Là-bas/Chapitre XIV

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Tresse & Stock (p. 275-292).


XIV


Il conserva de cette scène une horreur alarmée de la chair qui tient l’âme en laisse et s’oppose aux scissions tentées. Elle n’entendait décidément point que l’on se passât d’elle, afin de vaquer au loin à d’inexauçables vœux, qu’elle ne pouvait subir qu’en se taisant. Pour la première fois peut-être, au souvenir de ces turpitudes, il comprit bien le sens maintenant désert de ce mot : la « chasteté » — et il en savoura l’ancienne et délicate ampleur.

De même qu’un homme qui a trop bu, la veille, songe, le lendemain, à des diètes de boissons fortes, de même il songeait, ce jour-là, à des affections épurées, loin d’un lit.

Il ruminait ces pensées, quand des Hermies entra.

Ils causèrent des défixions amoureuses. Étonné tout à la fois par la langueur et par l’âpreté de Durtal, des Hermies s’écria :

— Nous serions-nous livré, hier, mon ami, à de succulents excès ?

Avec la plus décisive mauvaise foi, Durtal secoua la tête.

— Alors, reprit des Hermies, tu es supérieur et inhumain ! Aimer sans espoir, à blanc, ce serait parfait, s’il ne fallait pas compter avec les intempéries de sa cervelle ! la chasteté, sans dessein pieux, n’a point de raison d’être, à moins que les sens ne défaillent, mais cela devient alors une question corporelle que les empiriques résolvent plus ou moins mal ; en somme, tout, ici-bas, aboutit à l’acte que tu réprouves. Le cœur qui est réputé la partie noble de l’homme a la même forme que le pénis qui en est, soi-disant, la partie vile ; c’est très symbolique, car tout amour de cœur finit par l’organe qui lui ressemble. L’imagination humaine, lorsqu’elle se mêle d’animer des êtres d’artifice, en est réduite à reproduire les mouvements des animaux qui se propagent. Vois les machines, le jeu des pistons dans les cylindres ; ce sont des Juliette en fonte des Roméo d’acier ; les expressions humaines ne différent pas du tout du va-et-vient de nos machines. C’est une loi qu’il faut aduler si l’on n’est, ni impuissant, ni saint ; or, tu n’es ni l’un, ni l’autre, je pense ; ou bien alors si, pour des motifs inconcevables, tu désires vivre avec une aiguillette nouée, suis la recette d’un vieil occultiste du xvie siècle, le Napolitain Piperno ; il affirme celui-là que quiconque mange de la verveine ne peut approcher une femme pendant sept jours ; achètes-en un pot, broute-le, et nous verrons.

Durtal se mit à rire. — Il y aurait peut-être un moyen terme : ne jamais faire acte de chair avec celle que l’on aime et, pour avoir la paix, fréquenter, quand on ne peut faire autrement, celles que l’on n’aime pas. On conjurerait sans doute ainsi, dans une certaine mesure, les dégoûts possibles.

— Non ; l’on s’imaginerait quand même que l’on éprouverait avec la femme dont on raffole des délices charnelles absolument différentes de celles que l’on ressent avec les autres et ça finirait encore mal ! puis les femmes auxquelles on ne serait point indifférent n’ont pas l’esprit assez charitable et assez discret pour admirer la sagesse de cet égoïsme, car enfin c’est cela ! — Mais, dis donc, si tu enfilais tes bottines ; six heures vont sonner et le bœuf de la maman Carhaix ne peut attendre.

Il était déjà sorti de la marmite, couché sur un lit de légumes, dans un plat, lorsqu’ils arrivèrent. Carhaix, enfoui dans un fauteuil, lisait son bréviaire.

— Quoi de neuf ? dit-il, en fermant son livre.

— Mais rien, la politique ne nous intéresse pas et les réclames américaines du Général Boulanger vous lassent autant que nous, je suppose ; d’autre part, les histoires des journaux sont encore plus que d’habitude troubles ou nulles ; — prends garde, toi, tu vas te brûler, reprit des Hermies, s’adressant à Durtal qui s’apprêtait à avaler une cuillerée de soupe.

— Le fait est que ce bouillon médullaire et savamment doré est une fournaise liquide ! — Mais, à propos de nouvelles, que dites-vous donc qu’il n’y en a point de pressantes ? Et ce procès de l’étonnant abbé Boudes, qui va s’engager devant les Assises de l’Aveyron ! Après avoir tenté d’empoisonner son curé dans le vin du Sacrifice, et avoir épuisé tous les autres crimes, tels qu’avortements, viols, attentats à la pudeur, faux, vols qualifiés et usures, il a fini par s’approprier le tronc des âmes du Purgatoire et il a mis au clou le ciboire, le calice, tous les instruments du culte ! Il me semble qu’il n’est pas mal !

Carhaix leva les yeux au ciel.

— S’il n’est pas condamné, ce sera un prêtre de plus pour Paris, dit des Hermies.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? mais parce que tous les ecclésiastiques qui ont failli en province ou qui ont eut de sérieux démêlés avec l’Ordinaire, sont envoyés ici où ils sont moins en vue, presque perdus dans le foule ; ils font partie de la corporation de ces abbés qu’on nomme « les prêtres habitués. »

— Qu’est-ce ? demanda Durtal.

— Ce sont les prêtres attachés à une paroisse. Tu sais qu’en sus du curé ou du desservant, des vicaires, du clergé en pied, il y a dans chaque église des prêtres adjoints ou suppléants, ce sont ceux-là. Ils font le gros ouvrage, célèbrent les messes matutinales, quand tout le monde dort, ou les messes tardives quand tout le monde digère. Ce sont ceux aussi qui se lèvent, la nuit, pour porter les sacrements aux pauvres, qui veillent les cadavres des dévots riches, attrapent, dans les enterrements, des courants d’air sous les porches, les coups de soleil, au cimetière, ou les paquets de neige et de pluie devant les fosses. Ils écopent les corvées ; moyennant cinq ou dix francs, ils remplacent encore des collègues mieux appointés que leur service ennuie ; ce sont des gens en disgrâce, pour la plupart ; on les attache, pour s’en débarrasser, à une église et on les surveille, en attendant qu’on leur retire leur celebret ou qu’on les interdise. C’est te dire aussi que les paroisses de province évacuent sur la Ville les prêtres qui, pour un motif ou pour un autre, ont cessé de plaire.

— Bien ; mais alors les vicaires et les autres abbés titulaires, qu’est-ce qu’ils font, s’ils se déchargent ainsi de leurs tâches sur le dos des autres ?

— Ils font l’ouvrage élégant et facile, celui qui ne réclame aucune charité, aucun effort ! Ils confessent les ouailles à falbalas, préparent au catéchisme les mômes propres, prêchent, jouent les rôles en vedette dans les cérémonies où, pour aguicher les fidèles, l’on déploie de théâtrales pompes ! À Paris, en sus des prêtres habitués, le clergé se divise ainsi : les prêtres hommes du monde et à l’aise ; ceux-là, on les place à la Madeleine, à Saint-roch, dans les églises dont la clientèle est riche, ils sont choyés, dînent en ville, passent leur vie dans les salons, ne pansent que les âmes agenouillées dans de la dentelle ; et les autres qui sont de bons employés de bureau, pour la plupart, mais qui n’ont ni l’éducation, ni la fortune nécessaires pour assister les défaillances des désœuvrées ; ceux-là vivent plus à l’écart et ne fréquentent que les petits bourgeois ; ils se consolent de leur vulgarité entre eux en jouant aux cartes ou en lâchant volontiers des lieux communs et des farces scatologiques au dessert !

— Voyons, des Hermies, dit Carthaix, vous allez trop loin ; car enfin j’ai la prétention, moi aussi, de connaître les prêtres, et ce sont, à Paris même, de braves gens qui font leur devoir, en somme. Ils sont couverts d’opprobres et de crachats, ils sont accusés par toute une racaille de vices immondes ! Mais il faudrait pourtant le dire à la fin, les abbés Boudes, les chanoines Docre sont, Dieu merci, des exceptions ; et, hors Paris, à la campagne, par exemple, il y a dans le clergé de véritables saints !

— Les prêtres sataniques sont peut-être en effet relativement rares et les luxures du clergé et les gredineries de l’épiscopat sont évidemment exagérées par une presse ignoble ; mais ce n’est pas cela, moi, que je leur reproche. S’ils n’étaient pas que joueurs et libertins, mais ils sont tièdes, ils sont indolents, ils sont imbéciles, ils sont médiocres ! ils commettent le péché contre le Saint Esprit, le seul que l’Exorable ne pardonne pas !

— Ils sont de leur temps, fit Durtal. Tu ne peux cependant exiger que l’on retrouve, dans le bain-marie des séminaires, l’âme du Moyen Âge !

— Puis, reprit Carhaix, notre ami oublie qu’il existe des ordres monastiques impeccables, les Chartreux, par exemple…

— Oui, et les Trappistes et les Franciscains ; mais ce sont des ordres cloîtrés qui vivent à l’abri d’un siècle infâme ; prenez, au contraire, celui de Saint Dominique qui est une société salonnière. C’est lui qui fournit les Monsabré et les Didon, c’est tout dire !

— Ce sont les hussards de la religion, les anciens et joyeux lanciers, les régiments chic et pimpants du Pape, tandis que les bons Capucins, ce sont les pauvres tringlots des âmes, dit Durtal.

— S’ils aimaient seulement les cloches ! s’écria Carhaix, en hochant la tête ; tiens, passe-nous le Coulommiers, dit-il, à sa femme qui enlevait le saladier et les assiettes.

Des Hermies remplissait les verres ; ils mangèrent, en silence, le fromage.

— Dis donc, reprit Durtal en s’adressant à des Hermies, sais-tu si une femme qui reçoit la visite des incubes a nécessairement le corps froid ? Autrement dit, est-ce une présomption sérieuse d’incubat, comme jadis l’impossibilité qu’éprouvaient les sorcières de verser des larmes servait à l’Inquisition de preuve pour les convaincre de maléfice et de magie.

— Oui, je puis te répondre. Autrefois, les femmes atteintes d’incubat avaient les chairs frigides, même au mois d’août ; les livres des spécialistes l’attestent ; mais maintenant la plupart des créatures qui subissent ou appellent les amoureuses larves, ont, au contraire, la peau brûlante et sèche ; cette transformation n’est pas encore générale mais elle tend à le devenir. Je me rappelle fort bien, que le Dr  Johannès, celui dont Gévingey t’a parlé, était souvent obligé, au moment où il tentait de délivrer la malade, de ramener le corps à sa température normale, avec des lotions d’hydriodate de potasse étendu d’eau.

— Ah ! fit Durtal, qui songeait à Mme  Chantelouve.

— Vous ne savez pas ce qu’est devenu le Dr  Johannès ? questionna Carhaix.

— Il vit très retiré à Lyon ; il continue, je crois, ses cures de vénéfices et il prêche la bienheureuse venue du Paraclet.

— Enfin, quel est ce docteur ? demanda Durtal.

— C’est un très intelligent et un très savant prêtre. Il a été Supérieur de communauté et il a dirigé, à Paris même, la seule revue qui ait jamais été mystique. Il fut aussi un théologien consulté, un maître reconnu de la jurisprudence divine ; puis il eut de navrants débats avec la Curie du ape à Rome, et avec le Cardinal Archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes, contre les incubes qu’il allait combattre dans les couvents de femmes, le perdirent.

Ah ! je me souviens de la dernière fois que je le vis, comme si c’était d’hier ! Je le rencontrai, rue de Grenelle, sortant de l’Archevêché, le jour où, après une scène qu’il me raconta, il quitta l’Église. Je revois ce prêtre, marchant avec moi, le long du boulevard désert des Invalides. Il était blême et sa voix défaite mais solennelle tremblait.

Il avait été requis et on le sommait de s’expliquer sur le cas d’une épileptique qu’il disait avoir guérie, à l’aide d’une relique, de la robe sans couture du Christ, conservée à Argenteuil. Le Cardinal, assisté de deux grands vicaires, l’écoutait, debout.

Quand il eut terminé et qu’il eut en outre fourni les renseignements qu’on lui réclamait sur ses cures des sortilèges, le Cardinal Guibert dit :

— Vous feriez mieux d’aller à la Trappe !

Et je me rappelle, mot pour mot, sa réponse :

— Si j’ai violé les lois de l’Église, je suis prêt à subir la peine de ma faute ; si vous me croyez coupable, faites un jugement canonique et je l’exécuterai, je le jure sur mon honneur sacerdotal ; mais je veux un jugement régulier, car, en droit, personne n’est tenu de se condamner soi-même, nemo se tradere tenetur, dit le Corpus Juris Canonici.

Il y avait un numéro de sa revue, sur une table. Le Cardinal désignant une page, reprit :

— C’est vous qui avez écrit cela ?

— Oui, Éminence.

— Ce sont des doctrines infâmes ! — Et il alla, de son cabinet dans le salon voisin, criant : Sortez d’ici ! — Alors, Johannès s’avança jusqu’à la porte du salon et, tombant à genoux sur le seuil même de la pièce, il dit :

— Éminence, je n’ai pas voulu vous offenser ; si je l’ai fait, j’en demande pardon.

Le Cardinal criait plus fort : sortez d’ici ou j’appelle ! Johannès se releva et partit. — Tous mes vieux liens sont rompus, fit-il, en me quittant. — Il était si sombre que je n’eus pas le courage de le questionner !

Il y eut un silence. Carhaix s’en fut sonner ses volées, dans la tour ; sa femme enleva le dessert et la nappe ; des Hermies prépara le café ; Durtal roula, pensif, sa cigarette.

Et quand Carthaix revint, comme enveloppé dans une brume de sons, il s’écria :

— Tout à l’heure, vous parliez, des Hermies, des Franciscains. Savez-vous que cet ordre devait rester si pauvre qu’il ne pouvait posséder même une cloche ? il est vrai que cette règle s’est un peu relâchée, car elle était par trop difficile à observer et par trop dure ! Maintenant, ils ont une cloche, mais une seule !

— Ainsi que la plupart des abbayes, alors.

— Non, car presque toutes en ont plusieurs, souvent trois, en l’honneur de la sainte et triple Hypostase !

— Mais voyons, le nombre des cloches est donc limité pour les monastères et les églises ?

— C’est-à-dire qu’autrefois il l’était. Il y avait une hiérarchie pieuse des sons ; les cloches d’un couvent ne devaient point sonner quand les cloches de l’église entraient en branle. Elles étaient les vassales, demeuraient respectueuses et fluettes, à leur rang, se taisaient, alors que la Suzeraine parlait aux masses. Ces principes consacrés, en 1590, par un canon du Concile de Toulouse et confirmés par deux décrets de la Congrégation des Rites, ne sont plus suivis. Les observances de Saint Charles Borromée qui voulait qu’une église cathédrale eût de cinq à sept cloches, une collégiale trois et une paroissiale deux, sont abolies ; aujourd’hui, les églises ont plus ou moins de cloches, suivant qu’elles sont plus ou moins riches !

Mais ce n’est pas tout de causer, où sont les petits verres ?

La femme les apporta, serra la main de ses hôtes et s’en fut. Alors, tandis que Carhaix versait le cognac, des Hermies dit à voix basse :

— Je n’ai pas parlé devant elle, car ces sujets la troublent et l’effraient, mais j’ai reçu une singulière visite, ce matin, celle de Gévingey qui se sauve auprès du Dr  Johannès, à Lyon. Il prétend avoir été envoûté par le chanoine Docre qui serait actuellement à Paris, de passage. Qu’ont-ils eu ensemble ? je l’ignore ; toujours est-il que Gévingey est dans un fichu état !

— Qu’a-t-il, au juste ? demanda Durtal.

— Je n’en sais absolument rien. Je l’ai ausculté avec soin, visité sur toutes les coutures. Il se plaint de coups d’aiguilles du côté du cœur. J’ai constaté des troubles nerveux et c’est tout ; ce qui est plus inquiétant, c’est un état de dépérissement inexplicable pour un homme qui n’est ni cancéreux, ni diabétique.

— Ah çà, je suppose, dit Carhaix, qu’on n’envoûte plus les personnes avec des images de cire et des épingles, avec la « Manie » ou la « Dagyde », comme cela s’appelait, au bon vieux temps ?

— Non, ce sont des pratiques maintenant surannées et presque partout omises. Gévingey que j’ai confessé, ce matin, m’a raconté de quelles extraordinaires recettes se sert l’affreux chanoine. Ce sont là, paraît-il, les secrets inrévélés de la magie moderne.

— Ah ! mais voilà qui m’intéresse, fit Durtal.

— Je me borne, bien entendu, à répéter ce qui me fut dit, reprit des Hermies, en allumant sa cigarette.

Eh bien ! Docre possède dans des cages, et il les emporte en voyage, des souris blanches. Il les nourrit d’hosties qu’il consacre et de pâtes qu’il imprégne de poisons savamment dosés. Lorsque ces malheureuses bêtes sont saturées, il les prend, les tient au-dessus d’un calice, et, avec un instrument très aigu il les perce de part en part. Le sang coule dans le vase et il l’emploie comme je vous l’expliquerai tout à l’heure, pour frapper ses ennemis, de mort. D’autres fois, il opère sur des poulets, sur des cochons d’Inde, mais, dans ce cas, il use non point du sang, mais bien de la graisse de ces animaux devenus ainsi des tabernacles exécrés et vénéneux.

D’autres fois encore, il se sert d’une recette inventée par la société satanique des Ré-Théurgistes Optimates dont je t’ai déjà parlé, et il apprête un hachis composé de farine, de viande, de Pain Eucharistique, de mercure, de semence animale, de sang humain, d’acétate de morphine et d’huile d’aspic.

Enfin, et selon Gévingey, cette dernière ordure serait plus périlleuse encore ; il gave des poissons de Saintes Espèces et de toxiques habilement gradués ; ces toxiques sont choisis parmi ceux qui détraquent le cerveau ou tuent dans des attaques tétaniques l’homme dont les pores les absorbent. Puis, lorsque ces poissons sont bien imbibés de ces substances scellées par le sacrilège, Docre les retire de l’eau, les laisse pourrir, les distille, et il en extrait une huile essentielle dont une goutte suffit à rendre fou !

Cette goutte s’emploie, paraît-il, à l’extérieur. De même que dans les Treize de Balzac, c’est en touchant les cheveux, qu’on détermine la démence ou que l’on empoisonne.

— Bigre ! fit Durtal, j’ai bien peur qu’une larme de cette huile ne soit tombée sur le cerveau du pauvre Gévingey !

— Ce qui est capiteux dans cette histoire, c’est moins la bizarrerie de ces pharmacopées diaboliques, que l’état d’âme de celui qui les invente et les manie. Songez que cela se passe à l’époque actuelle, à deux pas de nous, et que ce sont des prêtres qui ont inventé ces philtres inconnus aux sorcelleries du Moyen Âge !

— Des prêtres ! non, un seul, et quel prêtre ! fit remarquer Carhaix.

— Du tout, Gévingey est très précis, il affirme que d’autres en usent. L’envoûtement par le sang vénénifère des souris eut lieu, en 1879, à Châlons-sur-Marne dans un cercle démoniaque dont le chanoine faisait, il est vrai, partie ; en 1883, en Savoie, on prépara, dans un groupe d’abbés déchus, l’huile dont j’ai parlé. Comme vous le voyez, Docre n’est pas le seul qui pratique cette abominable science ; des couvents la connaissent ; quelques laïques même la soupçonnent.

— Mais enfin, admettons que ces préparations soient réelles et soient actives ; tout cela n’explique pas comment on maléficie avec elles de près ou de loin un homme.

— Ça, c’est une autre affaire. On a le choix entre deux moyens, pour atteindre l’ennemi que l’on vise. Le premier et le moins usité est celui-ci : le magicien se sert d’une voyante, d’une femme qui s’appelle dans ce monde-là, « un esprit volant » ; c’est une somnambule qui, mise en état d’hypnotisme, peut se rendre en esprit où l’on veut qu’elle aille. Il est dès lors possible de lui faire porter, à des centaines de lieues et à la personne qu’on lui désigne, les poisons magiques. Ceux qui sont atteints par cette voie, n’ont vu personne et ils deviennent fous ou meurent, sans même soupçonner le vénéfice. Mais outre que ces voyantes sont rares, elles sont dangereuses, car d’autres personnes peuvent aussi les fixer en état de catalepsie et leur extirper des aveux. Cela vous explique comment les gens tels que Docre ont recours au second moyen qui est plus sûr. Il consiste à évoquer, ainsi que dans le Spiritisme, l’esprit d’un mort et à l’envoyer frapper avec le maléfice préparé la victime. Le résultat est le même, mais le véhicule change.

Voilà, conclut des Hermies, rapportées très exactement, les confidences que me fit, ce matin, l’ami Gévingey.

— Et le Dr  Johannès guérit les gens intoxiqués de cette manière ? demanda Carthaix.

— Oui, cet homme fait, et cela je le sais, d’inexplicables cures.

— Mais avec quoi ?

— Gévingey parle, à ce propos, du sacrifice de gloire de Melchissédec que le docteur célèbre. Je ne sais pas du tout ce qu’est ce sacrifice ; mais Gévingey nous renseignera peut-être, s’il revient guéri !

— C’est égal, je ne serais pas fâché de contempler, une fois dans ma vie, ce chanoine Docre, dit Durtal.

— Moi pas ; car c’est l’incarnation du maudit sur la terre, s’écria Carhaix, en aidant ses amis à endosser leurs paletots.

Il alluma sa lanterne et, en descendant l’escalier, comme Durtal se plaignait du froid, des Hermies se mit à rire.

— Si ta famille avait connu les secrets magiques des plantes, tu ne grelotterais pas ainsi, fit-il. L’on apprenait, en effet, au xvie siècle, qu’un enfant pouvait n'avoir, ni chaud, ni froid, pendant toute sa vie, si on lui avait frotté les mains avec du jus d’absinthe, avant que la douzième année de sa vie se fut écoulée. C’est, tu le vois, une recette parfumée, moins dangereuse que celles dont abuse le chanoine Docre.

Une fois en bas, et, après que Carhaix eut refermé la porte de sa tour, ils hâtèrent le pas, car le vent du Nord balayait la place.

— Enfin, dit des Hermies, — Satanisme mis à part, et encore non, puisque c’est de la religion le Satanisme, — avoue que, pour deux mécréants de notre sorte, nous tenons des propos singulièrement pieux. J’espère que cela nous sera, là-haut, compté.

— Nous sommes peu méritants, car de quoi parler ? répliqua Durtal ; les conversations qui ne traitent pas de religion ou d’art sont si basses et si vaines !