L’Île au trésor (trad. Varlet)/VI

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XXVIII

Dans le camp ennemi

La rouge flambée de la torche, en illuminant l’intérieur du blockhaus, me fit voir que mes pires craintes s’étaient réalisées. Les pirates étaient en possession du fortin et des approvisionnements : il y avait là le tonnelet de cognac, il y avait le lard et le biscuit, comme auparavant ; et, ce qui décuplait mon horreur, pas trace de prisonniers. J’en conclus logiquement que tous avaient péri, et ma conscience me reprocha amèrement de n’être pas resté pour périr avec eux.

Ils étaient en tout six forbans ; personne autre n’était demeuré vivant. Cinq d’entre eux, brusquement tirés du premier sommeil de l’ivresse, étaient debout, encore rouges et bouffis. Le sixième s’était seulement dressé sur un coude : il était d’une pâleur affreuse, et le bandage taché de sang qui lui enveloppait la tête prouvait qu’il avait été blessé depuis peu, et encore plus récemment pansé. Je me souvins que, lors de la grande attaque, un homme, frappé d’une balle, s’était enfui à travers bois, et je ne doutai point que ce fût lui.

Le perroquet se lissait les plumes, perché sur l’épaule de Silver. Celui-ci me parut un peu plus pâle et plus grave que de coutume. Il portait encore le bel habit de drap sous lequel il avait rempli sa mission, mais cet habit était, par un contraste amer, souillé de glaise et déchiré aux ronces acérées des bois.

— Ainsi donc, fit Silver, voilà Jim Hawkins, mort de mes os ! En visite, on dirait, hé ? Allons, soit, je prends la chose amicalement.

Il s’assit sur le tonnelet d’eau-de-vie, et se bourra une pipe.

— Passe-moi la torche, Dick, reprit-il. Puis, après avoir allumé :

— Ça ira, garçon : tiens, pique cette chandelle dans le tas de bois : et vous, messeigneurs, amenez-vous !… inutile de rester debout pour M. Hawkins : il vous excusera, soyez-en sûrs. Et ainsi, Jim (et il tassa son tabac), te voilà ? La surprise est tout à fait agréable pour ce pauvre vieux John. J’ai bien vu que tu étais sage, dès la première fois que j’ai jeté les yeux sur toi ; mais ceci me passe, en vérité.

À tout cela, comme on peut le croire, je ne répliquai rien. On m’avait placé le dos au mur ; je restais là, regardant Silver dans les yeux, et faisant montre, je l’espère, d’une passable fermeté, mais le cœur plein d’un sombre désespoir.

Silver tira très posément deux ou trois bouffées de sa pipe, et poursuivit ainsi :

— Maintenant, vois-tu, Jim, puisque aussi bien tu es ici, je vais te dire un peu ma façon de penser. Je t’ai toujours estimé comme un garçon d’esprit et comme mon propre portrait lorsque j’étais jeune et de bonne mine. J’ai toujours désiré que tu t’enrôles avec nous, pour recevoir ta part et mourir en gentilhomme. Et maintenant, mon brave, tu vas y venir. Le capitaine Smollett est un bon marin, je le reconnaîtrai toujours, mais à cheval sur la discipline. « Le devoir avant tout », qu’il dit, et il a raison. Il faut te garer du capitaine. Le docteur lui-même est fâché à mort contre toi. « Un ingrat chenapan », voilà ses paroles ; et le résumé de l’histoire est à peu près celui-ci : tu ne peux plus retourner chez tes gens, car ils ne voudraient plus de toi ; et à moins que tu ne formes à toi tout seul un troisième équipage, ce qui manquerait un peu de société, il va falloir t’enrôler avec le capitaine Silver.

Tout allait bien jusque-là. Mes amis, donc, étaient encore vivants, et bien que je crusse vraie en partie l’affirmation de Silver que ceux de la cabine m’en voulaient pour ma désertion, j’étais plus réconforté qu’abattu par ce que je venais d’entendre.

— Et quoique tu sois en notre pouvoir, reprit Silver, et que tu y sois bien, crois-moi, je n’en parlerai pas. Je suis uniquement pour la persuasion ; la menace n’a jamais produit rien de bon. Si le service te plaît, eh bien, tu t’enrôleras avec nous : et dans le cas contraire, Jim, ma foi, tu es libre de répondre non… libre comme l’air, camarade ; et je veux périr s’il est en ce monde un marin pour parler mieux que cela !

À travers tout ce persiflage, j’avais bien discerné la menace de mort suspendue sur moi ; mes joues étaient brûlantes et mon cœur battait douloureusement dans ma poitrine. Je demandai d’une voix tremblante :

— Alors, il faut que je réponde ?

— Mon gars, repartit Silver, personne ne te presse. Relève ta position. Personne ici ne voudrait te presser, camarade : le temps passe trop agréablement en ta société, vois-tu.

— Eh bien, fis-je, quelque peu enhardi, si je dois choisir, je déclare que j’ai le droit de savoir ce qu’il en est, pourquoi vous êtes ici, et où sont mes amis.

— Ce qu’il en est, répéta l’un des flibustiers avec un sourd grognement ; ah ! il aurait de la chance, celui qui le saurait.

— Tu pourrais peut-être fermer tes écoutilles en attendant qu’on te parle, mon ami ! lança farouchement Silver à l’interrupteur.

Puis, reprenant son ton aimable, il me répondit :

— Hier matin, maître Hawkins, durant le quart de quatre heures à huit heures, voilà que nous arrive le docteur Livesey, muni du pavillon parlementaire. Il me dit : « Capitaine Silver, vous êtes trahi : le navire n’est plus là… » Eh bien, peut-être avions-nous pris un verre et chanté un peu pour le faire passer. Je ne dirais pas non. En tout cas, personne d’entre nous n’avait remarqué la chose. Nous regardons et, cré tonnerre ! ce vieux bâtiment n’était plus là ! Je n’ai jamais vu bande de jocrisses avoir l’air plus stupides, crois-moi. « Eh bien, dit le docteur, faisons un marché… » Nous avons traité, lui et moi, et nous sommes ici avec provisions, eau-de-vie, blockhaus, le bois à brûler que vous avez eu la prévoyance de couper, et, pour ainsi dire, avec tout le sacré bateau, de la quille à la pomme des mâts. Quant à eux, ils se sont trottés ; je ne sais pas où ils sont.

De nouveau, il tira placidement sur sa pipe et reprit :

— Et afin que tu ne te mettes pas dans la tête que tu es compris dans le traité, voici les derniers mots qui furent prononcés : « Combien êtes-vous, que je dis, à partir ? — Quatre, qu’il dit, dont un blessé ; quant à ce garçon, je ne sais pas où il est, qu’il aille au diable, qu’il dit, je n’en ai cure : nous sommes fatigués de lui… » Ce sont là ses paroles.

— Est-ce tout ?

— Oui, c’est tout ce que tu dois savoir, mon fils.

— Et maintenant, il me faut choisir ?

— Et maintenant, il te faut choisir, crois-moi.

— Eh bien, je ne suis pas assez sot pour ne pas très bien savoir ce que j’ai à attendre. Quoi qu’il doive m’arriver, cela m’est égal. J’en ai trop vu mourir depuis que je vous ai rencontré. Mais il y a deux ou trois choses que je dois vous raconter, dis-je, très surexcité à ce moment. Voici la première. Vous êtes dans une mauvaise passe : navire perdu, trésor perdu, hommes perdus : toute votre entreprise a fait naufrage ; et si vous voulez savoir à qui vous le devez, eh bien, c’est à moi ! J’étais dans la barrique de pommes le soir de notre arrivée en vue de terre, et je vous ai entendus, vous John, et vous Dick Johnson, et Hands, qui est présentement au fond de la mer, et j’ai répété sur l’heure jusqu’à la dernière de vos paroles. Et quant à la goélette, c’est moi qui ai coupé son câble, et c’est moi qui ai tué les hommes que vous aviez à son bord, et c’est moi qui l’ai menée là où aucun de vous ne la reverra jamais. Les rieurs seront de mon côté ; j’ai eu, dès le début, la haute main sur vous dans cette affaire ; je ne vous crains pas plus qu’un moucheron. Tuez-moi ou épargnez-moi, à votre gré. Mais je vous dirai encore une chose : si vous m’épargnez, j’oublierai le passé, et quand vous passerez tous en jugement pour piraterie, je vous aiderai de tout mon pouvoir. C’est à vous de choisir. Tuez-en un de plus sans profit pour vous, ou épargnez-moi et gardez ainsi un témoin qui vous sauvera de la potence.

Je m’arrêtai, car, en vérité, j’étais à bout de souffle. À mon grand étonnement, pas un d’entre eux ne broncha, et tous restèrent à me considérer tel qu’un troupeau de moutons. Et tandis qu’ils me regardaient encore, je repris :

— Et maintenant, maître Silver, je crois que vous êtes ici le meilleur de tous : si les choses en viennent au pis, je vous serai obligé de faire savoir au docteur la façon dont je me suis comporté.

— Je ne l’oublierai pas, dit Silver avec une intonation si particulière que je n’aurais pu, même au prix de ma vie, décider s’il se raillait de ma requête ou si mon courage l’avait favorablement impressionné.

— J’ajouterai quelque chose à cela, s’écria le vieux marin à teint d’acajou (le nommé Morgan que j’avais vu dans la taverne de Silver, sur les quais de Bristol), c’est lui qui a reconnu Chien-Noir.

— Et tenez, reprit le maître coq, j’ajouterai encore autre chose à cela, cré tonnerre ! c’est ce même garçon qui a subtilisé la carte à Billy Bones. D’un bout à l’autre, nous nous sommes butés contre Jim Hawkins !

— Alors, voici pour lui ! fit Morgan avec un blasphème.

Et il bondit, en tirant son couteau avec une ardeur juvénile.

— Halte-là ! cria Silver. Que te crois-tu donc ici, Tom Morgan ? Capitaine, hein ? Par tous les diables, je t’apprendrai le contraire ! Mets-toi à ma traverse, et tu iras où tant de bons bougres ont été avant toi, du premier au dernier, depuis vingt ans… les uns à bout de vergue, mort de ma vie ! et d’autres par le sabord, et tous à nourrir les poissons. Jamais personne ne m’a regardé entre les deux yeux, qui ait vu ensuite un jour de bonheur, Tom Morgan, je te le garantis.

Morgan se tut, mais les autres firent entendre un rauque murmure.

— Tom a raison, dit quelqu’un.

— J’ai été embêté assez longtemps par un capitaine, dit un second. Que je sois pendu si je me laisse faire encore par toi, John Silver !

— Y en a-t-il un de vous autres, messeigneurs, qui veut venir s’expliquer dehors avec moi ? rugit Silver de dessus son tonnelet, en avançant fortement le haut du corps et agitant vers eux sa pipe brasillante. Si c’est cela que vous voulez, dites-le : vous n’êtes pas muets, je suppose. Celui qui le désire sera servi. Aurai-je donc vécu tant d’années pour me voir finalement braver en face par un fils d’ivrognesse ? Vous connaissez le système, puisque vous êtes tous gentilshommes de fortune, à vous entendre. Eh bien, je suis prêt. Qu’il prenne un coutelas, celui qui ose, et je verrai la couleur de ses tripes, tout béquillard que je suis, avant la fin de cette pipe.

Personne ne broncha ; personne ne répondit.

— Voilà votre genre, n’est-ce pas ? ajouta-t-il, en portant de nouveau sa pipe à sa bouche. Eh bien, vous êtes rigolos à voir, en tout cas. Mais pas bien fameux pour vous battre, ça non. Mais si je parle anglais comme il faut, vous me comprendrez peut-être. Je suis votre capitaine par élection. Je suis votre capitaine parce que je suis le meilleur de tous, d’un bon mille marin. Vous refusez de vous battre comme le devraient des gentilshommes de fortune ; alors, cré tonnerre ! vous obéirez, je ne vous dis que ça ! J’aime ce garçon, à présent : je n’ai jamais vu meilleur garçon que lui. Il est plus crâne que deux quelconques des capons que vous êtes tous ici ; et voici ce que je dis : je voudrais voir désormais que quelqu’un porte la main sur lui. Voilà ce que je dis, et vous pouvez vous en rapporter à ça.

Il y eut un long silence. J’étais debout, adossé au mur, et mon cœur battait comme un marteau de forgeron, mais à présent un rayon d’espoir luisait en moi. Silver se laissa aller contre le mur, les bras croisés, la pipe au coin des lèvres, aussi impassible que s’il eût été à l’église ; pourtant son regard allait à la dérobée vers ses fougueux partisans, et il ne cessait de les observer du coin de l’œil. Quant à eux, ils se rassemblaient graduellement vers l’autre extrémité du blockhaus, et leurs confus chuchotements faisaient dans mes oreilles un bruit continu de ruisseau. L’un après l’autre ils levaient les yeux, et la rouge lueur de la torche éclairait pendant une seconde leurs visages inquiets ; mais ce n’était pas vers moi, c’était vers Silver que se dirigeaient leurs regards.

— Vous paraissez en avoir joliment à dire, fit remarquer Silver, en lançant au loin un jet de salive. Chantez-moi ça, que je l’entende, ou sinon mettez en panne.

— Demande pardon, capitaine, répliqua l’un des hommes, tu en prends par trop à ton aise avec certaines de nos règles. Cet équipage est mécontent ; cet équipage n’aime pas l’intimidation plus que les coups d’épissoir ; cet équipage a ses droits comme tous les équipages, je prends la liberté de le dire ; et de tes propres règles, je retiens que nous pouvons causer ensemble. Je te demande pardon, reconnaissant que tu es mon capitaine en ce moment ; mais je réclame mon droit, et je sors pour aller tenir conseil.

Et avec un correct salut maritime, cet individu, un homme de trente-cinq ans, efflanqué, de mauvaise mine et aux yeux jaunes, se dirigea froidement vers la porte et disparut au-dehors. Tour à tour, les autres suivirent son exemple. Chacun saluait en passant et ajoutait quelques mots d’excuse. « Conformément aux règles », dit l’un. « Conseil de gaillard d’avant », dit Morgan. Et successivement tous sortirent ainsi, et je restai seul avec Silver devant la torche.

À l’instant, le maître coq lâcha sa pipe.

— Maintenant, attention, Jim Hawkins, me dit-il d’une voix nette, mais si bas que je l’entendais à peine, tu es à deux doigts de la mort et, ce qui est bien pire, de la torture. Ils vont me destituer. Mais, note-le, je te soutiendrai à travers tout. Je n’en avais pas l’intention, certes, jusqu’à l’heure où tu as parlé. J’étais quasi désespéré de perdre toute cette grosse galette, et d’être pendu par-dessus le marché. Mais j’ai vu que tu étais de la bonne sorte. Je me suis dit en moi-même : « Soutiens Jim Hawkins, John, et Hawkins te soutiendra. Tu es sa dernière carte et, par le tonnerre de Dieu, John, il est la tienne. Dos à dos, c’est dit. Tu sauves ton témoin à décharge, et il sauvera ta tête ! »

Je commençais vaguement à comprendre. Je l’interrogeai :

— Vous voulez dire que tout est perdu ?

— Oui, sacrédié, que je le dis ! répondit-il. Le navire parti, adieu ma tête : ça se résume là. Quand j’ai regardé dans la baie, Jim Hawkins, et que je n’ai plus vu la goélette… eh bien, je suis un dur à cuire, mais j’ai renoncé. Pour ce qui est de cette bande et de leur conseil, note-le, ce sont des sots et des couards en plein. Je te sauverai la vie, si cela est en mon pouvoir, malgré eux. Mais attention Jim : donnant donnant… tu sauves Long John de la corde.

Je n’en revenais pas : cela me semblait d’une telle impossibilité, ce qu’il me demandait là, lui, le vieux flibustier, lui, le meneur d’un bout à l’autre… Je répliquai :

— Ce que je pourrai faire, je le ferai.

— Marché conclu ! s’écria Long John. Tu parles crânement, et j’ai une chance, cré tonnerre !

Il clopina jusqu’à la torche, qui était fichée dans le tas de bois, et y ralluma sa pipe.

— Comprends-moi bien, Jim, dit-il en revenant. J’ai une tête sur mes épaules, moi. Je suis du côté du chevalier, désormais. Je sais que tu as mis ce navire en sûreté quelque part. Comment tu as fait, je n’en sais rien, mais il est en sûreté. Je suppose que Hands et O’Brien ont tourné casaque. Je n’ai jamais eu grande confiance en aucun d’eux. Mais note mes paroles. Je ne pose pas de questions, pas plus que je ne m’en laisse poser. Je reconnais quand une partie est perdue, moi ; et je reconnais quand un gars est de parole. Ah ! toi qui es jeune… toi et moi, que de belles choses nous aurions pu faire ensemble ! Il emplit au tonnelet de cognac une mesure d’étain.

— En veux-tu, camarade ? me demanda-t-il.

Et, sur mon refus :

— Eh bien, moi, je vais boire un coup, Jim. J’ai besoin de me calfater, car nous allons avoir du grabuge. Et à propos de grabuge, Jim, pourquoi ce docteur m’a-t-il donné la carte ?

Mon visage exprima un étonnement si sincère qu’il jugea inutile de me questionner davantage. Il reprit :

— Enfin, n’importe, il me l’a donnée. Et il y a sans doute quelque chose là-dessous… sûrement quelque chose là-dessous, Jim… du mauvais ou du bon.

Et il avala encore une goulée de cognac, en secouant sa grosse tête blonde, de l’air de quelqu’un qui n’augure rien de bon.

XXIX

Encore la tache noire

Le conseil des flibustiers durait depuis un moment, lorsque l’un d’eux rentra dans la maison, et avec une répétition du même salut, qui avait à mes yeux un sens ironique, demanda à emprunter la torche pour une minute. Silver acquiesça d’un mot, et l’envoyé se retira, nous laissant tous deux dans l’obscurité.

— Voilà le coup de temps qui approche, Jim, me dit Silver, qui avait pris alors un ton tout à fait amical et familier.

J’allai regarder à la meurtrière la plus voisine. Les braises du grand feu s’étaient presque consumées, et leur lueur faible et obscure me fit comprendre pourquoi les conspirateurs désiraient une torche. Au bas du monticule, à peu près à mi-chemin de la palissade, ils formaient un groupe. L’un tenait la lumière ; un autre était agenouillé au milieu d’eux, et je vis à son poing la lame d’un couteau ouvert refléter les lueurs diverses de la lune et de la torche. Les autres se penchaient pour suivre ses opérations. Tout ce que je pus distinguer, ce fut qu’il tenait en main, outre le couteau, un livre ; et j’en étais encore à m’étonner de voir en leur possession cet objet inattendu, lorsque l’homme agenouillé se releva, et toute la bande se remit en marche vers la maison.

— Ils viennent, dis-je.

Et je m’en retournai à ma place primitive, car il me semblait au-dessous de ma dignité d’être surpris à les épier.

— Eh ! qu’ils viennent, mon garçon, qu’ils viennent, dit Silver, jovialement. J’ai encore plus d’un tour dans mon sac.

La porte s’ouvrit, et les cinq hommes, s’arrêtant tout à l’entrée en un tas, poussèrent en avant un des leurs. En toute autre circonstance, il eût été comique de le voir marcher avec lenteur, déplaçant un pied après l’autre avec hésitation, et tenant devant lui sa main fermée.

— Avance, mon gars, lui dit Silver. Je ne te mangerai pas. Donne-moi ça, marin d’eau douce. Je connais les règles, voyons : je n’irai pas faire du mal à un émissaire.

Sur cet encouragement, le flibustier accéléra, et après avoir passé quelque chose à Silver, de la main à la main, il s’en retourna vers ses compagnons plus prestement encore.

Le coq regarda ce qu’on lui avait remis.

— La tache noire ! fit-il. Je m’en doutais. Où avez-vous donc pris ce papier ? Aïe ! aïe ! voyez donc : ce n’est pas de chance ! Vous avez été couper ça dans une bible. Quel imbécile a mutilé une bible ?

— Là ! là ! dit Morgan, vous voyez ! Qu’est-ce que je vous disais ? Il n’en sortira rien de bon, c’est certain.

— Eh bien, c’est maintenant chose réglée pour tous, continua Silver. Vous serez tous pendus, je crois. Quel est le ramolli d’andouille qui possédait une bible ?

— C’est Dick, répondit une voix.

— Dick, vraiment ? Alors, Dick peut se recommander à Dieu. Il a eu sa tranche de bon temps, Dick, vous pouvez en être sûrs.

Mais alors le grand maigre aux yeux jaunes l’interrompit :

— Amarre ça, John Silver. Assez causé. Cet équipage t’a décerné la tache noire en conseil plénier, comme il se doit ; retourne donc le papier, comme il se doit aussi, et vois ce qui est écrit. Alors tu pourras causer.

— Merci, George, répliqua le coq. Tu es toujours actif en affaires, et tu sais les règles par cœur, George, comme j’ai le plaisir de le constater. Eh bien, qu’est-ce que c’est ? voyons donc ? Ah ! Déposé… c’est bien ça, hein ? Très joliment écrit, pour sûr : on jurerait de l’imprimé. Est-ce de ta main, cette écriture, George ? Eh ! eh ! tu es devenu un homme tout à fait en vue dans cet équipage. Tu serais bientôt capitaine que ça ne m’étonnerait pas… Ayez donc l’obligeance de me repasser la torche, voulez-vous ? Ma pipe est mal allumée.

— Allons, voyons, repartit George, ne te moque pas plus longtemps de cet équipage. Tu aimes blaguer, on le sait ; mais tu n’es plus rien maintenant, et tu pourrais peut-être descendre de ce tonneau pour prendre part au vote.

— Je croyais t’avoir entendu dire que tu connaissais les règles, répliqua Silver avec ironie. En tout cas, si tu ne les connais pas, moi je les connais ; et j’attendrai ici… et je suis toujours votre capitaine, à tous, songez-y… jusqu’au moment où vous me sortirez vos griefs et où j’y répondrai ; en attendant, votre tache noire ne vaut pas un biscuit. Après ça, nous verrons.

— Oh ! répliqua George, n’aie crainte, nous sommes tous d’accord. Premièrement, tu as fait un beau gâchis de cette croisière : tu n’auras pas le front de le nier. Deuxièmement, tu as laissé l’ennemi s’échapper de ce piège pour rien. Pourquoi tenaient-ils à en sortir ? Je ne sais pas ; mais il est bien évident qu’ils y tenaient. Troisièmement, tu n’as pas voulu nous lâcher sur eux pendant leur retraite. Oh ! nous te perçons à jour, John Silver : tu veux tricher au jeu, voilà ce qui cloche avec toi. Et puis, quatrièmement, il y a ce garçon-là.

— Est-ce tout ? interrogea tranquillement Silver.

— Et c’est bien suffisant ! riposta George. Nous serons pendus et séchés au soleil pour ta maladresse.

— Eh bien, maintenant, écoutez-moi tous. Je vais répondre sur ces quatre points ; l’un après l’autre, je vais y répondre. J’ai fait un gâchis de cette croisière, hein ? Allons, voyons, vous savez tous ce que je voulais ; et vous savez tous que si on avait fait cela, nous serions cette nuit comme les précédentes à bord de l’Hispaniola, tous bien vivants et en bon état, et le ventre plein de bonne tarte aux prunes, et le trésor arrimé dans la cale du bâtiment, cré tonnerre ! Or donc, qui m’a contredit ? Qui m’a forcé la main, à moi, capitaine légitime ? Qui a ouvert le bal en me destinant la tache noire dès le jour où nous avons pris terre ? Ah ! c’est un joli bal… j’en suis avec vous… et il ressemble fort à un rigodon au bout d’une corde sur le quai des Potences, près la ville de Londres, vraiment. Oui, qui a fait cela ? Mais… Anderson, et Hands, et toi, George Merry ! Et toi, le dernier en loyauté de cette bande de brouillons, tu as la diabolique outrecuidance de te présenter comme capitaine à ma place… toi qui nous as tous coulés ! Mais, de par tous les diables ! ça dépasse les histoires les plus renversantes.

Silver fit une pause, et je vis sur les traits de George et de ses ex-camarades qu’il n’avait pas parlé en vain.

— Voilà pour le numéro un, cria l’accusé, en essuyant la sueur de son front, car il s’était exprimé avec une véhémence qui faisait trembler la maison. Vrai, je vous donne ma parole que ça me dégoûte de causer avec vous. Vous n’avez ni bon sens ni mémoire, et je laisse à penser où vos mères avaient la tête de vous envoyer sur mer. Sur mer, vous ! Vous, des gentilshommes de fortune ! Allons donc ! tailleurs, oui, voilà ce que vous auriez dû être.

— Allons, John, dit Morgan, réponds sur les autres points.

— Ah ! oui ! les autres ! C’est du joli, n’est-ce pas ? Vous dites que cette croisière est gâchée ? Ah ! crédié ! si vous pouviez comprendre à quel point elle l’est !… Nous sommes si près du gibet que mon cou se roidit déjà rien que d’y penser. Vous les avez vus, hein, les pendus, enchaînés, avec des oiseaux voltigeant tout autour… et les marins qui les montrent du doigt en descendant la rivière avec la marée… « Qui est celui-là ? » dit l’un. « Celui-là ? Tiens ! mais c’est Long John Silver ; je l’ai bien connu », dit un autre… Et l’on entend le cliquetis des chaînes quand on passe et qu’on arrive à la bouée suivante. Or donc, voilà à peu près où nous en sommes, nous tous fils de nos mères, grâce à lui, et à Hands, et à Anderson, et autres calamiteux imbéciles d’entre vous. Et si vous voulez savoir ce qui concerne le numéro quatre, et ce garçon, mais, mort de mes os ! n’est-il pas un otage ? Allons-nous donc perdre un otage ? Non, jamais : il serait notre dernier espoir que ça ne m’étonnerait pas. Tuer ce garçon ? jamais, camarades ! Et le numéro trois ? Eh bien, il y a beaucoup à dire, sur le numéro trois. Peut-être ne comptez-vous pour rien d’avoir un vrai docteur d’université qui vous visite chaque jour… toi, John, avec ton crâne fêlé… ou bien toi, George Merry, qui tremblais la fièvre il n’y a pas six heures, et qui à la présente minute as encore les yeux couleur peau de citron ? Et peut-être ne savez-vous pas non plus qu’il doit venir une conserve, hein ? Mais cela est ; vous n’aurez pas longtemps à l’attendre, et nous verrons alors qui sera bien aise d’avoir un otage lorsqu’on en sera là. Et quant au numéro deux : pourquoi j’ai conclu un marché… mais vous m’avez supplié à genoux de le faire… car vous vous traîniez à genoux, tant vous étiez abattus… et vous seriez morts de faim, d’ailleurs, si je ne l’avais pas fait… Mais ce n’est là qu’une bagatelle ! tenez, regardez : voilà ma vraie raison !

Et il jeta sur le sol un papier que je reconnus aussitôt : rien moins que la carte sur papier jauni, avec les trois croix rouges, que j’avais trouvée dans la toile cirée, au fond de la malle du capitaine. Pourquoi le docteur la lui avait donnée, je n’arrivais pas à l’imaginer.

Mais, tout inexplicable qu’elle fût pour moi, l’apparition de la carte était encore plus incroyable pour les mutins survivants. Ils sautèrent dessus comme des chats sur une souris. Elle passa de main en main ; on se l’arrachait ; et à entendre les jurons, les cris, les rires puérils dont s’accompagnait leur examen, on aurait cru, non seulement qu’ils palpaient déjà l’or, mais qu’ils étaient en mer avec et, de plus, en sûreté.

— Oui, dit l’un, c’est sûrement celle de Flint. J. F. avec une barre dessous et les deux demi-clefs[1] : il signait toujours ainsi.

— Très joli, dit George. Mais comment allons-nous faire pour emporter le trésor, sans navire ?

D’un bond, Silver se leva, et s’appuyant au mur d’une main, s’écria :

— Cette fois, je te préviens, George. Encore un mot de ce genre, et je te provoque au combat. Comment l’emporter ?… Eh ! est-ce que je sais, moi ? Ce serait plutôt à toi de me le dire… à toi et aux autres qui avez perdu ma goélette par vos manigances, le diable vous grille ! Mais tu en es bien incapable : tu n’as pas plus d’idées qu’un pou. Mais tu peux être poli, et tu le seras, George Merry, sois-en sûr.

— C’est déjà bien, la carte, dit le vieux Morgan.

— Si c’est bien ! je te crois, reprit le coq. Vous perdez le navire ; je trouve le trésor. Qu’est-ce qui vaut le mieux ? Et maintenant, je démissionne, cré tonnerre ! Vous pouvez élire qui vous voudrez comme capitaine : moi, j’en ai plein le dos !

— Silver ! crièrent-ils. Cochon-Rôti pour toujours ! Vive Cochon-Rôti ! Cochon-Rôti capitaine !

— Voilà donc une nouvelle chanson, hein ? triompha le coq. George, m’est avis qu’il te faut attendre une autre occasion, mon ami ; et estime-toi heureux que je ne sois pas vindicatif. Mais ce n’est pas dans mes cordes. Et alors, camarades, cette tache noire ? Elle ne sert plus à grand-chose, hein ? Dick a contrarié sa chance et abîmé sa bible, voilà tout.

— Ça comptera encore tout de même, de baiser le livre[2], pas vrai ? murmura Dick, évidemment inquiété par la malédiction qu’il s’était attirée.

— Une bible où il manque un morceau ! s’exclama Silver, railleur. Que non pas ! Cela n’engage pas plus qu’un volume de chansons.

— Vraiment ? fit Dick, presque joyeux. Eh bien, il me semble que ça vaut la peine de la garder.

— Tiens, Jim, voici une curiosité pour toi, me dit Silver.

Et il me tendit le bout de papier.

C’était une rondelle à peu près grande comme un écu. Un de ses côtés était vierge d’imprimé, car elle provenait du dernier feuillet ; l’autre portait un ou deux versets de l’Apocalypse, ces mots entre autres, qui frappèrent vivement mon esprit : « Dans les ténèbres extérieures sont les infâmes et les meurtriers. » On avait noirci le côté imprimé avec du charbon de bois, qui commençait déjà à s’effacer sous mes doigts ; du côté blanc, on avait écrit avec la même substance l’unique mot : « Déposé. » À l’heure même où j’écris ceci, j’ai cette curiosité sous les yeux : il n’y reste plus d’autre trace d’écriture qu’une simple éraflure, comme en ferait un coup d’ongle.

Ainsi s’acheva cette nuit mouvementée. Peu après, on but à la ronde et on se coucha pour dormir. Silver borna sa vengeance apparente à mettre George Merry en sentinelle et à le menacer de mort s’il n’observait pas fidèlement sa consigne.

Je fus longtemps sans pouvoir fermer l’œil, et Dieu sait si j’avais matière à réflexions : le meurtre que j’avais commis dans l’après-midi, l’extrême danger de ma position, et surtout le jeu peu ordinaire où je voyais Silver engagé… Silver qui maintenait d’une main les mutins, et de l’autre s’efforçait par tous les moyens possibles et impossibles d’obtenir la paix et de sauver sa misérable existence. Il dormait d’un sommeil tranquille, et ronflait bruyamment ; mais j’avais pitié de lui, malgré sa méchanceté, en songeant aux sinistres dangers qui l’environnaient et à l’infâme gibet qui l’attendait.

XXX

Sur parole

Je fus réveillé — ou plutôt nous fûmes tous réveillés, car je vis la sentinelle, qui s’était affaissée contre un jambage de la porte, se redresser en sursaut — par une voix vibrante et cordiale qui venait de la lisière du bois.

— Ho ! du blockhaus, oh ! criait-on. Voici le docteur.

C’était lui-même qui nous hélait. Ma joie de l’entendre n’était pas sans mélange. Au souvenir de mon escapade, à la pensée du danger où elle m’avait jeté, je rougissais de confusion et n’osais affronter la vue du nouvel arrivant.

Il avait dû se lever dans le noir, car il faisait à peine jour. Courant à une meurtrière, je l’aperçus debout, comme cette autre fois Silver, et baigné jusqu’à mi-jambe dans un brouillard stagnant.

— Vous, docteur ! Bien le bonjour, monsieur ! s’écria Silver, déjà réveillé complètement et rayonnant d’affabilité. Ça peut s’appeler être actif et matinal ; mais c’est l’oiseau matinal, comme on dit, qui attrape les bons morceaux. George, secoue tes guibolles, mon gars, et aide le docteur Livesey à franchir le plat-bord du bâtiment. Tout va bien, vos patients aussi… tous gais et en bonne voie.

Il bavardait ainsi, debout au haut du monticule, la béquille sous l’aisselle et une main sur la paroi de la maison de rondins : tout à fait l’ancien John, pour le ton, l’allure et la mine.

— Et puis, nous avons une vraie surprise pour vous, monsieur, continua-t-il ; nous avons ici un petit visiteur… hé ! hé !… un nouveau pensionnaire, monsieur, et l’air bien portant et dispos à souhait ; il a dormi comme un subrécargue, vrai, tout à côté de John… nous sommes restés bord à bord toute la nuit.

Le docteur Livesey était alors en deçà de la palissade, et assez près du coq. Il demanda d’une voix altérée :

— Ce n’est pas Jim ?

— Si fait, répliqua Silver ; c’est Jim, et plus lui-même que jamais.

Le docteur s’arrêta court, mais sans mot dire, et il resta plusieurs secondes comme paralysé.

— Bien, bien, dit-il enfin, le devoir d’abord et le plaisir ensuite, comme vous diriez vous-même, Silver. Occupons-nous de nos patients.

Un instant plus tard, il pénétrait dans le blockhaus et, m’adressant un signe de tête contraint, il se mit à l’œuvre auprès des malades. Il ne montrait aucune appréhension, bien qu’il dût savoir que sa vie, au milieu de ces traîtres démons, ne tenait qu’à un fil ; et il interpellait ses patients comme s’il eût fait une simple visite professionnelle dans un paisible intérieur d’Angleterre. Son attitude, je suppose, réagissait sur les hommes : ils se comportaient avec lui comme s’il ne s’était rien passé… comme s’il était toujours le médecin du navire, et eux des marins de l’avant fidèles à leur devoir.

— Vous allez mieux, mon ami, dit-il à l’individu à la tête bandée. Si jamais quelqu’un l’a échappé belle, c’est bien vous : il faut que vous ayez le crâne dur comme du fer. Et vous, George, comment ça marche-t-il ? Évidemment, vous êtes d’une jolie couleur, mais votre foie, mon brave, est mal arrangé. Avez-vous pris cette médecine ? A-t-il pris sa médecine, les hommes ?

— Si, si, monsieur, il l’a prise, affirma Morgan.

— Parce que, voyez-vous, depuis que je suis docteur de mutins, ou pour mieux dire médecin de prison, continua le docteur Livesey de son ton le plus doux, je me fais un point d’honneur de ne pas perdre un seul homme pour le roi George (que Dieu bénisse !) et pour la potence.

Les bandits s’entreregardèrent, mais encaissèrent ce coup droit en silence. L’un d’eux prononça :

— Dick ne se sent pas bien, monsieur.

— Est-ce vrai ? répliqua le docteur. Allons, venez ici, Dick, et faites voir votre langue… Certes, je serais étonné s’il se portait bien : il a une langue à faire peur aux Français. Un nouveau cas de fièvre.

— Là, tiens ! fit Morgan. Voilà ce que c’est d’abîmer les bibles.

— Voilà ce que c’est, comme vous dites, d’être des ânes fieffés, répliqua le docteur, et de n’avoir pas assez de jugeotte pour distinguer le bon air du poison, et la terre ferme d’un vil et pestilentiel bourbier. Il me paraît fort probable (mais, bien entendu, ce n’est là qu’une opinion) que ce sera le diable pour extirper cette malaria de vos organismes. Aussi, aller camper dans une fondrière ! Silver, cela m’étonne de vous. Tout compte fait, vous n’êtes pas des plus sots, mais vous me semblez n’avoir pas la plus rudimentaire notion des règles de l’hygiène.

Après les avoir médicamentés à la ronde — et ils suivaient ses prescriptions avec une docilité bien amusante, plus digne d’écoliers que de pirates — il conclut :

— Eh bien, voilà qui est fait pour aujourd’hui… Et maintenant, j’aimerais, s’il vous plaît, avoir un entretien avec ce garçon.

Et il fit dans ma direction un signe de tête négligent.

George Merry était à la porte, où il crachait le mauvais goût de quelque médecine. À peine le docteur eut-il émis sa requête, qu’il se retourna tout rouge et lança un « non ! » accompagné d’un juron.

Silver frappa le tonnelet du plat de sa main.

— Silence ! rugit-il. (Et il promena autour de lui un vrai regard de lion.) Docteur, continua-t-il de son ton habituel, connaissant votre faible pour ce garçon, j’y ai pensé. Nous vous sommes tous humblement reconnaissants de votre bonté ; et, comme vous voyez, nous avons confiance en vous et avalons vos produits comme si c’était du grog. Et je crois que j’ai trouvé un moyen satisfaisant pour tous. Hawkins, veux-tu me donner ta parole de jeune gentilhomme — car tu l’es, en dépit de ton humble naissance — ta parole de ne pas filer ton nœud ?

Je fis aussitôt la promesse exigée.

— Alors, docteur, reprit Silver, vous allez sortir du retranchement, et une fois dehors, je vous amène le jeune homme tout contre les pieux, mais en dedans, et m’est avis que vous pourrez causer par les interstices. Je vous souhaite le bonjour, monsieur, et tous nos respects à M. le chevalier et au capitaine Smollett.

Les récriminations unanimes que contenaient seuls les regards menaçants de Silver éclatèrent aussitôt que le docteur eut quitté la maison. Silver fut carrément accusé de jouer double jeu, d’essayer de conclure sa paix séparée, de sacrifier les intérêts de ses complices et victimes ; on l’accusa, en un mot, exactement de ce qu’il faisait. Sa trahison, dans le cas actuel, me parut si évidente que je me demandai comment il allait détourner leur colère. Mais cet homme valait à lui seul deux fois tous les autres réunis, et sa victoire de la nuit précédente lui avait rendu à leurs yeux un nouveau prestige. Il les traita de sots et de butors jusqu’à plus soif, leur dit qu’il était indispensable de me laisser causer avec le docteur, leur brandit la carte sous le nez, leur demanda s’ils allaient rompre le traité le jour même de partir à la chasse au trésor.

— Non, cré tonnerre ! lança-t-il, c’est nous qui déchirerons le traité quand le moment sera venu. Jusque-là, je veux flouer ce docteur, quand je devrais lui graisser les bottes avec du cognac.

Il ordonna ensuite d’allumer le feu, et se mit en marche appuyé sur sa béquille et une main sur mon épaule. Il laissait les mutins en désarroi et réduits au silence par sa volubilité, plutôt que convaincus.

— Doucement, petit, doucement, fit-il. Ils nous sauteraient dessus en un clin d’œil, s’ils nous voyaient nous hâter.

Très posément donc nous nous dirigeâmes sur le sable vers l’endroit de la palanque où le docteur nous attendait de l’autre côté. Dès que nous fûmes à bonne distance pour nous entretenir, Silver s’arrêta.

— Vous prendrez note de ceci également, docteur. De plus, le jeune homme vous dira comment je lui ai sauvé la vie, et comment j’ai été déposé pour cela. Docteur, quand un homme gouverne aussi près du vent que moi… quand il joue à pile ou face, pour ainsi dire, le dernier souffle de son corps… vous ne croirez pas trop faire, peut-être, de lui dire une parole amicale. Vous voudrez bien vous souvenir que ce n’est plus seulement ma vie, mais celle de ce garçon qui est en jeu à présent ; et vous allez me parler gentiment, docteur, et me donner un peu d’espoir pour continuer, par pitié.

Une fois là dehors et le dos tourné à ses amis et au blockhaus, Silver était un homme tout nouveau ; ses joues semblaient creuses et sa voix tremblait ; il parlait avec un sérieux absolu.

— Voyons, John, vous n’avez pas peur ? lui demanda le docteur Livesey.

— Docteur, je ne suis pas lâche ; non certes… Pas même pour ça (et il claque des doigts). D’ailleurs, si je l’étais, je n’en parlerais pas. Mais je dois reconnaître que je frissonne à l’idée de la potence. Vous êtes un homme sage… un vrai ; je n’ai jamais vu plus sage ! Et vous n’oublierez pas ce que j’ai fait de bien, pas plus que vous n’oublierez le mal. Et je me retire, comme vous voyez, et je vous laisse en tête à tête avec Jim. Et vous témoignerez de cela aussi en ma faveur, car c’est aller loin, certes.

À ces mots, il se recula de quelques pas, de façon à ne plus nous entendre, et s’asseyant sur une souche, se mit à siffler. Il se retournait de temps à autre sur son siège, de façon à nous surveiller, le docteur et moi, alternativement avec ses ingouvernables forbans, qui faisaient la navette sur le sable, entre le feu qu’ils s’occupaient à rallumer, et la maison d’où ils rapportaient du lard et du biscuit pour le déjeuner.

— Ainsi, Jim, me dit tristement le docteur, vous voilà ici. Le vin que vous avez tiré il faut le boire, mon garçon. Dieu sait que je n’ai pas le cœur de vous faire de reproches, mais que cela vous plaise ou non, je vous ferai remarquer ceci : quand le capitaine Smollett était bien portant, vous n’avez pas osé partir ; et vous avez attendu qu’il soit malade et dans l’impossibilité de vous empêcher… Parbleu ! c’est absolument lâche.

J’avoue que je me mis à pleurer.

— Docteur, dis-je, épargnez-moi. Je me suis assez fait de reproches ; ma vie est désormais condamnée, et je serais mort déjà si Silver n’avait pris mon parti. Croyez-moi, docteur, je saurai mourir… et je reconnais que je le mérite… mais je crains la torture. S’ils en viennent à me torturer…

— Jim, interrompit-il, d’un ton tout différent, Jim, je ne veux pas de ça. Sautez la palissade et filons.

— Docteur, j’ai donné ma parole.

— Je sais, je sais… Mais tant pis ! Je prends tout sur mon dos sans hésiter, honte et blâme, mon garçon ; mais que vous restiez ici, non. Sautez ! Un bond, et vous êtes dehors, et nous filerons comme des zèbres.

— Non, repris-je. Vous savez très bien que vous ne le feriez pas vous-même ; ni vous, ni M. le chevalier, ni le capitaine, et je ne le ferai pas non plus. Silver a confiance en moi ; j’ai donné ma parole, et je reste. Mais, docteur, vous ne m’avez pas laissé achever. S’ils en viennent à me torturer, je pourrai laisser échapper un mot et révéler où se trouve le navire ; car j’ai pris le navire, tant par hasard que par audace, et il se trouve dans la baie du Nord, sur le rivage sud, presque au niveau de la haute mer. À mi-marée, il doit être à sec.

— Le navire ! s’écria le docteur.

Je lui exposai brièvement mes aventures, et il m’écouta en silence.

— Il y a comme un sort dans tout cela, me déclara-t-il quand j’eus fini. À chaque pas, c’est vous qui nous sauvez la vie. Croyez-vous donc par hasard que nous allons vous laisser périr ? Ce serait là une piètre récompense, mon garçon ! Vous avez découvert le complot ; vous avez trouvé Ben Gunn… le meilleur coup que vous fîtes jamais, ou que vous ferez, dussiez-vous vivre cent ans… Oh ! par Jupiter, à propos de Ben Gunn ! Vrai, ceci est le comble du malheur… Silver ! appela-t-il ; Silver ! venez, que je vous donne un avis…

Et, quand le coq se fut approché, il continua :

— Pour ce trésor, ne vous hâtez pas trop.

— Ma foi, monsieur, je ferais volontiers traîner les choses, mais je ne puis, sauf votre respect, sauver ma vie et celle du garçon qu’en cherchant le trésor, je vous le garantis.

— Eh bien, Silver, puisqu’il en est ainsi, j’irai plus loin : veillez au grain, lorsque vous le trouverez.

— Monsieur, entre nous soit dit, vous en dites trop ou pas assez. Quel est votre but, en abandonnant le blockhaus, et pourquoi vous me donnez cette carte, je n’en sais rien, moi, hein ? Et pourtant, j’ai fait à votre volonté, les yeux fermés et sans entendre un mot d’espoir. Mais ceci, non, c’est trop. Si vous ne voulez pas m’expliquer nettement ce que cela signifie, avouez-le, et je lâche la barre.

— Non, fit pensivement le docteur. Je n’ai pas le droit d’en dire plus ; ce n’est pas mon secret, Silver, voyez-vous, sinon je vous donne ma parole que je vous l’expliquerais. Mais avec vous j’irai aussi loin que je le puis, et même un peu au-delà, car ma perruque va en entendre du capitaine, si je ne me trompe. Et premièrement, je veux vous donner un peu d’espoir : Silver, si vous et moi nous sortons vivants de ce piège à loups, je ferai de mon mieux pour vous sauver, faux témoignage à part !

Silver rayonnait. Il s’écria :

— Vous ne pourriez mieux parler, j’en suis sûr, monsieur, fussiez-vous ma mère.

— Voilà donc ma première concession, reprit le docteur. Ma seconde est un avis. Gardez bien le petit auprès de vous, et quand vous aurez besoin de secours, hélez. Je m’en vais de ce pas vous le chercher, et cela même vous montre que je ne parle pas en l’air… Au revoir, Jim.

Et le docteur Livesey me serra les mains à travers la palissade, adressa un signe de tête à Silver, et d’un pas rapide s’enfonça dans le bois.

XXXI

La chasse au trésor : l’indicateur de Flint

Jim, me dit Silver quand nous fûmes seuls, si je t’ai sauvé la vie, tu viens de me rendre la pareille, et je ne l’oublierai pas. J’ai vu le docteur te faire signe de filer, je l’ai vu du coin de l’œil ; et je t’ai vu dire non, aussi net que si je l’entendais. Jim, un bon point pour toi. C’est mon premier rayon d’espoir depuis l’attaque manquée, et c’est à toi que je le dois. Et maintenant, Jim, cette chasse au trésor, nous allons nous y mettre, avec des « instructions cachetées » pour ainsi dire, et je n’aime pas ça. Il nous faudra, toi et moi, bien tenir ensemble, quasi dos à dos, afin de sauver nos têtes en dépit des hasards du sort.

À cet instant, un homme nous appela auprès du feu, car le déjeuner était prêt, et nous allâmes nous asseoir sur le sable devant un repas composé de biscuit et de lard frit. Ils avaient allumé un feu à rôtir un bœuf, et ce feu était devenu si ardent qu’on ne pouvait plus l’approcher que du côté du vent, et non sans précaution. Dans le même esprit de gaspillage, ils avaient cuit, je pense, trois fois plus de nourriture que nous ne pouvions en absorber : l’un d’eux, avec un rire stupide, jetait les restes dans le brasier, qui sous cet aliment insolite flamboyait et ronflait de plus belle. Je n’ai jamais vu êtres plus insoucieux du lendemain : la seule expression « au jour le jour » peut qualifier leur manière de vivre ; et tant par la nourriture gâchée que par leurs sentinelles endormies, et bien qu’ils fussent assez hardis pour une brève escarmouche, je pouvais constater leur entière inaptitude à la moindre apparence de campagne prolongée.

Même Silver, qui dévorait avec Capitaine Flint perché sur son épaule, n’eut pas un mot de reproche pour leur insouciance. Et cela m’étonnait d’autant plus qu’il venait de se montrer plus habile que jamais.

— Ah ! oui, les gars, disait-il, vous avez de la veine que Cochon-Rôti soit là pour réfléchir à votre place avec cette caboche que voilà. J’ai obtenu ce que je voulais, moi. Évidemment, ils ont le navire. Où il est, je ne le sais pas encore ; mais une fois que nous aurons pigé le trésor, il faudra nous grouiller pour le retrouver. Et alors, les gars, puisque nous avons les canots, nous aurons l’avantage.

Il discourait ainsi, la bouche pleine de lard brûlant, et par ce moyen il leur rendait espoir et confiance, et à la fois, je le soupçonne fort, il restaurait en lui ces mêmes sentiments.

— Quant à l’otage, continua-t-il, c’est là son dernier entretien avec ceux qu’il aime tant. J’ai obtenu ma part de nouvelles, ce dont je lui rends grâces, mais c’est fini et terminé. Je le tiendrai en laisse pour aller à la chasse au trésor, car nous le garderons comme s’il était en or, pour le cas d’accident, notez, et en attendant mieux. Une fois que nous aurons à la fois navire et trésor et que nous serons repartis en mer comme de gais compagnons, oh ! alors, nous causerons avec M. Hawkins, nous, et lui réglerons son compte, bien sûr, pour toutes ses gentillesses.

Rien d’étonnant si les hommes étaient à présent de bonne humeur. Pour ma part, j’étais horriblement abattu. Si le plan qu’il venait d’esquisser devenait réalisable, Silver, déjà doublement traître, n’hésiterait pas à l’adopter. Il avait encore un pied dans chaque camp, et il n’y avait pas de doute qu’il ne préférât le parti des pirates, avec la richesse et la liberté, au nôtre, où il n’avait rien à attendre de plus que de simplement échapper à la corde.

Et même si la force des choses l’obligeait à tenir sa parole envers le docteur Livesey, même alors, dis-je, quel danger nous attendait ! Quel moment ce serait lorsque les soupçons de ses partisans se changeraient en certitude, et que lui et moi nous aurions à défendre nos vies — lui un estropié et moi un enfant — contre cinq matelots robustes et alertes.

Qu’on ajoute à cette double crainte le mystère qui enveloppait encore la conduite de mes amis : leur abandon inexpliqué de la palanque ; l’inexplicable remise de la carte avec, plus incompréhensible encore, le dernier avertissement du docteur Livesey à Silver : « Veillez au grain quand vous le trouverez », et l’on concevra aisément que je déjeunai sans goût et que je me mis en marche avec un serrement de cœur derrière mes geôliers partis à la conquête du trésor.

Nous devions offrir un curieux spectacle : tous en sales habits de marins, et tous, sauf moi, armés jusqu’aux dents. Silver portait deux fusils en bandoulière, un devant et un derrière, outre un grand coutelas à la ceinture, et un pistolet dans chaque poche de son habit à pans carrés. Pour compléter ce singulier équipage, Capitaine Flint se tenait perché sur son épaule, et caquetait des bribes incohérentes de propos maritimes. Une laisse à la ceinture, je suivais docilement le coq, qui tenait l’autre bout, tantôt de sa main libre, tantôt entre ses dents puissantes. J’étais mené littéralement comme un ours apprivoisé.

Les autres personnages étaient diversement chargés. Les uns portaient des pioches et des pelles qu’ils avaient amenées à terre de l’Hispaniola, comme objets de toute première nécessité, les autres du lard, du biscuit et de l’eau-de-vie pour le repas de midi. Toutes ces provisions, je le remarquai, provenaient de notre réserve, et je pus constater ainsi la réalité des paroles de Silver, la nuit précédente. S’il n’avait pas conclu un marché avec le docteur, la disparition du navire les eût contraints, lui et ses mutins, à subsister d’eau claire et des produits de leur chasse. L’eau n’était guère de leur goût ; un marin n’est pas souvent bon tireur, et au surplus, étant si à court de vivres, ils n’étaient apparemment guère mieux fournis de poudre.

C’est en cet équipage et marchant à la file, que nous nous mîmes tous en route — même l’individu à la tête fêlée, qui eût certes mieux fait de se tenir tranquille — et gagnâmes le rivage, où nous attendaient les deux yoles. Elles aussi témoignaient de la folle ivrognerie des pirates : l’une avait un banc rompu, et toutes deux étaient boueuses et non écopées. Nous devions les emmener l’une et l’autre pour plus de sûreté. Ayant donc réparti notre effectif entre elles, nous nous avançâmes sur la transparence du mouillage.

Tout en ramant, on discutait au sujet de la carte : la croix rouge était bien entendu trop grande pour pouvoir servir de repère, et les termes de la note figurant au verso renfermaient, on va le voir, une certaine ambiguïté. Comme le lecteur s’en souvient peut-être, elle était ainsi conçue :


      « Grand arbre, contrefort de la Longue-Vue,
      « point de direction N.-N.-E. quart N.
       « Île du Squelette, E.-S.-E. quart N.
      « Dix pieds. »


Ainsi donc, un grand arbre constituait le principal repère. Or, tout droit devant nous, le mouillage était dominé par un plateau de deux ou trois cents pieds d’élévation, qui vers le nord se raccordait par une pente au contrefort méridional de la Longue-Vue, et aboutissait vers le sud aux abruptes falaises formant l’éminence dite du Mât-d’Artimon. Sur le plateau croissaient en foule des pins de hauteurs diverses. Par endroits, quelques pins d’une espèce particulière se dressaient isolément à quarante ou cinquante pieds au-dessus de leurs voisins ; mais pour déterminer lequel de ceux-ci était bien le « grand arbre » du capitaine Flint, il fallait se trouver sur les lieux et consulter la boussole.

Malgré cela, les embarcations n’étaient pas arrivées à moitié route, que chacun de ceux qui les montaient avait son favori. Le seul Long John haussait les épaules et leur conseillait d’attendre qu’on fût là-haut.

On nageait mollement, par ordre de Silver, qui craignait de fatiguer ses hommes trop tôt ; et après une fort longue traversée, on aborda à l’embouchure de la seconde rivière, celle qui dévale de la Longue-Vue par une ravine boisée. Ce fut de là qu’en appuyant sur la gauche, nous entreprîmes l’ascension de la pente qui menait au plateau.

Tout d’abord, le terrain gras et fangeux, et le fouillis des herbes marécageuses, entravèrent fortement nos progrès ; mais peu à peu la montagne devint plus abrupte et offrit à notre marche un sol rocailleux, tandis que le bois, changeant de caractère, nous offrait plus d’espace libre. C’était en vérité un coin de l’île des plus plaisants que celui où nous pénétrions. Un genêt au parfum entêtant et divers arbustes en fleurs y remplaçaient le gazon. Parmi les verts bouquets de muscadiers, des pins mettaient çà et là leurs fûts rougeâtres et leurs vastes ombrages, et le relent épicé des premiers se combinait à l’odeur aromatique des seconds. L’air, d’ailleurs, était vif et frais, ce qui, sous les rais d’un soleil vertical, nous était d’un merveilleux réconfort.

Avec des cris et des bonds, la troupe s’éparpilla en éventail. Vers le centre, et assez loin en arrière, Silver et moi suivions les autres – moi tenu par ma longe, lui labourant à grands ahans les cailloux roulants. De temps à autre, même, je dus lui prêter mon aide pour l’empêcher de faire un faux pas et de redégringoler la pente.

Nous parcourûmes de la sorte environ un demi-mille, et nous allions atteindre le niveau du plateau, lorsque l’individu le plus éloigné sur la gauche se mit à pousser des exclamations d’horreur, en hélant ses compagnons, qui coururent à lui.

— Ce n’est pas possible qu’il ait trouvé le trésor, nous cria le vieux Morgan, qui arrivait de la droite, puisque le trésor est tout en haut.

En effet, comme nous le découvrîmes une fois sur les lieux, il s’agissait de bien autre chose. Au pied d’un fort gros pin, et à demi caché par un buisson vert, qui avait même à demi soulevé plusieurs des petits os, un squelette humain gisait sur le sol, avec quelques lambeaux de vêtements. Un frisson glaça d’abord tous les cœurs.

Plus hardi que les autres, George Merry s’avança pour examiner les restes de vêtements.

— C’était un homme de mer, déclara-t-il. En tout cas, ceci est bel et bien du drap de marin.

— Bon, bon, fit Silver, il y a des chances ; tu ne t’attendais pas à trouver ici un évêque, je suppose. Mais qu’est-ce que ça veut dire, des os ainsi disposés ? Ce n’est pas naturel.

En effet, au second coup d’œil, on ne pouvait réellement croire que le corps fût dans une position naturelle. À part un léger désordre – dû sans doute aux oiseaux qui s’étaient nourris du cadavre, ou à la lente croissance des plantes qui avaient peu à peu enseveli ses restes – l’homme gisait en une position parfaitement rectiligne, les pieds orientés dans un sens, et les bras, allongés au-dessus de la tête comme ceux d’un plongeur, dans l’autre.

— Il me vient une idée dans ma vieille bête de caboche, fit observer Silver. Voici le compas ; voilà le point culminant de l’îlot du Squelette, qui a l’air d’une dent. Prenez donc le relèvement, voulez-vous, sur l’alignement de ces os.

On lui obéit. Le corps était orienté juste dans la direction de l’îlot, et le compas donnait bien E.-S.-E. quart E.

— J’en étais sûr, triompha le coq ; ceci est un indicateur. Par là tout droit se trouvent, et notre étoile polaire, et la belle galette. Mais, cré tonnerre ! ça me fait froid dans le dos de penser à Flint. Car c’est là une blague de lui, il n’y a pas d’erreur. Je le vois ici tout seul avec les six. Il les tue tous jusqu’au dernier, et celui-ci, il l’installe ici, orienté à la boussole, mort de ma vie !… C’est le squelette d’un homme grand, et qui avait des cheveux roux. Hé ! ça pourrait bien être Allardyce. Tu ne te souviens pas d’Allardyce, Tom Morgan ?

— Si, si, répondit Morgan, je me souviens de lui ; il me devait des sous, et en débarquant il m’a emporté mon couteau.

— En parlant de couteaux, dit un autre, pourquoi ne trouvons-nous pas le sien à terre ici autour ? Flint n’était pas homme à vider les poches d’un marin ; et les oiseaux, je suppose, ne l’ont pas emporté.

— Par tous les diables, voilà qui est vrai ! fit Silver.

— Il ne reste absolument rien, dit Merry, qui tâtait toujours le sol aux environs des os, pas plus un rouge liard qu’une tabatière. Ça ne me paraît pas naturel.

— Parbleu non, ça n’est pas naturel, renchérit Silver, pas plus que ça n’est gentil, certes. Tonnerre de Dieu ! les gars, si seulement Flint était là en vie, ça chaufferait pour vous et moi. Ils étaient six, tout comme nous, et il ne reste d’eux que des os.

— Je l’ai vu mort, de mes deux yeux, dit Morgan. Billy m’a fait entrer. Il était là couché, avec des pièces de deux sous sur les yeux.

— Mort, oui, bien sûr qu’il est mort et parti là-dessous, fit l’individu au bandage ; mais s’il y a des esprits qui reviennent, celui de Flint doit être du nombre. Car, miséricorde, il a eu une vilaine mort, Flint.

— Pour ça, oui, affirma un autre ; tantôt il délirait, tantôt il hurlait pour avoir du rhum, ou bien il chantait Nous étions quinze… C’était son unique chanson, camarades ; et je vous assure, je n’ai plus jamais beaucoup aimé l’entendre, depuis. Comme il faisait une chaleur formidable, le vasistas était ouvert, et j’entendais cette vieille chanson qui sortait nette et claire, tandis que la mort avait déjà le grappin sur lui.

— Allons, allons, amarre ton histoire, interrompit Silver. Il est mort, et il ne reviendra pas, que je sache ; en tout cas, il ne reviendra pas en plein jour, vous pouvez en être sûrs. Il n’y a pas de bile à se faire. En avant pour les doublons !

Nous partîmes ; mais en dépit de l’ardent soleil et du jour éblouissant, les pirates cessèrent de courir à travers bois isolément et de se héler à pleins poumons : ils restaient côte à côte et parlaient à mi-voix. La terreur du flibustier mort s’était emparée de leurs esprits.

XXXII

La chasse au trésor : la voix d’entre
les arbres

Sous l’influence déprimante de cette crainte, aussi bien que pour laisser reposer Silver et le malade, toute la bande s’assit en arrivant au haut de la montée.

Vu la légère inclinaison du plateau vers l’ouest, le point où nous étions arrivés dominait des deux côtés une vaste étendue. Devant nous, par-delà les cimes des arbres, on découvrait le cap des Bois, frangé d’écume ; derrière, s’étalaient à nos pieds le mouillage et l’îlot du Squelette, et l’on voyait aussi vers l’est — plus loin que la langue de terre et la plaine orientale — un grand espace de mer libre. Au-dessus de nous se dressait la Longue-Vue, tachetée de pins solitaires et striée de sombres crevasses. On n’entendait que le bruit lointain du ressac s’élevant de toutes parts, joint au bourdonnement, dans la brousse, de myriades d’insectes. Pas un être humain, pas une voile en mer : l’immensité de la vue aggravait l’impression de solitude.

Silver s’assit, et releva au compas diverses orientations.

— Voilà, dit-il, trois « grands arbres », à peu près dans l’alignement de l’îlot du Squelette. « Contrefort de la Longue-Vue » désigne, je suppose, ce sommet inférieur là. Désormais ce n’est plus qu’un jeu d’enfant de trouver la marchandise. J’ai presque envie de dîner d’abord.

— Je ne suis pas pressé, murmura Morgan. Quand je pense à Flint, je me sens tout chose…

— Ah ! pour ça, mon fils, dit Silver, tu peux remercier ta bonne étoile qu’il soit mort.

— Il était laid comme un diable ! cria un troisième pirate, en frissonnant ; et puis cette figure bleue !…

— C’est le rhum qui l’a emporté, ajouta Merry. Bleu ! oui, j’en conviens, qu’il était bleu. C’est le vrai mot.

Depuis qu’ayant découvert le squelette ils avaient laissé prendre ce cours à leurs pensées, ils avaient parlé de plus en plus bas, si bien qu’ils finissaient par chuchoter presque, et que le bruit de leur conversation troublait à peine le silence du bois. Tout à coup, venant des arbres situés en face de nous, une voix grêle, aiguë et tremblée entonna l’air et les paroles familiers :


Nous étions quinze sur le coffre du mort…
      Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum !


Jamais je n’ai vu d’hommes plus affreusement émus que nos pirates. Leurs six visages se décolorèrent comme par enchantement. Les uns bondirent sur leurs pieds, les autres se cramponnèrent à leurs voisins. Morgan se débattait sur le sol.

— C’est Flint, de par… ! cria Merry.

Le chant s’arrêta aussi brusquement qu’il avait débuté ; on l’eût dit interrompu net au milieu d’une note, comme si une main s’était posée sur la bouche du chanteur. Venant ainsi des lointains de l’atmosphère claire et ensoleillée, d’entre les verts feuillages, le son me semblait léger et mélodieux ; et l’effet qu’il produisit sur mes compagnons ne m’en parut que plus étrange.

— Allons, dit Silver, remuant péniblement ses lèvres couleur de cendre, allons, ça ne prend pas. Pare à virer. Cette voix fait un drôle d’effet, et je ne peux pas mettre un nom sur elle, mais c’est quelqu’un qui nous fait une blague, quelqu’un en chair et en os, vous pouvez en être sûrs.

Tout en parlant il reprenait courage, et son visage se recolorait. Déjà les autres prêtaient l’oreille à son encouragement, lorsque la même voix retentit de nouveau. Ce n’était plus un chant, cette fois, mais un appel faible et lointain, que répercutèrent encore plus faiblement les échos de la Longue-Vue.

— Darby Mac Graw ! gémissait la voix (si le mot gémir peut s’appliquer à des cris) ; Darby Mac Graw ! Darby Mac Graw ! répété à dix reprises.

Puis elle s’éleva un peu, et lança dans un blasphème que je n’écris point :

— Passe-moi le rhum, Darby !

Les forbans, les yeux hors de la tête, restèrent cloués au sol. La voix s’était tue depuis longtemps qu’ils regardaient toujours devant eux, muets et terrifiés.

— La question est réglée, après ça ! bégaya l’un. Fichons le camp !

— Ce sont là ses dernières paroles, soupira Morgan, ses dernières paroles dans ce monde.

Dick avait tiré sa bible et priait avec ardeur. Car Dick avait été bien élevé, avant de naviguer et de rencontrer de mauvais compagnons.

Mais Silver doutait encore. Je l’entendais claquer des dents, mais malgré cela, il ne se rendait toujours pas.

— Personne dans cette île ne sait rien de Darby, murmura-t-il, personne en dehors de nous autres. (Et puis, faisant un grand effort :) Camarades, cria-t-il, je suis venu ici pour avoir cette marchandise, et je ne reculerai devant homme ni diable. Flint vivant ne m’a jamais fait peur et, par tous les diables ! je le braverai mort. À moins d’un quart de mille d’ici, il y a sept cent mille livres enterrées. Quand donc un gentilhomme de fortune a-t-il jamais tourné la poupe à autant de galette, à cause d’un vieux pochard de marin à gueule bleue… et qui est mort, avec ça !

Mais nulle velléité de courage ne se manifestait chez ses partisans : leur terreur, au contraire, semblait accrue par l’impiété de ses paroles.

— Amarre ça, John ! dit Merry. Ne va pas offenser un esprit.

Les autres étaient trop épouvantés pour rien dire. Tous se seraient enfuis chacun de son côté s’ils avaient osé ; mais la peur les tenait rassemblés et serrés tout contre John, dont l’audace les soutenait. Quant à lui, il avait presque entièrement surmonté sa faiblesse.

— Un esprit ? Enfin, soit, dit-il. Mais il y a là-dedans quelque chose de pas clair pour moi. Il y avait un écho. Or, personne n’a jamais vu un esprit avec une ombre ! Eh bien donc, quel besoin aurait-elle d’un écho ? Je voudrais bien le savoir. Ce n’est certes pas naturel.

Je trouvai l’argument assez faible. Mais on ne peut jamais savoir d’avance ce qui touchera les gens superstitieux, et, à ma grande surprise, George Merry en fut beaucoup soulagé.

— Au fait, c’est juste, approuva-t-il. Tu as une tête sur tes épaules, John, il n’y a pas d’erreur. À Dieu vat, les gars ! Ce matelot-là se trompe de bordée, que je crois. Et en y réfléchissant, la voix ressemblait un peu à celle de Flint, je vous l’accorde, mais elle avait moins de largue, tout compte fait. On dirait plutôt la voix de quelqu’un d’autre… on dirait celle…

— De Ben Gunn ! par tous les diables ! rugit Silver.

— Oui, c’est bien ça, s’écria Morgan, en se relevant sur les genoux. C’était Ben Gunn !

— Ça ne fait pas grande différence, trouvez-vous pas ? interrogea Dick. Ben Gunn, pas plus que Flint, n’est ici présent dans son corps.

Mais les aînés des matelots accueillirent cette remarque avec dédain.

— Eh ! personne ne craint Ben Gunn, cria Merry. Mort ou vivant, personne ne l’a jamais craint.

Je n’en revenais pas de voir à quel point ils avaient repris courage, et combien leurs visages avaient retrouvé leurs couleurs naturelles. Bientôt ils se remirent à bavarder entre eux, tout en écoutant par intervalles ; et un peu plus tard, n’entendant plus rien, ils rechargèrent les outils sur leurs épaules et se remirent en marche, sous la conduite de Merry, qui portait le compas de Silver pour les maintenir dans l’alignement de l’îlot du Squelette. Merry avait dit vrai : mort ou vivant, personne ne craignait Ben Gunn.

Dick seul tenait toujours sa bible, et tout en marchant lançait autour de lui des regards apeurés, mais il n’éveillait aucune sympathie, et Silver le plaisanta même sur ses précautions.

— Je te l’avais dit, railla-t-il, je te l’avais bien dit, que tu avais gâché ta bible. Si elle ne vaut plus rien pour jurer dessus, crois-tu qu’un esprit va en tenir compte ? Pas ça !…

Et s’arrêtant une seconde sur sa béquille, il fit claquer ses gros doigts.

Mais les encouragements n’avaient point prise sur Dick ; bien plus, je ne tardai pas à voir que ce garçon tenait à peine debout : sous l’influence de la chaleur, de la lassitude et de la crainte, la fièvre prédite par le docteur Livesey montait en lui avec une indéniable rapidité.

Le terrain dégagé rendait la marche facile, sur ce sommet, que notre chemin longeait un peu de flanc, car le plateau s’inclinait vers l’ouest, comme je l’ai déjà dit. Les pins, grands et petits, s’espaçaient largement ; et même entre les bouquets de muscadiers et d’azalées, de vastes clairières dénudées se torréfiaient à l’ardeur du soleil. Comme nous coupions l’île en diagonale vers le quasi nord-ouest, nous nous rapprochions toujours plus des contreforts de la Longue-Vue, d’une part, et de l’autre, nous découvrions toujours plus largement cette baie occidentale où le coracle m’avait naguère ballotté durant des heures d’angoisse.

On atteignit le premier des grands arbres ; mais la boussole montra que ce n’était pas le bon. De même pour le second. Le troisième s’élevait en l’air à près de deux cents pieds au-dessus d’un bois taillis ; ce géant végétal avait un fût rouge aussi épais qu’une maisonnette, et il projetait une ombre assez spacieuse pour y faire manœuvrer une compagnie. On l’apercevait du large, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, et il aurait pu figurer comme amer sur la carte.

Mais ce qui impressionnait mes compagnons, ce n’était pas sa taille, mais bien de savoir que sept cent mille livres en or se trouvaient enterrées quelque part dans l’étendue de son ombre. La pensée de l’argent, à mesure qu’ils approchaient, résorbait leurs terreurs de naguère. Leurs yeux flamboyaient, leur pas devenait plus vif et plus léger, leur âme entière était captivée par cette richesse qui les attendait là, et représentait pour chacun d’eux toute une vie de plaisir et de débauche.

Silver sautillait sur sa béquille avec des grognements ; ses narines dilatées frémissaient ; il sacrait comme un fou quand les mouches se posaient sur son visage luisant de sueur ; il secouait rageusement la longe qui me reliait à lui, et de temps à autre tournait vers moi des yeux où luisait un regard assassin. Il ne prenait certes plus la peine de me cacher ses pensées, et je les lisais à livre ouvert. La proximité immédiate de l’or lui faisait oublier tout le reste : sa promesse au docteur comme l’avertissement de celui-ci étaient déjà loin, pour lui, et sans nul doute il comptait bien s’emparer du trésor, retrouver l’Hispaniola et l’aborder à la faveur de la nuit, massacrer tout ce qu’elle renfermait d’honnêtes gens, et remettre à la voile suivant ses intentions primitives, chargé de forfaits et de richesses.

Ces craintes m’accablaient, et j’avais peine à soutenir l’allure rapide des chercheurs de trésor. À tout moment, je trébuchais ; et c’est en ces occasions que Silver secouait si brutalement mon filin et me lançait ses regards meurtriers. Dick, qui marchait maintenant à notre suite et formait l’arrière-garde, parlait tout seul dans l’excitation de sa fièvre croissante, et mêlait les blasphèmes aux prières. Ma détresse s’en augmenta, et pour la couronner, mon imagination évoquait le drame qui s’était autrefois déroulé sur ce plateau, lorsque le flibustier à la face bleue — cet impie qui était mort à Savannah en chantant et réclamant à boire – avait de sa propre main égorgé ses six complices. Je songeais aux hurlements qui avaient dû emplir alors ce bois aujourd’hui si paisible, et je me figurais presque les entendre résonner encore.

Nous arrivâmes à la lisière du taillis.

— Hardi, les gars, tous ensemble ! cria Merry.

Et les plus avancés se mirent à courir.

Ils n’avaient pas fait dix toises, que nous les vîmes soudain s’arrêter. Un cri de désappointement retentit. Silver redoubla de vitesse, piochant comme un possédé avec le bout de sa béquille, et un instant plus tard, lui et moi nous arrêtions net également.

Une large excavation s’ouvrait devant nous. Elle datait déjà, car ses parois s’éboulaient, et de l’herbe avait crû au fond. Elle renfermait le manche d’une pioche cassé en deux et les planches éparses de plusieurs caisses. Sur l’une de ces planches je lus, imprimé au fer chaud, le mot Walrus, le nom du navire de Flint.

Tout était clair jusqu’à l’évidence. On avait découvert la cache et raflé son contenu : les sept cent mille livres s’en étaient allées.

XXXIII

La chute d’un chef

On ne vit jamais dans ce monde pareille subversion. Tous les six, les pirates semblaient frappés de la foudre. Mais Silver eut vite surmonté le coup. Tous les désirs de son âme s’étaient élancés vers cet argent, comme des chevaux de course, et, bien qu’arrêté en une seconde, net, il sut garder son sang-froid, recouvrer son équilibre et modifier ses plans, avant que les autres eussent eu le loisir de bien comprendre leur désappointement.

— Jim, me glissa-t-il tout bas, prends ça, et gare là-dessous au grabuge.

Et il me passa un pistolet à deux coups.

Déjà il s’avançait tout doucement vers le nord, et quelques pas lui suffirent à placer le trou entre nous deux et les cinq autres. Puis il me regarda en hochant la tête, comme pour dire : « Nous voilà dans une sale passe », ce qui était bien mon avis.

Ses allures étaient maintenant tout à fait amicales, et ces changements continuels me révoltaient au point que je ne pus m’empêcher de lui murmurer :

— Ainsi donc vous avez encore une fois changé de parti…

Il n’eut pas le temps de me répondre. Avec des cris et des blasphèmes, les forbans avaient sauté l’un après l’autre dans la fosse, où ils creusaient avec leurs mains, tout en rejetant les planches de côté. Morgan trouva une pièce d’or. Il la leva en l’air dans une vraie trombe de jurons. C’était une pièce de deux guinées : pendant un quart de minute elle passa de main en main.

— Deux guinées ! rugit Merry, en la brandissant vers Silver. Hein, les voilà, tes sept cent mille livres ! Tu t’y connais en fait de marchés, toi ! Tu dis que tu n’as jamais rien gâché, toi, espèce d’andouille, hé ! tête de bois !

— Creusez, garçons, dit Silver avec le plus froid cynisme ; vous trouveriez des truffes que ça ne m’étonnerait pas.

— Des truffes ! répéta Merry avec un cri d’indignation. Vous l’entendez, les gars ! Je vous le dis, moi, cet homme-là savait tout. Regardez-le, c’est écrit sur sa figure.

— Hé, hé ! Merry, remarqua Silver, te voici encore candidat-capitaine ? Tu es un garçon d’avenir, pour sûr.

Mais cette fois tous tenaient pour Merry. Ils se mirent à grimper hors de l’excavation, en décochant derrière eux des regards furibonds. Je notai une chose de bon augure pour nous : tous sortaient par le côté opposé à Silver.

Nous restions là, deux d’un côté et cinq de l’autre, avec la fosse entre nous, sans que personne trouvât le courage de porter le premier coup. Silver ne bronchait pas ; bien droit sur sa béquille, il les surveillait d’un air plus impassible que jamais. Indéniablement, il était brave.

À la fin, Merry jugea opportun de haranguer ses compagnons.

— Camarades, leur dit-il, en voilà deux devant nous, seuls. L’un est le vieux stropiat qui nous a tous amenés ici et nous a fait tomber dans ce pétrin ; l’autre est ce petit morveux dont je tiens à arracher le cœur. C’est l’instant, camarades…

Il éleva le bras en même temps que la voix. Mais à la même minute — pan ! pan ! pan ! — trois coups de mousquet jaillirent du fourré. Merry culbuta dans l’excavation la tête la première ; l’homme au bandage, frappé à mort, giroya comme un toton, s’abattit d’un bloc sur le flanc, et y resta, agité d’une dernière convulsion ; les trois autres firent volte-face et déguerpirent à toutes jambes.

En un clin d’œil, Long John avait déchargé les deux coups d’un pistolet sur Merry qui se débattait dans son trou, et comme le moribond levait vers lui des yeux agonisants, il lui lança :

— George, il me semble que nous voilà quittes. Cependant, le docteur, Gray et Ben Gunn, au poing leurs mousquets fumants, surgirent des muscadiers et s’approchèrent de nous.

— En avant, mes enfants ! cria le docteur. Et au trot. Il nous faut les empêcher d’atteindre les embarcations.

Et nous partîmes à grande vitesse, enfonçant parfois dans les buissons jusqu’à la poitrine.

Silver, je vous assure, tenait fort à rester avec nous. Le travail que cet homme accomplit, en bondissant sur sa béquille avec une force à faire éclater les muscles de sa poitrine, était un travail que n’égala jamais, de l’avis du docteur, aucun homme valide. Malgré cela, il était déjà de vingt toises en arrière et il n’en pouvait plus, lorsque nous atteignîmes le bord de la déclivité.

— Docteur ! appela-t-il, regardez ! rien ne presse !

À coup sûr rien ne pressait. Là-bas, sur une partie plus dégagée du plateau, nous apercevions les trois survivants qui couraient toujours dans la même direction qu’au début, droit vers le mont du Mât-d’Artimon. Déjà nous étions entre eux et les canots. Aussi nous assîmes-nous tous quatre pour souffler, tandis que Long John, s’épongeant le visage, approchait lentement de nous.

— Mon cordial merci, docteur. Vous êtes arrivé à pic, il me semble, pour moi et pour Hawkins… Et c’est donc toi, Ben Gunn ! Eh bien, tu es gentil, il n’y a pas à dire.

— C’est moi, Ben Gunn, c’est bien moi, répondit le marron, qui dans son embarras se tortillait comme une anguille. Et (ajouta-t-il après un silence prolongé) comment allez-vous, maître Silver ? Très bien, je vous remercie, n’est-ce pas ?

— Ben, Ben ! murmura Silver, dire que tu as causé ma perte !…

Le docteur envoya Ben Gunn rechercher une des pioches abandonnées par les mutins lors de leur fuite ; puis, tandis que nous dévalions sans hâte vers l’endroit où se trouvaient les canots, il raconta brièvement ce qui s’était passé. Cette histoire, dont Ben Gunn, le marron quasi imbécile, était le héros d’un bout à l’autre, intéressa profondément Silver.

Au cours de ses longues rôderies sur l’île déserte, Ben avait découvert le squelette, et c’était lui qui l’avait dépouillé. Il avait découvert le trésor ; il l’avait déterré (c’était le manche brisé de sa pioche qui gisait dans l’excavation) ; il l’avait transporté sur son dos, en de nombreux et pénibles voyages, du pied du grand pin jusque dans la grotte qu’il occupait sur la montagne à deux sommets, à la pointe nord-est de l’île, et c’est là que tout cet or était resté emmagasiné depuis deux mois avant l’arrivée de l’Hispaniola.

Le docteur lui extirpa ce secret dans l’après-midi de l’attaque. Le lendemain, voyant le mouillage désert, il alla trouver Silver, lui remit la carte, désormais inutile ; lui remit les provisions, car la grotte de Ben Gunn était bien approvisionnée de viande de chèvre salée par lui ; lui remit tout sans exception, pour obtenir de quitter librement la palanque et de se retirer sur la montagne à deux sommets, afin d’y être à l’abri de la malaria et de veiller sur le trésor.

— Quant à vous, Jim, me dit-il, c’était bien à regret, mais j’ai agi au mieux de ceux qui étaient restés fidèles à leur devoir ; et si vous n’étiez pas du nombre, à qui la faute ?

Ce matin-là, en découvrant que je serais englobé dans l’affreuse déconvenue qu’il avait ménagée aux mutins, il avait couru tout d’une traite jusqu’à la grotte, laissant le capitaine sous la garde du chevalier et, prenant avec lui Gray et le marron, il avait traversé l’île en diagonale, pour aller s’embusquer auprès du pin. Mais il s’aperçut bientôt que notre troupe avait de l’avance sur lui. L’agile Ben Gunn fut expédié en éclaireur pour faire de son mieux à lui seul. C’est alors que Ben avait eu l’idée de mettre à profit les superstitions de ses ex-camarades. Il y réussit à un tel point que Gray et le docteur eurent le temps d’arriver et de s’embusquer avant la venue des chercheurs de trésor.

— Ah ! docteur, fit Silver, j’ai eu de la chance d’avoir Hawkins avec moi. Vous auriez laissé tailler en pièces le vieux John sans lui accorder une pensée.

— Pas une, répondit le médecin avec jovialité. Nous étions arrivés aux yoles. S’armant de la pioche, le docteur démolit l’une d’elles, et tout le monde s’embarqua dans l’autre, pour gagner par eau la baie du Nord.

C’était un trajet de huit à neuf milles. Silver, bien que déjà épuisé de fatigue, fut mis à un aviron, comme les autres, et nous glissâmes prestement sur une mer d’huile. Le goulet franchi, nous doublâmes la pointe sud-est de l’île, autour de laquelle nous avions, quatre jours plus tôt, remorqué l’Hispaniola.

En doublant la montagne à deux sommets, nous aperçûmes l’orifice obscur de la grotte de Ben Gunn, et auprès un personnage debout, appuyé sur son mousquet. C’était le chevalier. On agita un mouchoir, en poussant trois hourras auxquels Silver unit sa voix aussi vigoureusement qu’un autre.

Trois milles plus loin, à l’embouchure même de la baie du Nord, devinez ce que nous rencontrâmes !… L’Hispaniola, voguant à l’aventure. La dernière marée l’avait remise à flot, et y eût-il eu beaucoup de brise, ou un fort jusant, comme dans le mouillage sud, nous ne l’aurions jamais revue, ou du moins elle se serait échouée sans remède. En réalité, à part la grand-voile en loques, il y avait peu de dégât. On para une autre ancre, et l’on mouilla par une brasse et demie de fond. Nous repartîmes à l’aviron jusqu’à la crique du Rhum, point le plus rapproché du trésor de Ben Gunn ; puis Gray s’en retourna seul avec la yole jusqu’à l’Hispaniola, où il devait passer la nuit à veiller.

Du rivage à l’entrée de la grotte, on accédait par une pente douce. Au haut de celle-ci le chevalier nous attendait. Aimable et affectueux avec moi, il n’eut pour ma fugue pas un mot de reproche ni d’éloge. Aux salutations polies de Silver, il s’échauffa quelque peu.

— John Silver, lui dit-il, vous êtes une canaille et un fourbe sans nom… oui, un fourbe inouï. On m’a dissuadé de vous faire condamner. Je m’en abstiendrai donc. Mais les cadavres, monsieur, pèsent à votre cou telles des meules de moulin.

— Mon cordial merci, monsieur, répliqua John, en s’inclinant à nouveau.

— Je vous défends de me remercier, lança le chevalier, car c’est là un outrageux abandon de mes devoirs. Retirez-vous !

Nous pénétrâmes dans la grotte. Spacieuse et bien aérée, elle renfermait une petite source et une mare d’eau claire, où se miraient des fougères. Sur le sol de sable, devant un grand feu, reposait le capitaine Smollett ; et dans le fond, où atteignaient à peine quelques reflets du foyer, j’entrevis d’énormes empilements de monnaies et des pyramides de lingots d’or. C’était là ce trésor de Flint que nous étions venus chercher si loin, et qui avait déjà coûté la vie à dix-sept hommes de l’Hispaniola. À quel prix l’avait-on amassé, combien de sang et de douleurs il y avait fallu, combien de beaux navires coulés à fond, combien de braves gens lancés à la mer, combien de coups de canon, combien de hontes, de mensonges et de forfaits, nul au monde n’eût pu le dire. Mais ils étaient encore trois sur cette île — Silver, le vieux Morgan et Ben Gunn — qui avaient chacun pris leur part de ces crimes, comme ils avaient eu le vain espoir de participer à la récompense.

— Entrez, Jim, me dit le capitaine. Vous êtes un bon garçon dans votre genre, Jim, mais je ne pense pas que nous naviguerons encore ensemble, vous et moi. Vous êtes, à mon goût, trop enfant gâté… C’est vous, John Silver ? Qu’est-ce qui vous amène ici, matelot ?

— Je rentre dans le devoir, monsieur, répondit John.

— Ah ! dit le capitaine.

Et il borna là ses commentaires.

Quel souper agréable je fis ce soir-là, entouré de tous mes amis ! Comme je goûtai ce repas, composé de viande de chèvre salée par Ben Gunn, avec quelques friandises et une bouteille de vin vieux provenant de l’Hispaniola ! Jamais on ne vit, j’en suis sûr, gens plus gais ni plus heureux. Et Silver était là, assis à l’écart, presque en dehors de la lumière du foyer, mais mangeant de bon appétit, prompt à s’élancer quand on désirait quelque chose, joignant même en sourdine son rire aux nôtres… le même marin placide, poli, obséquieux qu’il avait été durant tout le voyage.

XXXIV

Et dernier

Le matin venu, on se mit au travail de bonne heure. Il s’agissait de faire parcourir à tout cet or, d’abord près d’un mille par terre jusqu’au rivage, et ensuite trois milles par mer jusqu’à l’Hispaniola ; c’était là une tâche considérable pour un si petit nombre de travailleurs. Les trois bandits qui erraient encore sur l’île ne nous troublaient guère : une simple sentinelle postée sur la hauteur suffisait à nous prémunir contre une attaque soudaine, et nous pensions d’ailleurs qu’ils n’avaient plus aucune envie de se battre.

On se mit activement à la besogne. Gray et Ben Gunn faisaient la navette avec le canot, et les autres profitaient de leur absence pour entasser les richesses sur la plage. Deux lingots, noués aux deux bouts d’une corde, constituaient une bonne charge pour un adulte, et encore, il lui fallait marcher lentement. Quant à moi, étant de peu d’utilité pour le transport, on m’occupa toute la journée dans la grotte à emballer dans des sacs à pain les espèces monnayées.

Elles formaient une collection singulière, analogue à la réserve de Billy Bones pour la diversité des pièces, mais tellement plus abondante et variée que je crois n’avoir jamais eu plus de plaisir qu’à les assortir.

Pièces anglaises, françaises, espagnoles, portugaises, georges et louis, doublons, doubles guinées, moïdores et sequins, aux effigies de tous les rois d’Europe depuis un siècle, bizarres pièces orientales marquées de signes qu’on eût pris pour des pelotons de ficelle ou des fragments de toiles d’araignée, pièces rondes et pièces carrées, pièces avec un trou au milieu, comme des grains de collier, — presque toutes les variétés de monnaie du monde figuraient, je crois, dans cette collection ; et quant à leur nombre, elles égalaient sûrement les feuilles d’automne, car j’en avais mal aux reins de me baisser, et mal aux doigts de les trier.

Ce travail dura plusieurs jours : chaque soir une fortune se trouvait entassée à bord, mais une autre attendait son tour pour le lendemain ; et de tout ce temps-là les trois mutins ne donnèrent pas signe de vie.

À la fin — ce devait être le troisième soir — je flânais avec le docteur sur la montagne à l’endroit où elle domine les basses terres de l’île, lorsque du fond des épaisses ténèbres le vent nous apporta un son qui tenait du chant et du hurlement. Un seul lambeau en parvint à nos oreilles, et le silence primitif se rétablit.

— Le ciel leur pardonne ! dit le docteur ; ce sont les mutins.

— Et tous ivres, monsieur, prononça derrière nous la voix de Silver.

Silver, je dois le dire, jouissait d’une entière liberté, et quoiqu’on le rabrouât chaque jour, semblait se considérer de nouveau tout à fait comme un subalterne favorisé de privilèges et d’égards. Je m’étonnais de le voir supporter si bien ces mépris et s’efforcer avec son inlassable politesse de rentrer en grâce auprès de tous. Mais personne ne le traitait guère mieux qu’un chien ; sauf peut-être Ben Gunn, qui gardait toujours une peur affreuse de son ancien quartier-maître, ou encore moi-même, qui avais envers lui de réels motifs de gratitude, bien que sur ce point j’eusse des raisons de penser de lui plus de mal que n’importe qui, après l’avoir vu sur le plateau méditer une nouvelle traîtrise. En conséquence, ce fut d’un ton fort bourru, que le docteur lui répliqua :

— Ivres ou dans le délire…

— Vous avez raison, monsieur, reprit Silver, et peu nous importe lequel des deux, à vous comme à moi.

Avec un ricanement le docteur repartit :

— Vous ne prétendez sans doute pas au titre d’homme humain, maître Silver ? Aussi mes sentiments vous surprendront peut-être. Mais si j’étais certain qu’ils délirent — et je suis moralement sûr que l’un d’eux, au moins, est malade de la fièvre — je quitterais ce camp et risquerais ma peau afin de leur porter les secours de mes lumières.

— Sauf votre respect, monsieur, vous auriez bien tort, déclara Silver. Vous y laisseriez votre précieuse vie, soyez-en sûr. Je suis de votre côté, à présent, nous sommes de mèche, et je ne désire pas voir notre parti diminué, surtout de votre personne, après ce que je vous dois. Non, ces hommes-là sont incapables de tenir leur parole, même à supposer qu’ils le veuillent ; et, de plus, ils ne croiraient pas que vous sauriez, vous, tenir la vôtre.

— Évidemment, fit le docteur, vous êtes, vous, celui qui tient sa parole, nous savons ça.

Ce furent à peu près les dernières nouvelles que nous eûmes des trois pirates. Une seule fois seulement nous entendîmes un coup de feu très lointain : ils chassaient probablement. On tint conseil, et — à la jubilation de Ben Gunn, je regrette de le dire, et avec la pleine approbation de Gray — on décida de les abandonner sur l’île. Nous leur laissâmes de la poudre et des balles en bonne quantité, le plus gros de la chèvre salée, quelques médicaments et autres objets de nécessité, des outils, des vêtements, une voile de rechange, deux ou trois brasses de corde, et, sur les instances du docteur, une jolie provision de tabac.

Il ne nous restait plus après cela qu’à quitter l’île. Déjà nous avions arrimé le trésor et embarqué de l’eau, avec le restant de la viande de chèvre, pour parer à toute éventualité. Finalement, un beau matin, on leva l’ancre — ce qui était presque au-dessus de nos forces — et sortîmes de la baie du Nord, sous le même pavillon que le capitaine avait hissé et défendu à la palanque.

Les trois hommes nous observaient de plus près que nous ne pensions, et nous en eûmes bientôt la preuve. Car en sortant du goulet il nous fallut côtoyer de très près la pointe sud, et ils étaient là tous trois, agenouillés l’un à côté de l’autre sur le sable et nous tendant des mains suppliantes. Nous avions tous le cœur serré, je pense, de les abandonner dans cette triste condition ; mais on ne pouvait risquer une nouvelle mutinerie ; et les ramener chez eux pour les envoyer à la potence eût été un genre de bonté plutôt cruel. Le docteur les héla et leur expliqua où ils trouveraient les provisions laissées pour eux. Mais ils ne cessaient de nous appeler par nos noms, nous suppliant pour l’amour de Dieu d’avoir pitié et de ne pas les abandonner à la mort en un tel lieu.

Enfin, voyant que le navire poursuivait sa course rapide et allait arriver hors de portée de la voix, l’un d’eux — j’ignore lequel — sauta sur ses pieds avec un cri sauvage, épaula vivement son mousquet, et une balle vint siffler par-dessus la tête de Silver et transpercer la grand-voile.

Après cela, nous nous tînmes à l’abri des bastingages, et lorsque je regardai de nouveau, ils avaient disparu de la pointe, qui déjà se perdait dans l’éloignement. C’en était du moins fini avec eux ; et avant midi, à ma joie indicible, le plus haut sommet de l’île au trésor s’était enfoncé sous le cercle bleu de l’horizon marin.

Nous étions si à court d’hommes que tout le monde à bord devait travailler, à l’exception du capitaine qui donnait ses ordres couché à l’arrière sur un matelas ; car, malgré les progrès de sa guérison, il avait encore besoin de repos. Comme nous ne pouvions sans un nouvel équipage tenter le voyage de retour, nous mîmes le cap sur le port le plus prochain de l’Amérique espagnole. Quand nous y atteignîmes, après des vents contraires et quelques violentes brises, nous étions déjà tous à bout de forces.

Ce fut au coucher du soleil que nous jetâmes l’ancre au fond d’un très beau golfe abrité, où nous fûmes aussitôt entourés par des embarcations pleines de nègres, d’Indiens du Mexique, de mulâtres, qui vendaient des fruits et des légumes, ou offraient de plonger pour une pièce de monnaie. La vue de tant de visages épanouis — et en particulier des noirs — la saveur des fruits tropicaux, et surtout les lumières qui s’allumaient dans la ville, formaient un contraste enchanteur avec notre séjour sur l’île, sinistre et sanglant. Le docteur et le chevalier, me prenant avec eux, s’en allèrent passer la soirée à terre. Là, ils rencontrèrent le capitaine d’un vaisseau de guerre anglais, qui lia connaissance avec eux et les emmena à bord de son navire ; bref, le temps passa si agréablement que le jour se levait lorsque nous accostâmes l’Hispaniola.

Ben Gunn était seul sur le pont, et en nous voyant monter à bord, il se mit à se tortiller fantastiquement et nous fit un aveu. Silver avait fui. Le marron l’avait aidé à s’échapper dans un canot quelques heures plus tôt, et il nous assura qu’il l’avait fait uniquement pour sauvegarder nos existences, qui eussent sans nul doute été compromises, « si cet homme à une jambe était demeuré à bord ». Mais ce n’était pas tout. Le coq ne s’en allait pas les mains vides. Il avait subrepticement percé une cloison, et emporté un des sacs de monnaie, valant peut-être trois ou quatre cents guinées, pour subvenir à ses besoins ultérieurs.

Je crois bien que nous fûmes tous heureux d’être quittes de lui à si bon marché.

Enfin, pour abréger cette longue histoire, nous embarquâmes plusieurs matelots, fîmes un bon voyage, et M. Blandly s’apprêtait justement à armer notre conserve quand l’Hispaniola rentra à Bristol. De tous ceux qui étaient partis avec elle, il ne restait plus que cinq hommes. « La boisson et le diable avaient expédié les autres », impitoyablement ; mais à vrai dire nous n’étions pas tout à fait aussi mal en point que le navire de la chanson :


Avec un seul survivant de tout l’équipage
Qui avait pris la mer au nombre de soixante-quinze.


Nous eûmes tous notre large part du trésor, que chacun employa sagement ou follement selon sa nature. Le capitaine Smollett est aujourd’hui retiré de la navigation. Gray non seulement sut garder son argent, mais, soudain mordu par l’ambition, il étudia son métier ; et il est aujourd’hui second sur un beau navire dont il possède une part ; marié, en outre, et père de famille. Quant à Ben Gunn, il reçut mille livres, qu’il dilapida en trois semaines — ou plus exactement en dix-neuf jours, car il revint à sec le vingtième. Alors, on lui donna une loge de portier à garder, tout comme il l’avait craint sur l’île ; et il vit encore, très admiré des enfants du pays, qui en font aussi un peu leur plastron, et chanteur distingué à l’église les dimanches et jours de fête.

De Silver nous ne savons plus rien. Ce redoutable homme de mer à une jambe a enfin disparu de ma vie ; mais je pense qu’il a retrouvé sa vieille négresse, et peut-être vit-il toujours, heureux avec elle et Capitaine Flint. Il faut l’espérer, du moins, car ses chances de bonheur dans l’autre monde sont des plus faibles.

Les lingots d’argent et les armes sont toujours enfouis, que je sache, là où Flint les a mis ; ce n’est certes pas moi qui irai les chercher. Un attelage de bœufs ne réussirait pas à me traîner dans cette île maudite ; et les pires de mes cauchemars sont ceux où j’entends le ressac tonner sur ses côtes et où je me dresse en sursaut dans mon lit à la voix stridente de Capitaine Flint qui me corne aux oreilles :

– Pièces de huit ! pièces de huit !

  1. Demi-clef : sorte de nœud marin.
  2. Pour prêter serment.