L’Âme des saisons/Le réveil du bois

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 114-132).
LE REVEIL DU BOIS


En juin, deux heures du matin. Les premières blancheurs de l’aube nacrent l’horizon. Le bois craque dans la rosée.


VOIX DIVERSES
Pst ! — Ohé ! — Chut ! — Lapaix ! — Frr. — Silence ! — Coucou.
LE CHÈVREFEUILLE, s’étirant.
Assez dormi. Fleurons.
UNE PAQUERETTE, se mirant dans une goutte de rosée.

Tremble pas, mon bijou.

LA GOUTTE DE ROSÉE
T’es charmante.
LA PAQUERETTE
Est-ce pas ?
LA GOUTTE DE ROSÉE
L’exquise collerette !
UNE ABEILLE
Est-ce qu’on va s’éterniser à la toilette ?
LA PAQUERETTE
Ne me chiffonne pas, méchante...
L'ABEILLE
Que de miel !
LA PAQUERETTE
Est-ce pas?
L'ABEILLE
On voit bien qu’on te chérit au ciel.
UN MERLE, perché à la cime d'un peuplier.
Le ciel à l’orient est comme une eau de perle.
UN SORBIER
Il faut absolument faire taire le merle.
J’ai sommeil, moi. — La paix, là-haut !
LE MERLE
On peut siffler.

Le ciel est comme un champ de lis qui vont brûler.

LE SORBIER
Sornettes. Il fait nuit.
UN PINSON
Verduron verdurette.
LE SORBIER
Bon, il ne manquait plus que cette serinette !...
UN PIVERT, heurtant du bec le tronc d'un bouleau.
Toc toc.
LE BOULEAU
On n’y est pas.
LE PIVERT
On y est !
LE BOULEAU
C’est trop tôt.
LE PIVERT, riant.
Fi, roupilleur ! Ha ha !
LA PAQUERETTE, au pivert.
C’est défendu si haut !


Tu seras sûr grondé...

LE BOULEAU
Oser rire à cette heure !...
UNE TOURTERELLE, gémissant.
Gnan gnan gnan.
LE BOULEAU
C’est cela, la péronnelle pleure !...
UN FRÊNE
Déjà !...
LE SORBIER
Cela va-t-il finir?
LE PIVERT
Je ne crois pas.
UNE MÉSANGE, le bec en l'air.
Moi, je bois.
UN CHARDONNERET, dégringolant dans le hallier.
Ce qu’il fait mouillé dans les lilas !...
UN MUGUET
Je suis tout ruisselant encore du baptême.
UN HÊTRE
Il fait nuit, et l’on jase un peu trop tout de même.
LE MUGUET
C’est jour !
UNE TAUPE
On n’y voit pas.
LA MÉSANGE
Mais si ! comme à travers


Une gaze d’eau bleue et de taffetas vert...

LE MERLE
Le ciel est comme un œil géant de libellule.
UNE GUÊPE
Zon ! ça promet un beau soleil de canicule.
UN LÉZARD
Ce qu’on va s’y chauffer parmi le sable gris !...
UNE CIGALE
A l’œuvre ! Il faut crisser un million de cris.
LES RONCES
Nous brûlerons du souffre.
LES GENÊTS
Et nous de l’or en braises.
LE MERLE
Le ciel est comme un lac clapotant sur des fraises.
UNE BANDE DE MOINEAUX
Pan pan pan, rataplan.
LE CHÊNE
Sérieusement, non !


Vous commencez trop tôt, mes enfants.

LA MÉSANGE, bas.
Le bougon !
LE MUGUET, bas à la mésange.
Bah ! le vieux a bon cœur, malgré son air sévère.
au chêne.
Est-ce qu’il est permis de fleurer bon, grand-père ?
LE CHÊNE
C’est bon, c’est bon...
Un silence.
LA VOIX DU ROSSIGNOL, au loin.
Hélas ! O cruelle douceur !


Une flamme trop pure a consumé mon cœur,
Et nul ne comprendra son langoureux martyre.
Je suis pareil au vent nocturne qui soupire
Sa plainte harmonieuse aux flûtes des roseaux,
Et nul ne comprendra la peine de l’oiseau.

LA TOURTERELLE
Oh! Oh! Oh!
TOUS LES ARBRES ET TOUTES LES HERBES
Chut!
LE ROSSIGNOL
Hélas ! elle m’a fui, l’ingrate !


Elle a broyé mon cœur de sa petite patte.
Et de son bec léger, puéril et perçant,
Elle en a fait jaillir une source de sang.

LA TOURTERELLE
Oh! Oh! Oh!...
LE CHÊNE
Paix.
LE ROSSIGNOL
Hélas ! toute musique est vaine,


Et le plus beau sanglot n’allège pas la peine.

LA TOURTERELLE, au tourtereau.
Je ne veux pas aimer, si ce n’est sans retour !
LE TOURTEREAU
Toujours ! Toujours !...
LE ROSSIGNOL
Mon cœur avait rêvé d’amour.

Les lilas étaient bleus sous la lune sereine ;
On entendait ronfler le rouet des phalènes ;
Les anges vaporeux balançaient leur essor
Parmi les seringas et les étoiles d’or,
Et mon cœur, alangui dans la douceur des choses,
But le philtre enivrant des feuilles et des roses...
Hélas ! tout est fini ! Les lilas sont glacés,
Les astres sont éteints et les anges blessés,
Le parterre est sans fleurs, sans parfums,sans phalènes,
Et dans la solitude où je traîne ma peine,
Je sens qu’à tout jamais, ô cruelle douceur !
Le clair de lune bleu est gelé dans mon cœur...
LA TOURTERELLE
Gnan gnan.
LE TOURTEREAU
Oh ! laisse-moi boire tes larmes pures !...
LA TOURTERELLE
Bien-aimé !
UN LORIOT
Lanturlu, les cerises sont mûres.
LA TOURTERELLE
Gnan gnan gnan.
LE PIVERT
Va plus loin sangloter dans le bois.
LE CHÈVREFEUILLE
Compère loriot à la flûte de bois,
Flûte-nous un air gai.
LE LORIOT
O gué !
UN COUCOU
Coucou.
UNE PIE
Tarare.
LE MERLE
Le ciel est comme un lit de roses qu’on prépare.
UNE FAUVETTE, arrivant en coup de vent.
Voilà. Bonjour. C’est moi.
LE FRÊNE
Quoi de nouveau, mamour ?
LA FAUVETTE
On ne sait pas ?... Le rossignol me fait la cour.
LE FRÊNE
Ah bah!
LA FAUVETTE
Parfaitement. Un rossignol notoire.


L’aïeul de son aïeul est cité dans l’Histoire.
Il vécut dans un parc appelé Trianon.
Je suis marquise...

LA PAQUERETTE
Point.
LA FAUVETTE
Je suis marquise...
LA PAQUERETTE
Non.
LA FAUVETTE
Le rossignol m’a dit : « marquise...»
LE PINSON
Turlurette.
LE CHÊNE, amusé.
Qu’est-ce que c’est qu’une marquise, dis, fauvette ?
LA GUÊPE
Je sais, c’est une ombrelle à franges de couleur.
LA FAUVETTE
Nenni. C’est une belle à visage de fleur,
Dont la coiffure est haute et la robe bouffante,
Et qui s’avance, comme une rose mouvante,
D’un pied mignard chaussé d’un soulier si petit
Qu’un roitelet des murs n’y ferait pas son nid.
UN CHARME
Il te manque la robe à paniers des marquises.
LA FAUVETTE
C’est vrai que j’aime mieux les paniers de cerises.
LE CHARME
Tu n’as pas d’escarpins…
LA FAUVETTE
Ils sont tous un peu grands.
LE CHARME
Les marquises mettaient des mouches...
LA FAUVETTE
Moi, j’en prends.
LE CHARME
Les marquises faisaient de belles révérences...
LA FAUVETTE, saluant.
Et moi donc ?
LE CHARME
Connais-tu leurs jolis pas de danse ?
LA FAUVETTE, sautillant.
Gavotte. Menuet.
LA PAQUERETTE
T’es pas marquise ?...
LA FAUVETTE
Si.
LA PAQUERETTE
T’es fauvette !
LA FAUVETTE
Ah oui ! mais marquise et nymphe aussi.
LE CHÊNE
Nymphe ?
LA FAUVETTE
Bien sur.
LE CHÊNE
Voyons...
LA FAUVETTE
C’est rose et cela nage.
LA PAQUERETTE
Oh ! tu sais pas nager...
LA FAUVETTE, voletant.
Si fait, dans le feuillage.


De haut en bas, de bas en haut. Voilà.

LE CHÊNE
Très bien.
LE MERLE
Le ciel est comme un bain de rosée et de thym.
LE CHÊNE
Qu’est-ce qu’on est encor, fauvette ?
LA FAUVETTE
Mille choses :


Bergère, Célimène, et ma reine, et ma rose ! Ses mots sont comme fleurs parmi les taillis verts,
Et c’est des vers...

LE CHARME
Il fait des vers ?
LA FAUVETTE
Mais oui, des vers.
UN CHARDONNERET
C’est comme le bonhomme alors ?
LA FAUVETTE
Lequel ? Ce drôle


Qui a des bottes et un tube sur l’épaule...

UN RAMIER
Hou ! le vilain !
LA FAUVETTE
...d’où sort le tonnerre parfois ?
LE CHARDONNERET
Non pas. Celui qui perd ses pipes dans le bois.
LA FAUVETTE
Tarare ! Celui-là fait des vers pour les livres.
Mais ceux du rossignol fusent dans l’air, enivrent
Comme une tiède pluie qui tombe çà et là
Sur la poussière et sur les grappes des lilas.
LE CHÊNE
Je gage qu’on reçoit des cadeaux ?...
LA FAUVETTE
On s’en flatte !


Des chenilles avec une corne écarlate,
Du linge en liseron orné de romarin,
Des robes d’églantine et des chapeaux de thym,
Des éventails légers d’aile de sauterelle,
Des boas en duvet de cou de tourterelle,
Des manteaux en velours de papillon Vulcain,
Des épis de brillants sertis par le matin,
Des broches d’œil de guêpe à facettes polies,
Des pendeloques en corolles d’ancolies,
Des bagues en saphir fragile d’abdomen
De libellule, et puis des gâteaux de pollen,
De miel, d’œufs de fourmi pétris dans la rosée,
Des pâtés succulents de chenille écrasée,
Des salades de thym, de sauge, de mouron,
Des bigarreaux sucrés criblés de pucerons,
Et des...

LE CHÊNE
Grâce !
LA FAUVETTE, piquée.
Très bien. Si c’est comme cela,


Je me sauve.

Elle s’ envole.
TOUS LES BUISSONS
Non, non, fauvette !
LA FAUVETTE, fuyant à tire-d’ aile.
Tra la la.
LE MERLE
Le ciel est comme un rang de glaïeuls qui s’embrasent.
LES MOINEAUX
Pan pan pan, rataplan.
LE HÊTRE
Un moment!...
LA PIE
Tu nous rases !...
LE MERLE
Le ciel est comme l’eau sur un banc de corail.
Et comme l’incendie immense d’un vitrail,
Et comme un éventail de flammes qu’on déploie...
LES MOINEAUX
Disputons.
UN LAPIN
Déjeunons.
LES GENÊTS
Faisons un feu de joie.
LES GOUTTES DE ROSÉE
Mesdames, des bijoux !
LES LISERONS
Des jupes de satin !
LES CAMPANULES
Drelin drelin drelin, prière du matin !
Un silence.
LE CHÊNE
Seigneur, nous élevons les bras vers votre gloire !
Nous nous sommes dressés en frémissant pour boire,
Selon votre très sage et sainte volonté,
Le vin d’opale et d’or de cette aube d’été.
CHŒUR DES ARBRES
Seigneur, nous élevons les bras vers votre gloire !
LE CHÊNE
Est-t-il quelqu’un, Seigneur, qui soit votre pareil ?
Votre Œil en se fermant éteindrait le soleil,
Et n’était votre Droite auguste qui les couvre,
Il n’est esprit qui pense ou corolle qui s’ouvre.
CHŒUR DES ARBRES
Est-il quelqu’un, Seigneur, qui soit votre pareil ?
LE CHÊNE
La vie est comme une eau qui coule dans un songe.
Tout geste est illusoire et tout verbe mensonge,
S’ils ne se rangent pas avec simplicité
Au rythme éblouissant de votre éternité.
CHŒUR DES ARBRES
La vie est comme une eau qui coule dans un songe.
LE CHÊNE
Nous avons vécu des hivers et des hivers,
Notre écorce a saigné sous la lime des vers,
L’ouragan a tordu nos branches qui vieillissent
Et la foudre à nos troncs laisse des cicatrices.
CHŒUR DES ARBRES
Nous avons vécu des hivers et des hivers.
LE CHÊNE
Mais maintenant, Seigneur, voici nos rameaux verts !
Voici, dans la musique ardente de la sève,
L’unanime hosanna de la forêt qui lève
Ses mille bras vibrants et tumultueux vers
L’inaccessible azur où brûle votre gloire !
CHŒUR DES ARBRES, DES HERBES ET DES BÊTES
Amen.

L'or de l'aurore fait largement irruption dans le bois, d’où s’élève une fumée d’encens.

PÊLE-MÊLE D'OISEAUX ET DE FLEURS
Jouons. — Mignonne ! — Un baiser... — Non. — A boire!...


1903.