Conseils aux dirigés/L’Idéal chrétien

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Conseils aux dirigésCharpentier (p. 273-276).


L’IDÉAL CHRÉTIEN


Lettre à D.-R. Kondratiev.


Cher frère,

Je réponds toujours avec bonheur à un appel comme le vôtre et adressé par un homme comme vous avec qui, à en juger par vos écrits, je me sens en communion d’idées.

J’ai lu vos deux articles, et je regrette beaucoup que vous ayez trouvé un motif de désaccord avec ce que j’ai dit dans ma Post-face[1]. Il me semble que ce motif n’existe pas, et que les pensées qui se trouvent dans ces pages, loin d’être contraires aux vôtres, les confirment et les contiennent.

Je ne vous contredis pas et je ne discute pas ; je voudrais seulement effacer un malentendu.

La doctrine du Christ se distingue de toutes les autres, et surtout de celle de l’Église, précisément parce qu’elle ne considère aucun état comme définitif ; elle dit : « Soyez parfaits comme votre Père aux cieux ». La pureté, la vie dans le présent, l’absence du souci du lendemain, l’abnégation, tout cela constitue un idéal tel qu’un cercle parfait, une ligne droite parfaite qui n’existent point en réalité, mais dont la représentation est nécessaire pour tendre à en approcher.

Or, tous les cultes, tant païens que de diverses Églises, affirment qu’une certaine compréhension de la vérité et un certain degré de sa réalisation peuvent entièrement satisfaire l’homme.

Le christianisme a pour effet la marche incessante vers la perfection ; les religions de l’Église, — si rationnelles qu’elles soient, — enfantent, par contre, l’inertie.

Les commandements du Christ ne prescrivent pas un idéal, mais indiquent seulement le degré au-dessous duquel ses disciples ne doivent pas descendre, celui auquel on peut et on doit se maintenir,

1o Le degré qu’on peut et doit atteindre, c’est de ne pas se mettre en colère et de ne pas mépriser son frère. L’idéal — c’est de l’aimer toujours.

2o Le degré qu’on peut et doit atteindre est de ne pas commettre un adultère. L’idéal — c’est la chasteté complète.

3o Le degré qu’on doit atteindre est de ne pas se lier par un serment, de ne pas jurer. L’idéal — c’est la liberté, l’indépendance complète.

4o Le degré qu’on doit atteindre est de ne pas s’opposer au mal, à la violence des hommes. L’idéal — c’est de ne pas s’opposer au mal, à la violence des animaux.

5o Le degré qui doit être atteint c’est de ne pas avoir d’ennemis. L’idéal — c’est d’aimer les ennemis.

La connaissance de l’idéal, non seulement n’est pas une entrave, mais encore, sans elle, toute la doctrine devient lettre morte ; bien que, sans idéal, cette doctrine soit encore supérieure à celle de l’Église, elle n’en demeure pas moins inerte.

Je vous prie, cher frère, de réfléchir à mes remarques avec calme et de les examiner avec bienveillance. Je les ai notées sans ordre, comme vous le voyez, dans l’espoir que vous aurez assez d’affection pour en pénétrer le sens.

12 février 1891.



  1. Post-face du roman de Tolstoï, La Sonate à Kreutzer.