L’École des Robinsons/13

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Hetzel (p. 104-114).


XIII

où godfrey voit encore s’élever une légère fumée sur un autre point de l’île


Voilà un orage qui était venu à propos ! Godfrey et Tartelett n’avaient pas eu, comme Prométhée, à s’aventurer dans les espaces pour aller y dérober le feu céleste ! C’était bien le ciel, en effet, comme l’avait dit Tartelett, qui
Pendant ce temps, Godfrey s’occupait… (Page 106.)

avait été assez obligeant pour le leur envoyer par la voie d’un éclair. À eux maintenant le soin de le conserver !

« Non ! nous ne le laisserons pas s’éteindre ! s’était écrié Godfrey.

— D’autant plus que le bois ne manquera pas pour l’alimenter ! avait répondu Tartelett, dont la satisfaction se traduisait par de petits cris de joie.

— Oui ! mais qui l’entretiendra ?

— Moi ! Je veillerai jour et nuit, s’il faut, » riposta Tartelett, en brandissant un tison enflammé.

Et c’est bien ce qu’il fit jusqu’au lever du soleil.

Le bois mort, on l’a dit, abondait sous l’énorme couvert des séquoias. Aussi, dès l’aube, Godfrey et le professeur, après en avoir entassé un stock considérable, ne l’épargnèrent pas au foyer allumé par la foudre. Dressé au pied de l’un des arbres, dans un étroit entre-deux de racines, ce foyer flambait avec un pétillement clair et joyeux. Tartelett, s’époumonant, dépensait toute son haleine à souffler dessus, bien que ce fût parfaitement inutile. Dans cette attitude, il prenait les poses les plus caractéristiques, en suivant la fumée grisâtre, dont les volutes se perdaient dans le haut feuillage.

Mais ce n’était pas pour l’admirer qu’on l’avait tant demandé, cet indispensable feu, ni pour se chauffer non plus. On le destinait à un usage plus intéressant. Il s’agissait d’en finir avec ces maigres repas de coquillages crus et de racines de yamph, dont une eau bouillante ou une simple cuisson sous la cendre n’avaient jamais développé les éléments nutritifs. Ce fut à cette besogne que Godfrey et Tartelett s’employèrent pendant une partie de la matinée.

« Nous mangerons bien un ou deux poulets ! s’écria Tartelett, dont la mâchoire claquait d’avance. On pourrait y joindre un jambon d’agouti, un gigot de mouton, un quartier de chèvre, quelques pièces de ce gibier qui court la prairie, sans compter deux ou trois poissons d’eau douce, accompagnés de quelques poissons de mer ?

— Pas si vite, répondit Godfrey, que l’exposé de ce peu modeste menu avait mis en belle humeur. Il ne faut pas risquer une indigestion pour se rattraper d’un jeûne ! Ménageons nos réserves, Tartelett ! Va pour deux poulets, — chacun le nôtre, — et si le pain nous manque, j’espère bien que nos racines de camas, convenablement préparées, le remplaceront sans trop de désavantage ! »

Cela coûta la vie à deux innocents volatiles, qui, plumés, parés, apprêtés par le professeur, puis enfilés dans une baguette, rôtirent bientôt devant une flamme pétillante.

Pendant ce temps, Godfrey s’occupait de mettre les racines de camas en état de figurer au premier déjeuner sérieux qui allait être fait dans l’île Phina. Afin de les rendre comestibles, il n’y avait qu’à suivre la méthode indienne, que des Américains devaient connaître, pour l’avoir vu plus d’une fois employer dans les prairies de l’Ouest-Amérique.

Voici comment Godfrey procéda :

Une certaine quantité de pierres plates, ramassées sur la grève, furent mises dans le brasier, de manière à s’imprégner d’une chaleur intense. Peut-être Tartelett trouva-t-il qu’il était dommage d’employer un si bon feu « à cuire des pierres », mais comme cela ne gênait en aucune façon la préparation de ses poulets, il ne s’en plaignit pas autrement.

Pendant que les pierres s’échauffaient ainsi, Godfrey choisit un endroit du sol, dont il arracha l’herbe sur l’espace d’un yard carré environ ; puis, ses mains armées de larges coquilles, il enleva la terre jusqu’à une profondeur de dix pouces. Cela fait, il disposa au fond de ce trou un foyer de bois sec qu’il alluma, de manière à communiquer à la terre, tassée au fond du trou, une chaleur assez considérable.

Lorsque tout ce bois eut été consumé, après enlèvement des cendres, les racines de camas, préalablement nettoyées et grattées, furent étendues dans le trou ; une mince couche de gazon les recouvrit, et les pierres brûlantes, placées par-dessus, servirent de base à un nouveau foyer, qui fut allumé à leur surface.

En somme, c’était une sorte de four qui avait été préparé de la sorte, et, après un temps assez court, — une demi-heure au plus, — l’opération dut être considérée comme finie.

En effet, sous la double couche de pierres et de gazon qui fut enlevée, on retrouva les racines de camas modifiées par cette violente torréfaction. En les écrasant, on eût pu obtenir une farine très propre à faire une sorte de pain ; mais, en les laissant à leur état naturel, c’était comme si l’on mangeait des pommes de terre de qualité très nourrissante.

Ce fut ainsi que ces racines furent servies, cette fois, et nous laissons à penser quel déjeuner firent les deux amis avec ces jeunes poulets qu’ils dévorèrent jusqu’aux os, et ces excellents camas qu’ils n’avaient pas besoin de ménager. Le champ n’était pas loin, où ils poussaient en abondance. Il n’y avait qu’à se baisser pour les récolter par centaines.

Ce repas achevé, Godfrey s’occupa de préparer une certaine quantité de cette farine, qui se conserve presque indéfiniment et peut être transformée en pain pour les besoins de chaque jour.

Cette journée se passa dans ces diverses occupations. Le foyer fut toujours alimenté avec le plus grand soin. On le chargea plus particulièrement de combustible pour la nuit, — ce qui n’empêcha pas Tartelett de se relever à plusieurs reprises, afin d’en rapprocher les charbons et de provoquer une combustion plus active. Puis, il venait se recoucher ; mais, comme il rêvait que le feu s’éteignait, il se relevait aussitôt, et il recommença ainsi ce manège jusqu’au point du jour.

La nuit s’écoula sans aucun incident. Les pétillements du foyer, joints au chant du coq, réveillèrent Godfrey et son compagnon, qui avait fini par s’endormir.

Tout d’abord, Godfrey fut surpris de sentir une sorte de courant d’air, qui venait d’en haut, à l’intérieur de Will-Tree. Il fut donc conduit à penser que le séquoia était creux jusqu’à l’écartement des basses branches, que là s’ouvrait un orifice qu’il conviendrait de boucher, si l’on voulait être clos et couvert.

« Cependant, voilà qui est singulier ! se dit Godfrey. Comment, pendant les nuits précédentes, n’ai-je pas senti ce courant d’air ? Est-ce que ce serait le coup de foudre ?… »

Et pour répondre à ces questions, l’idée lui vint d’examiner extérieurement le tronc du séquoia.

Examen fait, Godfrey eut bientôt compris ce qui s’était passé pendant l’orage.

La trace de la foudre était visible sur l’arbre, qui avait été largement écorcé par le passage du fluide, depuis la fourche jusqu’aux racines. Si l’étincelle électrique se fût introduite à l’intérieur du séquoia au lieu d’en suivre le contour extérieur, Godfrey et son compagnon auraient pu être foudroyés. Sans s’en douter, ils avaient couru là un danger véritable.

« On recommande, dit Godfrey, de ne point se réfugier sous les arbres pendant les orages ! C’est très bien pour ceux qui peuvent faire autrement ! Mais le moyen, pour nous, d’éviter ce danger, puisque nous demeurons dans un arbre ! Enfin nous verrons ! »

Puis, regardant le séquoia au point où commençait la longue traînée du fluide :

« Il est évident, se dit-il, que là où la foudre l’a frappé, elle l’aura violemment disjoint au sommet du tronc. Mais alors puisque l’air pénètre à l’intérieur par cet orifice, c’est que l’arbre est creusé sur toute sa hauteur et ne vit plus que par son écorce ? Voilà une disposition dont il convient de se rendre compte ! »

Et Godfrey se mit à chercher quelque branche résineuse, dont il pût faire une torche.

Un bouquet de pins lui fournit la torche dont il avait besoin ; la résine exsudait de cette branche, qui, une fois enflammée, donna une très brillante lumière.

Godfrey rentra alors dans la cavité qui lui servait de demeure. À l’ombre succéda immédiatement la clarté, et il fut facile de reconnaître quelle était la disposition intérieure de Will-Tree.

Une sorte de voûte, irrégulièrement découpée, plafonnait à une quinzaine de pieds au-dessus du sol. En élevant sa torche, Godfrey aperçut très distinctement l’ouverture d’un étroit boyau, dont le développement se perdait dans l’ombre. Évidemment l’arbre était évidé sur toute sa longueur ; mais peut-être restait-il des portions de l’aubier encore intactes. Dans ce cas, en s’aidant de ces saillies, il serait, sinon facile du moins possible, de s’élever jusqu’à la fourche.

Godfrey, qui songeait à l’avenir, résolut de savoir sans plus tarder à quoi s’en tenir à cet égard.

Il avait un double but : d’abord boucher hermétiquement cet orifice par lequel le vent ou la pluie pouvaient s’engouffrer, — ce qui aurait rendu Will-Tree presque inhabitable ; puis, aussi, s’assurer si, devant un danger, attaque d’animaux ou d’indigènes, les branches supérieures du séquoia n’offriraient pas un refuge convenable.

On pouvait essayer, en tout cas. S’il se rencontrait quelque insurmontable obstacle dans l’étroit boyau, eh bien, Godfrey en serait quitte pour redescendre.

Après avoir planté sa torche dans l’interstice de deux grosses racines à fleur de sol, le voilà donc qui commence à s’élever sur les premières saillies intérieures de l’écorce. Il était leste, vigoureux, adroit, habitué à la gymnastique comme tous les jeunes Américains. Ce ne fut qu’un jeu pour lui. Bientôt il eut atteint, dans ce tube inégal, une partie plus étroite par laquelle, en s’arc-boutant du dos et des genoux, il pouvait grimper à la façon d’un ramoneur. Toute sa crainte était qu’un défaut de largeur ne vint l’arrêter dans son ascension.

Cependant il continuait à monter, et, quand il rencontrait une saillie, il s’y reposait, afin de reprendre haleine.

Trois minutes après avoir quitté le sol, si Godfrey n’était pas arrivé à soixante pieds de hauteur, il ne devait pas en être loin, et par conséquent, il n’avait plus qu’une vingtaine de pieds à franchir.

En effet, il sentait déjà un air plus vif lui souffler au visage, il le humait avidement, car il ne faisait pas précisément très frais à l’intérieur du séquoia.

Après s’être reposé pendant une minute, après avoir secoué la fine poussière arrachée aux parois, Godfrey continua à s’élever dans le boyau qui se rétrécissait peu à peu.

Mais, en ce moment, son attention fut attirée par un certain bruit qui lui parut très justement suspect. On eût dit qu’un grattement se produisait à l’intérieur de l’arbre. Presque aussitôt, une sorte de sifflement se fit entendre.

Godfrey s’arrêta.

« Qu’est cela ? se demanda-t-il. Quelque animal qui se sera réfugié dans ce séquoia ? Si c’était un serpent ?… Non !… Nous n’en avons point encore aperçu dans l’île !… Ce doit être plutôt quelque oiseau qui cherche à s’enfuir ! »

Godfrey ne se trompait pas, et, comme il continuait à monter, une sorte de croassement plus accentué, suivi d’un vif battement d’ailes, lui indiqua qu’il ne s’agissait là que d’un volatile, niché dans l’arbre, et dont il troublait le repos, sans doute.

Plusieurs « frrr ! frrr ! » qu’il poussa de toute la vigueur de ses poumons, eurent bientôt déterminé l’intrus à déguerpir.

C’était, en effet, une espèce de choucas de grande taille, qui ne tarda pas à s’échapper par l’orifice et disparut précipitamment dans la haute cime de Will-Tree.

Quelques instants après, la tête de Godfrey passait par le même orifice, et bientôt il se trouvait installé fort à son aise, sur la fourche de l’arbre, à la naissance de ces basses branches que quatre-vingts pieds de hauteur séparaient du sol.

Là, ainsi qu’il a été dit, l’énorme tronc du séquoia supportait toute une forêt. Le capricieux enchevêtrement de la ramure secondaire présentait l’aspect de ces futaies très serrées de bois, qu’aucune percée n’a rendues praticables.

Cependant Godfrey parvint, non sans quelque peine, à se glisser d’une branche à l’autre, de manière à atteindre peu à peu le dernier étage de cette phénoménale végétation.

Nombre d’oiseaux s’envolaient à son approche en poussant des cris, et ils allaient se réfugier sur les arbres voisins du groupe que Will-Tree dominait de toute sa tête.

Godfrey continua de grimper ainsi tant qu’il le put, et ne s’arrêta qu’au moment où les extrêmes branches supérieures commencèrent à fléchir sous son poids.

Un large horizon d’eau entourait l’île Phina, qui se déroulait à ses pieds comme une carte en relief.

Ses yeux parcoururent avidement cette portion de mer. Elle était toujours déserte. Il fallait bien en conclure, une fois de plus, que l’île se trouvait hors des routes commerciales du Pacifique.

Godfrey étouffa un gros soupir ; puis, ses regards s’abaissèrent vers cet étroit domaine, sur lequel la destinée le condamnait à vivre, longtemps sans doute, toujours peut-être !

Mais quelle fut sa surprise lorsqu’il revit, dans le nord cette fois, une fumée semblable à celle qu’il avait déjà cru apercevoir dans le sud. Il regarda donc avec la plus extrême attention.

Une vapeur très déliée, d’un bleu plus foncé à sa pointe, montait droit dans l’air calme et pur.

« Non ! je ne me trompe pas ! s’écria Godfrey. Il y a là une fumée, et, par conséquent, un feu qui la produit !… et ce feu ne peut avoir été allumé que par… Par qui ?… »

Godfrey prit alors avec une extrême précision le relèvement de l’endroit en question.

La fumée s’élevait au nord-est de l’île, au milieu des hautes roches qui bordaient le rivage. Il n’y avait pas d’erreur possible. C’était à moins de cinq milles de Will-Tree. En coupant droit sur le nord-est, à travers la prairie, puis, en suivant le littoral, on devait nécessairement arriver aux rochers qu’empanachait cette légère vapeur.

Tout palpitant, Godfrey redescendit l’échafaudage de branches jusqu’à la fourche. Là, il s’arrêta un instant pour arracher un fouillis de mousse et de feuilles ; puis, cela fait, il se glissa par l’orifice, qu’il boucha du mieux qu’il put, et se laissa rapidement couler jusqu’au sol.

Un seul mot jeté à Tartelett pour lui dire de ne point s’inquiéter de son absence, et Godfrey s’élança dans la direction du nord-est, de manière à gagner le littoral.

Ce fut une course de deux heures, d’abord à travers la verdoyante prairie, au milieu de bouquets d’arbres clairsemés ou de longues haies de genêts épineux, ensuite le long de la lisière du littoral. Enfin la dernière chaîne de roches fut atteinte.

Godfrey parvint à se glisser d’une branche à l’autre. (Page 110.)

Mais cette fumée que Godfrey avait aperçue du haut de l’arbre, en vain chercha-t-il à la revoir, lorsqu’il fut redescendu. Toutefois, comme il avait relevé exactement la situation de l’endroit d’où elle s’échappait, il put y arriver sans erreur. Là, Godfrey commença ses recherches. Il explora avec soin toute cette partie du littoral. Il appela…

Personne ne répondit à son appel. Aucun être humain ne se montra sur cette grève. Pas un rocher ne lui offrit la trace ni d’un feu allumé récemment, ni d’un foyer maintenant éteint, qu’avaient pu alimenter les herbes marines et les algues sèches, déposées par le flot.

Il s’en acquittait à la satisfaction générale. (Page 115)

« Il n’est cependant pas possible que je me sois trompé ! se répétait Godfrey. C’est bien une fumée que j’ai aperçue !… Et pourtant !… »

Comme il n’était pas admissible que Godfrey eût été dupe d’une illusion, il en arriva à penser qu’il existait quelque source d’eau chaude, une sorte de geiser intermittent, dont il ne pouvait retrouver la place, qui avait dû projeter cette vapeur.

En effet, rien ne prouvait qu’il y n’eût pas dans l’île plusieurs de ces puits naturels. En ce cas, l’apparition d’une colonne de fumée se fût expliquée par ce simple phénomène géologique.

Godfrey, quittant le littoral, revint donc vers Will-Tree, en observant un peu plus le pays au retour qu’il ne l’avait fait à l’aller. Quelques ruminants se montrèrent, entre autres des wapitis, mais ils filaient avec une telle rapidité qu’il eût été impossible de les atteindre.

Vers quatre heures, Godfrey était de retour. Cent pas avant d’arriver, il entendait l’aigre crin-crin de la pochette, et se retrouvait bientôt en face du professeur Tartelett, qui, dans l’attitude d’une vestale, veillait religieusement sur le feu sacré confié à sa garde.