L’École des Robinsons/10

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Hetzel (p. 77-85).


X

où godfrey fait ce que tout autre naufragé eût fait en pareille circonstance.


La nuit se passa sans aucun incident. Les deux naufragés, rompus par les émotions et la fatigue, avaient reposé aussi tranquillement que s’ils eussent été couchés dans la plus confortable chambre de l’hôtel de Montgomery-Street.

Le lendemain, 27 juin, aux premiers rayons du soleil levant, le chant du coq les réveillait.

Godfrey revint presque aussitôt au sentiment de la situation, tandis que Tartelett dut longtemps se frotter les yeux et s’étirer les bras, avant d’être rentré dans la réalité.

« Est-ce que le déjeuner de ce matin ressemblera au dîner d’hier ? demanda-t-il tout d’abord.

— Je le crains, répondit Godfrey, mais j’espère que nous dînerons mieux ce soir ! »

Le professeur ne put retenir une moue significative. Où étaient le thé et les sandwiches, qui jusqu’alors lui étaient apportés à son réveil ! Comment, sans ce repas préparatoire, pourrait-il attendre l’heure d’un déjeuner… qui ne sonnerait jamais peut-être !

Mais il fallait prendre un parti. Godfrey sentait bien maintenant la responsabilité qui pesait sur lui, sur lui seul, puisqu’il n’avait rien à attendre de son compagnon. Dans cette boîte vide qui servait de crâne au professeur, il ne pouvait naître aucune idée pratique : Godfrey devait penser, imaginer, décider pour deux.

Il donna un premier souvenir à Phina, sa fiancée, dont il avait si étourdiment refusé de faire sa femme, un second, à son oncle Will, qu’il avait si imprudemment quitté, et se retournant vers Tartelett :

« Pour varier notre ordinaire, dit-il, voici encore quelques coquillages et une demi-douzaine d’œufs !

— Et rien pour les faire cuire !

— Rien ! dit Godfrey. Mais si ces aliments mêmes nous manquaient, que diriez-vous donc, Tartelett ?

— Je dirais que rien n’est pas assez ! » répondit le professeur d’un ton sec.

Néanmoins, il fallut se contenter de ce repas plus que sommaire. C’est ce qui fut fait.

L’idée très naturelle qui vint alors à Godfrey, ce fut de pousser plus avant la reconnaissance commencée la veille. Avant tout, il importait de savoir, autant que possible, en quelle partie de l’océan Pacifique le Dream s’était perdu, afin de chercher à atteindre quelque endroit habité de ce littoral, où l’on pourrait, soit organiser un mode de rapatriement, soit attendre le passage d’un navire.

Godfrey observa que s’il pouvait dépasser la seconde ligne de collines, dont le profil pittoresque se dessinait au-dessus de la forêt, peut-être serait-il fixé à cet égard. Or, il ne pensait pas qu’il lui fallût plus d’une heure ou deux pour y arriver : c’est à cette urgente exploration qu’il résolut de consacrer les premières heures du jour.

Il regarda autour de lui. Les coqs et les poules étaient en train de picorer dans les hautes herbes. Agoutis, chèvres, moutons, allaient et venaient sur la lisière des arbres.

Or, Godfrey ne se souciait pas de traîner à sa suite toute cette troupe de volatiles et de quadrupèdes. Mais, pour les retenir plus sûrement en cet endroit, il fallait laisser Tartelett à leur garde.

Celui-ci consentit à rester seul et à se faire, pendant quelques heures, le berger de ce troupeau.

Il ne fit qu’une observation :

« Si vous alliez vous perdre, Godfrey ?

— N’ayez aucune crainte à cet égard, répondit le jeune homme. Je n’ai que cette forêt à traverser, et comme vous n’en quitterez pas la lisière, je suis certain de vous y retrouver.

— N’oubliez pas la dépêche à votre oncle Will, et demandez-lui plusieurs centaines de dollars !

— La dépêche… ou la lettre ! C’est convenu ! » répondit Godfrey, qui, tant qu’il ne serait pas fixé sur la situation de cette terre, voulait laisser à Tartelett toutes ses illusions.

Puis, après avoir serré la main du professeur, il s’enfonça sous le couvert de ces arbres, dont l’épais feuillage laissait à peine filtrer quelques rayons solaires. C’était leur direction qui devait, cependant, guider notre jeune explorateur vers cette haute colline, dont le rideau dérobait encore à ses regards tout l’horizon de l’est.

De sentier, il n’y en avait pas. Le sol, cependant, n’était point vierge de toute empreinte. Godfrey remarqua, en de certains endroits, des passées d’animaux. À deux ou trois reprises, il crut même voir s’enfuir quelques rapides ruminants, élans, daims ou cerf wapitis, mais il ne reconnut aucune trace de bêtes féroces, telles que tigres ou jaguars, dont il n’avait pas lieu, d’ailleurs, de regretter l’absence.

Le haut entresol de la forêt, c’est-à-dire toute cette portion des arbres comprise entre la première fourche et l’extrémité des branches, donnait asile à un grand nombre d’oiseaux : c’étaient des pigeons sauvages par centaines, puis, sous les futaies, des orfraies, des coqs de bruyère, des aracaris au bec en patte de homard, et plus haut, planant au-dessus des clairières, deux ou trois de ces gypaëtes, dont l’œil ressemble à une cocarde. Toutefois, aucun de ces volatiles n’était d’une espèce assez spéciale pour qu’on en pût déduire quelle était la latitude de ce continent.

Il en était ainsi des arbres de cette forêt. Mêmes essences à peu près que celles de cette partie des États-Unis qui comprend la Basse-Californie, la baie de Monterey et le Nouveau-Mexique. Là poussaient des arbousiers, des cornouillers à grandes fleurs, des érables, des bouleaux, des chênes, quatre ou cinq variétés de magnolias et de pins maritimes, tels qu’il s’en rencontre dans la Caroline du Sud ; puis, au milieu de vastes clairières, des oliviers, des châtaigniers, et, en fait d’arbrisseaux, des touffes de tamarins, de myrtes, de lentisques, ainsi qu’en produit le sud de la zone tempérée. En général, il y avait assez d’espace entre ces arbres pour que l’on pût passer, sans être obligé de recourir ni au feu ni à la hache. La brise de mer circulait facilement à travers le haut branchage, et, çà et là, de grandes plaques de lumière miroitaient sur le sol.

Godfrey allait donc ainsi, traversant en ligne oblique ces dessous de grands bois. De prendre quelques précautions, cela ne lui venait même pas à l’idée. Le désir d’atteindre les hauteurs qui bordaient la forêt dans l’est l’absorbait tout entier. Il cherchait, à travers le feuillage, la direction des rayons solaires, afin de marcher plus directement à son but. Il ne voyait même pas ces oiseaux-guides, — ainsi nommés parce qu’ils volent devant les pas du voyageur, —
Il s’enfonça sous le couvert des arbres… (Page 78.)

s’arrêtant, retournant, repartant, comme s’ils voulaient lui indiquer sa route. Rien ne le pouvait distraire.

Cette contention d’esprit se comprend. Avant une heure, son sort allait être résolu ! Avant une heure, il saurait s’il était possible d’atteindre quelque portion habitée de ce continent !

Déjà Godfrey, raisonnant d’après ce qu’il connaissait de la route suivie et du chemin fait par le Dream, pendant une navigation de dix-sept jours, s’était dit qu’il n’y avait que le littoral japonais ou la côte chinoise sur lesquels le navire eût pu sombrer. D’ailleurs, la position du soleil, toujours
« Une île ! » (Page 82.)

dans le sud par rapport à lui, démontrait clairement que le Dream n’avait pas franchi la limite de l’hémisphère méridional.

Deux heures après son départ, Godfrey estimait à cinq milles environ le chemin parcouru, en tenant compte de quelques détours, auxquels l’épaisseur du bois l’avait parfois obligé. Le second plan de collines ne pouvait être loin. Déjà les arbres s’espaçaient, formant quelques groupes isolés, et les rayons de lumière pénétraient plus facilement à travers les hautes ramures. Le sol accusait aussi une certaine déclivité, qui ne tarda pas à se changer en rampe assez rude.

Quoiqu’il fût passablement fatigué, Godfrey eut assez de volonté pour ne pas ralentir sa marche. Courir, il l’eût fait, sans doute, n’eût été la raideur des premières pentes.

Bientôt il se fut assez élevé pour dominer la masse générale de ce dôme verdoyant qui s’étendait derrière lui, et dont quelques têtes d’arbres émergeaient çà et là.

Mais Godfrey ne songeait pas à regarder en arrière. Ses yeux ne quittaient plus cette ligne de faîte dénudée qui se profilait à quatre ou cinq cents pieds en avant et au-dessus de lui. C’était la barrière qui lui cachait toujours l’horizon oriental.

Un petit cône, obliquement tronqué, dépassait cette ligne accidentée, et se raccordait par des pentes douces à la crête sinueuse que dessinait l’ensemble des collines.

« Là !… Là !… se dit Godfrey. C’est ce point qu’il faut atteindre !… C’est le sommet de ce cône !… Et de là, que verrai-je ?… Une ville ?… un village ?… le désert ? »

Très surexcité, Godfrey montait toujours, serrant ses coudes à sa poitrine pour contenir les battements de son cœur. Sa respiration un peu haletante le fatiguait, mais il n’aurait pas eu la patience de s’arrêter pour reprendre haleine. Dût-il tomber, à demi pâmé, au sommet du cône, qui ne se dressait plus qu’à une centaine de pieds au-dessus de sa tête, il ne voulait pas perdre une minute à s’attarder.

Enfin, quelques instants encore, et il serait au but. La rampe lui semblait assez raide de ce côté, sous un angle de trente à trente-cinq degrés. Il s’aidait des pieds et des mains ; il se cramponnait aux touffes d’herbes grêles du talus, aux quelques maigres arbrisseaux de lentisques ou de myrtes, qui s’étageaient jusqu’à la crête.

Un dernier effort fut fait ! De la tête, enfin, il dépassa la plate-forme du cône, tandis que, couché à plat ventre, ses yeux parcouraient avidement tout l’horizon de l’est…

C’était la mer qui le formait et allait se confondre à une vingtaine de milles, au delà, avec la ligne du ciel !

Il se retourna…

La mer encore, à l’ouest, au sud, au nord !… l’immense mer, l’entourant de toutes parts !

« Une île ! »

En jetant ce mot, Godfrey éprouva un vif serrement de cœur. La pensée ne lui était pas venue qu’il pût être dans une île ! Et cela était, cependant ! La chaîne terrestre, qui aurait pu le rattacher au continent, était brusquement rompue ! Il ressentait cette impression d’un homme endormi dans une embarcation entraînée à la dérive, qui se réveille sans avoir ni aviron ni voile pour regagner la terre !

Mais Godfrey se remit vite. Son parti fut pris d’accepter la situation. Quant aux chances de salut, puisqu’elles ne pouvaient venir du dehors, c’était à lui de les faire naître.

Il s’agissait, d’abord, de reconnaître aussi exactement que possible la disposition de cette île, que son regard embrassait dans toute son étendue. Il estima qu’elle devait mesurer environ soixante milles de circonférence, ayant à vue d’œil vingt milles de longueur du sud au nord, sur douze milles de largeur de l’est à l’ouest.

Quant à sa partie centrale, elle se dérobait sous la verdoyante épaisse forêt, qui s’arrêtait à la ligne de faîte dominée par le cône, dont le talus venait mourir au littoral.

Tout le reste n’était que prairie avec des massifs d’arbres, ou grève avec des rochers, projetant leurs dernières assises sous la forme de caps et de promontoires capricieusement effilés. Quelques criques découpaient la côte, mais n’auraient pu donner refuge qu’à deux ou trois barques de pêche. Seule, la baie au fond de laquelle le Dream avait fait naufrage mesurait une étendue de sept à huit milles. Semblable à une rade foraine, elle s’ouvrait sur les deux tiers du compas ; un bâtiment n’y aurait pas trouvé d’abri sûr, à moins que le vent n’eût soufflé de l’est.

Mais quelle était cette île ? De quel groupe géographique relevait-elle ? Appartenait-elle à un archipel, ou n’était-ce qu’un accident isolé dans cette portion du Pacifique ?

En tout cas, aucune autre île, grande ou petite, haute ou basse, n’apparaissait dans le rayon de vue.

Godfrey s’était relevé et interrogeait l’horizon. Rien sur cette ligne circulaire où se confondaient la mer et le ciel. Si donc il existait au vent ou sous le vent quelque île ou quelque côte d’un continent, ce ne pouvait être qu’à une distance considérable.

Godfrey fit appel à tous ses souvenirs en géographie, afin de deviner quelle était cette île du Pacifique. Par raisonnement, il arriva à ceci : le Dream, pendant dix-sept jours, avait suivi, à peu de chose près, la direction du sud-ouest. Or, avec une vitesse de cent cinquante à cent quatre-vingts milles par vingt-quatre heures, il devait avoir parcouru près de cinquante degrés. D’autre part, il était établi qu’il n’avait pas dépassé la ligne équatoriale. Donc, il fallait chercher la situation de l’île ou du groupe duquel elle dépendait peut-être, dans la partie comprise entre les cent soixantième et cent soixante-dixième degrés nord.

Sur cette portion de l’océan Pacifique, il sembla bien à Godfrey qu’une carte ne lui eût pas offert d’autre archipel que celui des Sandwich ; mais, en dehors de cet archipel, n’y avait-il pas des îles isolées, dont les noms lui échappaient et qui formaient comme un grand semis jusqu’au littoral du Céleste Empire ?

Peu importait, d’ailleurs. Il n’existait aucun moyen d’aller chercher en un autre point de l’Océan une terre plus hospitalière.

« Eh bien, se dit Godfrey, puisque je ne connais pas le nom de cette île, qu’elle soit nommée île Phina, en souvenir de celle que je n’aurais pas dû abandonner pour aller courir le monde, et puisse ce nom nous porter bonheur ! »

Godfrey s’occupa alors de reconnaître si l’île était habitée dans la partie qu’il n’avait pu visiter encore.

Du sommet du cône, il ne vit rien qui décelât des traces d’indigènes, ni habitations dans la prairie, ni maisons à la lisière des arbres, ni même une seule case de pêcheur sur la côte.

Mais si l’île était déserte, cette mer qui l’entourait ne l’était pas moins, et aucun navire ne se montrait dans les limites d’une périphérie à laquelle la hauteur du cône donnait un développement considérable.

Godfrey, exploration faite, n’avait plus qu’à redescendre au pied de la colline et à reprendre le chemin de la forêt, afin d’y rejoindre Tartelett. Mais, avant de quitter la place, son regard fut attiré par une sorte de futaie d’arbres de grande taille, qui se dressait à la limite des prairies du nord. C’était un groupe gigantesque : il dépassait de la tête tous ceux que Godfrey avait vus jusqu’alors.

« Peut-être, se dit-il, y aura-t-il lieu de chercher à s’installer de ce côté, d’autant mieux que, si je ne me trompe, j’aperçois un ruisseau, qui doit prendre naissance à quelque source de la chaîne centrale et coule à travers la prairie »

Ce serait à examiner dès le lendemain.

Vers le sud, l’aspect de l’île était un peu différent. Forêts et prairies faisaient plus vite place au tapis jaune des grèves, et, par endroits, le littoral se redressait en roches pittoresques.

Mais, quelle fut la surprise de Godfrey, lorsqu’il crut apercevoir une légère fumée, qui s’élevait dans l’air, au delà de cette barrière rocheuse.

« Y a-t-il donc là quelques-uns de nos compagnons ! s’écria-t-il. Mais non ! ce n’est pas possible ! Pourquoi se seraient-ils éloignés de la baie depuis hier, et jusqu’à plusieurs milles du récif ? Serait-ce donc un village de pêcheurs ou le campement d’une tribu indigène ? »

Godfrey observa avec la plus extrême attention. Était ce bien une fumée, cette vapeur déliée que la brise rabattait doucement vers l’ouest ? On pouvait s’y tromper. En tout cas, elle ne tarda pas à s’évanouir : quelques minutes après, on n’en pouvait plus rien voir.

C’était un espoir déçu.

Godfrey regarda une dernière fois dans cette direction ; puis, n’apercevant plus rien, il se laissa glisser le long du talus, redescendit les pentes de la colline et s’enfonça de nouveau sous les arbres.

Une heure plus tard, il avait traversé toute la forêt et se retrouvait à sa lisière.

Là attendait Tartelett, au milieu de son troupeau, à deux et quatre pattes. Et, à quelle occupation se livrait l’obstiné professeur ? À la même, toujours. Un morceau de bois dans la main droite, un autre dans la main gauche, il s’exténuait encore à vouloir les enflammer. Il frottait, il frottait avec une constance digne d’un meilleur sort.

« Eh bien, demanda-t-il du plus loin qu’il aperçut Godfrey, et le bureau télégraphique ?

— Il n’était pas ouvert ! répondit Godfrey, qui n’osait encore rien dire de la situation.

— Et la poste ?

— Elle était fermée ! Mais déjeunons !… Je meurs de faim !… Nous causerons ensuite. »

Et ce matin-là Godfrey et son compagnon durent encore se contenter de ce trop maigre repas d’œufs crus et de coquillages !

« Régime très sain ! » répétait Godfrey à Tartelett, qui n’était guère de cet avis et ne mangeait que du bout des lèvres.