Là-bas/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Tresse & Stock (p. 184-213).


IX


Le lendemain, il s’éveilla comme il s’était, la nuit précédente, endormi, en pensant à elle. Il commença de nouveau à se ratiociner des épisodes, à se remâcher des conjectures, à s’alléguer des causes ; une fois de plus, il se posait cette question : pourquoi, lorsque j’allais chez elle, ne m’a-t-elle pas laissé voir que je lui plaisais ? Jamais un regard, jamais un mot qui me scrutât, qui m’enhardît ; pourquoi cette correspondance ? alors qu’il était si facile d’insister pour m’avoir à dîner, alors qu’il était si simple de préparer une occasion qui pût nous mettre, chez elle ou sur un terrain neutre, en présence.

Et il se répondait : Ç’eût été plus banal et moins drôle ! Elle est peut-être retorse en ces matières ; elle sait que l’inconnu effare la raison de l’homme, que l’âme fermente dans le vide, et elle a voulu m’enfiévrer l’esprit, le démanteler, avant que de tenter, sous son vrai nom, l’attaque.

Il faut avouer qu’elle serait, si ces prévisions sont justes, étrangement roublarde. Au fond, elle est peut-être, tout bonnement, une romantique exaltée ou une comédienne ; ça l’amuse de se fabriquer de petites aventures, d’entourer d’apéritives salaisons de vulgaires plats.

Et Chantelouve, le mari ? — Durtal y songeait maintenant. Il devait surveiller sa femme dont les imprudences pouvaient faciliter ses pistes ; puis, comment faisait-elle pour venir à neuf heures du soir, alors qu’il semblait plus aisé, sous prétexte de course au Bon Marché ou de bain, de se rendre chez un amant, dans l’après-midi ou le matin ?

Cette nouvelle question demeurait sans réponse ; mais peu à peu, il ne s’interrogea même plus, car l’obsession de cette femme le jeta dans un état semblable à celui qu’il avait éprouvé, lorsqu’il hennissait si furieusement après l’inconnue qu’il s’était imaginée, en lisant des lettres.

Celle-là s’était complètement évanouie, il ne se rappelait même plus sa physionomie ; Mme  Chantelouve, telle qu’elle était réellement, sans fusion, sans emprunt de traits, le tenait tout entier, lui chauffait à blanc la cervelle et les sens. Il se prit à la désirer follement, aspirant à ce lendemain promis. Et si elle ne venait pas ? se dit-il. Il eut froid dans le dos à cette idée qu’elle ne pourrait s’échapper de chez elle ou qu’elle voudrait le faire poser, pour l’aiguiser davantage.

Il est grand temps que cela finisse, se dit-il, car cette chorée d’âme n’allait pas sans certaines déperditions de force qui l’inquiétaient. Il craignait, en effet, après l’agitation fébrile de ses nuits, de se révéler, le moment venu, comme un paladin bien triste !

Il s’agit de ne plus penser à cela, reprit-il, en allant chez Carhaix, où il devait dîner avec l’astrologue Gévingey et des Hermies.

Ça va me changer le cours de mes idées, murmurait-il, en montant à tâtons dans l’obscurité de la tour. Des Hermies, qui l’entendait grimper, ouvrit la porte, jeta dans la nuit en spirale un pinceau de jour.

Durtal atteignit le palier, vit son ami, sans veston, en manche de chemise, le corps enveloppé d’un tablier.

— Je suis, comme tu vois dans le feu de la composition ! Et il guettait une marmite qui bouillonnait sur le fourneau, en consultant ainsi qu’un manomètre sa montre accrochée à un clou. Il avait le regard bref et sûr du mécanicien qui surveille sa machine. — Tiens, dit-il, en soulevant le couvercle, regarde. Durtal se pencha et, au travers d’un nuage de vapeur, il aperçut dans les petites vagues du pot, un torchon mouillé.

— C’est ça le gigot ?

— Oui, mon ami ; il est cousu dans cette toile si étroitement que l’air n’y peut entrer. Il cuit dans ce joli court-bouillon qui chante et dans lequel j’ai jeté, avec une poignée de foin, des gousses d’ail, des ronds de carottes, des oignons, de la muscade, du laurier et du thym ! Tu m’en diras des nouvelles, si… Gévingey ne se fait pas trop attendre, car le gigot à l’anglaise ne supporte pas d’être en charpie.

La femme de Carhaix survint.

— Entrez donc, mon mari est là.

Durtal l’aperçut qui nettoyait ses livres. Ils se serrèrent la main ; Durtal feuilleta, au hasard, les volumes époussetés sur la table.

— Ce sont, demanda-t-il, des ouvrages techniques sur le métal et sur la fonte des cloches ou sur la partie liturgique qui les concerne ?

— Sur la fonte, non ; il est parfois question dans ces bouquins, des anciens fondeurs, des saintiers, comme on les appelait dans le bon temps ; vous y découvrirez, çà et là, quelques détails sur des alliages de cuivre rouge et d’étain fin ; vous y constaterez même, je crois, que l’art du saintier est en déchéance depuis trois siècles ; cela tient-il à ce qu’au Moyen Âge surtout, les fidèles jetaient dans la fonte des bijoux et des métaux précieux et modifiaient ainsi l’alliage ; ou bien est-ce parce que les fondeurs n’implorent plus Saint Antoine l’Ermite, alors que le bronze bout dans la fournaise ? je l’ignore ; toujours est-il que les cloches maintenant sont créées à la grosse ; elles ont des voix sans âme personnelle, des sons identiques ; elles ne sont plus que des bonnes indifférentes et dociles, tandis qu’autrefois elles étaient un peu comme ces très antiques servantes qui faisaient partie de la famille dont elles éprouvaient les douleurs et les joies. Mais qu’est-ce que cela fait au clergé et aux ouailles ? Ces auxiliaires dévouées du culte ne représentent actuellement aucun symbole !

Et tout est là, pourtant. Vous me demandiez, il y a quelques instants, si ces livres traitaient, au point de vue de la liturgie, des cloches ; oui, la plupart expliquent, par le menu, le sens de chacune des parties qui les composent ; les interprétations sont simples et peu variées, en somme.

— Ah ! et quelles sont-elles ?

— Oh ! si cela vous intéresse, je vais vous le résumer en quelques mots.

D’après le Rational de Guillaume Durand, la dureté du métal signifie la force du prédicateur ; la percussion du battant contre les bords, exprime l’idée que ce prédicateur doit se frapper, lui-même, pour corriger ses propres vices, avant que de reprocher leurs péchés aux autres. Le mouton ou le bélier de bois auquel est suspendue la cloche représente par sa forme même la croix du Christ et la corde, qui servait autrefois à la tirer, allégorisait la science des Écritures qui découle du mystère de la Croix même.

Les liturgistes plus anciens nous révèlent des symboles presque semblables. Jean Beleth, qui vivait en 1200, déclare aussi que la cloche est l’image du prédicateur, mais il ajoute que son va-et-vient, lorsqu’on la met en branle, enseigne que le prêtre doit, tour à tour, élever et abaisser son langage, afin de le mieux mettre à la portée des foules. Pour Hugues de Saint-Victor, le battant est la langue de l’officiant qui heurte les deux bords du vase et annonce ainsi, à la fois, les vérités des deux Testaments ; enfin, si nous nous adressons au plus ancien peut-être des liturgistes, à Fortunat Amalaire, nous trouvons simplement que le corps de la cloche désigne la bouche du prédicateur et le marteau, sa langue.

— Mais, fit Durtal un peu désappointé, ce n’est pas… comment dirai-je, … très profond.

La porte s’ouvrit.

— Comment va ? dit Carhaix, en serrant la main de Gévingey qu’il présenta à Durtal.

Tandis que la femme du sonneur achevait de mettre la table, Durtal examina le nouveau-venu.

C’était un petit homme, coiffé d’un feutre noir et mou, enveloppé de même qu’un conducteur d’omnibus dans un caban à capuchon de drap bleu.

La tête était en œuf, toute en hauteur. Le crâne ciré ainsi qu’au siccatif, paraissait avoir poussé au-dessus des cheveux qui pendaient dans le cou, durs et semblables aux filaments d’un coco sec ; le nez était busqué, les narines s’ouvraient en de larges soutes sur une bouche édentée que cachait une épaisse moustache poivre et sel comme la barbiche qui allongeait un menton court ; au premier abord, il suggérait l’idée d’un ouvrier d’art, d’un graveur sur bois ou d’un enlumineur d’images de sainteté ou de statues pieuses ; mais, à le regarder plus longtemps, à observer ces yeux rapprochés du nez, ronds et gris, presque bigles, à scruter sa voix solennelle, ses manières obséquieuses, l’on se demandait de quelle sacristie toute spéciale sortait cet homme.

Il se déshabilla, apparut dans une redingote noire de charpentier, en bois ; une chaîne d’or à coulants, passée autour du cou, se perdait, en serpentant, dans la poche gonflée d’un vieux gilet ; mais ce qui interloqua Durtal ce fut quand Gévingey exhiba ses mains qu’il mit complaisamment en évidence, dès qu’il se fut assis, sur ses deux genoux.

Elles étaient boudinées, énormes, tiquetées de points orange, terminées par des ongles laiteux et coupés ras ; elles étaient couvertes d’énormes bagues dont les chatons tenaient toute une phalange.

Au regard de Durtal, qui fixait ces doigts, il sourit :

— Vous examinez, monsieur, ces bijoux de prix. Ils sont formés par trois métaux, l’or, le platine et l’argent. Cette bague-ci porte un scorpion, le signe sous lequel je suis né ; celle-là, avec ses deux triangles accouplés, l’un, la tête en haut et l’autre, la pointe en bas, reproduit l’image du macrocosme, du sceau de Salomon, du grand pantacle ; quant à cette petite que vous voyez, poursuivit-il, en montrant une bague de femme enchassée d’un minime saphir entre deux roses, c’est un souvenir qui me fut offert par une personne dont je voulus bien tirer l’horoscope.

— Ah ! fit Durtal, un peu étonné par cette suffisance.

— Le dîner est prêt, dit la femme du sonneur. Des Hermies, débarrassé de son tablier, pincé dans ses vêtements de cheviotte, moins pâle, coloré aux joues par le feu du fourneau, avança les chaises.

Carhaix servit le potage et chacun se tut, prenant sur le bord de l’assiette, des cuillerées moins chaudes ; puis la femme apporta à des Hermies, pour qu’il pût le découper, le fameux gigot.

Il était d’un rouge magnifique, coulait en de larges gouttes, sous la lame. Tout le monde s’extasia lorsqu’on eut goûté cette robuste viande qu’aromatisait une purée de navets fondus, qu’édulcorait une sauce blanche aux câpres.

Des Hermies s’inclina sous l’averse des compliments. Carhaix emplissait les verres et, un peu gêné par Gévingey, il le comblait d’attentions, pour lui faire oublier leur ancienne brouille. Des Hermies l’aida et voulant être aussi utile à Durtal, il amena la conversation sur les horoscopes.

Alors Gévingey put officier. De son ton satisfait, il parla de ses immenses travaux, des six mois de calculs qu’exigeait un horoscope, de la surprise des gens lorsqu’il déclarait qu’une œuvre pareille n’était pas payée par le prix qu’il en réclamait, par cinq cents francs. Je ne puis cependant donner ma science pour rien, conclut-il.

— Mais, aujourd’hui l’on doute de l’astrologie qui fut révérée dans l’Antiquité, reprit-il, après un silence. Au Moyen Âge également, elle fut quasi sainte. Voyez, au reste, messieurs, le portail de Notre-Dame de Paris ; les trois portes que les archéologues qui ne sont point initiés à la symbolique chrétienne et occulte, désignent sous le nom de porte du jugement, de porte de la Vierge, de porte de Sainte-Anne ou de Saint-Marcel, représentent en réalité, la Mystique, l’Astrologie et l’Alchimie, les trois grandes sciences du Moyen Âge. Aujourd’hui on trouve des gens qui disent : Êtes-vous bien sûr que les astres aient une influence sur la destinée de l’homme ? — Mais, Messieurs, sans entrer ici dans des détails réservés aux adeptes, en quoi cette influence spirituelle est-elle plus étrange que l’influence corporelle que certaines planètes, telles que la lune, par exemple, exercent sur les organes de la femme et de l’homme ?

Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vous n’ignorez pas qu’à la Jamaïque, les Drs Gillespin et Jakson, que dans les Indes Orientales, le Dr  Balfour ont constaté l’influence des constellations sur la santé humaine. À chaque changement de lune, le nombre des malades augmente : les accès aigus de fièvre concordent avec les phases de notre satellite. Enfin les lunatiques existent ; assurez-vous dans les campagnes à quelles époques les fous divaguent ! — Mais à quoi cela sert-il de vouloir convaincre les incrédules ? Ajouta-t-il, d’un air accablé, en contemplant ses bagues.

— Il me semble pourtant que l’Astrologie remonte sur l’eau, dit Durtal ; il y a maintenant deux astrologues qui tirent des horoscopes, près des annonces des remèdes secrets, aux quatrièmes pages des journaux.

— Quelle honte ! Ceux-là ne savent même pas le premier mot de cette science ; ce sont de simples farceurs qui espèrent ainsi gagner des sous ; à quoi bon en parler, puisqu’ils n’existent même pas ! au reste, il faut bien le dire, il n’y a plus qu’en Amérique et en Angleterre où l’on sache établir le thème généthliaque et édifier un horoscope.

— J’ai bien peur, fit des Hermies, que non seulement ces soi-disant astrologues, mais encore que tous les mages, que tous les théosophes, que tous les occultistes et kabbalistes de l’heure actuelle ne sachent absolument rien ; — ceux que je connais sont, à n’en point douter, de parfaits ignares et d’incontestables imbéciles.

— Et c’est la pure vérité, Messieurs ! Ces gens sont, pour la plupart, de vieux feuilletonnistes ratés ou des petits jeunes gens qui cherchent à exploiter le goût d’un public que le positivisme harasse ! Ils démarquent Éliphas Lévi, pillent Fabre d’Olivet, écrivent des traités sans queue ni tête, qu’ils seraient bien incapables d’expliquer eux-mêmes. C’est une vraie pitié quand on y songe !

— D’autant qu’ils rendent ridicules des sciences qui, dans leur fatras, contiennent certainement des vérités omises, dit Durtal.

— Puis ce qui est lamentable encore, fit des Hermies, c’est qu’en plus des jobards et des sots, ces petites sectes abritent aussi d’horribles charlatans et d’affreux hâbleurs.

— Péladan, entre autres. Qui ne connaît ce mage de camelote, ce Bilboquet du Midi ! s’écria Durtal.

— Oh ! celui-là…

— En somme, voyez-vous, Messieurs, reprit Gévingey, tous ces gens sont incapables d’obtenir dans la pratique un effet quelconque ; le seul dans ce siècle qui, sans être alors un saint ou un diabolique, ait pénétré dans le mystère, c’est William Crookes.

Et comme Durtal paraissait douter de la vérité des apparitions affirmées par cet Anglais et déclarait qu’aucune théorie ne les pouvait expliquer, Gévingey pérora :

— Permettez, monsieur, nous avons le choix entre des doctrines diverses et, j’ose le dire, très nettes. — Ou bien l’apparition est formée par le fluide dégagé du médium en transe et combiné avec le fluide des personnes présentes ; — ou bien, il y a dans l’air des êtres immatériels, des élémentals comme on les nomme, qui se manifestent dans des conditions à peu près sues ; — ou bien encore, et c’est là la théorie spirite pure, ces phénomènes sont dus aux âmes évoquées des morts.

— Je le sais, dit Durtal, et cela me fait horreur. Je sais aussi qu’il y a le dogme Hindou des migrations d’âmes qui errent après la mort. Ces âmes désincarnées vagabondent jusqu’à ce qu’elles se réincarnent et qu’elles parviennent, d’avatars en avatars, à une pureté complète. Eh bien, cela me paraît suffisant de vivre, une fois ; j’aime mieux le néant, le trou, que toutes ces métamorphoses, ça me console plus ! Quant à l’évocation des morts, la pensée seule que le charcutier du coin peut forcer l’âme d’Hugo, de Balzac, de Baudelaire, à converser avec lui, me mettrait hors de moi, si j’y croyais. Ah ! non, tout de même, si abject qu’il soit, le matérialisme est moins vil !

— Le Spiritisme, c’est, sous un autre nom, l’ancienne Nécromancie condamnée, maudite par l'Église, dit Carhaix.

Gévingey regarda ses bagues, puis il vida son verre.

— En tout cas, reprit-il, vous avouerez bien que ces théories sont soutenables, celle des élémentals surtout qui, satanisme mis à part, semble la plus véridique, la plus claire. L’espace est peuplé de microbes ; est-il plus surprenant qu’il regorge aussi d’esprits et de larves ? L’eau, le vinaigre, foisonnent d’animalcules, le microscope nous les montre ; pourquoi l’air, inaccessible à la vue et aux instruments de l’homme, ne fourmillerait-il pas, comme les autres éléments, d’êtres plus ou moins corporels, d’embryons plus ou moins mûrs ?

— C’est peut-être pour cela que les chats regardent tout à coup, avec curiosité dans le vide et suivent des yeux quelque chose qui passe et que nous ne pouvons voir, dit la femme de Carhaix.

— Non, merci, dit Gévingey, à des Hermies qui lui offrait de reprendre d’une salade de pissenlits aux œufs.

— Mes amis, fit le sonneur, vous n’oubliez qu’une doctrine — la seule — celle de l’Église qui attribue à Satan tous ces inexplicables phénomènes. Le catholicisme les connaît de longue date. Il n’a pas eu besoin d’attendre les premières manifestations des Esprits qui se sont produites, en 1847, je crois, aux États-unis, dans la famille Fox, pour décréter que les esprits frappeurs relevaient du Diable. Il y en a eu dans tous les temps. Vous en trouverez dans Saint Augustin la preuve, car il dut envoyer un prêtre pour faire cesser, dans le diocèse d’Hippone, des bruits, des bouleversements d’objets et de meubles analogues à ceux que signale le Spiritisme. Au temps de Théodoric aussi, Saint Césaire débarrassa une maison hantée par des lémures. Il n’y a, voyez-vous, que deux cités, celle de Dieu et celle du Diable. Or, comme Dieu est en dehors de ces sales manigances, les occultistes, les spirites, satanisent plus ou moins, qu’ils le veuillent ou non !

— N’empêche, dit Gévingey, que le Spiritisme a accompli une tâche immense. Il a violé le seuil de l’inconnu, brisé les portes du sanctuaire. Il a opéré dans l’extranaturel une révolution semblable à celle qu’effectua, dans l’ordre terrestre, 1789 en France ! Il a démocratisé l’évocation, il a ouvert toute une voie ; seulement il a manqué de chefs initiés et il a remué au hasard, sans science, les bons et les mauvais esprits ; il y a de tout désormais en lui, c’est le gâchis du mystère, si l’on peut dire !

— Le plus triste de tout cela, fit des Hermies, en riant, c’est que l’on ne voit rien. Je sais que des expériences ont réussi, mais celles auxquelles j’assiste font long feu et ratent.

— Ce n’est pas surprenant, répondit l’astrologue, en étalant sur son pain de la gelée d’orange confite et sûre, la première loi à observer dans la magie et dans le spiritisme, c’est d’éloigner les incrédules car bien souvent leur fluide contrarie celui de la voyante ou du medium !

— Alors comment s’assurer de la réalité des phénomènes ? se dit Durtal.

Carhaix se leva. — Je suis à vous, je reviens dans dix minutes ; et il endossa sa houppelande et son pas se perdit dans l’escalier de la tour.

— C’est vrai, il est huit heures moins le quart, murmura Durtal en consultant sa montre.

Il y eut un moment de silence dans la pièce. Au refus de tous de reprendre du dessert, Mme  Carhaix enleva la nappe, étendit une toile cirée sur la table. L’astrologue faisait tourner autour de ses doigts ses bagues, Durtal pétrissait une boulette de mie de pain, des Hermies, penché d’un côté, tirait de sa poche collée sur la hanche, sa blague japonaise et roulait des cigarettes.

Puis tandis que la femme du sonneur souhaitait bonne nuit aux convives et se retirait dans sa chambre, des Hermies apporta la bouillotte et la cafetière.

— Veux-tu que je t’aide ? proposa Durtal.

— Oui, si tu veux chercher les petits verres et déboucher les bouteilles de liqueurs, tu me rendras service.

Tout en ouvrant l’armoire, Durtal vacilla, étourdi par les coups de cloches qui ébranlaient les murs et rebondissaient dans la pièce, en bôombant.

— S’il y a des esprits dans la chambre, ils doivent être singulièrement concassés, fit-il, en déposant sur la table les petits verres.

— La cloche dissipe les fantômes et chasse les démons, répondit doctoralement Gévingey qui bourra sa pipe.

— Tiens, dit des Hermies à Durtal, verse lentement l’eau chaude dans le filtre, car il faut que je bourre le poêle ; la température baisse ici, j’ai les pieds gelés.

Carhaix revint, souffla sa lanterne.

— La cloche était en voix, ce soir, par ce temps sec ; — et il se débarrassa de son passe-montagne et de son paletot.

— Comment le trouves-tu ? questionna des Hermies, s’adressant à voix basse à Durtal, et désignant l’astrologue perdu dans sa fumée de pipe.

— Au repos, il a l’air d’un vieux hibou et quand il parle, il me fait songer à un pion disert et triste.

— Un seul ! fit des Hermies à Carhaix qui lui montrait au-dessus de son verre à café, un morceau de sucre.

— Vous vous occupez, Monsieur, paraît-il, d’une histoire de Gilles de Rais, demanda Gévingey à Durtal.

— Oui, je suis plongé pour l’instant avec cet homme dans les assassinats et les luxures du Satanisme.

— Ah mais ! s’écria des Hermies, nous allons même faire appel, à ce propos, à votre haute science. Vous seul pouvez renseigner mon ami sur l’une des questions les plus obscures du Diabolisme !

— Laquelle ?

— Celle de l’Incubat et du Succubat.

Gévingey ne répondit pas tout d’abord.

— Cela devient plus grave, fit-il enfin. Ici, nous abordons un sujet autrement redoutable que celui du Spiritisme. Mais Monsieur est-il déjà au courant de cette question ?

— Dame ! il sait surtout que les avis diffèrent ! Del Rio, Bodin, par exemple, considèrent les incubes comme des démons masculins qui se couplent aux femmes et les succubes comme des démones qui font avec l’homme œuvre de chair.

D’après leurs théories, l’incube, prend la semence que l’homme perd en songe et s’en sert. De sorte que deux questions se posent : la première, celle de savoir si un enfant peut naître de cette union ; cette procréation a été jugée possible par les docteurs de l’Église qui affirment même que les enfants issus de ce commerce sont plus pesants que les autres et qu’ils peuvent tarir trois nourrices sans engraisser ; la seconde, celle de savoir quel est le père de cet enfant, du démon qui a copulé avec la mère ou de l’homme dont la semence fut prise. Ce à quoi, Saint Thomas répond, par des arguments plus ou moins subtils, que le vrai père est non l’incube mais l’homme.

— Pour Sinistrari d’Ameno, observa Durtal, les incubes et les succubes ne sont pas précisément des démons, mais bien des esprits animaux, intermédiaires entre le démon et l’ange, des sortes de satyres, de faunes, tels qu’en révéra le paganisme ; des espèces de farfadets et de lutins tels qu’en exorcisa le Moyen Âge. Sinistrari ajoute qu’ils n’ont que faire de polluer l’homme endormi, attendu qu’ils possèdent des génitoires et sont doués de vertus prolifiques…

— Oui, et il n’y a pas autre chose, dit Gévingey. Gorres, si savant, si précis, dans sa mystique naturelle et diabolique, passe rapidement sur cette question, la néglige même, comme fait l’Église, du reste, qui se tait, car elle n’aime pas à traiter ce sujet et elle voit d’un mauvais œil le prêtre qui s’en occupe.

— Pardon, dit Carhaix, toujours prêt à défendre l’Église, elle n’a jamais hésité à se prononcer sur ces ordures. L’existence des succubes et des incubes est attestée par Saint Augustin, par Saint Thomas, par Saint Bonaventure, par Denys le Chartreux, par le Pape Innocent VIII, par combien d’autres ! Cette question est donc résolument tranchée et tout catholique est tenu d’y croire ; elle figure aussi dans les vies de Saints, si je ne me trompe ; dans la légende de Saint Hippolyte, Jacques de Voragine raconte qu’un prêtre, tenté par un succube nu, lui jeta son étole à la tête et qu’il ne resta devant lui que le cadavre de quelque femme morte que le Diable avait animé pour le séduire.

— Oui, dit Gévingey, dont les yeux pétillèrent. L’Église reconnaît le succubat, j’en conviens ; mais laissez-moi parler et vous verrez que mon observation a sa raison d’être !

— Vous savez très bien, Messieurs, reprit-il, s’adressant à des Hermies et à Durtal, ce que les volumes enseignent ; mais depuis cent ans, tout a changé et si les faits que je vais vous dévoiler sont parfaitement connus par la curie du pape, ils sont ignorés par bien des membres du clergé et vous ne les trouverez, dans tous les cas, consignés dans aucun livre.

À l’heure actuelle, ce sont moins souvent les démons que des morts évoqués qui remplissent l’imperdable rôle d’incube et de succube. Autrement dit, jadis, dans le cas du succubat, il y avait pour l’être vivant qui le subissait, Possession. Par l’évocation des morts qui joint au côté démoniaque le côté charnel atroce du Vampirisme, il n’y a plus Possession dans le sens strict du mot, mais c’est bien pis. Alors l’Église n’a plus su que faire ; ou il fallait garder le silence ou révéler que l’évocation des morts, déjà défendue par Moïse, était possible et cet aveu était dangereux, car il vulgarisait la connaissance d’actes plus faciles à produire maintenant qu’autrefois, depuis que, sans le savoir, le Spiritisme a tracé la route !

Aussi l’Église s’est tue. — Et Rome n’ignore point cependant l’effroyable développement qu’a pris de nos jours l’incubat dans les cloîtres !

— Cela prouve que la continence est dans la solitude terrible à supporter, fit des Hermies.

— Cela prouve surtout que les âmes sont faibles et ne savent plus prier, dit Carhaix.

— Quoi qu’il en soit, pour vous édifier complètement, Messieurs, sur cette matière, je dois diviser les êtres atteints d’incubat et de succubat en deux classes :

La première est composée de personnes qui se sont vouées, elles-mêmes et directement à l’action démoniaque des Esprits. Celles-là sont assez rares ; elles meurent, toutes, par le suicide, ou par l’une des formes de la mort violente.

La seconde est composée de gens auxquels l’on a imposé, par voie de maléfice, la visite de ces Esprits. Ceux-là sont très nombreux, surtout dans les couvents que les sociétés démoniaques assiègent. Ordinairement, ces victimes finissent par la folie. Les maisons d’aliénés en regorgent. Les médecins, la plupart des prêtres même ne se doutent pas de la cause de leur démence, mais ces cas-là sont guérissables. Un thaumaturge que je connais a sauvé bien des maléficiés qui hurleraient, sans lui, sous le fouet des douches ! Il y a certaines fumigations, certaines exsufflations, certains commandements portés en amulettes et écrits sur une feuille de parchemin vierge et par trois fois béni, qui presque toujours finissent par délivrer le malade !

— Une question, demanda des Hermies, la femme reçoit-elle la visite de l’incube, pendant qu’elle dort ou pendant qu’elle veille ?

— Il faut établir une distinction. Si cette femme n’est pas maléficiée, si c’est elle qui a voulu s’accoler volontairement à un esprit de vice impur, elle est toujours éveillée lorsque l’acte charnel a lieu.

Si, au contraire, cette femme est victime d’un sortilège, le péché se commet, soit pendant qu’elle sommeille, soit lorsqu’elle est parfaitement éveillée, mais alors elle est dans un état cataleptique qui l’empêche de se défendre. Le plus puissant des exorcistes de ce temps, l’homme qui a le mieux approfondi cette matière, le Docteur en Théologie Johannès me disait avoir sauvé des religieuses qui étaient chevauchées sans arrêt, ni trêve, pendant deux, trois, pendant quatre jours, par des incubes !

— Oui, je le connais, ce prêtre, dit des Hermies.

— Et l’acte se passe de la même façon que dans la réalité ? demanda Durtal.

— Oui et non. — Ici, l’immondice des détails m’arrête, dit Gévingey, qui devint un peu rouge ; ce que je puis vous raconter est plus qu’étrange. Sachez-le donc, l’organe de l’être incube se bifurque et, au même moment, pénètre dans les deux vases.

D’autrefois, il s’étend et pendant que l’une des branches de la fourche agit par les voies licites, l’autre atteint en même temps le bas de la face… Vous pouvez vous figurer, Messieurs, combien la vie doit être abrégée par ces opérations qui se multiplient dans tous les sens !

— Et vous êtes sûr que ces faits existent ?

— Absolument.

— Mais enfin, voyons, vous avez des preuves ? hasarda Durtal.

Gévingey se tut, puis : — Le sujet est trop grave et j’en ai trop dit pour ne pas aller jusqu’au bout. Je ne suis ni halluciné, ni fou. Eh bien, Messieurs, j’ai couché une fois, dans une chambre qu’habitait le plus redoutable maître que maintenant le Satanisme possède…

— Le Chanoine Docre, jeta des Hermies.

— Oui, et je ne dormais pas ; il faisait grand jour ; je vous jure que le succube est venu, irritant et palpable, tenace. Heureusement que je me suis rappelé les formules de délivrance, ce qui n’empêche…

Enfin, j’ai couru, le jour même, chez le Dr  Johannès dont je vous ai parlé. Il m’a aussitôt et pour toujours, je l’espère, libéré du maléfice.

— Si je ne craignais d’être indiscret, je vous demanderais comment était le succube dont vous repoussâtes l’attaque ?

— Mais, il était comme sont toutes les femmes nues, dit en hésitant l’astrologue.

Ce qui serait curieux, c’est qu’il eût réclamé son petit cadeau, ses petits gants, se dit Durtal, en pinçant les lèvres.

— Et savez-vous ce qu’est devenu le terrible Docre, fit des Hermies ?

— Non, Dieu merci ; il doit être dans le Midi aux environs de Nîmes, où il résidait jadis.

— Mais enfin que fait-il, cet abbé ? questionna Durtal.

— Ce qu’il fait ! Il évoque le Diable, nourrit des souris blanches avec des hosties qu’il consacre ; sa rage du sacrilège est telle qu’il s’est fait tatouer sous la plante des pieds l’image de la Croix, afin de pouvoir toujours marcher sur le Sauveur !

— Eh bien, murmura Carhaix dont la moustache en broussaille se retroussa, tandis que ses gros yeux flambaient, eh bien si cet abominable prêtre se trouvait ici, dans cette pièce, je vous jure que je respecterais ses pieds, mais que je lui ferais descendre l’escalier avec sa tête !

— Et la messe noire ? reprit des Hermies.

— Il la célèbre avec des femmes et des gens ignobles ; on l’accuse aussi ouvertement d’héritages captés, d’inexplicables morts. Malheureusement, il n’y a pas de lois qui répriment le sacrilège, et comment poursuivre en justice un homme qui envoie des maladies à distance et tue lentement sans qu’à l’autopsie des traces de poisons paraissent ?

— Le Gilles de Rais moderne ! fit Durtal.

— Oui, moins sauvage, moins franc, plus hypocritement cruel. Celui-là n’égorge pas ; il se borne sans doute à expédier des sortilèges ou à suggérer le suicide aux gens ; car il est, je crois, de première force à ce jeu de la suggestion, dit des Hermies.

— Pourrait-il insinuer à une victime de boire peu à peu un toxique qu’il lui désignerait et qui feindrait les phases d’une maladie ? demanda Durtal.

— Mais évidemment ; les enfonceurs de portes ouvertes que sont les médecins de l’heure actuelle, reconnaissent parfaitement la possibilité de pareils faits. Les expériences de Beaunis, de Liégeois, de Liébaut et de Bernheim sont concluantes ; on peut même faire assassiner une personne que l’on désigne par une autre à laquelle on suggère, sans qu’elle s’en souvienne, la volonté du crime.

— Je songe à une chose, moi, jeta Carhaix qui réfléchissait, sans écouter cette discussion sur l’hypnose. Je songe à l’Inquisition ; elle avait décidément sa raison d’être, car elle seule pourrait atteindre ce prêtre déchu qu’a balayé l’Église.

— D’autant, fit des Hermies, avec son sourire en coin, qu’on a bien exagéré la férocité des Inquisiteurs. Sans doute le bienveillant Bodin parle d’introduire entre les ongles et la chair des doigts des sorciers de longues pointes, ce qui constitue, dit-il, la plus excellente des géhennes ; il prône également le supplice du feu qu’il qualifie de la mort exquise, mais c’est uniquement pour détourner les magiciens de leur vie détestable et sauver leur âme ! Puis Del Rio déclare qu’il ne faut appliquer la question aux démoniaques après qu’ils ont mangé, de peur qu’ils ne vomissent. Il s’inquiétait de leurs estomacs, le brave homme. N’est-ce pas lui aussi qui décrète qu’il ne faut pas non plus réitérer la torture, deux fois en un même jour, afin de laisser à la peur et à la douleur le temps de se rasseoir… Avouez qu’il était tout de même délicat, ce bon jésuite !

— Docre, reprit Gévingey, sans entendre les paroles de des Hermies, est le seul individu qui ait retrouvé les anciens secrets et qui obtienne des résultats dans la pratique. Il est un peu plus fort, je vous prie de le croire, que tous les nigauds et les roublards dont nous avons causé. Au reste, ils le connaissent, l’affreux chanoine, car il a envoyé à plusieurs d’entre eux de sérieuses ophtalmies que les oculistes ne peuvent guérir. Aussi tremblent-ils, lorsque l’on prononce devant eux le nom de Docre !

— Mais enfin, comment un prêtre en vient-il là ?

— Je l’ignore. Si vous voulez avoir de plus amples renseignements sur lui, reprit Gévingey, en s’adressant à des Hermies, questionnez votre ami Chantelouve.

— Chantelouve ! s’écria Durtal.

— Oui, lui et sa femme l’ont beaucoup fréquenté jadis ; mais j’espère pour eux qu’ils ont depuis longtemps cessé tout commerce avec ce monstre.

Durtal n’écoutait plus. Mme  Chantelouve connaissait le chanoine Docre ! Ah çà, est-ce qu’elle aussi était une satanique ? Mais non, elle n’avait nullement l’allure d’une possédée. Décidément, cet astrologue est fêlé, se dit-il. — Elle ! — Et il la revit, pensa que, le lendemain, elle s’abandonnerait sans doute. — Ah ! ses yeux si bizarres, ses yeux en nues lourdes et qui crevaient en lueurs !

Elle revenait maintenant, le tenait tout entier comme avant qu’il ne fût monté dans la tour. « Mais si je ne vous aimais pas, est-ce que je serais venue ? » Cette phrase qu’elle avait prononcée, il l’entendait encore, avec l’inflexion câline de la voix, avec la vision de la physionomie railleuse et douce !

— Ah çà tu rêves, toi ! dit des Hermies qui lui frappa sur l’épaule ; nous partons, car dix heures sonnent.

Une fois dans la rue, ils serrèrent la main de Gévingey qui demeurait de l’autre côté de l’eau et ils firent quelques pas.

— Eh bien, et mon astrologue, t’a-t-il intéressé ? demanda des Hermies.

— Il est un peu fou, n’est-ce pas ?

— Fou ? peuh !

— Mais enfin toutes ces histoires sont invraisemblables !

— Tout est invraisemblable, fit placidement des Hermies, en relevant le collet de son paletot.

— J’avoue, cependant, reprit-il, que Gévingey m’étonne, lorsqu’il assure avoir été visité par un succube. Sa bonne foi n’est pas douteuse, car je le connais vaniteux et doctoral mais exact. Je sais, parbleu bien, qu’à La Salpêtrière, ce cas n’est ni oublié, ni rare. Des femmes atteintes d’hystéro-épilepsie voient des fantômes à côté d’elles, en plein jour, besognent avec eux lorsqu’elles sont en l’état cataleptique et couchent, chaque nuit aussi, avec des visions qui rappellent à s’y méprendre les êtres fluidiques de l’incubat ; mais ces femmes-là sont des hystéro-épileptiques et Gévingey dont je suis le médecin ne l’est pas !

Puis à quoi peut-on croire et que peut-on prouver ? les matérialistes se sont donné la peine de réviser les procès de la magie d’antan. Ils ont retrouvé dans la possession des Ursulines de Loudun, des religieuses de Poitiers, dans l’histoire même des miraculés de Saint-Médard, les symptômes de la grande hystérie, ses contractures généralisées, ses résolutions musculaires, ses léthargies, enfin jusqu’au fameux arc de cercle.

Eh bien, qu’est-ce que cela démontre ? que ces démonomanes étaient hystéro-épileptiques ? Mais à coup sûr ; les observations du Dr  Richet, fort savant en ces matières, sont concluantes ; mais en quoi cela infirme-t-il la Possession ? De ce fait que nombre de malades de la Salpêtrière ne sont pas possédées tout en étant hystériques, s’ensuit-il que d’autres femmes atteintes de la même maladie qu’elles, ne le soient pas ? Et puis, il faudrait démontrer aussi que toutes les démonopathes sont hystériques et cela est faux, car il est des femmes de sens rassis, de cervelle ferme, qui le sont, sans s’en douter d’ailleurs !

Et en admettant même que ce dernier point soit controuvé, il reste toujours à résoudre cette insoluble question : une femme est-elle possédée parce qu’elle est hystérique, ou est-elle hystérique parce qu’elle est possédée ? L’Église seule peut répondre, la science pas.

Non, quand on y réfléchit, l’aplomb des positivistes déconcerte ! Ils décrètent que le Satanisme n’existe point ; ils mettent tout sur le compte de la grande hystérie et ils ne savent même pas ce qu’est cet affreux mal et quelles en sont les causes ! Oui, sans doute, Charcot détermine très bien les phases de l’accès, note les attitudes illogiques et passionnelles, les mouvements clowniques ; il découvre les zones hystérogènes, peut, en maniant adroitement les ovaires, enrayer ou accélérer les crises, mais quant à les prévenir, quant à en connaître les sources et les motifs, quant à les guérir, c’est autre chose ! Tout échoue sur cette maladie inexplicable, stupéfiante, qui comporte par conséquent les interprétations les plus diverses, sans qu’aucune d’elles puisse jamais être déclarée juste ! car il y a de l’âme là-dedans, de l’âme en conflit avec le corps, de l’âme renversée dans de la folie de nerfs !

Tout ça, vois-tu, mon vieux, c’est la bouteille à l’encre ; le mystère est partout et la raison bute dans les ténèbres, dès qu’elle veut se mettre en marche.

— Peuh ! fit Durtal qui était arrivé devant sa porte. Puisque tout est soutenable et que rien n’est certain, va pour le Succubat ! Au fond c’est plus littéraire et plus propre !