L’Élève du grand Tartini

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E. T. A. HoffmannLes Frères Sérapion

L’Élève du grand Tartini
1820




L’ÉLÈVE DU GRAND TARTINI
Esquisse musical
Vers 1789 ou 1790 demeurait à Berlin le baron de B***, qui était, sans contredit, l’un des êtres les plus extraordinaires qu’ait jamais fournis le monde musical. Un jeune musicien de mes amis me communiqua au sujet de ce personnage des détails qui ne sont pas sans intérêt.

J’étais à Berlin, me dit ce jeune homme, en même temps que le baron de B***. Bien jeune encore, à peine âgé de seize ans, je m’adonnais à l’étude du violon de toutes les forces de mon âme. Le chef d’orchestre Haak, mon respectable mais très sévère professeur, était de plus en plus content de moi. Il louait la précision de mon coup d’archet, la pureté de mes intonations ; enfin il me laissa jouer du violon à l’Opéra, et même au concert de la cour.

Cependant j’entendis souvent Haak causer avec le jeune Duport, avec Ritter et autres grands maîtres de la chapelle des réunions musicales, que le baron de B*** tenait dans son salon avec autant de goût que d’agrément. Le roi lui-même n’avait pas dédaigné d’y prendre part, et avait rendu au baron plusieurs visites.

Ces messieurs citaient divers ouvrages de vieux maîtres presque oubliés, qu’on n’entendait nulle part que chez le baron de B***. En tout ce qui concernait la musique écrite pour le violon, il possédait une magnifique et complète collection de compositions de toute espèce des maîtres anciens et modernes. Ils parlaient aussi de la manière noble et splendide dont on était reçu chez le baron, et de l’incroyable libéralité avec laquelle il traitait tous les artistes. Tous s’accordaient à le comparer à un astre bienfaisant, qui était venu éclairer le ciel musical de Berlin.

Ces détails piquaient ma curiosité. Elle redoublait encore quand je voyais les maîtres de la chapelle se rapprocher, se mettre à chuchoter mystérieusement. Je ne pouvais saisir à la volée que le nom du baron, et quelques mots sans suite qui me faisaient deviner qu’il était question de l’art musical et de leçons de musique.

Je remarquai surtout qu’un rire sardonique errait sur les traits de Duport, qu’il s’adressait avec une certaine malice au chef d’orchestre ; que celui-ci lui ripostait à voix basse, et ne pouvait de son côté réprimer son envie de rire. Enfin, se retournant vivement et prenant son violon pour donner l’accord, il s’écriait — Quoi qu’il en soit, c’est et ce sera toujours un homme supérieur.

Je ne pus m’empêcher, malgré le danger que je courais d’être éconduit d’une manière un peu brusque, de prier le chef d’orchestre, si toutefois cela était possible, de me présenter chez le baron de B***, et de me faire admettre à ses concerts.

Haak me regarda avec de grands yeux, je crus qu’un léger orage allait éclater sur ma tête ; mais je m’étais trompé. L’air sévère du chef d’orchestre fit bientôt place à un rire singulier.

— Eh bien ! dit-il, tu peux avoir raison de me faire cette demande ; la connaissance du baron peut être très utile à ton instruction. Je lui parlerai de toi, et je crois qu’il t’accordera aisément la permission d’assister à ses concerts ; car il aime beaucoup avoir affaire aux jeunes virtuoses.

Peu de temps après, je jouai avec Haak plusieurs duos de violon très difficiles.

— Charles, me dit-il en mettant son violon de côté, endosse ce soir ton habit des dimanches et tes bas de soie. Viens ensuite chez moi. De là nous irons ensemble chez le baron de B*** ; il y aura peu de monde, et ce sera une bonne occasion de te présenter. Le cœur me battit de joie, car j’espérais, je ne savais moi-même pas pourquoi, entendre de la musique extraordinairement remarquable. Nous allâmes chez le baron.

Le baron était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, avancé en âge, et revêtu d’un costume de cérémonie brodé à l’ancienne mode française. Il vint à notre rencontre quand nous entrâmes dans l’appartement, et secoua avec affabilité la main de mon maître.

Jamais, en présence d’aucun homme de distinction, je n’avais senti plus de vénération et plus de sympathie. Le visage du baron respirait la plus franche cordialité, et dans ses yeux brillait ce feu sombre qui annonce ordinairement les artistes doués d’une véritable vocation.


Toute la timidité que je pouvais avoir en ma qualité de jeune homme sans expérience disparut en un moment.

— Comment vous portez-vous, mon bon Haak ? dit le baron d’une voix claire et sonore. Mon concert marche-t-il bien ? C’est donc demain que nous l’entendrons. Ah ! voilà donc le jeune homme, ce petit musicien de talent dont vous m’avez parlé !

Je baissai les yeux avec embarras et je sentis que ma rougeur augmentait à chaque instant.

Haak déclina mon nom, et vanta mes dispositions naturelles et les progrès rapides que j’avais faits depuis peu.

— Ainsi, me dit le baron, entre tous les instruments tu as choisi le violon, mon enfant ? As-tu bien songé que le violon est le plus difficile de tous les instruments imaginables ? Oui, le violon, malgré sa simplicité et sa mesquinerie apparentes, possède une richesse de sons inépuisable, et des secrets étranges dont la nature n’accorde la compréhension qu’à un petit nombre d’hommes privilégiés. Es-tu bien convaincu que tu deviendras maître de ces secrets ? Il y a beaucoup de musiciens qui ont cru arriver à ce but, et sont restés toute leur vie de pauvres bousilleurs. Je ne voudrais pas, mon enfant, te voir augmenter le nombre de ces misérables. Eh bien ! tu pourras jouer quelque chose devant moi ; je te dirai ce qu’il en est, et te donnerai des conseils. Il peut t’advenir ce qu’il arriva à Charles Stamitz, qui se croyait la merveille des merveilles. Lorsque je lui eus ouvert les yeux, il jeta son violon dans un coin derrière le poêle ; il prit en main la basse de viole et la viole d’amour, et fit bien. Il pouvait du moins faire manœuvrer ses larges doigts sur ces instruments et en jouer passablement. Eh bien ! je t’entendrai, mon enfant !

Ces premières paroles un peu singulières du baron me déconcertèrent ; tout ce qu’il me disait pénétrait profondément dans mon âme, et je sentais avec un découragement intérieur que, malgré mon enthousiasme pour le plus difficile et le plus mystérieux des instruments, je n’étais peut-être pas apte à la tâche à laquelle j’avais consacré ma vie.

On commença à jouer trois quatuors d’Haydn, qui étaient alors dans toute leur nouveauté. Mon maître tira son violon de sa boîte ; mais à peine en eut-il touché les cordes pour l’accorder, que le baron se boucha les deux oreilles et s’écria comme hors de lui :

— Haak, Haak, je vous en conjure, arrêtez ! Au nom du ciel, comment pouvez-vous perdre votre talent sur un violon aussi misérable, aussi criard, aussi cacophonique ?

Le chef d’orchestre avait le violon le plus parfait que j’eusse jamais vu et entendu : c’était un chef-d’œuvre d’Antonio Stradivarius, et Haak était désespéré quand on ne rendait pas à son instrument favori les honneurs qu’il méritait. Quel fut mon étonnement de le voir serrer son violon en souriant ! Il savait sans doute ce qui allait se passer.

Au moment où il ôtait la clef de la serrure de sa boîte à violon, le baron, qui était sorti de l’appartement, y rentra tenant une boîte couverte de velours rouge écarlate et ornée de franges d’or. Il la portait devant lui sur les deux bras comme une corbeille de noces, ou comme un nouveau-né qu’on va faire baptiser.

— Je veux vous faire honneur, Haak, s’écria-t-il ; vous allez jouer aujourd’hui de mon plus vieux et de mon plus beau violon. C’est un véritable Granuelo, et près de ce vieux maître, son disciple, votre Stradivarius n’est qu’un paltoquet. Tartini ne pouvait se servir d’autres violons que de ceux de Granuelo. Allons, rassemblez toutes vos forces, afin que ce Granuelo mette à votre dispsition ses immenses trésors d’harmonie.

Le baron ouvrit la boîte, et j’aperçus un instrument dont la forme annonçait la haute antiquité ; à ses côtés reposait un archet très extraordinaire, qui, par son excessive courbure, semblait plus propre à lancer des flèches qu’à faire de la musique instrumentale. Le baron prit le violon avec précaution et solennité, et le présenta au chef d’orchestre, qui le reçut non moins cérémonieusement.

— Je ne vous donne pas l’archet, dit le baron en souriant et en frappant familièrement sur l’épaule de Haak ; non, je ne vous donne pas l’archet, car vous ne vous entendez pas à le conduire, et c’est pourquoi jamais de votre vie vous ne parviendrez à avoir un coup d’archet régulier.

Le baron éleva l’archet en question et l’examina avec des yeux brillants de plaisir ; puis il poursuivit :

— C’est un archet semblable qu’employait le grand et immortel Tartini, et après lui il n’y a que deux de ses élèves qui aient conservé le secret de ce jeu moelleux, sonore, allant à l’âme, possible seulement avec un pareil archet. L’un est Nardini, qui a maintenant

soixante ans, et est cependant un grand musicien ; l’autre, vous le savez, messieurs, c’est moi-même : je suis le seul possesseur du véritable art du violon, et mes efforts constants m’ont rendu supérieur dans cet art dont Tartini fut le créateur… Maintenant, messieurs, continuons.

Les quatuors d’Haydn, comme on peut bien le penser, furent joues avec une telle perfection qu’ils ne laissèrent rien à désirer.

Le baron s’était assis, les yeux fermés, et se dandinait de coté et d’autre. Parfois il se levait, se rapprochait des joueurs, examinait leurs cahiers de musique en fronçant le sourcil, s’éloignait à pas de loup, revenait, se replaçait sur sa chaise, mettait sa tête entre ses mains, et poussait de longs gémissements.

— Arrêtez ! s’écriait-il soudain lorsqu’il y avait quelque passage mélodieux dans l’adagio. Vrai Dieu ! c’est une mélodie tartinienne, mais vous ne l’avez pas comprise. Encore une fois, je vous en prie.

Et les musiciens répétaient en souriant le passage avec plus de lenteur et d’attention, et le baron soupirait et pleurait comme un enfant.

Quand les quatuors furent achevés, le baron prit la parole.

— Cet Haydn est un homme divin, dit-il ; il sait remuer les cœurs, mais il n’entend rien à écrire pour le violon. Peut-être, au reste, lui serait-ce inutile, car s’il écrivait dans la seule véritable manière, celle de Tartini, vous ne pourriez pas le jouer.

C’était à mon tour de jouer quelques variations que Haak avait composées pour moi.

Le baron se plaça à mes côtés et regarda la musique. On peut s’imaginer le trouble que m’inspirait la présence de ce critique sévère. Mais bientôt un vigoureux allegro m’entraîna ; j’oubliai le baron, et déployai toute la puissance de mes moyens.

Quand j’eus fini, le baron me frappa sur l’épaule, et me dit avec un gracieux sourire : — Tu peux continuer à t’occuper du violon, mon fils ; mais tu n’entends absolument rien au coup d’archet et à l’expression, ce qui peut provenir de ce que tu n’as pas encore eu affaire à de bons maîtres.

On se mit à table. On avait servi dans un autre appartement un repas qui pouvait passer pour somptueux, et qui se faisait surtout remarquer par la quantité et la diversité des vins fins. Les musiciens mangèrent avec appétit. La conversation, toujours de plus en plus bruyante, roula exclusivement sur la musique. Le baron développa un trésor de connaissances supérieures. Son jugement, tranchant et acerbe, attestait non seulement le plus habile des connaisseurs, mais encore un artiste plein de talent, d’esprit et de goût. Je remarquai surtout la galerie de violons célèbres qu’il déroula à nos yeux ; autant que je m’en souviens, il s’exprimait à peu près en ces termes :

— Corelli ouvrit la route. Ses compositions ne peuvent être jouées qu’à la manière de Tartini et cela suffit pour prouver avec quelle attention il avait étudié son art. Pugnani est un violon passable, il a du son et de l’intelligence, mais à force d’appoggiaiures, il rend son coup d’archet mollasse.

Que ne m’avait-on pas dit de Gemianini ? quand je l’entendis pour la dernière fois à Paris il y n trente ans, il jouait comme un somnambule, et il me semblait moi-même que je rêvais. C’était un bruyant tempo rubato sans style et sans terme. Ce maudit et éternel tempo rubato perd les meilleurs violons en leur faisant néliger leur coup d’archet.

Je jouai mes sonates devant lui ; il reconnut ses erreurs, et voulut prendre des leçons de moi : ce à quoi je consentis volontiers. Mais le vieillard était encroûté dans sa méthode, et d’ailleurs il était trop vieux ; il avait alors quatre-vingt-onze ans. Que Dieu pardonne à Giardini et ne le punisse pas dans l’éternité ! car c’est lui qui le premier a mangé ta pomme de l’arbre de science, et a rendu pécheurs tous les violons qui l’ont suivi. C’est lui qui le premier a fait des roulades et des fioritures. Il ne songe qu’à sa main gauche et à l’élasticité de ses doigts ; il ne sait pas que l’âme de l’harmonie est dans la main droite, et que les sentiments qui font battre le cœur viennent animer cette main, et communiquer au pouls leur agitation. Je souhaiterais que tous ceux qui font des passages eussent à leurs côtés un homme disposé à leur appliquer un bon soufflet, tel que celui que Jomelli donna à Giardini, qui gâtait un morceau superbe par des trilles hors de saison.

Lolli est un grimacier. Il ne sait pas jouer le moindre adagio, et tout son talent est de se faire admirer par des badauds ignorants. Je vous le dis, avec Nardini et moi mourra le véritable art du violon. Le jeune Viotti est un homme plein de talent ; il m’est redevable de ce qu’il sait, car ce fut mon écolier le plus zélé ; mais il n’a point de patience, point de persévérance ; il a quitté mon école !

J’espère faire quelque chose de Kreutzer. Il a suivi mes leçons avec assiduité, et elles lui seront encore utiles quand je retournerai à Paris, où il est en ce moment. Vous savez, Haak, mon concerto que nous avons essayé ensemble ; eh bien ! il ne l’a pas trop mal joué. Mais il manque de poignet pour tenir mon grand archet.

Quant à Giarnovichi, qu’il ne repasse plus le seuil de ma maison ! c’est un lâche, un scélérat qui se moque du grand Tartini et refuse mes leçons.

Je voudrais bien savoir ce que deviendra le jeune Rhode s’il prend des leçons de moi. Il promet beaucoup, et il est possible qu’il parvienne à se servir de mon grand archet.

Rhode est de ton âge, mon enfant, continua le baron en se tournant vers moi, mais il est plus grave, plus posé. Ne le prends pas de mauvaise part, mais tu me parais un petit étourneau. Mais cela viendra. J’espère beaucoup de vous, mon cher Haak ; depuis que je vous donne des leçons, vous êtes déjà un tout autre homme. Persévérez avec courage, et ne manquez pas de leçons, vous savez que cela me contrarie.

Tout ce que j’entendais me pétrifiait d’étonnement. Je ne pus attendre la fin de la séance pour demander au chef d’orchestre s’il était vrai que le baron eût formé les premiers violons du temps, et si lui-même, Haak, prenait réellement des leçons chez lui.

— Sans doute, répondit Haak, le baron daigne me donner des leçons, que je me garde bien de refuser. Tu feras bien d’aller toi-même un matin chez lui, et de le prier de se charger de ton instruction.

Je fis à Haak plusieurs autres questions relatives au baron et à son talent, mais il ne me répondit pas un mot. Il se borna à me répéter que je pouvais faire ce qu’il me conseillait, et que j’apprendrais le reste.

Le sourire étrange qui effleura les lèvres de Haak excita au plus haut degré ma curiosité, bien que je ne devinasse pas le motif de cette gaieté concentrée.

Je présentai humblement ma requête au baron, en lui assurant que j’éprouvais pour mon art l’enthousiasme le plus ardent et le plus prononcé. Il me regarda fièrement, mais bientôt son regard sévère prit l’expression de la plus bienveillante bonhomie.

— Enfant, enfant ! me dit-il, tu t’adresses donc à moi comme à l’unique violon qui soit encore au monde ; eh bien ! cela prouve que tu as pour l’art une vocation réelle, et que tu as conçu en ton âme l’idéal de la perfection instrumentale. Quel plaisir n’aurais-je pas à t’aider ! mais où prendre le temps, où prendre le temps ? Haak me donne beaucoup de peine, et puis il y a le jeune Durand qui veut se faire entendre en public, et qui a bien vu que ce serait impossible s’il ne faisait chez moi un cours d’étude bien suivi ; mais attends, attends ! entre le déjeuner et midi, ou avant le déjeuner ! oui, j’ai encore une heure à moi ! enfant, viens tous les jours à midi précis. Je jouerai du violon avec toi durant une heure ; puis ce sera le tour de Durand.

On se figure aisément que dès le lendemain, le cœur palpitant, je me rendis chez le baron.

Il ne souffrit pas que je me servisse du violon que j’avais apporté ; il me mit entre les mains un gothique instrument d’Antonio Amati. Jamais je n’avais joué d’un semblable violon. Les sons célestes que rendirent les cordes m’animèrent. Je m’égarai dans de brillants passages ; je fis couler à flots retentissants des torrents d’harmonies, dont le bruit diminuant par degrés finit par se perdre dans un doux murmure. Je crois qu’il m’est rarement arrivé par la suite de jouer aussi bien.

Le baron hochait la tête d’un air d’impatience. — Enfant, enfant ! me dit-il lorsque je cessai, il te faut oublier tout cela ; d’abord ta manière dont tu tiens ton archet est tout à fait misérable.

Il m’enseigna ensuite comment on devait tenir l’archet d’après la méthode de Tartini ; je crus qu’en la suivant il me serait impossible de tirer aucun son de mon instrument. Mais je fus bîen étonné lorsque, répétant mes passages sur l’invitation du baron, je vis en quelques minutes les immenses avantages de la manière qu’il m’avait indiquée.

— À présent, dit le baron, nous allons commencer la leçon. Joue-moi un ut mineur, et soutiens la note aussi longtemps que tu pourras ; épargne ton archet, épargne ton archet ! car ce que l’haleine est au chanteur, l’archet l’est à l’instrumentiste.

Je fis ce qu’il m’ordonnait, et, à ma vive satisfaction, je parvins à faire entendre un ut plein, en montant du pianissimo au fortissimo pour redescendre ensuite.


Vois-tu bien, mon enfant ? s’écria le baron, permis à toi de faire de jolis passages, des fioritures, des trilles, et autres frivoles ornements de la nouvelle école ; mais tu ne sais pas tenir une note comme il faut. Je vais te montrer ce qui s’appelle tenir un son sur le violon.

Il m’ôta l’instrument des mains et saisit l’archet. Ici les paroles me manquent pour exprimer ce qui se passa.

Son archet tremblant monta et descendit tout près du chevalet, et produisit une effroyable cacophonie : c’était un ronflement, un sifflement, un miaulement affreux ; enfin un bruit qu’on pourrait comparer à la voix chevrotante d’une vieille femme, qui, les lunettes sur le nez, se tourmente pour fredonner l’air d’une chanson qu’elle veut retenir.

En même temps il regardait le ciel comme plongé dans l’extase de la béatitude, et, quand il eut cessé de promener l’archet sur les cordes et posé près de lui l’instrument, il s’écria les yeux étincelants et d’une voix profondément émue :

— Voilà un son ! voilà un son !

J’étais tout déconcerté ; l’envie de rire qui me suffoquait était comprimée par l’air vénérable et le regard inspiré du vieillard. Il me semblait que j’étais le jouet d’une illusion fantastique ; je sentais ma poitrine oppressée, et il me fut impossible de prononcer une seule parole.

— N’est-ce pas, mon enfant ! reprit le baron, que ce son t’a été à l’âme ? Tu ne te figurais pas qu’avec quatre pauvres petites cordes on arriverait à produire un si merveilleux effet ? Maintenant, bois, bois, mon enfant !

Le baron me versa un verre de vin de Madère, et m’obligea de le boire et de manger quelques gâteaux qui étaient sur la table ; en ce moment une heure sonna.

— En voilà assez pour aujourd’hui, s’écria le baron ; va, va, mon enfant, et reviens bientôt… Tiens, prends, prends !…

Le baron me glissa dans la main un petit papier, où j’aperçus un ducat hollandais brillant et bien frappé.

Tout stupéfait, je courus chez le chef d’orchestre, et lui racontai ce qui s’était passé. Il se mit à rire aux éclats.

— Sais-tu bien maintenant, s’écria-t-il, ce qu’il en est du baron et de ses leçons ? Il te prend pour un commençant, aussi ne t’a-t-il donné qu’un ducat pour te récompenser d’avoir pris sa leçon ; mais aussitôt qu’à ses yeux tu seras devenu plus fort il augmentera tes honoraires. Je reçois déjà un louis, et Durand, si je ne me trompe, touche deux ducats.

Je ne pus m’empêcher de dire qu’il était étrange de mystifier ainsi le bon vieux baron, et de lui extorquer ses ducats.

— Il faut que tu saches, répondit le chef d’orchestre, que le seul bonheur du baron est de donner de semblables leçons ; si nous refusions de les prendre, il irait dire partout dans le monde, des autres maîtres et de moi, que nous sommes de misérables ignorants, et on le croirait, car on le regarde généralement comme un excellent connaisseur. Mais enfin, à part son idée fixe et sa manie de se croire le plus habile des violon, le baron est un homme dont le jugement sain et les savants conseils peuvent être de la plus grande utilité, même à la plupart des maîtres. Juge maintenant toi-même si j’ai tort de tenir à lui malgré sa folie, et d’aller de temps en temps gagner mon louis d’or. Va le voir souvent, n’écoute pas ses absurdités, mais fais bien attention aux paroles pleines de sens qui dénotent en lui un homme pénétré du sentiment de la musique, Les visites que tu lui rendras ne peuvent que te faire du bien.

Je suivis le conseil de mon maître. Quelquefois j’avais peine à m’empêcher de rire en voyant le baron promener ses doigts, non pas sur le manche, mais sur la table du violon, et faire aller en tous sens l’archet sur les cordes. Pendant ce manège il m’assurait qu’il jouait le plus sublime des solos de Tartini, et qu’il était le seul homme au monde capable d’exécuter ce solo.

Mais, lorsqu’il posait le violon et se mettait à causer, il me dévoilait des trésors de science dont je m’enrichissais, et ses discours remplissaient mon âme d’une noble ardeur.

Je figurai un jour avec succès dans un de ses concerts, et j’obtins des applaudissements unanimes.

— C’est à moi que ce jeune homme doit ses talents, dit-il en promenant autour de lui un regard de fierté ; C’est moi qui l’ai formé, moi l’élève du grand Tartini !

Ainsi les leçons du baron me valurent du plaisir, de la science, et des ducats hollandais de bon aloi.