Là-bas/Chapitre XXII

La bibliothèque libre.
Tresse & Stock (p. 430-441).


XXII


Aimez-vous cela ? dit la maman Carhaix. Pour vous changer, j’ai mis le pot-au-feu, hier, et gardé le bœuf ; de sorte que, ce soir, vous aurez un bouillon au vermicelle, une salade de viande froide avec des harengs saurs et du céleri, une bonne purée de pommes de terre au fromage et du dessert. Et puis, vous goûterez le nouveau cidre que nous avons reçu.

— Oh, oh ! s’exclamèrent des Hermies et Durtal qui savouraient, en attendant le repas, un petit verre d’élixir de longue vie ; savez-vous, Madame Carhaix, que votre cuisine nous induit au péché de gourmandise ; pour peu que cela dure, nous allons devenir des ventricoles et des Gamache !

— Vous voulez rire ! — Mais que c’est donc ennuyeux, Louis qui ne revient pas.

— On monte, fit Durtal, qui entendait crier des semelles sur les marches en pierre de la tour.

— Non, ce n’est point lui, reprit-elle, en ouvrant la porte. C’est le pas de M. Gévingey.

Et, en effet, vêtu de son caban bleu, coiffé de son chapeau mou, l’astrologue entra, salua comme au théâtre, froissa contre les bijoux de ses grosses pattes, les doigts des assistants et demanda des nouvelles du sonneur.

— Il est chez le charpentier ; les sommiers de chêne qui soutiennent les grosses cloches se sont fendus, si bien que Louis a peur qu’ils ne s’effondrent.

— Diantre !

— A-t-on des nouvelles de l’élection ? dit Gévingey ; et il tira sa pipe et souffla dedans.

— Non, dans ce quartier, l’on ne connaîtra les résultats du scrutin que ce soir, vers les dix heures. Du reste, les votes ne sont point douteux, car Paris bat la breloque ; le général Boulanger passera, haut la main, cela est sûr.

— Un proverbe du Moyen Âge affirme que lorsque les fèves fleurissent, les fous se montrent. Ce n’est cependant pas l’époque !

Carhaix entra, s’excusa de son retard et tandis que sa femme apportait la soupe, il chaussa ses galoches et répondit à ses amis qui le questionnaient :

— Oui, l’humidité a rongé les frettes de fer et pourri le bois. Les poutres font ventre ; il est temps que le charpentier intervienne ; enfin, il m’a promis qu’il serait ici, sans faute, demain, avec ses hommes. C’est égal, je suis content d’être rentré. Dans les rues, tout me tourne, je suis hébété, incertain, ivre ; je n’ai vraiment mes aises que dans mon clocher ou dans cette chambre. — Tiens, soumets-moi cela, ma femme, et il empoigna pour la remuer la salade de céleri, de hareng et de bœuf.

— Quel fumet ! s’écria Durtal, en humant l’odeur incisive du hareng. Ce que ce parfum suggère ! cela m’évoque la vision d’une cheminée à hotte dans laquelle des sarments de genévrier pétillent, en un rez-de-chaussée dont la porte s’ouvre sur un grand port ! Il me semble qu’il y a comme un halo de goudron et d’algues salées autour de ces ors fumés et de ces rouilles sèches. C’est exquis, reprit-il, en goûtant à cette salade.

— On vous en refera, Monsieur Durtal, vous n’êtes pas difficile à régaler, dit la femme de Carhaix.

— Hélas ! fit le mari, en souriant. Il est de corps facile à satisfaire, mais d’âme ! quand je songe à ses désespérants aphorismes de l’autre soir ! Nous prions cependant pour que Dieu l’éclaire. Tiens, dit-il soudain à sa femme, nous invoquerons Saint Nolasque et Saint Théodule que l’on représente toujours avec des cloches. Ils sont un peu de la partie, ils se feront certainement les intercesseurs des gens qui les révèrent, eux et leurs emblèmes !

— Il faudrait de fiers miracles pour convaincre Durtal, fit des Hermies.

— Les cloches en ont pourtant suscité, proféra l’astrologue. Je me rappelle avoir lu, je ne sais plus où, que les anges sonnèrent le glas, au moment où Saint Isodore de Madrid mourait.

— Et il y en a bien d’autres ! s’écria le sonneur ; les cloches ont carillonné, toutes seules, lorsque Saint Sigisbert chantait le De Profundis sur le cadavre du martyr Placide ; et quand le corps de Saint Ennemond, Évêque de Lyon, fut jeté par ses meurtriers dans un bateau sans rameurs et sans voiles, elles retentirent également, sans que personne les mît en branle, au passage de l’embarcation qui descendait la Saône.

— Savez-vous à quoi je pense ? dit des Hermies qui regardait Carhaix. Je pense que vous devriez travailler un compendieux recueil d’hagiographie ou préparer un savant in-folio sur le blason.

— Pourquoi cela ?

— Mais parce que vous êtes, Dieu merci ! si loin de votre époque, si fervent des choses qu’elle ignore ou qu’elle exècre, que cela vous exhausserait encore ! Vous êtes, bon ami, l’homme à jamais inintelligible pour les générations qui viennent. Sonner les cloches en les adorant, et se livrer aux besognes désuètes de l’art féodal ou à des labeurs monastiques de vies de Saints, ce serait complet, si bien hors de Paris, si bien dans les là-bas, si loin dans les vieux âges !

— Hélas ! dit Carhaix, je ne suis qu’un pauvre homme et je ne sais rien, mais ce type que vous rêvez existe. En Suisse, je crois, un accordant collige depuis des années un mémorial héraldique. Reste à savoir, par exemple, reprit-il, en riant, si l’une de ces occupations ne nuit pas à l’autre.

— Et le métier d’astrologue, pensez-vous donc qu’il ne soit pas encore plus décrié, plus aboli ? dit Gévingey avec amertume.

— Voyons, et notre cidre, comment le trouvez-vous ? demanda la femme du sonneur. Il est un peu vert, hein ?

— Non, il est de saveur gamine mais de lampée franche, répondit Durtal.

— Ma femme, sers la purée, sans m’attendre. Je vous ai mis en retard avec mes courses et l’heure de l’angélus est proche. Ne vous occupez pas de moi, mangez, je vous rattraperai, en descendant.

Et, pendant que son mari allumait sa lanterne et quittait la pièce, la femme apporta dans un plat une sorte de gâteau couvert d’une croûte tachetée de caramel et glacée d’or.

— Oh, oh ! fit Gévingey, mais ce n’est pas de la purée de pommes de terre !

— Si, seulement le dessus a été gratiné au four de campagne ; — goûtez-là ; j’ai mis tout ce qu’il faut dedans, elle doit être bonne.

Le fait est qu’elle était savoureuse et qu’ils l’acclamèrent ; puis ils se turent, car il devenait impossible de s’entendre. Ce soir-là, la cloche bôombait, plus puissante et plus claire. Durtal cherchait à analyser ce bruit qui semblait faire tanguer la chambre. Il y avait comme une sorte de flux et de reflux de sons ; d’abord, le choc formidable du battant contre l’airain du vase, ensuite une sorte d’écrasement de sons qui se diffusaient, finement pilés, en rotondant ; enfin le retour du battant dont le nouveau coup ajoutait dans le mortier de bronze, d’autres ondes sonores qu’il broyait et rejetait, dispersées dans la tour.

Puis ces volées s’espacèrent ; ce ne fut plus bientôt que le ronronnement d’un énorme rouet ; quelques gouttes restèrent plus lentes à tomber, et Carhaix rentra.

— Quel temps biscornu ! fit Gévingey, pensif ; on ne croit plus à rien et l’on gobe tout. On invente, chaque matin, une science neuve ; à l’heure actuelle, c’est cette La Palissade qu’on nomme la démagogie qui trône ! Et personne ne lit plus cet admirable Paracelse qui a tout retrouvé, qui a tout créé ! Dites donc aujourd’hui à vos congrès de savants, que, selon ce grand maître, la vie est une goutte de l’essence des astres, que chacun de nos organes correspond à une planète et en dépend, que nous sommes, par conséquent, un abrégé de la sphère divine ; dites-leur donc, — et cela l’expérience l’atteste, — que tout homme, né sous le signe de Saturne, est mélancolique et pituiteux, taciturne et solitaire, pauvre et vain ; que cet astre lourd, tardif en ses empreintes, prédispose aux superstitions et aux fraudes, qu’il préside aux épilepsies et aux varices, aux hémorroïdes et aux lèpres, qu’il est, hélas ! le grand pourvoyeur des hospices et des bagnes, et ils se gaudiront, ils lèveront les épaules, ces ânes assermentés, ces glorieux cuistres !

— Oui, fit des Hermies, Paracelse fut un des plus extraordinaires praticiens de la médecine occulte. Il connaissait les mystères maintenant oubliés du sang, les effets médicaux encore inconnus de la lumière. Professant, ainsi que les Kabbalistes, du reste, que l’être humain est composé de trois parties, d’un corps matériel, d’une âme et d’un périsprit appelé aussi corps astral, il soignait ce dernier surtout et réagissait sur l’enveloppe extérieure et charnelle, par des procédés qui sont ou incompréhensibles ou déchus. Il traitait les blessures, en soignant non pas les tissus mais le sang qui en sortait. On assure même qu’il guérissait certains maux !

— Grâce à ses profondes connaissances en Astrologie, dit Gévingey.

— Mais, demanda Durtal, si l’influence sidérale est si nécessaire à étudier, pourquoi ne faites-vous pas d’élèves ?

— Des élèves ! mais où dénicher des gens qui consentent à travailler pendant vingt années, sans profit et sans gloire ? car avant d’être en mesure d’établir un horoscope, il faut être un astronome de première force, savoir les mathématiques à fond et avoir longuement pâli sur l’obscur latin des vieux maîtres ! — Et puis, il faut aussi la vocation et la foi, et c’est perdu !

— Comme pour les accordants, dit Carhaix.

— Non, voyez-vous, Messieurs, reprit Gévingey, le jour où les grandes sciences du Moyen Âge ont sombré dans l’indifférence systématique et hostile d’un peuple impie, ça a été la fin de l’âme, en France ! Il ne nous reste plus maintenant qu’à nous croiser les bras et à écouter les insipides propos d’une Société qui, tour à tour, rigole et grogne !

— Allons il ne faut pas désespérer ainsi ; ça ira mieux, dit la maman Carhaix, d’un ton conciliant ; et, avant de se retirer, elle donna une poignée de main à chacun de ses hôtes.

— Le peuple, fit des Hermies, en versant de l’eau dans la cafetière, au lieu de l’améliorer, les siècles l’avarient, le prostrent, l’abêtissent ! Rappelez-vous le Siège, la Commune, les engouements irraisonnés, les haines tumultuaires et sans cause, toute la démence d’une populace mal nourrie, trop désaltérée et en armes ! — Elle ne vaut tout de même pas la naïve et miséricordieuse plèbe du Moyen Âge ! Raconte donc, Durtal, ce que fit le peuple, alors que Gilles de Rais fut conduit au bûcher.

— Oui, dites-nous cela, demanda Carhaix, ses gros yeux noyés dans la fumée de pipe.

— Eh bien ! vous le savez, à la suite de forfaits inouïs, le Maréchal de Rais fut condamné à être pendu et brûlé vif. Ramené, après le jugement, dans sa geôle, il adressa une dernière supplique à l’Évêque Jean de Malestroit. Il le pria d’intercéder auprès des pères et mères des enfants qu’il avait si férocement violés et mis à mort, pour qu’ils voulussent bien l’assister dans son supplice.

Et ce peuple dont il avait et mâché et craché le cœur, sanglota de pitié ; il ne vit plus en ce seigneur démoniaque qu’un pauvre homme qui pleurait ses crimes et allait affronter l’effrayante colère de la Sainte Face ; et, le jour de l’exécution, dès neuf heures du matin, il parcourut, en une longue procession, la ville. Il chanta des psaumes dans les rues, s’engagea, par serment, dans les églises, à jeûner pendant trois jours, afin de tenter d’assurer par ce moyen le repos de l’âme du Maréchal.

— Nous sommes loin, comme vous voyez, de la loi américaine du lynch, dit des Hermies.

— Puis, reprit Durtal, à onze heures, il vint chercher Gilles de Rais à sa prison et il l’accompagna jusqu’à la prairie de la Biesse où se dressaient, surmontés de potences, de hauts bûchers.

Le Maréchal soutenait ses complices, les embrassait, les adjurait d’avoir « grande déplaisance et contrition de leurs méfaits » et, se frappant la poitrine, il suppliait la Vierge de les épargner, tandis que le clergé, les paysans, le peuple, psalmodiaient les sinistres et implorantes strophes de la Prose des Trépassés :

Nos timemus diem judicii
Quia mali et nobis conscii
Sed tu, Mater summi concilii
Para nobis locum refugii
O Maria !

Tunc iratus Judex…

Vive Boulanger !

Dans un bruit de mer montant de la place Saint-Sulpice à la tour, de longs cris jaillirent : Boulange ! Lange ! puis une voix enrouée, énorme, une voix d’écaillère, de pousseur de charrette, s’entendit par-dessus les autres, domina tous les hourras ; et, de nouveau, elle hurla : Vive Boulanger !

— Ce sont les résultats de l’élection que, devant la Mairie, ces gens vocifèrent, dit dédaigneusement Carhaix.

Tous se regardèrent.

— Le peuple d’aujourd’hui ! fit des Hermies.

— Ah ! il n’acclamerait pas de la sorte un savant, un artiste, voire même l’être supernaturel que serait un Saint, gronda Gévingey.

— Il le faisait pourtant au Moyen Âge !

— Oui, mais il était plus naïf et moins bête, reprit des Hermies. Et puis, où sont les Saints qui le sauvèrent ? On ne saurait trop le répéter, les soutaniers ont maintenant des cœurs lézardés, des âmes dysentériques, des cerveaux qui se débraillent et qui fuient ! — Ou alors c’est encore pis ; ils phosphorent comme des pourritures et carient le troupeau qu’ils gardent ; ils sont des chanoines Docre, ils satanisent !

— Dire que ce siècle de positivistes et d’athées a tout renversé, sauf le Satanisme qu’il n’a pu faire reculer d’un pas !

— Cela s’explique, s’écria Carhaix : le Satanisme est ou omis ou inconnu ; c’est le père Ravignan qui a démontré, je crois, que la plus grande force du Diable, c’était d’être parvenu à se faire nier !

— Mon Dieu ! quelles trombes d’ordures soufflent à l’horizon ! murmura tristement Durtal.

— Non, s’exclama Carhaix, non, ne dites point cela ! Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah ! je l’avoue, l’effusion de l’Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! mais les textes qui l’annoncent sont inspirés ; l’avenir est donc crédité, l’aube sera claire !

Et les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.

Des Hermies se leva et fit quelques pas dans la pièce.

— Tout cela est fort bien, grogna-t-il ; mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; il contamine le surnaturel et vomit l’au delà. Alors, comment espérer en l’avenir, comment s’imaginer qu’ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? Élevés de la sorte, je me demande ce qu’ils feront dans la vie, ceux-là ?

— Ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal ; ils s’empliront les tripes et ils se vidangeront l’âme par le bas ventre !