Là-bas/Chapitre VII

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Tresse & Stock (p. 128-153).


VII


Si cela continue, je vais finir par délirer, murmurait Durtal, assis devant sa table. Il parcourait à nouveau les lettres que depuis huit jours il recevait de cette femme. Il avait affaire à une infatigable épistolière qui ne lui laissait même pas le temps de se retourner, depuis qu’elle avait commencé ses travaux d’approche.

Sapristi, se dit-il, tâchons de nous récupérer. Après cette missive peu engageante que je lui écrivis en réponse à son premier billet, elle m’envoie, séance tenante, cette épître :


« Monsieur,


« Cette lettre est un adieu ; si j’avais la faiblesse de vous en adresser d’autres, elles seraient monotones comme l’éternel ennui que j’éprouve. N’ai-je pas eu, du reste, le meilleur de vous-même, dans ce billet de teinte indécise qui m’a, pour un instant, secouée de ma léthargie ? Comme vous, monsieur, je sais, hélas ! Que rien n’arrive et que nos jouissances les plus certaines sont encore celles que l’on rêve. Aussi, malgré ma fiévreuse envie de vous connaître, je craindrais tout autant que vous qu’une rencontre fût pour tous deux la source de regrets auxquels il ne faut pas volontairement nous exposer… »

Puis voilà qui atteste la parfaite inutilité de cet exorde, c’est la fin de cette lettre :

« Si la fantaisie vous prenait de m’écrire, vous pouvez m’adresser sûrement vos lettres, sous le nom de Madame H. Maubel, poste restante, rue Littré. Je passerai, lundi, à la poste. Si vous souhaitiez que nous en restions là — ce qui me peinerait fort — vous me le diriez bien franchement, n’est-ce pas ? »

Ce sur quoi, j’ai été assez godiche pour rédiger un poulet ni chair ni poisson, marmiteux et emphatique comme était ma première épître ; sous mes reculs que déniaient de furtives avances, elle a fort bien compris que j’amorçais.

Sa troisième épistole le prouve :

« Ne vous accusez jamais, monsieur (j’ai retenu un nom plus doux qui me venait aux lèvres), d’être impuissant à me donner des consolations. Mais, dites, si las, si désabusés, si revenus de tout que nous soyons, laissons quelquefois nos âmes se parler bas, bien bas, comme je vous ai parlé, cette nuit, car ma pensée va désormais vous suivre obstinément… »

Et il y en a quatre pages de cet acabit, fit-il, en tournant les feuillets, mais celle-ci est mieux :

« Ce soir seulement, mon ami inconnu, un mot. J’ai passé une journée horrible, les nerfs en révolte, criant presque de souffrance et cela pour des riens qui se renouvellent cent fois par jour ; pour une porte qui claque, pour une voix rude ou mal timbrée qui, de la rue, monte chez moi ; à d’autres heures, mon insensibilité est telle que la maison brûlât-elle, je ne bougerais même pas. Vais-je vous envoyer cette page de lamentations comiques ? ah ! la douleur, quand on n’a pas le don de la pouvoir habiller superbement, de la transformer en pages littéraires ou musicales qui pleurent magnifiquement, le mieux serait de n’en pas parler.

« Je vais vous dire bonsoir tout bas, ayant comme au premier jour le troublant désir de vous connaître et me défendant de toucher à ce rêve, de peur de le voir s’évanouir. Ah oui, vous l’avez bien écrit l’autre fois, pauvres, pauvres nous ! — bien pauvres, en effet, bien misérables, ces âmes peureuses que toute réalité effraye, à ce point qu’elles n’oseraient pas affirmer que la sympathie dont elles sont prises tiendrait debout devant celui ou celle qui l’a fait naître. Et cependant, malgré ce beau raisonnement, il faut que je vous avoue… non, non, rien ; devinez, si vous pouvez, et pardonnez-moi aussi cette banale lettre ou plutôt lisez entre les lignes ; peut-être y trouverez-vous un peu de mon cœur et beaucoup de ce que je tais.

« Voilà une sotte lettre toute remplie de moi ; qui se douterait que je n’ai pensé qu’à vous, en l’écrivant ?  »

Jusqu’ici, ça allait encore bien, se disait Durtal. Cette femme était au moins curieuse. Et quelle singulière encre, reprit-il, regardant cette écriture d’un vert myrte mais délayé, très pâle, et détachant avec l’ongle la poudre encore attachée aux jambages des lettres, de la poudre de riz parfumée à l’héliotrope.

— Elle doit être blonde, poursuivit-il, examinant la nuance de cette poudre, car ce n’est pas la nuance rachel des femmes brunes. Mais voilà où tout se gâte. Mû par je ne sais quelle folie, je lui envoie une missive plus contournée, plus pressante. Je la tisonne en m’attisant moi-même dans le vide et je reçois aussitôt cette autre épître :

« Que faire ? je ne veux ni vous voir, ni anéantir ma folle envie de vous rencontrer qui prend des proportions qui m’atterrent. Hier soir, malgré moi, votre nom qui me brûlait est sorti de mes lèvres. Mon mari, l’un de vos admirateurs pourtant, paraissait un peu humilié de cette préoccupation qui, du reste, m’absorbait et faisait courir en moi d’insoutenables frissons. Un de nos amis communs — car pourquoi ne pas vous le dire, nous nous connaissons, si l’on peut appeler se connaître s’être vus dans le monde ; — un de vos amis est donc venu et il a déclaré qu’il était franchement amoureux de vous. J’étais dans un état si exaspéré que je ne sais ce que je fusse devenue, sans le secours inconscient d’une personne qui prononça, à point nommé, le nom d’un être si grotesque que je ne l’entends jamais sans rire. Adieu, vous avez raison, je me dis que je ne veux plus vous écrire et je fais tout le contraire.

« À vous, comme il ne se pourrait pas que je le fusse, en réalité, sans nous briser tous les deux. »

Puis sur une réponse en ignition, ce dernier billet porté, en courant, par une bonne :

« Ah ! si je ne me sentais prise d’une peur qui va jusqu’à l’effarement ; — et cette peur, avouez que vous l’avez autant que moi-même, — comme je volerais vers vous ! non, vous ne pouvez entendre les mille entretiens dont mon âme fatigue la vôtre ; tenez, il y a, dans ma triste vie, des heures où la démence me gagne. Jugez-en plutôt. Ma nuit entière s’était passée à vous appeler avec fureur ; j’en avais pleuré d’exaspération. Ce matin, mon mari entre dans ma chambre ; j’avais les yeux en sang ; je me mets à rire comme une folle et quand je puis parler, je lui dis : que penseriez-vous d’une personne qui, questionnée sur sa profession, répondrait : je suis succube en chambre. — Ah ! Ma chère, vous êtes bien malade, me fut-il répondu. — Plus que vous ne pensez, répliquai-je. — Mais de quoi viens-je vous entretenir, mon cher douloureux, dans l’état où vous êtes vous-même ; votre lettre m’a bouleversée, bien que vous accusiez votre mal avec une certaine brutalité qui a fait jouir mon corps, en éloignant un peu mon âme. — Ah ! tout de même, si ce que nous rêvons pouvait être !

« Ah ! dites un mot, un mot, un seul, mais un mot de vos lèvres ; il ne se peut pas qu’aucune de vos lettres tombe dans des mains autres que les miennes. »

Oui, eh bien, ça ne devient pas drôle, conclut Durtal, en repliant la lettre. Cette femme est mariée et à un homme qui me connaît, paraît-il. Quel aria ! mais qui, diable ça peut-il être ? Vainement, il recensait les soirées où il s’était autrefois rendu. Il ne voyait aucune femme qui pût lui adresser de telles déclarations. Et cet ami commun ? mais je n’ai plus d’amis, sinon des Hermies. Tiens, il faudra que je tâche de savoir quelles personnes il a fréquentées, dans ces derniers temps — mais il en voit, en sa qualité de médecin, des masses ! et puis comment lui expliquer la chose ?

Lui raconter l’aventure ? il se fichera de moi et me démolira d’avance l’imprévu de cette histoire !

Et Durtal s’irrita, car il se passait en lui un phénomène vraiment incompréhensible. Il ardait pour cette inconnue, était positivement hanté par elle. Lui, qui avait, depuis des années, renoncé à toutes les liaisons charnelles, qui se contentait, alors que les étables de ses sens s’ouvraient, de mener le dégoûtant troupeau de son péché dans des abattoirs où les bouchères d’amour l’assommaient d’un coup, il en venait à croire, contre toute expérience, contre tout bon sens, qu’avec une femme passionnée comme celle-là semblait l’être, il éprouverait des sensations quasi surhumaines, des détentes neuves ! — Et il se la figurait telle qu’il l’eût voulue, blonde et dure de chairs, féline et ténue, enragée et triste ; et il la voyait, arrivait à une telle tension de nerfs que ses dents craquaient.

Depuis huit jours, dans la solitude où il vivait, il en rêvait, tout éveillé, incapable d’aucun travail, inapte même à lire, car l’image de cette femme s’interposait entre les pages.

Il tenta de se suggérer des visions ignobles, de s’imaginer cette créature à des moments de détresse corporelle, s’enfonça dans des hallucinations d’ordures, mais ce procédé qui lui réussissait naguère, alors qu’il enviait une femme dont la possession était impossible, échoua complètement ; il ne put s’imaginer son inconnue, en quête de bismuth ou de linge ; elle n’apparaissait que mélancolique et cabrée, éperdue de désirs, le fourgonnant avec ses yeux, l’insurgeant de ses mains pâles !

Et c’était incroyable, cette canicule exaspérée flambant tout à coup, dans un Novembre de corps, dans une Toussaint d’âme ! Usé, vanné, sans désirs véritables, tranquille, à l’abri des crises, presque impuissant ou plutôt s’oubliant lui-même depuis des mois, il renaissait, et cela, fouetté dans le vide, par le mystère de folles lettres !

— Ah ! çà mais en voilà assez, se cria-t-il, en frappant d’un coup de poing la table.

Il empoigna son chapeau et fit claquer la porte. Attends, je vais t’en ficher moi, de l’idéal ! Et il courut chez une prostituée qu’il connaissait dans le quartier Latin.

Je suis depuis trop longtemps sage, murmurait-il en marchant, c’est sans doute pour cela que je divague !

Il trouva cette femme chez elle — et ce fut atroce. C’était une belle brune qui sortait d’une face avenante des yeux en fête et des dents de loup. Haute en chair, habile, elle effondrait les moelles, granulait les poumons, démolissait, en quelques tours de baisers, les reins.

Elle lui reprocha d’être resté si longtemps sans venir, le cajola, l’embrassa ; mais il se sentait triste et haletant, gêné, sans convoitises authentiques ; il finit par s’abattre sur une couche et il subit, énervé jusqu’à crier, le laborieux supplice des échinantes dragues.

Jamais il n’avait plus exécré la chair, jamais il ne s’était senti plus répugné, plus las, qu’au sortir de cette chambre ! Il déambula, au hasard, par la rue Soufflot et l’image de l'inconnue, l’obséda, plus irritante, plus tenace.

Je commence à comprendre les hantises du succubat, se dit-il ; je vais essayer de l’exorcisme des bromes. Ce soir, j’avalerai un gramme de bromure de potassium ; cela m’assagira les sens. Mais il se rendait compte que la question charnelle n’était que subsidiaire, qu’elle n’était qu’une conséquence d’un état imprévu d’âme.

Oui, il y avait, en lui, autre chose qu’un trouble génésique, qu’une explosion des sens ; c’était dévié, cette fois sur une femme, cet élan vers l’informulé, cette projection vers les là-bas qui l’avait récemment soulevé, dans l’art ; c’était ce besoin d’échapper par une envolée au train-train terrestre. Ce sont des sacrées études hors du monde, ces pensées cloîtrées dans des scènes ecclésiastiques et démoniaques qui m’ont ainsi détraqué, se dit-il. Et il voyait juste, dans ce travail opiniâtre où il se confiait, toute l’efflorescence d’un mysticisme inconscient, laissé jusqu’alors en friche, partait en désordre à la recherche d’une atmosphère nouvelle, en quête de délices ou de douleurs neuves !

Et tout en marchant il récapitula ce qu’il savait de cette femme ; mariée, blonde, à l’aise, puisqu’elle faisait chambre à part et avait une bonne, demeurant dans le quartier puisqu’elle allait chercher ses lettres à la poste de la rue Littré, s’appelant, en admettant que l’initiale dont elle précédait le nom de Maubel dans ses lettres fût exacte, Henriette ou Hortense, Honorine, Hubertine ou Hélène.

Puis quoi ? elle devait fréquenter le monde des artistes puisqu’elle l’avait rencontré et qu’il n’allait plus, depuis des années, dans les salons bourgeois ; elle était enfin d’un catholicisme maladif, ce mot de succube, inusité chez les profanes, l’attestait ; et c’était tout ! Restait ce mari qui, pour peu qu’il fût sagace, devait se douter de leur liaison, puisque, d’après ses propres aveux, elle dissimulait mal l’obsession dont elle était elle-même atteinte.

Au fond, ce que j’ai eu tort de m’emballer ! car, moi aussi, j’ai écrit d’abord pour m’amuser des lettres phosphorées, pimentées de poussière de buprestes et de cantharides, puis j’ai fini par m’hystériser pour de bon ; — nous avons soufflé, à tour de rôle, sur de vieilles braises qui maintenant rougeoient ; décidément ça finit mal de vouloir se monter mutuellement le coup, car son cas à elle doit être le même que le mien, si j’en juge par les épîtres passionnées qu’elle adresse.

Que faire ? continuer à se tendre ainsi en pleine brume ? non, par exemple ; mieux vaut en finir, la voir et si elle est jolie coucher avec ; j’aurai la paix au moins. Si je lui écrivais sincèrement, là, une bonne fois ; si je lui fixais un rendez-vous ?

Il regarda autour de lui. Il se trouvait, sans même savoir comment il y était venu, dans le Jardin des Plantes ; il s’orienta, se rappela qu’il existait un café du côté du quai et il s’y rendit.

Il voulut se contraindre à rédiger une lettre tout à la fois ardente et ferme ; mais la plume lui tremblait dans les doigts. Il écrivit au galop, avoua qu’il regrettait de n’avoir pas tout d’abord consenti au rendez-vous qu’elle proposait et, s’effrénant, il cria : il faut pourtant que nous nous voyions ; songez au mal que nous nous faisons, en nous aguichant ainsi dans l’ombre, songez au remède qui existe, ma pauvre amie, je vous en prie…

Et il indiquait un rendez-vous. Là, il s’arrêta. Réfléchissons, se dit-il, je ne veux pas qu’elle débarque chez moi, c’est trop dangereux ; alors le mieux serait, sous prétexte de lui offrir un verre de porto et un biscuit, de la conduire chez Lavenue qui est en même temps qu’un café-restaurant un hôtel. Je ferais préparer une chambre ; ce serait moins dégoûtant que le cabinet particulier ou que le vulgaire garni des passes ; dans ce cas-là, mettons au lieu du coin de la rue de la Chaise la salle des départs de la gare Montparnasse souvent déserte. Là, ça y est. Il gomma l’enveloppe, éprouva comme une détente. Ah ! j’oubliais ; garçon, le Bottin de Paris !

Il chercha le nom de Maubel, se demandant si par hasard ce nom ne serait pas exact ; c’est peu probable qu’elle se fasse adresser sa correspondance à la poste sous son vrai nom, se dit-il, mais elle paraît si exaltée, si imprudente qu’avec elle tout est possible ! d’autre part, j’ai bien pu la rencontrer dans le monde sans avoir jamais su comment elle s’appelle ; voyons :

Il trouva un Maubé et un Maubec mais pas de Maubel. En somme, cela ne prouve rien, fit-il, en refermant le dictionnaire. Il sortit, jeta sa lettre dans une boîte. Ce qui est embêtant, dans tout cela, reprit-il, c’est le mari ; ah ! Et puis zut, je ne lui prendrai pas sans doute pour longtemps sa femme !

Il eut l’idée de rentrer chez lui, puis il se rendit compte qu’il ne travaillerait pas, qu’il retomberait, tout seul, dans ses phantasmes. Si je montais chez des Hermies, oui, c’est son jour de consultation, c’est une idée.

Il hâta le pas, arriva rue Madame, sonna à un entresol. La femme de ménage ouvrit ; ah bien, Monsieur Durtal, il est sorti, mais il va rentrer ; si vous voulez l’attendre ?

— Mais êtes-vous bien sûre qu’il doive rentrer ?

— Oui, même qu’il devrait être déjà revenu, fit-elle, en ranimant le feu.

Dès qu’elle se fut retirée, Durtal s’assit, puis s’ennuyant, il alla feuilleter les bouquins qui s’entassaient sur des rayons, comme chez lui, le long des murs.

Il en a tout de même de curieux, ce des Hermies, murmura-t-il, en ouvrant un très ancien livre. En voilà un qui se fût adapté il y a quelques siècles, à mon cas : Manuale Exorcismorum . — Ah fichtre, c’est un Plantin ! — et qu’est-ce qu’il raconte ce Manuel à l’usage des Possédés ?

Tiens, il renferme des adjurations bizarres. En voici pour les énergumènes et les envoûtés ; en voilà contre les philtres d’amour et contre la peste ; il y en a aussi contre les sorts jetés aux comestibles ; il y en a même qui objurguent le beurre et le lait de ne pas tourner !

C’est égal, ils mettaient le Diable à toutes les sauces dans le bon temps. Et ça, qu’est-ce que c’est ? Il tenait en main deux petits volumes à tranches cramoisies, reliés en veau fauve. Il les ouvrit, regarda le titre, c’était « l’Anatomie de la Messe », par Pierre du Moulin, avec cette date : Genève, 1624.

C’est peut-être intéressant. Il alla se chauffer les pieds, parcourut l’un de ces tomes, du bout des doigts. Hé ! fit-il, mais c’est très bien !

Il était question dans la page qu’il lisait du sacerdoce. L’auteur affirmait que nul ne devait exercer la prêtrise, s’il n’était sain de corps ou s’il était amputé d’un membre, et, se demandant à ce propos si un homme châtré pouvait être ordonné prêtre, il se répondait : « non, à moins qu’il ne porte sur soi, réduites en poudre, les parties qui lui défaillent. »

Il ajoutait cependant que le Cardinal Tolet n’admettait pas cette interprétation qui était néanmoins adoptée par tous.

Durtal poursuivit, égayé, cette lecture. Maintenant du Moulin se consultait sur le point de savoir s’il y avait lieu d’interdire les abbés ravagés par la luxure. Et il se citait, en réponse, la mélancolique glose du Canon Maximianus qui, dans sa distinction 81, soupire : « On dit communément que nul ne doit être déposé de sa charge pour fornication, vu que peu se trouvent qui soient exempts de ce vice. »

— Tiens, te voilà, dit des Hermies qui entra. Qu’est-ce que tu lis ? « l’Anatomie de la Messe », c’est un mauvais livre de protestant ! Je suis harassé, reprit-il, en jetant son chapeau sur une table. Oh mon ami, quelles brutes que tous ces gens ! et, comme un homme qui en a gros sur le cœur, il se débonda :

— Oui, je viens d’assister à une consultation de ceux que les journaux qualifient de « princes de la science ». J’ai subi, pendant un quart d’heure, les avis les plus divers. Tous convenaient cependant que mon malade était perdu ; ils ont fini par s’entendre et par torturer inutilement ce malheureux, en prescrivant les moxas !

J’ai timidement fait observer qu’il serait plus simple de chercher un confesseur et d’endormir ensuite les souffrances du moribond avec des injections répétées de morphine. Si tu avais vu leurs têtes ! c’est tout juste s’ils ne m’ont pas traité de calottin.

Ah ! elle est bien la science contemporaine ! Tout le monde découvre une maladie nouvelle ou perdue, tambourine une méthode oubliée ou neuve et personne ne sait rien ! au reste, quand bien même l’on ne serait pas le dernier des ignares, à quoi cela servirait-il puisque la pharmacie est tellement sophistiquée qu’aucun médecin ne peut être sûr que ses ordonnances sont maintenant exécutées à la lettre ? Un exemple entre autres : à l’heure actuelle, le sirop de pavot blanc, le Diacode de l’ancien Codex, n’existe plus ; on le fabrique avec de l’opium et du sirop de sucre, comme si c’était la même chose !

Nous en sommes arrivés à ne plus doser les substances, à prescrire des remèdes tout faits, à nous servir de ces surprenantes spécialités qui encombrent les quatrièmes pages des feuilles. C’est le petit bonheur de la maladie, la médecine égalitaire pour tous les cas ; quelle honte et quelle bêtise !

Non, ce n’est pas pour dire, mais la vieille thérapeutique qui se basait sur l’expérience valait mieux ; elle savait au moins que les remèdes ingérés sous forme de pilules, de granules, de bols, étaient infidèles, et elle ne les prescrivait qu’à l’état liquide ! Puis maintenant, chaque médecin se spécialise ; les oculistes ne voient que les yeux et pour les guérir, ils empoisonnent tranquillement le corps. Ce qu’avec leur pilocarpine, ils ont détruit pour jamais la santé des gens ! D’autres traitent les affections cutanées, refoulent des eczémas chez des vieillards qui deviennent, aussitôt guéris, gâteux ou fous. Il n’y a plus aucun ensemble ; on s’attaque à une partie au détriment des autres ; c’est le gâchis ! Maintenant aussi mes honorables confrères pataugent, s’engouent de médications qu’ils ne savent même pas employer. Tiens l’antipyrine, pour en citer une ; c’est un des seuls produits vraiment actifs que les chimistes aient depuis longtemps trouvés. Eh bien, quel est le docteur qui sait qu’appliquée en compresse avec les eaux iodurées, froides de Bondonneau, l’antipyrine lutte contre ce mal réputé incurable, le cancer ? — Et si cela semble invraisemblable, c’est vrai pourtant !

— Au fond, dit Durtal, tu crois que les anciens thérapeutes guérissaient mieux ?

— Oui, car ils connaissaient merveilleusement les effets de remèdes immuables et préparés sans dols. Il est bien évident néanmoins que lorsque le vieux Paré préconisait la médecine des sachets, ordonnait à ses clients de porter des médicaments secs et pulvérisés dans un petit sac dont la forme variait, suivant la nature des maladies à joindre, affectait la forme d’une coiffe pour la tête, d’une cornemuse pour l’estomac, d’une langue de bœuf pour la rate, il n’obtenait probablement pas des résultats bien vifs ! Sa prétention de traiter les gastralgies par des appositions de poudre de rose rouge, de corail et de mastic, d’absinthe et de menthe, de noix muscade et d’anis est pour le moins controuvée ; mais il avait aussi d’autres systèmes, et souvent il guérissait, parce qu’il possédait la science des Simples qui est maintenant perdue !

La médecine actuelle lève les épaules lorsqu’on lui parle d’Ambroise Paré ; elle a beaucoup fait de gorges chaudes aussi lorsqu’on citait le dogme des alchimistes, affirmant que l’or domptait des maux ; ce qui n’empêche que maintenant l’on se sert, à doses altérantes, de la limaille et des sels de ce métal. On use de l’arséniate d’or dynamisé contre les chloroses, du muriate contre la syphilis, du cyanure contre l’aménorrhée et les scrofules, du chlorure de sodium et d’or contre les vieux ulcères !

Non, je t’assure, c’est dégoûtant d’être médecin, car j’ai beau être docteur ès sciences et avoir roulé dans les hôpitaux, je suis très inférieur à d’humbles herboristes de campagne, à des solitaires, qui en connaissent — et cela je le sais — bien plus long que moi !

— Et l’homœopathie ?

— Oh ! Elle a du mauvais et du bon. Elle aussi pallie sans guérir, réprime parfois les maladies, mais pour les cas graves et aigus, elle est débile, — tout autant que la doctrine Matteï qui est radicalement impuissante, alors qu’il s’agit de conjurer d’impérieuses crises !

Mais elle est utile, celle-là, comme moyen dilatoire, comme médication d’attente, comme intermède. Avec ses produits qui purifient le sang et la lymphe, avec son antiscrofoloso, son angiotico, son anticanceroso, elle modifie quelquefois des états morbides sur lesquels les autres méthodes échouent ; elle permet, par exemple, à un malade éreinté par l’iodure de potassium de patienter, de gagner du temps, de se reconstituer, pour pouvoir recommencer à boire sans danger l’iodure !

J’ajoute que les douleurs fulgurantes si rebelles même aux chloroformes et aux morphines, cèdent souvent à une application d’électricité verte. Tu me demanderas peut-être avec quels ingrédients cette électricité liquide se fabrique ? je te répondrai que je n’en sais absolument rien. Matteï prétend qu’il a pu fixer dans ses globules et ses eaux les propriétés électriques de certaines plantes ; mais il n’a jamais livré sa recette ; il peut donc raconter les histoires qui lui conviennent. Ce qui est, en tout cas, curieux c’est que cette médecine imaginée par un comte, catholique et romain, est surtout suivie et propagée par les pasteurs protestants dont l’originelle niaiserie se solennise dans les incroyables homélies qui accompagnent leurs essais de cure. Au fond, tout bien considéré, ces systèmes-là, c’est de la blague ! — La vérité c’est qu’en thérapeutique on marche à l’aventure ; néanmoins avec un peu d’expérience et beaucoup de veine, l’on parvient quelquefois à ne pas trop dépeupler les villes. Voilà, mon bon ; et à part cela, qu’est-ce que tu deviens ?

— Moi, rien ; mais c’est à toi qu’il faut le demander ; car voici plus de huit jours que je ne t’ai vu.

— Oui, pour l’instant, les malades foisonnent et je fais des courses ; à propos, je suis allé voir Chantelouve qui est repris par un accès de goutte ; il se plaint de ton absence et sa femme dont j’ignorais l’admiration pour tes livres, pour ton dernier roman surtout, n’a cessé de me parler et d’eux et de toi. Pour une personne d’habitude si réservée, elle m’a paru joliment emballée sur ton compte, Mme Chantelouve ! — Eh bien, quoi ? fit-il, stupéfié, regardant Durtal qui devenait rouge.

— Rien, ah voyons, j’ai à faire ; il faut que je parte, bonsoir.

— Ah çà, tu as quelque chose ?

— Mais non, rien, je t’assure.

— Ah ! — Regarde, reprit des Hermies qui ne voulut point insister, et il lui montra en le reconduisant, un superbe gigot, pendu dans la cuisine, près de la fenêtre.

Je le mets dans les courants d’air, pour qu’il soit demain rassis ; nous le mangerons, avec l’astrologue Gévingey, chez Carhaix ; mais comme il n’y a que moi qui sache la manière de faire bouillir un gigot à l’anglaise, je le préparerai et n’irai par conséquent pas chez toi, pour te prendre. Tu me retrouveras, déguisé en cuisinière, dans la tour.

Une fois dehors, Durtal respira. — Ah çà, il rêvait ; l’inconnue serait la femme de Chantelouve ! — non, ce n’était pas possible ! jamais elle n’avait fait la moindre attention à lui ; elle était très silencieuse et très froide ; c’était improbable et pourtant, pourquoi aurait-elle ainsi parlé à des Hermies ?

Mais enfin, si elle avait voulu le voir, elle l’aurait attiré chez elle puisqu’ils se connaissaient ; elle n’aurait pas entamé cette correspondance sous le pseudonyme d’H. Maubel.

H, se dit-il, tout à coup ; mais Mme Chantelouve a ce nom garçonnier qui lui va bien : Hyacinthe ; elle demeure rue de Bagneux, une rue qui n’est pas éloignée de la poste de la rue Littré ; elle est blonde, elle a une bonne, elle est très catholique, c’est elle !

Et, coup sur coup, presque en même temps, il éprouva deux sensations absolument distinctes.

D’abord, une désillusion, car son inconnue lui plaisait mieux. Jamais Mme Chantelouve ne réaliserait l’idéal qu’il s’était forgé, les traits gingembrés, bizarres, qu’il s’était peints, la frimousse agile et fauve, le port mélancolique et ardent qu’il avait rêvé !

Au reste, le fait seul de connaître l’inconnue la rendait moins désirable, plus vulgaire ; l’accessible entrevu tuait la chimère.

Puis il eut tout de même un moment de joie. Il aurait pu tomber sur une femme vieille et laide et Hyacinthe, comme il l’appelait déjà tout court, était enviable. Trente-trois ans au plus ; pas jolie, non, mais singulière ; c’était une blonde frêle et souple, à peine hanchée, une fausse maigre, à petits os. La figure était médiocre, gâtée par un trop gros nez, mais les lèvres étaient incandescentes, les dents superbes, le teint, un tantinet rosé dans ce blanc laiteux à peine bleuâtre, un peu trouble, qu’ont les eaux de riz.

Puis son véritable charme, sa décevante énigme, c’étaient ses yeux, des yeux qui semblaient cendrés d’abord, des yeux incertains et trébuchants de myope où passait une expression résignée d’ennui. À certains moments, ces prunelles se brouillaient telles qu’une eau grise et des étincelles d’argent pétillaient à la surface. Elles étaient, tour à tour, dolentes et désertes, langoureuses et hautaines. Il se souvenait bien d’avoir jadis dérivé devant ces yeux !

Malgré tout, en y réfléchissant, ces lettres passionnées ne répondaient nullement au physique de cette femme, car nulle n’était plus maîtresse des simagrées et plus calme. Il se remémorait des soirées chez elle ; elle se montrait attentive, se mêlait peu aux conversations, accueillait, en souriant, mais sans laisser-aller, les visiteurs.

En somme, se dit-il, il faudrait admettre un réel dédoublement. Tout un côté visible de femme du monde, de salonnière prudente et réservée et un autre côté alors inconnu de folle passionnée, de romantique aiguë, d’hystérique de corps, de nymphomane d’âme, c’est bien invraisemblable !

Non, décidément, je suis sur une fausse piste, reprit-il ; le hasard a pu faire que Mme Chantelouve ait parlé de mes livres à des Hermies mais de là à conclure qu’elle s’est toquée de moi et qu’elle écrit de semblables lettres, il y a loin. Non, ce n’est pas elle ; mais qui, alors ?

Il continuait à tourner sur lui-même, sans avancer d’un pas ; il évoqua de nouveau cette femme, s’avoua qu’elle était vraiment pressante, gamine de corps, flexible, sans de répugnants arias de chairs ! mystérieuse avec cela, par son air concentré, ses yeux plaintifs, par sa froideur, réelle ou voulue, même !

Il récapitula les renseignements qu’il possédait sur elle ; il savait simplement qu’elle avait épousé Chantelouve en secondes noces, qu’elle n’avait pas d’enfants, que son premier mari, un fabricant de chasubles, avait, pour des causes ignorées, fini par un suicide. Et c’était tout. Par contre, les potins racontés sur Chantelouve étaient intarissables !

Auteur d’une histoire de la Pologne et des Cabinets du Nord, d’une histoire de Boniface VIII et de son siècle, d’une vie de la Bienheureuse Jeanne de Valois, fondatrice de l’Annonciade, d’une biographie de la Vénérable Mère Anne de Xaintonge, institutrice de la Compagnie de Sainte-Ursule, d’autres livres du même genre, parus chez Lecoffre, chez Palmé, chez Poussielgue, de ces volumes que l’on ne se figure reliés qu’en basane racine ou en basane chagrinée, noire, Chantelouve préparait sa candidature à l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres et il espérait l’appui du parti des Ducs ; aussi recevait-il, une fois par semaine, des cagots influents, des hobereaux et des prêtres. C’était sans doute la corvée de sa vie, car, malgré sa pauvre allure de chatte mite, il était redondant et aimait à rire.

D’autre part, il tenait à figurer dans la littérature qui compte à Paris et il s’ingéniait à amener, un autre jour de la semaine, chez lui, les gens de lettres, à se réserver grâce à eux des aides, en tout cas à empêcher des attaques au moment où sa candidature toute cléricale se produirait ; c’était probablement pour attirer ses adversaires qu’il avait imaginé ces réunions baroques où, par curiosité, en effet, les gens les plus différents venaient.

Puis il y avait encore d’autres causes plus secrètes, quand on y songeait. Il avait la réputation d’un tapeur, d’un homme peu délicat, d’un aigrefin ; Durtal avait même remarqué qu’à chacun des dîners offerts par Chantelouve figurait un inconnu bien mis et le bruit courait que ce convive était un étranger auquel on montrait ainsi que des statues de cire les hommes de lettres et auquel on empruntait, avant ou après, d’imposantes sommes.

Ce qui est indéniable, se dit-il, c’est que ce ménage vit largement et qu’il ne possède aucunes rentes. D’autre part, les libraires et les journaux catholiques payent plus mal encore que les éditeurs séculiers et que les feuilles laïques. Il est donc impossible que, malgré son nom répandu dans le monde des cléricaux, Chantelouve touche des droits d’auteur suffisants pour maintenir sa maison sur un tel pied !

Tout cela, reprit-il, reste quand même trouble. Que cette femme soit malheureuse dans son intérieur et qu’elle n’aime pas le sacristain véreux qu’est son mari, cela se peut ; mais quel est son véritable rôle dans le ménage ? est-elle au courant des amorces pécuniaires de Chantelouve ? quoi qu’il en soit, je ne vois pas bien l’intérêt qui la détermine à s’orienter vers moi. Si elle est de connivence avec son mari, le bon sens indique qu’elle doit chercher un amant influent ou riche, et elle sait parfaitement que je ne remplis ni l’une ni l’autre de ces conditions. Chantelouve n’ignore pas, en effet, que je suis incapable de solder des frais de toilette et d’aider à la marche incertaine d’un attelage. J’ai trois mille livres de rentes à peu près et je n’arrive même pas, seul, à vivre !

Ce n’est donc point cela ; dans tous les cas, ce ne serait pas rassurant, une liaison avec cette femme, conclut-il, très refroidi par ces réflexions. Mais que je suis bête ! la situation même de cet intérieur prouve que mon amie inconnue n’est pas la femme de Chantelouve et, tout bien considéré, j’aime mieux qu’il en soit ainsi !