils parlementaires atteste cette fidélité. L’autorité et la vivacité qu’il portait dans ce débat ne pouvaient manquer de le séparer de l’opposition et de le rapprocher insensiblement du ministère. Lord North rendit plus d’une fois hommage à la justesse de ses vues, et se félicita d’avoir dans cette question son appui. Une résistance inflexible aux prétentions des Américains était un titre certain à la faveur royale, et lorsqu’en 1775, le duc de Grafton sortit du cabinet en déclarant qu’il ne pouvait le suivre plus long-temps dans la conduite de cette affaire, lord Dartmouth, pour le remplacer au sceau privé, quitta les fonctions de secrétaire d’état des colonies, et celles-ci furent données à lord George Germain. C’était le nom que par suite d’un héritage avait pris lord George Sackville. Cette promotion ne passa point sans difficulté et donna lieu a plus d’un débat pénible pour le nouveau ministre. De tristes souvenirs furent évoqués. Il se maintint cependant, et dirigea durant sept années le département le plus important. Son administration ne fut guère qu’une suite de revers. Il y montra beaucoup de fermeté, une grande application, un certain esprit de commandement, et il se défendit avec force et même avec succès contre toutes les attaques ; mais sa hauteur, sa raideur, sa partialité, qui le rendait inaccessible aux conseils, exclusif dans ses choix, obstiné dans ses plans, tous ces défauts, qui s’accordaient au reste cette fois avec les préjugés du roi et même de la nation, éclatèrent dans sa conduite ministérielle et contribuèrent sans aucun doute aux échecs qu’éprouva l’Angleterre. Enfin son orgueil et celui de sa patrie furent punis. Quand Lafayette eut enfermé lord Cornwallis dans York-Town, où Washington et Rochambeau le forcèrent à capituler, la Grande-Bretagne dut céder, et le ministère de lord North se retira. Un mois avant ses collègues, lord George Germain avait déposé les sceaux de secrétaire d’état et obtenu pour récompense la pairie avec le titre de vicomte Sackville. On sait que Rockingham et Shelburne furent les ministres de la paix.

À partir de cette époque, lord Sackville vécut encore trois années. Il passa tout ce temps dans la retraite. La vieillesse était venue, la santé déclinait. Un écrivain connu par d’agréables ouvrages, Richard Cumberland, a laissé des mémoires intéressans où il raconte avec de précieux détails cette dernière partie de la vie d’un homme qui ne fut guère aimé que de lui. Lord Sackville l’avait accueilli avec bonté, bien placé dans son ministère, et il finit par l’admettre intimement dans sa maison. Là, suivant cet intelligent témoin, son humeur était grave, mélancolique ; mais l’âge lui avait donné de la résignation et du calme. Bon et charitable pour les petits, il était réservé et imposant avec tous. Sa parole brève et précise commandait le respect ou le silence. Dans sa filiale reconnaissance, le jeune Cumberland, on le sent bien, ne jugeait pas son noble protecteur. Il était à mille lieues de se rendre compte de ses antécédens, ainsi que nous l’avons fait. Il n’avait même jamais entendu dire que lord Sackville eût été soupçonné d’être Junius, lorsque ce dernier, peu de jours avant sa mort, le lui dit en plaisantant. Mais la conversation n’alla pas plus loin ; Cumberland ne lui fit aucune question, la chose ne lui paraissant pas avoir besoin d’être désavouée, parce que, dit-il, il n’y a pas lieu de nier une impossibilité. Peu après, il se passa pourtant une scène qu’il raconte fort bien et qui nous paraît significative et saisissante. Lord Sackville était mourant dans son château de Stoneland, lorsqu’il apprit que lord Mansfield se trouvait à Tunbridge dans son voisinage, et il le fit prier par Cumberland de le venir voir une dernière fois. Lord Mansfield y consentit, et à peine était-il entré dans le salon, qu’il vit paraître lord Sackville dont la respiration faible et les traits altérés annonçaient la fin prochaine. Il fut troublé à cette vue et ne put retenir un mouvement d’horreur qu’un homme ferme ou qu’un ami n’aurait pas montré. Il demeura muet. Dès que Sackville put parler, il s’excusa de l’avoir troublé et de se montrer à lui dans un tel état. « Mais, mon cher lord, dit-il, quoique je n’eusse pas dû vous imposer la pénible obligation de faire une dernière visite à un mourant, je désirais avec tant d’anxiété vous faire mes sincères remercîmens pour vos bontés envers moi, pour toutes les sortes de bienveillant appui que vous m’avez données dans le cours de ma malheureuse vie, que je n’ai pu vous savoir si près de moi sans vouloir vous assurer de l’invariable respect que j’ai toujours conçu pour votre caractère, et puis vous demander de la manière la plus sérieuse votre pardon (forgiveness). si jamais dans les fluctuations de la politique et la chaleur des partis, j’ai paru à vos yeux en de certains momens de ma vie injuste pour votre grand mérite et oublieux de vos nombreuses bontés. » Tels sont les termes transcrits par Cumberland, qui les avait entendus. Lord Mansfield fit une réponse convenable et parfaitement satisfaisante, mais ne parut pas disposé à prolonger l’entretien. Lord Sackville ne le pressa pas de rester et le laissa partir. Il dit ensuite une fois que c’était fort obligeant de la part de lord Mansfield, puis il n’en parla plus. Quelques jours après, il reçut le sacrement ; mais auparavant il déclara qu’il était en paix avec tout le monde, mais il confessa qu’en un seul point cela lui coûtait un rude effort (in one instance only it cost him a hard struggle). Dans ses dernières paroles à son jeune ami, il dit : « J’ai l’espoir et la confiance d’être préparé pour l’autre vie. Ne me parlez pas de tout ce qui se passe dans la santé et l’orgueil du cœur. Voici le moment où un homme doit être jugé (searched), et rappelez-vous que je meurs, comme vous me voyez, avec une conscience en repos et content. » Il expira le 25 août 1785.

Nous laisserons le lecteur entre les deux versions qui viennent d’être opposées l’une à l’autre, et s’il s’étonne de rester encore dans le doute ou l’ignorance, nous lui dirons avec M. Foster : « On peut imaginer que l’écrivain a voulu vivre jusque dans les temps futurs sous le nom impérial de Junius, de préférence au sien propre, et qu’il a calculé en s’y décidant qu’aucune tache, aucune marque d’abaissement dont pussent triompher les hommes qu’il méprisait, ne sauraient être transportées de son nom réel à ce nom adopté par son orgueil. On peut avec vérité supposer qu’il a senti une sorte de sombre enthousiasme dans cette transmigration pour ainsi dire, dans ce passage d’une personnalité et d’un nom contre lesquels le monde aurait pu prendre ses avantages, à la forme impassible, imposante, vengeresse et immortelle de Junius. »


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez la livraison du 1er  décembre.
  2. Letters of H. Walpole, édit. de 1840, t. VI.