L’Île des Pingouins/Livre VIII

La bibliothèque libre.
C. Lévy (p. 391-416).


LIVRE VIII

LES TEMPS FUTURS

L’HISTOIRE SANS FIN


Τῇ Ἑλλάδι πενίη μὲν αἰε κοτε σύντροφός ἐστι, ἀρετὴ δὲ ἔπακτός ἐστι, ἀπό τε σοφίῃς κατεργασμένη καὶ νόμου ἰσχυροῦ.
(Herodot., Hist., VII, cii.)
Vous n’aviez donc pas vu que c’étaient des anges.
(Liber terribilis)
Bqsfttfusftpvtusbjufbmbvupsjufeftspjtfuoftfnqfsfv stbqsftbxpjsqspdmbnfuspjtgpjttbmjelsufmbgsbodftft utpvnjtfbeftdpnqbhojftgjobodjfsftrvjcjtqptfoueftsjdif ttftevqbztfuqbsmfnpzfoevofqsfttfbdifulfejsjhfoumpqjojpo.
Voufnpjoxfsjejrvf.
Nous sommes au commencement d’une chimie qui s’occupera des changements produits par un corps contenant une quantité d’énergie concentrée telle que nous n’en avons pas encore eu de semblable à notre disposition.
Sir William Ramsay.


§ 1


On ne trouvait jamais les maisons assez hautes ; on les surélevait sans cesse, et l’on en construisait de trente à quarante étages, où se superposaient bureaux, magasins, comptoirs de banques, sièges de sociétés ; et l’on creusait dans le sol toujours plus profondément des caves et des tunnels.

Quinze millions d’hommes travaillaient dans la ville géante, à la lumière des phares, qui jetaient leurs feux le jour comme la nuit. Nulle clarté du ciel ne perçait les fumées des usines dont la ville était ceinte ; mais on voyait parfois le disque rouge d’un soleil sans rayons glisser dans un firmament noir, sillonné de ponts de fer, d’où tombait une pluie éternelle de suie et d’escarbilles. C’était la plus industrielle de toutes les cités du monde et la plus riche. Son organisation semblait parfaite ; il n’y subsistait rien des anciennes formes aristocratiques ou démocratiques des sociétés ; tout y était subordonné aux intérêts des trusts. Il se forma dans ce milieu ce que les anthropologistes appellent le type du milliardaire. C’étaient des hommes à la fois énergiques et frêles, capables d’une grande puissance de combinaisons mentales, et qui fournissaient un long travail de bureau, mais dont la sensibilité subissait des troubles héréditaires qui croissaient avec l’âge.

Comme tous les vrais aristocrates, comme les patriciens de la Rome républicaine, comme les lords de la vieille Angleterre, ces hommes puissants affectaient une grande sévérité de mœurs. On vit les ascètes de la richesse : dans les assemblées des trusts apparaissaient des faces glabres, des joues creuses, des yeux caves, des fronts plissés. Le corps plus sec, le teint plus jaune, les lèvres plus arides, le regard plus enflammé que les vieux moines espagnols, les milliardaires se livraient avec une inextinguible ardeur aux austérités de la banque et de l’industrie. Plusieurs, se refusant toute joie, tout plaisir, tout repos, consumaient leur vie misérable dans une chambre sans air ni jour, meublée seulement d’appareils électriques, y soupaient d’œufs et de lait, y dormaient sur un lit de sangles. Sans autre occupation que de pousser du doigt un bouton de nickel, ces mystiques, amassant des richesses dont ils ne voyaient pas même les signes, acquéraient la vaine possibilité d’assouvir des désirs qu’ils n’éprouveraient jamais.

Le culte de la richesse eut ses martyrs. L’un de ces milliardaires, le fameux Samuel Box, aima mieux mourir que de céder la moindre parcelle de son bien. Un de ses ouvriers, victime d’un accident de travail, se voyant refuser toute indemnité, fit valoir ses droits devant les tribunaux, mais rebuté par d’insurmontables difficultés de procédure, tombé dans une cruelle indigence, réduit au désespoir, il parvint, à force de ruse et d’audace, à tenir son patron sous son revolver, menaçant de lui brûler la cervelle s’il ne le secourait point : Samuel Box ne donna rien et se laissa tuer pour le principe.

L’exemple est suivi quand il vient de haut. Ceux qui possédaient peu de capitaux (et c’était naturellement le plus grand nombre), affectaient les idées et les mœurs des milliardaires pour être confondus avec eux. Toutes les passions qui nuisent à l’accroissement ou à la conservation des biens passaient pour déshonorantes ; on ne pardonnait ni la mollesse, ni la paresse, ni le goût des recherches désintéressées, ni l’amour des arts, ni surtout la prodigalité ; la pitié était condamnée comme une faiblesse dangereuse. Tandis que toute inclination à la volupté soulevait la réprobation publique, on excusait au contraire la violence d’un appétit brutalement assouvi : la violence en effet semblait moins nuisible aux mœurs, comme manifestant une des formes de l’énergie sociale. L’État reposait fermement sur deux grandes vertus publiques : le respect pour le riche et le mépris du pauvre. Les âmes faibles que troublait encore la souffrance humaine n’avaient d’autre ressource que de se réfugier dans une hypocrisie qu’on ne pouvait blâmer puisqu’elle contribuait au maintien de l’ordre et à la solidité des institutions.

Ainsi, parmi les riches, tous étaient dévoués à la société ou le paraissaient ; tous donnaient l’exemple, s’ils ne le suivaient pas tous. Certains sentaient cruellement la rigueur de leur état ; mais ils le soutenaient par orgueil ou par devoir. Quelques-uns tentaient d’y échapper un moment en secret et par subterfuge. L’un d’eux, Édouard Martin, président du trust des fers, s’habillait parfois en pauvre, allait mendier son pain et se faisait rudoyer par les passants. Un jour qu’il tendait la main sur un pont il se prit de querelle avec un vrai mendiant et, saisi d’une fureur envieuse, l’étrangla.

Comme ils employaient toute leur intelligence dans les affaires, ils ne recherchaient pas les plaisirs de l’esprit. Le théâtre, qui avait été jadis très florissant chez eux, se réduisait maintenant à la pantomime et aux danses comiques. Les pièces à femmes étaient elles-mêmes abandonnées ; le goût s’était perdu des jolies formes et des toilettes brillantes ; on y préférait les culbutes des clowns et la musique des nègres et l’on ne s’enthousiasmait plus qu’à voir défiler sur la scène des diamants au cou des figurantes et des barres d’or portées en triomphe.

Les dames de la richesse étaient assujetties autant que les hommes à une vie respectable. Selon une tendance commune à toutes les civilisations, le sentiment public les érigeait en symboles ; elles devaient représenter par leur faste austère à la fois la grandeur de la fortune et son intangibilité. On avait réformé les vieilles habitudes de galanterie ; mais aux amants mondains d’autrefois succédaient sourdement de robustes masseurs ou quelque valet de chambre. Toutefois les scandales étaient rares : un voyage à l’étranger les dissimulait presque tous et les princesses des trusts restaient l’objet de la considération générale.

Les riches ne formaient qu’une petite minorité, mais leurs collaborateurs, qui se composaient de tout le peuple, leur étaient entièrement acquis ou soumis entièrement. Ils formaient deux classes, celle des employés de commerce et de banque et celle des ouvriers des usines. Les premiers fournissaient un travail énorme et recevaient de gros appointements. Certains d’entre eux parvenaient à fonder des établissements ; l’augmentation constante de la richesse publique et la mobilité des fortunes privées autorisaient toutes les espérances chez les plus intelligents ou les plus audacieux. Sans doute on aurait pu découvrir dans la foule immense des employés, ingénieurs ou comptables, un certain nombre de mécontents et d’irrités ; mais cette société si puissante avait imprimé jusque dans les esprits de ses adversaires sa forte discipline. Les anarchistes eux-mêmes s’y montraient laborieux et réguliers.

Quant aux ouvriers, qui travaillaient dans les usines, aux environs de la ville, leur déchéance physique et morale était profonde ; ils réalisaient le type du pauvre établi par l’anthropologie. Bien que chez eux le développement de certains muscles, dû à la nature particulière de leur activité, pût tromper sur leurs forces, ils présentaient les signes certains d’une débilité morbide. La taille basse, la tête petite, la poitrine étroite, ils se distinguaient encore des classes aisées par une multitude d’anomalies physiologiques et notamment par l’asymétrie fréquente de la tête ou des membres. Et ils étaient destinés à une dégénérescence graduelle et continue, car des plus robustes d’entre eux l’État faisait des soldats, dont la santé ne résistait pas longtemps aux filles et aux cabaretiers postés autour des casernes. Les prolétaires se montraient de plus en plus débiles d’esprit. L’affaiblissement continu de leurs facultés intellectuelles n’était pas dû seulement à leur genre de vie ; il résultait aussi d’une sélection méthodique opérée par les patrons. Ceux-ci, craignant les ouvriers d’un cerveau trop lucide comme plus aptes à formuler des revendications légitimes, s’étudiaient à les éliminer par tous les moyens possibles et embauchaient de préférence les travailleurs ignares et bornés, incapables de défendre leurs droits et encore assez intelligents pour s’acquitter de leur besogne que des machines perfectionnées rendaient extrêmement facile.

Aussi les prolétaires ne savaient-ils rien tenter en vue d’améliorer leur sort. À peine parvenaient-ils par des grèves à maintenir le taux de leurs salaires. Encore ce moyen commençait-il à leur échapper. L’intermittence de la production, inhérente au régime capitaliste, causait de tels chômages que, dans plusieurs branches d’industrie, sitôt la grève déclarée, les chômeurs prenaient la place des grévistes. Enfin ces producteurs misérables demeuraient plongés dans une sombre apathie que rien n’égayait, que rien n’exaspérait. C’était pour l’état social des instruments nécessaires et bien adaptés.

En résumé, cet état social semblait le mieux assis qu’on eût encore vu, du moins dans l’humanité, car celui des abeilles et des fourmis est incomparable pour la stabilité ; rien ne pouvait faire prévoir la ruine d’un régime fondé sur ce qu’il y a de plus fort dans la nature humaine, l’orgueil et la cupidité. Pourtant les observateurs avisés découvraient plusieurs sujets d’inquiétude. Les plus certains, bien que les moins apparents, étaient d’ordre économique et consistaient dans la surproduction toujours croissante, qui entraînait les longs et cruels chômages auxquels les industriels reconnaissaient, il est vrai, l’avantage de rompre la force ouvrière en opposant les sans-travail aux travailleurs. Une sorte de péril plus sensible résultait de l’état physiologique de la population presque toute entière. « La santé des pauvres est ce qu’elle peut être, disaient les hygiénistes ; mais celle des riches laisse à désirer. » Il n’était pas difficile d’en trouver les causes. L’oxygène nécessaire à la vie manquait dans la cité ; on respirait un air artificiel ; les trusts de l’alimentation, accomplissant les plus hardies synthèses chimiques, produisaient des vins, de la chair, du lait, des fruits, des légumes factices. Le régime qu’ils imposaient causait des troubles dans les estomacs et dans les cerveaux. Les milliardaires étaient chauves à dix-huit ans ; quelques-uns trahissaient par moment une dangereuse faiblesse d’esprit ; malades, inquiets, ils donnaient des sommes énormes à des sorciers ignares et l’on voyait éclater tout à coup dans la ville la fortune médicale ou théologique de quelque ignoble garçon de bain devenu thérapeute ou prophète. Le nombre des aliénés augmentait sans cesse ; les suicides se multipliaient dans le monde de la richesse et beaucoup s’accompagnaient de circonstances atroces et bizarres, qui témoignaient d’une perversion inouïe de l’intelligence et de la sensibilité.

Un autre symptôme funeste frappait fortement le commun des esprits. La catastrophe, désormais périodique, régulière, rentrait dans les prévisions et prenait dans les statistiques une place de plus en plus large. Chaque jour des machines éclataient, des maisons sautaient, des trains bondés de marchandises tombaient sur un boulevard, démolissant des immeubles entiers, écrasant plusieurs centaines de passants et, à travers le sol défoncé, broyaient deux ou trois étages d’ateliers et de docks où travaillaient des équipes nombreuses.


§ 2


Dans la partie sud-ouest de la ville, sur une hauteur qui avait gardé son ancien nom de Fort Saint-Michel, s’étendait un square où de vieux arbres allongeaient encore au-dessus des pelouses leurs bras épuisés. Sur le versant nord, des ingénieurs paysagistes avaient construit une cascade, des grottes, un torrent, un lac, des îles. De ce côté l’on découvrait toute la ville avec ses rues, ses boulevards, ses places, la multitude de ses toits et de ses dômes, ses voies aériennes, ses foules d’hommes recouvertes de silence et comme enchantées par l’éloignement. Ce square était l’endroit le plus salubre de la capitale ; les fumées n’y voilaient point le ciel, et l’on y menait jouer les enfants. L’été, quelques employés des bureaux et des laboratoires voisins, après leur déjeuner, s’y reposaient, un moment, sans en troubler la paisible solitude.

C’est ainsi qu’un jour de juin, vers midi, une télégraphiste, Caroline Meslier, vint s’asseoir sur un banc à l’extrémité de la terrasse du nord. Pour se rafraîchir les yeux d’un peu de verdure, elle tournait le dos à la ville. Brune, avec des prunelles fauves, robuste et placide, Caroline paraissait âgée de vingt-cinq à vingt-huit ans. Presque aussitôt un commis au trust de l’électricité, Georges Clair, prit place à côté d’elle. Blond, mince, souple, il avait des traits d’une finesse féminine ; il n’était guère plus âgé qu’elle et paraissait plus jeune. Se rencontrant presque tous les jours à cette place, ils éprouvaient de la sympathie l’un pour l’autre et prenaient plaisir à causer ensemble. Cependant leur conversation n’avait jamais rien de tendre, d’affectueux, ni d’intime. Caroline, bien qu’il lui fût advenu, dans le passé, de se repentir de sa confiance, aurait peut-être laissé voir plus d’abandon ; mais Georges Clair se montrait toujours extrêmement réservé dans ses termes comme dans ses façons ; il ne cessait de donner à la conversation un caractère purement intellectuel et de la maintenir dans les idées générales, s’exprimant d’ailleurs sur tous les sujets avec la liberté la plus âpre.

Il l’entretenait volontiers de l’organisation de la société et des conditions du travail.

— La richesse, disait-il, est un des moyens de vivre heureux ; ils en ont fait la fin unique de l’existence.

Et cet état de choses à tous deux paraissait monstrueux.

Ils en revenaient sans cesse à certains sujets scientifiques qui leur étaient familiers.

Ce jour-là, ils firent des remarques sur l’évolution de la chimie.

— Dès l’instant, dit Clair, où l’on vit le radium se transformer en hélium, on cessa d’affirmer l’immutabilité des corps simples ; ainsi furent supprimées toutes ces vieilles lois des rapports simples et de la conservation de la matière.

— Pourtant, dit-elle, il y a des lois chimiques.

Car, étant femme, elle avait besoin de croire.

Il reprit avec nonchalance :

— Maintenant qu’on peut se procurer du radium en suffisante quantité, la science possède d’incomparables moyens d’analyse ; dès à présent on entrevoit dans ce qu’on nomme les corps simples des composés d’une richesse extrême et l’on découvre dans la matière des énergies qui semblent croître en raison même de sa ténuité.

Tout en causant, ils jetaient des miettes de pain aux oiseaux ; des enfants jouaient autour d’eux.

Passant d’un sujet à un autre :

— Cette colline, à l’époque quaternaire, dit Clair, était habitée par des chevaux sauvages. L’année passée, en y creusant des conduites d’eau, on a trouvé une couche épaisse d’ossements d’hémiones.

Elle s’inquiéta de savoir si, à cette époque reculée, l’homme s’était montré déjà.

Il lui dit que l’homme chassait l’hémione avant d’essayer de le domestiquer.

— L’homme, ajouta-t-il, fut d’abord chasseur, puis il devint pasteur, agriculteur, industriel… Et ces diverses civilisations se succédèrent à travers une épaisseur de temps que l’esprit ne peut concevoir.

Il tira sa montre.

Caroline demanda s’il était déjà l’heure de rentrer au bureau.

— Il répondit que non, qu’il était à peine midi et demi.

Une fillette faisait des pâtés de sable au pied de leur banc ; un petit garçon de sept à huit ans passa devant eux en gambadant. Tandis que sa mère cousait sur un banc voisin, il jouait tout seul au cheval échappé, et, avec la puissance d’illusion dont sont capables les enfants, il se figurait qu’il était en même temps le cheval et ceux qui le poursuivaient et ceux qui fuyaient épouvantés devant lui. Il allait se démenant et criant : « Arrêtez, hou ! hou ! Ce cheval est terrible ; il a pris le mors aux dents. »

Caroline fit cette question :

— Croyez-vous que les hommes étaient heureux autrefois ?

Son compagnon lui répondit :

— Ils souffraient moins quand ils étaient plus jeunes. Ils faisaient comme ce petit garçon : ils jouaient ; ils jouaient aux arts, aux vertus, aux vices, à l’héroïsme, aux croyances, aux voluptés ; ils avaient des illusions qui les divertissaient. Ils faisaient du bruit ; ils s’amusaient. Mais maintenant…

Il s’interrompit et regarda de nouveau à sa montre.

L’enfant qui courait buta du pied contre le seau de la fillette et tomba de son long sur le gravier. Il demeura un moment étendu immobile, puis se souleva sur ses paumes ; son front se gonfla, sa bouche s’élargit, et soudain il éclata en sanglots. Sa mère accourut, mais Caroline l’avait soulevé de terre, et elle lui essuyait les yeux et la bouche avec son mouchoir. L’enfant sanglotait encore ; Clair le prit dans ses bras :

— Allons ! ne pleure pas, mon petit ! Je vais te conter une histoire.

» Un pêcheur, ayant jeté ses filets dans la mer, en tira un petit pot de cuivre fermé ; il l’ouvrit avec son couteau. Il en sortit une fumée qui s’éleva jusqu’aux nues et cette fumée, en s’épaississant, forma un géant qui éternua si fort, si fort que le monde entier fut réduit en poussière… »

Clair s’arrêta, poussa un rire sec et brusquement remit l’enfant à sa mère. Puis il tira de nouveau sa montre et, agenouillé sur le banc, les coudes au dossier, regarda la ville.

À perte de vue, la multitude des maisons se dressaient dans leur énormité minuscule.

Caroline tourna le regard vers le même côté.

— Que le temps est beau ! dit-elle. Le soleil brille et change en or les fumées de l’horizon. Ce qu’il y a de plus pénible dans la civilisation, c’est d’être privé de la lumière du jour.

Il ne répondait pas ; son regard restait fixé sur un point de la ville.

Après quelques secondes de silence, ils virent, à une distance de trois kilomètres environ, au delà de la rivière, dans le quartier le plus riche, s’élever une sorte de brouillard tragique. Un moment après, une détonation retentit jusqu’à eux, tandis que montait vers le ciel pur un immense arbre de fumée. Et peu à peu l’air s’emplissait d’un imperceptible bourdonnement formé des clameurs de plusieurs milliers d’hommes. Des cris éclataient tout proches dans le square.

— Qu’est-ce qui saute ?

La stupeur était grande ; car, bien que les catastrophes fussent fréquentes, on n’avait jamais vu une explosion d’une telle violence et chacun s’apercevait d’une terrible nouveauté.

On essayait de définir le lieu du sinistre ; on nommait des quartiers, des rues, divers édifices, clubs, théâtres, magasins. Les renseignements topographiques se précisèrent, se fixèrent.

— C’est le trust de l’acier qui vient de sauter.

Clair remit sa montre dans sa poche.

Caroline le regardait avec une attention tendue et ses yeux s’emplissaient d’étonnement.

Enfin, elle lui murmura à l’oreille.

— Vous le saviez ? Vous attendiez ?… C’est vous qui…

Il répondit, très calme :

— Cette ville doit périr.

Elle reprit avec une douceur rêveuse :

— Je le pense aussi.

Et ils retournèrent tous deux tranquillement à leur travail.


§ 3.


À compter de ce jour les attentats anarchistes se succédèrent durant une semaine sans interruption. Les victimes furent nombreuses, elles appartenaient presque toutes aux classes pauvres. Ces crimes soulevaient la réprobation publique. Ce fut parmi les gens de maison, les hôteliers, les petits employés et dans ce que les trusts laissaient subsister du petit commerce que l’indignation éclata le plus vivement. On entendait, dans les quartiers populeux, les femmes réclamer des supplices inusités pour les dynamiteurs. (On les appelait ainsi d’un vieux nom qui leur convenait mal, car, pour ces chimistes inconnus, la dynamite était une matière innocente, bonne seulement pour détruire des fourmilières et ils considéraient comme un jeu puéril de faire détoner la nitroglycérine au moyen d’une amorce de fulminate de mercure.) Les affaires cessèrent brusquement et les moins riches se sentirent atteints les premiers. Ils parlaient de faire justice eux-mêmes des anarchistes. Cependant les ouvriers des usines restaient hostiles ou indifférents à l’action violente. Menacés, par suite du ralentissement des affaires, d’un prochain chômage ou même d’un lock-out étendu à tous les ateliers, ils eurent à répondre à la fédération des syndicats qui proposait la grève générale comme le plus puissant moyen d’agir sur les patrons et l’aide la plus efficace aux révolutionnaires ; tous les corps de métiers, à l’exception des doreurs, se refusèrent à cesser le travail.

La police fit de nombreuses arrestations. Des troupes, appelées de tous les points de la confédération nationale, gardèrent les immeubles des trusts, les hôtels des milliardaires, les établissements publics, les banques et les grands magasins. Une quinzaine se passa sans une seule explosion. On en conclut que les dynamiteurs, une poignée selon toute vraisemblance, peut-être moins encore, étaient tous tués, pris, cachés ou en fuite. La confiance revint ; elle revint d’abord chez les plus pauvres. Deux ou trois cent mille soldats, logés dans les quartiers populeux, y firent aller le commerce ; on cria « Vive l’armée ! »

Les riches, qui s’étaient alarmés moins vite, se rassuraient plus lentement. Mais à la Bourse le groupe à la hausse sema les nouvelles optimistes, et par un puissant effort enraya la baisse ; les affaires reprirent. Les journaux à grand tirage secondèrent le mouvement ; ils montrèrent, avec une patriotique éloquence, l’intangible capital se riant des assauts de quelques lâches criminels et la richesse publique poursuivant, en dépit des vaines menaces, sa sereine ascension ; ils étaient sincères et ils y trouvaient leur compte. On oublia, on nia les attentats. Le dimanche, aux courses, les tribunes se garnirent de femmes chargées, appesanties de perles, de diamants. On s’aperçut avec joie que les capitalistes n’avaient pas souffert. Les milliardaires, au pesage, furent acclamés.

Le lendemain la gare du sud, le trust du pétrole et la prodigieuse église bâtie aux frais de Thomas Morcellet sautèrent ; trente maisons brûlèrent ; un commencement d’incendie se déclara dans les docks. Les pompiers furent admirables de dévouement et d’intrépidité. Ils manœuvraient avec une précision automatique leurs longues échelles de fer et montaient jusqu’au trentième étage des maisons pour arracher des malheureux aux flammes. Les soldats firent avec entrain le service d’ordre et reçurent une double ration de café. Mais ces nouveaux sinistres déchaînèrent la panique. Des millions de personnes, qui voulaient partir tout de suite en emportant leur argent, se pressaient dans les grands établissements de crédit qui, après avoir payé pendant trois jours, fermèrent leurs guichets sous les grondements de l’émeute. Une foule de fuyards, chargée de bagages, assiégeait les gares et prenait les trains d’assaut. Beaucoup, qui avaient hâte de se réfugier dans les caves avec des provisions de vivres, se ruaient sur les boutiques d’épicerie et de comestibles que gardaient les soldats, la baïonnette au fusil. Les pouvoirs publics montrèrent de l’énergie. On fit de nouvelles arrestations ; des milliers de mandats furent lancés contre les suspects.

Pendant les trois semaines qui suivirent il ne se produisit aucun sinistre. Le bruit courut qu’on avait trouvé des bombes dans la salle de l’Opéra, dans les caves de l’Hôtel de Ville et contre une colonne de la Bourse. Mais on apprit bientôt que c’était des boîtes de conserves déposées par de mauvais plaisants ou des fous. Un des inculpés, interrogé par le juge d’instruction, se déclara le principal auteur des explosions qui avaient coûté la vie, disait-il, à tous ses complices. Ces aveux, publiés par les journaux, contribuèrent à rassurer l’opinion publique. Ce fut seulement vers la fin de l’instruction que les magistrats s’aperçurent qu’ils se trouvaient en présence d’un simulateur absolument étranger à tout attentat.

Les experts désignés par les tribunaux ne découvraient aucun fragment qui leur permît de reconstituer l’engin employé à l’œuvre de destruction. Selon leurs conjectures, l’explosif nouveau émanait du gaz que dégage le radium ; et l’on supposait que des ondes électriques, engendrées par un oscillateur d’un type spécial, se propageant à travers l’espace, causaient la détonation ; mais les plus habiles chimistes ne pouvaient rien dire de précis ni de certain. Un jour enfin, deux agents de police, en passant devant l’hôtel Meyer, trouvèrent sur le trottoir, près d’un soupirail, un œuf de métal blanc, muni d’une capsule à l’un des bouts ; ils le ramassèrent avec précaution, et, sur l’ordre de leur chef, le portèrent au laboratoire municipal. À peine les experts s’étaient-ils réunis pour l’examiner, que l’œuf éclata, renversant l’amphithéâtre et la coupole. Tous les experts périrent et avec eux le général d’artillerie Collin et l’illustre professeur Tigre.

La société capitaliste ne se laissa point abattre par ce nouveau désastre. Les grands établissements de crédit rouvrirent leurs guichets, annonçant qu’ils opéreraient leurs versements partie en or, partie en papiers d’État. La bourse des valeurs et celle des marchandises, malgré l’arrêt total des transactions, décidèrent de ne pas suspendre leurs séances.

Cependant l’instruction concernant les premiers prévenus était close. Peut-être les charges réunies contre eux eussent, en d’autres circonstances, paru insuffisantes ; mais le zèle des magistrats et l’indignation publique y suppléaient. La veille du jour fixé pour les débats, le Palais de Justice sauta ; huit cents personnes y périrent, dont un grand nombre de juges et d’avocats. La foule furieuse envahit les prisons et lyncha les prisonniers. La troupe envoyée pour rétablir l’ordre fut accueillie à coups de pierres et de revolvers ; plusieurs officiers furent jetés à bas de leur cheval et foulés aux pieds. Les soldats firent feu ; il y eut de nombreuses victimes. La force publique parvint à rétablir la tranquillité. Le lendemain la Banque sauta.

Dès lors, on vit des choses inouïes. Les ouvriers des usines, qui avaient refusé de faire grève, se ruaient en foule sur la ville et mettaient le feu aux maisons. Des régiments entiers, conduits par leurs officiers, se joignirent aux ouvriers incendiaires, parcoururent avec eux la ville en chantant des hymnes révolutionnaires et s’en furent prendre aux docks des tonnes de pétrole pour en arroser le feu. Les explosions ne discontinuaient pas. Un matin, tout à coup, un arbre monstrueux, un fantôme de palmier haut de trois kilomètres s’éleva sur l’emplacement du palais géant des télégraphes, tout à coup anéanti.

Tandis que la moitié de la ville flambait, en l’autre moitié se poursuivait la vie régulière. On entendait, le matin, tinter dans les voitures des laitiers les boîtes de fer blanc. Sur une avenue déserte, un vieux cantonnier, assis contre un mur, sa bouteille entre les jambes, mâchait lentement des bouchées de pain avec un peu de fricot, Les présidents des trusts restaient presque tous à leur poste. Quelques-uns accomplirent leur devoir avec une simplicité héroïque. Raphaël Box, le fils du milliardaire martyr, sauta en présidant l’assemblée générale du trust des sucres. On lui fit des funérailles magnifiques ; le cortège dut six fois gravir des décombres ou passer sur des planches les chaussées effondrées.

Les auxiliaires ordinaires des riches, commis, employés, courtiers, agents, leur gardèrent une fidélité inébranlable. À l’échéance, les garçons survivants de la banque sinistrée allèrent présenter leurs effets par les voies bouleversées, dans les immeubles fumants, et plusieurs, pour effectuer leurs encaissements, s’abîmèrent dans les flammes.

Néanmoins, on ne pouvait conserver d’illusions : l’ennemi invisible était maître de la ville. Maintenant le bruit des détonations régnait continu comme le silence, à peine perceptible et d’une insurmontable horreur. Les appareils d’éclairage étant détruits, la ville demeurait plongée toute la nuit dans l’obscurité, et il s’y commettait des violences d’une monstruosité inouïe. Seuls les quartiers populeux, moins éprouvés, se défendaient encore. Des volontaires de l’ordre y faisaient des patrouilles ; ils fusillaient les voleurs et l’on se heurtait à tous les coins de rue contre un corps couché dans une flaque de sang, les genoux pliés, les mains liées derrière le dos, avec un mouchoir sur la face et un écriteau sur le ventre.

Il devenait impossible de déblayer les décombres et d’ensevelir les morts. Bientôt la puanteur que répandaient les cadavres fut intolérable. Des épidémies sévirent, qui causèrent d’innombrables décès et laissèrent les survivants débiles et hébétés. La famine emporta presque tout ce qui restait. Cent quarante et un jours après le premier attentat, alors qu’arrivaient six corps d’armée avec de l’artillerie de campagne et de l’artillerie de siège, la nuit, dans le quartier le plus pauvre de la ville, le seul encore debout, mais entouré maintenant d’une ceinture de flamme et de fumée, Caroline et Clair, sur le toit d’une haute maison, se tenaient par la main et regardaient. Des chants joyeux montaient de la rue, où la foule, devenue folle, dansait.

— Demain, ce sera fini, dit l’homme, et ce sera mieux ainsi.

La jeune femme, les cheveux défaits, le visage brillant des reflets de l’incendie, contemplait avec une joie pieuse le cercle de feu qui se resserrait autour d’eux :

— Ce sera mieux ainsi, dit-elle à son tour.

Et, se jetant dans les bras du destructeur, elle lui donna un baiser éperdu.


§ 4.


Les autres villes de la fédération souffrirent aussi de troubles et de violences, puis l’ordre se rétablit. Des réformes furent introduites dans les institutions ; de grands changements survinrent dans les mœurs ; mais le pays ne se remit jamais entièrement de la perte de sa capitale et ne retrouva pas son ancienne prospérité. Le commerce, l’industrie dépérirent ; la civilisation abandonna ces contrées qu’elle avait longtemps préférées à toutes les autres. Elles devinrent stériles et malsaines ; le territoire qui avait nourri tant de millions d’hommes ne fut plus qu’un désert. Sur la colline du Fort Saint-Michel, les chevaux sauvages paissaient l’herbe grasse.

Les jours coulèrent comme l’onde des fontaines et les siècles s’égouttèrent comme l’eau à la pointe des stalactites. Des chasseurs vinrent poursuivre les ours sur les collines qui recouvraient la ville oubliée ; des pâtres y conduisirent leurs troupeaux ; des laboureurs y poussèrent la charrue ; des jardiniers y cultivèrent des laitues dans des clos et greffèrent des poiriers. Ils n’étaient pas riches ; ils n’avaient pas d’arts ; un pied de vigne antique et des buissons de roses revêtaient le mur de leur cabane ; une peau de chèvre couvrait leurs membres hâlés ; leurs femmes s’habillaient de la laine qu’elles avaient filée. Les chevriers pétrissaient dans l’argile de petites figures d’hommes et d’animaux ou disaient des chansons sur la jeune fille qui suit son amant dans les bois et sur les chèvres qui paissent tandis que les pins bruissent et que l’eau murmure. Le maître s’irritait contre les scarabées qui mangeaient ses figues ; il méditait des pièges pour défendre ses poules du renard à la queue velue, et il versait du vin à ses voisins en disant :

— Buvez ! Les cigales n’ont pas gâté ma vendange ; quand elles sont venues les vignes étaient sèches.

Puis, au cours des âges, les villages remplis de biens, les champs lourds de blé furent pillés, ravagés par des envahisseurs barbares. Le pays changea plusieurs fois de maîtres. Les conquérants élevèrent des châteaux sur les collines ; les cultures se multiplièrent ; des moulins, des forges, des tanneries, des tissages s’établirent ; des routes s’ouvrirent à travers les bois et les marais ; le fleuve se couvrit de bateaux. Les villages devinrent de gros bourgs et, réunis les uns aux autres, formèrent une ville qui se protégea par des fossés profonds et de hautes murailles. Plus tard, capitale d’un grand État, elle se trouva à l’étroit dans ses remparts désormais inutiles et dont elle fit de vertes promenades.

Elle s’enrichit et s’accrut démesurément. On ne trouvait jamais les maisons assez hautes ; on les surélevait sans cesse et l’on en construisait de trente à quarante étages, où se superposaient bureaux, magasins, comptoirs de banques, sièges de sociétés, et l’on creusait dans le sol toujours plus profondément des caves et des tunnels. Quinze millions d’hommes travaillaient dans la ville géante.