L’Administration française avant la Révolution de 1789/03

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L’ADMINISTRATION FRANÇAISE
AVANT LA RÉVOLUTION DE 1789

Troisième partie[1].

LA LUTTE DU POUVOIR ROYAL ET DES JURIDICTIONS.


I.

De la juridiction des grands-officiers de la cour était sortie la haute administration du royaume ; c’est également une juridiction domestique du palais qui donna naissance à l’institution par laquelle devait être transformé le gouvernement des provinces et achevée dans l’état l’œuvre de la centralisation. Les intendans, qui eurent cette mission, sont issus des maîtres des requêtes, et ces derniers fonctionnaires tirent leur origine de la justice privée de nos rois.

Sous les Capétiens, quand le grand-maître d’hôtel conservait encore à la cour une partie des attributions judiciaires exercées antérieurement par le comte du palais, puis par le grand-sénéchal, ensuite par le bailli du palais, le ressort de sa juridiction embrassait toutes les causes des gens de la maison royale. Il connaissait sans appel des crimes et délits dont les serviteurs du prince venaient à se rendre coupables, et statuait sur les différends qui s’élevaient entre eux. Il était aussi le juge des marchands qui avaient la fourniture du palais ; mais sa dignité était trop élevée pour qu’il prît lui-même le soin de prononcer dans des causes souvent minimes et s’occupât du détail de la police de la domesticité royale. Il se faisait donc remplacer par un prévôt auquel était remise la surveillance des gens du roi dans tous les lieux où la cour résidait, et cet officier devint ainsi pour le palais ce que le prévôt du connétable et des maréchaux était pour l’armée. On l’appelait le prévôt de l’hôtel. Non-seulement il arrêtait ou faisait arrêter par ses sergens les gens mal famés, les vagabonds qui s’introduisaient dans la demeure royale, mais en sa qualité de lieutenant du grand-maître d’hôtel il avait un tribunal où il jugeait les affaires civiles et criminelles dont connaissait sous le régime précédent le comte, puis le bailli du palais. La bande d’archers mise à sa disposition était commandée par celui qu’on avait surnommé le roi des ribauds, sorte de commissaire spécial de police attaché à la cour, d’où il chassait les filous, les femmes débauchées et les gens tenant brelan, qui veillait à ce que personne ne restât dans la maison du roi pendant le dîner et le souper hors ceux qui avaient bouche en cour, qui faisait sortir chaque soir ceux qui n’avaient pas droit d’y coucher. Ce singulier et presque légendaire personnage n’est plus mentionné à la fin du XVe siècle, et les sergens, que devaient bientôt remplacer les gardes de la prévôté de l’hôtel, s’acquittèrent alors sans lui de leur office. Au siècle dernier, l’ancienne milice du prévôt de l’hôtel constituait une véritable gendarmerie d’élite formant une compagnie de 60 hommes, ayant à sa tête un lieutenant-général d’épée et un assez grand nombre d’officiers à la nomination du prévôt de l’hôtel, dont la charge avait été réunie à celle du grand-prévôt de France.

Le tribunal de cet officier finit par avoir aussi un assez nombreux personnel, des lieutenans-généraux civil, criminel et de police, un procureur du roi, un substitut, un greffier. En principe, le prévôt de l’hôtel connaissait des causes civiles de toutes les personnes qui étaient à la suite de la cour, sauf appel au grand-conseil, non le grand-conseil du XIVe et du XVe siècle, qu’avait remplacé le conseil d’état, mais cette cour de justice qui en conservait le nom. Au criminel, il pouvait juger prévôtalement tous les crimes et délits de police commis dans la suite du roi. Il avait juridiction sur les fournisseurs de la maison du roi, et leur délivrait les lettres qui leur en assuraient le brevet ; il taxait le pain, le vin, la viande et toutes les denrées nécessaires pour la consommation de la cour et en avait l’inspection ; il veillait à la bonne tenue des logemens de la domesticité et au service des voitures publiques de l’hôtel. On conçoit qu’une semblable juridiction ne pût atteindre les officiers d’un ordre élevé, les possesseurs de charges de cour, gentilshommes de plus haute naissance que le prévôt de l’hôtel, et, comme ils n’entendaient pas relever des justices ordinaires et auraient pu revendiquer le privilège d’être jugés par le monarque en son tribunal privé, il fallut bien aussi créer pour eux une juridiction spéciale. Tel fut l’objet de ce qu’on appela les requêtes de l’hôtel, tribunal qui connaissait en première instance, et sauf appel au parlement, des causes des princes, des commensaux de la maison du roi et de tous ceux qui se rattachaient à la cour ou qui tiraient d’anciennes fonctions près du monarque leur origine, secrétaires du roi, membres du grand-conseil, etc.

Le nombre des justiciables des requêtes de l’hôtel alla en grossissant, car sous l’ancien régime c’était à qui prétendrait ne pas dépendre de la justice ordinaire : il comprenait tous ceux qui jouissaient du privilège dit de committimus, en vertu duquel on pouvait faire évoquer ses procès devant des juges spéciaux. Ce tribunal était formé par une certaine catégorie d’officiers appelés maîtres des requêtes, parce qu’ils avaient dans le principe mission de recevoir les requêtes ou pétitions apportées au roi. Une telle fonction les avait tout naturellement fait désigner pour tenir les plaids de la porte dont il a été question dans la première partie de cette étude. Or de quelles causes le roi pouvait-il plus légitimement connaître que de celles des officiers de sa maison ? Et au moment où il cessait de juger par lui-même, il était tout simple qu’il se fît remplacer par ceux qui recevaient les requêtes à lui adressées. Les maîtres des requêtes devinrent de la sorte les ministres de la justice personnelle du roi, des rapporteurs près de son conseil, car sur chaque placet ils faisaient un rapport à leur souverain seigneur. Aussi dès la fin du XVe siècle voit-on le roi prendre les maîtres des requêtes pour mandataires particuliers. Vers le milieu du siècle suivant, il les envoie dans les provinces comme les Carolingiens envoyaient leurs missi dominici ; ils sont chargés de presser l’exécution de ses ordres, de reconnaître la situation des affaires, de procéder, ainsi que l’avaient fait naguère les enquêteurs, à la réforme des abus.

Ces tournées dites chevauchées, parce que les maîtres des requêtes les faisaient généralement à cheval, affectèrent par la suite une certaine régularité. Au retour de la province qu’ils avaient inspectée, les délégués du roi, qui étaient non-seulement des maîtres des requêtes, mais parfois aussi des conseillers d’état, les deux fonctions ne s’excluant pas alors, présentaient leur rapport au conseil, où ils finirent par avoir voix délibérative. Ce service prit de plus en plus de régularité. Un arrêté du conseil du 23 mai 1555 établit pour base de la répartition des tournées entre les maîtres des requêtes la division du royaume par circonscriptions de généraux des finances, ou, comme on disait, par généralités. Les ordonnances d’Orléans de 1560, de Moulins de 1566, de Blois de 1579, insistèrent sur l’exactitude avec laquelle les maîtres des requêtes devaient s’acquitter de leurs chevauchées. Au commencement du XVIIe siècle, on désigna ces maîtres des requêtes en mission par le titre d’intendant de justice, de police et de finances, parce que pouvoir leur était donné sur ces trois branches de l’administration. Ils furent autorisés par le roi à siéger dans les tribunaux comme représentans de sa personne royale ; mais c’était surtout en vue des impôts, dont le recouvrement était toujours difficile, qu’on les envoyait dans telle ou telle province. Armés d’un pouvoir plus étendu que les magistrats des juridictions inférieures, moins enclins que ceux-ci à prendre fait et cause pour les contribuables, passant par-dessus une foule d’obstacles, de formalités auxquels s’arrêtaient fréquemment les juridictions fiscales, ils étaient pour le monarque des agens plus actifs, des instrumens plus dociles ; ils prenaient connaissance par leurs propres yeux des ressources du pays, pressaient le paiement des tailles, faisaient dresser le rôle de l’arriéré, presque toujours considérable, prononçaient sur les réclamations que soulevaient ces impôts de la part des paroisses ou des individus.

Investis d’un pouvoir à peu près discrétionnaire, les intendans de justice, de police et de finances gagnèrent de plus en plus dans la confiance du monarque et de son conseil. D’ailleurs la position même qui leur était faite s’opposait chez eux aux moindres velléités d’indépendance. Ayant une commission, non une charge, ils étaient toujours sous la main du conseil du roi : ils en faisaient appliquer sur place les arrêts, ils en servaient les plans, ils s’enquéraient des moyens de les réaliser. La couronne ne pouvait trouver de meilleurs officiers pour contenir dans son obéissance des cours de justice prétendant s’affranchir de sa direction, pour tenir en échec le pouvoir des gouverneurs de province, devenu au XVIe siècle excessif, et qui tendait à ressusciter les grands feudataires. En effet, à la faveur des guerres de religion, les gouverneurs avaient presque totalement secoué le joug royal ; on les voyait lever en leur nom des troupes, percevoir des impôts, rendre la justice et s’arroger de véritables droits régaliens, par exemple celui de nommer les officiers. En Dauphiné, le parlement de Grenoble en était arrivé à rendre les arrêts au nom du gouverneur, et cette autorité exorbitante s’exerçait bien souvent au détriment de la population, qui trouvait dans son gouverneur un tyran bien plus qu’un protecteur. « Tel était l’état des choses, écrit M. J. Caillet dans son excellent livre sur l’administration de Richelieu, quand Henri IV monta sur le trône ; il acheta plutôt qu’il ne soumit ces feudataires d’un nouveau genre ; il opposa les uns aux autres, les changea plusieurs fois de gouvernement, et, pour en tempérer l’autorité, leur nomma des lieutenans-généraux. Malheureusement le lieutenant-général devenait souvent un potentat non moins à craindre que le gouverneur. Sully tint la main à l’exécution de l’ordonnance qui défendait aux gouverneurs de lever l’impôt autrement qu’au nom du roi ; mais sous la régence de Marie de Médicis les choses retombèrent dans l’état où elles étaient avant Henri IV, et, quand Richelieu prit la direction des affaires, les gouverneurs regardaient leur charge comme leur propriété, prétendant la transmettre à leurs enfans, et ne s’en laisser déposséder qu’en échange de dignités et de pensions considérables. » Richelieu, pour enlever aux gouverneurs leur puissance, leur opposa les intendans, auxquels il transféra l’administration des finances et des affaires intérieures de la province. Pour qu’un tel plan pût réussir, il ne suffisait pas que ces commissaires extraordinaires se rendissent de temps à autre sur les lieux, il fallait qu’ils y fussent toujours présens. Les intendans de justice, de police et de finances devinrent donc sédentaires : luttant pied à pied contre des grands seigneurs qui exerçaient en province une véritable vice-royauté, ils prirent peu à peu la haute main sur tout le gouvernement local ; ils resserrèrent même dans des limites plus étroites l’autorité militaire des gouverneurs, de façon à la subordonner complètement au pouvoir royal, surtout au secrétaire d’état de la guerre, devenu le surintendant de toutes les affaires militaires, et à l’action duquel tout ce qui concernait l’armée commençait à être rapporté.

La tâche était difficile ; l’importance des gouvernemens de province les avait fait généralement confier à des princes, à de très puissans personnages. Il n’y avait pas d’ailleurs seulement à lutter contre eux ; sous leurs ordres ou à côté d’eux se trouvaient d’autres chefs militaires, gentilshommes de haute naissance, à savoir : les gouverneurs de places fortes, qui avaient succédé aux anciens châtelains, les capitaines des résidences royales, qui avaient fait de leurs commandemens de petits gouvernemens. Les intendans n’étaient que des hommes d’origine bourgeoise, sortis pour la plupart de la magistrature, cette classe qui commençait à constituer la noblesse de robe, devant laquelle passa toujours la noblesse d’épée ; mais ils avaient pour eux l’appui du roi et de ministres aussi énergiques qu’un Richelieu ou aussi adroits qu’un Mazarin, aussi tenaces qu’un Colbert. La royauté mit en pratique son procédé habituel : elle soutira pour ainsi dire l’autorité des gouverneurs en la faisant d’abord passer aux lieutenans-généraux, qui eurent pendant quelque temps l’intérim du commandement, et finirent par l’exercer d’une manière permanente. Une fois que ces lieutenans-généraux, qui étaient dans le principe au choix du gouverneur, eurent confisqué à leur profit l’autorité militaire dans la province, de roi s’en attribua la nomination ; il les subordonna de cette façon directement au secrétaire d’état de la guerre. Le service militaire fut ainsi placé dans toute la France sous des chefs désignés par le monarque et qu’il pouvait révoquer. Louis XIII institua, pour commander les subdivisions des gouvernemens, des lieutenans particuliers du roi, et confia ces postes à des officiers-généraux pareillement à son choix. Au lieu de petits états despotiquement gouvernés par des potentats, on n’eut plus qu’un système de divisions et de subdivisions militaires. Les gouverneurs n’en conservèrent pas moins leur titre ; mais ce titre, tendant à n’être plus qu’honorifique, n’était plus autant convoité, car, bien qu’il ne conférât plus une sorte de souveraineté, il continuait a entraîner à de grandes dépenses.

Les gouverneurs tenaient en effet à ne point paraître au-dessous de ce qu’avaient été leurs prédécesseurs ; ils affectaient toujours des airs de souverain quand ils se rendaient dans leur province, — ce qui avait lieu rarement. Louis XIV eut soin de les retenir à la cour. Il finit même par leur défendre d’aller exercer en personne le gouvernement ; ils abandonnaient ainsi de fait le commandement militaire et la direction politique de la province placée nominalement sous leur autorité aux lieutenans-généraux et aux lieutenans du roi qui en relevaient. La dignité de gouverneur, bien loin d’être pour son titulaire une propriété, ne fut plus même conférée à vie, elle devint une commission purement temporaire, qui, à la fin du XVIIe siècle, devait être renouvelée tous les trois ans. On connaît les plaintes qu’exhalait dans ses lettres Mme de Sévigné sur l’abaissement de ces pauvres gouverneurs, comme elle les appelait, dont le dévoûment au roi n’était plus un titre suffisant de considération et d’égards. Les lieutenans-généraux eux-mêmes, quoique placés sous la main du souverain et de son ministre, n’avaient pas hérité à beaucoup près des pouvoirs naguère confiés aux gouverneurs, et sous couleur de police les intendans étaient autorisés à s’immiscer dans l’administration militaire. On peut s’en convaincre en lisant les instructions que, dès le ministère de Mazarin, le conseil donnait à ces représentans du roi, et dont quelques-unes sont conservées aux Archives nationales. Les intendans devaient faire en sorte que les gouverneurs de province et les lieutenans-généraux procédassent à une répartition plus convenable et plus juste des troupes placées sous leur commandement ; ils devaient veiller à ce que les soldats fussent logés de préférence dans les villes et non dans les campagnes, qui en étaient écrasées ; on s’en remettait à eux pour enjoindre aux officiers de faire observer par leurs hommes la discipline, de punir toute violence des gens de guerre à l’égard de la population. C’est aux intendans qu’il appartenait de s’assurer que la répartition des logemens militaires se faisait avec le concours des autorités municipales, et ne donnait pas lieu à des abus. Le service des approvisionnemens, attribué aux intendans, ainsi que celui de la levée des milices, permettait à ces fonctionnaires de s’ingérer davantage dans tout ce qui touchait à l’administration des armées. Comme c’était par leurs ordres que se faisaient les achats de denrées pour remplir les magasins du roi, ils se trouvaient ainsi chargés de pourvoir à l’alimentation des troupes et à la répartition des fourrages. La surveillance qui leur était attribuée en matière de levées des taillés et d’autres impôts mettait à leur disposition les troupes dont le commandement appartenait aux lieutenans-généraux.

Déjà depuis bien longtemps la perception des impôts, surtout des impôts extraordinaires, ne se faisait pas sans difficultés, il fallait souvent avoir recours à la force et appeler des soldats. Étienne Pasquier nous parle des émotions populaires qu’avaient excitées « les levées de ces deniers que le peuple, qui ne les pouvait goûter, appelait maletottes, parce qu’ils étaient mal tollus et ôtés. » Depuis que le savant magistrat avait écrit ces lignes, la perception n’était pas devenue beaucoup plus facile, et les documens du XVIIe siècle mentionnent plus d’une émeute. Ce fut là une des raisons qui firent donner aux intendans un pouvoir quasi dictatorial. Les instructions qui leur sont adressées les autorisent à juger sommairement, assistés toutefois de magistrats gradués, les récalcitrans ou les rebelles en matière d’impôts. Elles leur donnent le droit de requérir à toute heure la force armée, et de se faire accompagner, chaque fois qu’ils le jugent nécessaire, de la maréchaussée. Cette troupe de police, obligée de prêter main-forte à l’intendant, finit par être plutôt aux ordres de celui-ci qu’à ceux du gouverneur, dont l’intervention était généralement évitée quand il s’agissait de troubles provoqués par des mesures fiscales. C’est qu’on se défiait de ces gouverneurs, aux privilèges et aux biens desquels l’établissement de nouveaux impôts portait fréquemment préjudice. On voit par la correspondance des intendans sous le ministère de Richelieu quelle opposition faisaient certains gouverneurs à l’exécution des ordres du roi en matière d’impôts. Ils se plaignaient que l’accroissement des contributions nuisît à leurs propres revenus, diminuât le produit des redevances et des rentes qu’ils percevaient eux-mêmes comme seigneurs, des droits de péage et autres qui leur appartenaient ; ils réclamaient des indemnités, qu’on leur accorda d’abord, bien qu’à contre-cœur, lorsqu’on redoutait encore leur puissance. L’intendant qui avait toute la confiance du monarque et de son ministre n’était pas seulement le rival du gouverneur ou du lieutenant-général, il était encore en secret son surveillant, chargé d’épier toutes les démarches de ce personnage, ordinairement en lutte avec le conseil du roi et mécontent de se voir de plus en plus évincé. Parfois l’intendant en agissait de même à l’égard des évêques, qui le disputaient en influence aux chefs militaires. « Je crois qu’il serait bien à propos, écrivait en 1658 Colbert à Mazarin, d’avoir de bons intendans dans les généralités suspectes, et qu’ils y résidassent toujours. » Une année après, il écrivait encore que les intendans devaient déployer la plus grande énergie, qu’on devrait casser ceux qui montreraient de la mollesse : aussi ces fonctionnaires à poigne, pour prendre une expression souvent répétée de nos jours, ne craignaient-ils pas de contrecarrer monsieur le lieutenant-général, de faire des rapports sur ses faits et gestes ; ils empiétaient même parfois ouvertement sur les attributions de celui-ci quand ils le jugeaient utile au maintien de l’ordre et à la bonne administration. Le ministre n’osait les en blâmer, mais il leur conseillait d’agir avec un peu plus de prudence.

De la sorte, les gouverneurs et les lieutenans-généraux furent réduits à n’être que des autorités militaires : ils avaient perdu le maniement des deniers publics ; ils perdirent même la libre disposition des troupes. Louis XIV n’accorda plus que rarement aux gouverneurs des survivances, et dans ce cas, comme le fait observer M. de Luçay, le mode même qu’il employait tendait singulièrement à diminuer l’autorité de ces dignitaires. « Quand le roi, écrit Dangeau, en mars 1698, souhaita que M. le comte de Toulouse eût le gouvernement de Bretagne, il voulut, pour consoler M. de Chaulnes, assurer à M. de Chevreuse, son neveu, le gouvernement de Guienne, que quittait le comte de Toulouse et qu’il venait de donner à M. de Chaulnes ; mais sa majesté voulut en même temps que M. de Chaulnes fût survivancier avec les appointerons, et M. de Chevreuse titulaire. Le roi en use souvent ainsi, et M. le prince est survivancier de M. le duc (son fils) en Bourgogne. »

Si les intendans réussissaient à miner l’autorité des chefs militaires de la province, il leur était moins difficile de soumettre à leur omnipotence les juridictions fiscales et d’attirer à eux toute l’administration financière. Les pouvoirs extraordinaires dont ils étaient investis, spécialement pour ce qui touchait à la levée des impôts, mettaient forcément dans leur dépendance les officiers qui en étaient seuls jadis chargés. Antérieurement tout ce qui concernait les tailles appartenait aux élus dans les pays d’élections. Dans les pays d’états, la partie purement administrative de ce service revenait généralement aux états, la partie contentieuse aux juges ordinaires. « Le régime des pays d’états, dit M. R. Dareste, subsista sans changement, mais celui des pays d’élections fut considérablement modifié. Au XVIe siècle, le département de la taille entre les diverses élections de chaque généralité et entre les diverses communautés de chaque élection avait été enlevé aux élus et attribué aux trésoriers de France. Au siècle suivant, les intendans s’en emparèrent ; ils furent seulement astreints à prendre l’avis de ces derniers, ainsi que des élus et des receveurs. » Le subdélégué, qui représentait l’intendant dans chaque élection, devait en cela comme partout prêter à celui-ci son concours. Quand on créa de nouveaux impôts, on affranchit même tout à fait l’intendant de la collaboration des juridictions fiscales ; il ne fut plus question pour la levée de ces deniers ni de trésoriers de France ni d’élus. C’est ce qui arriva pour la contribution appelée dixième, puis vingtième ; les rôles furent dressés par des contrôleurs spéciaux, placés sous les ordres d’un directeur (le directeur des vingtièmes), qui était subordonné à l’intendant, constitué juge des réclamations ; mais au fond la différence n’était pas grande dans le fonctionnement, car, s’agissait-il des impôts anciens ou des nouveaux, c’était toujours l’intendant qui décidait ; toute la différence, c’est que, pour la taille et les impôts qui s’y rattachaient, les élus restaient juges du contentieux. En outre la juridiction de ceux-ci se restreignit de plus en plus, et certaines matières auparavant de leur ressort durent être portées devant les intendans, sauf appel au conseil. Les bureaux des finances n’avaient pas les coudées plus franches, et l’intendant savait bien peser sur eux quand il y trouvait quelque résistance. Richelieu, qui sentait que ces bureaux, véritables cours de justice, comme on l’a vu, pouvaient créer des entraves à l’absolutisme des intendans, s’était attaché à en affaiblir l’indépendance. Il avait pour ce motif fait rembourser les titulaires des charges de présidens et trésoriers-généraux instituées en 1608 et en 1627 dans chaque bureau, afin de pouvoir en disposer à sa guise. Les instructions adressées dès 1647 à divers intendans leur enjoignent de se transporter près des bureaux des finances quand ceux-ci élèvent quelques difficultés touchant l’établissement de nouveaux impôts, pour leur marquer le mécontentement du roi, exiger d’eux les diligences nécessaires à l’exécution de ses ordres.

Ce n’était pas seulement d’ailleurs l’application des édits du conseil d’état que les intendans avaient à poursuivre ; leur mission était encore de rechercher les voies et moyens de créer des ressources nouvelles ; ils devaient étudier la situation économique de la province, les branches de commerce et d’industrie pouvant fournir matière à des impôts nouveaux, à l’établissement de nouveaux offices à vendre. Ils eurent donc dans leur ressort le commerce, l’agriculture, les fabriques ; on leur enjoignit de tenir la main à ce que les juges fissent observer les règlemens auxquels toute l’industrie était alors assujettie. Les intendans acquirent ainsi une connaissance exacte des pays qu’ils administraient ; ils furent plus en mesure que des officiers de judicature de proposer des améliorations, stimuler la production ; réunissant dans leur main tous les fils d’une vaste administration, ils étaient à même de juger des simplifications à y introduire. Outre des mémoires spéciaux qui nous ont été conservés et qui témoignent de leur activité, ils adressaient périodiquement des rapports au conseil, aux secrétaires d’état, surtout au contrôleur-général des finances, lequel tenait une grande partie de l’administration intérieure sous sa dépendance, et dont relevaient précisément la plupart des agens et des officiers avec lesquels l’intendant était en relations journalières ; celui-ci devait lui remettre des tableaux du produit annuel de chaque catégorie d’impôts, des sommes représentant l’arriéré, les produits à espérer ; il se trouvait conséquemment amené à vérifier les comptes des comptables, à surveiller la gestion des agens financiers, à en signaler les abus et à y indiquer les réformes. C’était donc plus spécialement sous les ordres du contrôleur-général que les intendans avaient été placés. On comprend que la correspondance échangée, entre eux et lui représente à cette époque presque tout le mouvement administratif du royaume. La publication de cette correspondance, que nous promet un habile et consciencieux investigateur, M. A. de Boislisle, jettera sur l’histoire économique de la France aux siècles derniers de vives lumières[2].

La position prise par l’intendant en faisait dans la province un centre où venait aboutir tout le contentieux administratif, même les affaires purement judiciaires. Sans doute les juridictions extraordinaires continuaient de fonctionner, les cours gardaient leur compétence, mais l’intendant exerçait sur elles une influence prépondérante, parfois même despotique, par ce fait qu’il avait le droit d’en contrôler tous les actes et la procédure. Il devait exiger des substituts des procureurs-généraux les déclarations des abus et contraventions commises dans l’étendue de leur ressort, et la justification des réquisitions et diligences faites pour les réprimer, et, comme l’intendant recevait lui-même l’impulsion du conseil du roi, la justice tendait dans tout le royaume à ne plus émaner, que de cette assemblée. Les cours souveraines, les parlemens, les cours des aides, la chambre des comptes, n’échappaient pas elles-mêmes à la domination du conseil, à l’influence des intendans. La plupart de ceux-ci étaient d’ailleurs maîtres des requêtes ; ils avaient à ce titre entrée au parlement de Paris ; ils pouvaient siéger et faire des rapports au grand-conseil, comme à celui des parties ; ce n’étaient donc pas seulement des administrateurs, c’étaient des magistrats, et leur commission portait qu’ils pouvaient, quand ils le jugeaient nécessaire, présider les tribunaux de bailliage, de sénéchaussée et autres. Dans le principe, au XVIe siècle, ils se présentaient même au parlement pour y rendre compte de leurs chevauchées, bien qu’ils remissent leurs rapports ou procès-verbaux au conseil privé ; mais plus tard le roi les dispensa de cette formalité, et ils ne relevèrent plus que du conseil d’état. Le parlement n’avait point à contrôler le choix que faisait le monarque de ses intendans ; la commission scellée du grand sceau qui leur était délivrée n’était soumise à l’enregistrement d’aucune cour, car la nature même de cette commission les plaçait au-dessus de toute cour de justice : ils étaient chargés en fait d’en surveiller les travaux. D’ailleurs une partie des affaires dont la connaissance leur était attribuée ne relevait plus des cours judiciaires. Presqu’à chaque nouvelle création fiscale ou autre, le roi ne manquait pas de statuer que les contestations et procès auxquels elle pourrait donner lieu seraient exclusivement portés devant les intendans et devant le conseil[3]. Les décisions prises par les première étaient ordinairement déclarées exécutoires tant que l’appel n’avait pas été reçu. Ainsi, à la fin du XVIIe siècle, ce fut non plus devant les trésoriers de France, mais devant les intendans que furent portées certaines contestations dont les premiers étaient d’abord seuls juges. Colbert enleva aux bureaux des finances, pour l’attribuer à ces mêmes intendans, la surveillance des travaux de routes, de ports et de canaux, en plaçant sous leurs ordres un directeur des finances auquel ce service était plus particulièrement attribué. Dès l’année 1643, on trouve les intendans en possession de juger en première instance toutes les affaires relatives aux tailles, aides, gabelles et autres impositions. « La seule difficulté, écrit M. R. Dareste, était de savoir si les appels de leurs sentences seraient portés au conseil d’état ou aux cours des aides. Un arrêt du conseil du 2 septembre 1643 trancha le conflit en faveur de ces dernières ; mais cette règle ne fut pas observée. » On comprend donc que les intendans prissent peu de souci des cours souveraines et ne connussent que la justice du conseil du roi. Cette justice, ils la dirigeaient eux-mêmes un peu à leur guise, car, ainsi que l’a remarqué M. d’Arbois de Jubainville, ils sollicitaient eux-mêmes les arrêts dont ils avaient besoin pour faire triompher leurs vues. Ces arrêts n’étaient souvent applicables, aux termes mêmes dans lesquels ils étaient rendus, qu’à la province que dirigeait l’intendant qui les avait sollicités, les règlemens variant souvent à cette époque d’une province à l’autre, même d’un canton à un autre canton, comme cela avait lieu pour les coutumes. Aussi la situation des intendans différait suivant les généralités ; elle n’était pas pareille dans les pays d’élections et dans les pays d’états : certaines provinces n’avaient même ni élections, ni états, ni bureaux de finances.

Ce ne fut pas sans résistances et sans protestations que les cours de justice virent s’établir un pouvoir qui menaçait de les dominer. Les parlemens avaient rendu d’abord des arrêts contre les décisions des intendans, ils décrétèrent même plusieurs fois ceux-ci de prise de corps ; mais le grand-conseil cassa les arrêts, et les parlementaires durent se soumettre. La lutte fut vive, pendant la fronde surtout. La cour souveraine se plaignait hautement que les intendans étendissent leurs pouvoirs à d’autres matières que les impôts. Le conseil du roi rendit des arrêts qui interdisaient aux parlemens, à la chambre des comptes, au grand-conseil, aux cours des aides, aux autres juridictions, de connaître des affaires se rapportant à l’interprétation des lois de finance, et. ce n’étaient pas seulement ces matières qui étaient ainsi soustraites à la juridiction du parlement. Les évocations au conseil, faites en vertu du pouvoir justicier-souverain dont le roi était investi, allaient en se multipliant. La vieille lutte entre le parlement et le conseil, à laquelle on avait assisté sous Charles VI et Charles VII, qui avait donné lieu à tant de réclamations aux états-généraux de Tours sous Charles VIII, se renouvelait sous Louis XIV ; il y eut chaque jour une ordonnance ou un règlement nouveau pour lequel l’appel à la juridiction de l’intendant et l’appel au conseil étaient réservés ; il s’ensuivit que la compétence des cours souveraines diminua graduellement. Toutes les fois qu’il s’agissait d’une affaire où l’état était engagé et pour laquelle les nouvelles ordonnances ne réservaient pas la compétence des intendans et du conseil, elle était évoquée devant celui-ci, en sorte qu’il ne restait plus guère aux tribunaux ordinaires qu’à statuer sur les différends entre particuliers.

Cette résistance restait stérile ; elle le fut surtout sous Louis XIV et sous le gouvernement de la seconde moitié du règne de Louis XV. Quand les parlemens n’osaient attaquer l’intendant, ils s’en prenaient aux subdélégués ; leurs plaintes avaient ordinairement dans ce cas plus de fondement, car ces représentans de l’intendant étaient loin de s’acquitter toujours de leurs fonctions avec zèle et impartialité. Les cours souveraines souillaient l’opposition chez les magistrats des juridictions inférieures, les sommant quelquefois d’obéir aux arrêts par elles rendus et menaçant de décréter de prise de corps ceux qui ne s’y soumettraient pas ; mais le conseil du roi finissait presque partout par l’emporter. Les divisions et les conflits existant entre quelques-unes de ces cours de justice affaiblissaient d’ailleurs beaucoup leur autorité. Les parlemens étaient en guerre ouverte avec le grand-conseil, et la lutte éclata surtout à partir de 1731 ; elle se prolongea pendant quarante ans. Le gouvernement voulut d’abord opposer ce grand-conseil à la puissance redevenue menaçante du parlement de Paris. Il songea à en faire un auxiliaire du conseil d’état en le transformant en une véritable section de ce conseil, le lardant, comme dit le marquis d’Argenson, de conseillers d’état et de maîtres des requêtes ; mais plus tard, vers 1760, le grand-conseil, malgré le concours qu’il avait prêté aux ministres et aux intendans, fut abandonné aux ressentimens des parlementaires pour s’être montré lui-même trop exigeant. Tous les membres donnèrent leur démission en 1765 sans réussir à obtenir du roi que la cour rivale respectât l’intégrité de leurs attributions. La résistance que les hautes cours judiciaires tentaient d’opposer aux intendans était d’autant plus insuffisante qu’il n’existait pas de ces cours partout où se trouvaient des chefs-lieux d’intendance. Devenus sédentaires depuis Richelieu et bien plus assidus à leurs fonctions, que les parlementaires ne l’étaient à leurs audiences, ils avaient l’œil sur tout ce qui se passait. Les instructions qui leur sont données dès le commencement du règne de Louis XIV leur enjoignent de veiller à ce qu’il ne s’organise aucune cabale contre le roi ; ils surveillent les menées du clergé, les élections qui se font dans les monastères. Instrumens de l’intolérance de l’ancien régime, ils sévissent avec rigueur contre les protestans et les jansénistes. Toute la police est entre leurs mains ; ils ont dans leurs attributions aussi bien la surveillance de l’esprit public que la police du roulage, celle qui se rattache au commerce, à l’hygiène publique. Ils sont en un mot des fonctionnaires très analogues à nos préfets. Le pouvoir qu’ils exercent en fait de véritables gouverneurs, substitués aux titulaires, encore environnés du prestige qui s’attachait à leur dignité et à leur naissance, déployant le faste et gardant la fierté de grands personnages ; les intendans, sous des dehors plus modestes et dans une situation que la haute noblesse tenait pour indigne d’elle, avaient conquis toute l’autorité, et, plus soumis à la couronne, centralisaient le pouvoir sans lui porter ombrage.

Paris était placé dans des conditions trop exceptionnelles pour que l’intendant qui y résidait pût exercer une aussi grande autorité que ses collègues de province. Ses fonctions furent plus restreintes ; il n’eut pas la police dans sa dépendance. Cette police spéciale de Paris nous fournit un nouvel exemple de la substitution de l’autorité administrative à l’autorité judiciaire. L’établissement de la police parisienne se lie d’autre part au caractère nouveau que prenait le régime communal à la suite du mouvement centralisateur que le gouvernement avait imprimé à l’administration tout entière.


II

La police intérieure des villes et des bourgs qui jouissaient de leur indépendance municipale, après avoir été à peu près autonome, commençait à se subordonner à la direction du gouvernement royal. A partir du XVIe siècle, on la voit souvent réglée par des ordonnances générales. Ainsi l’ordonnance d’Orléans contient sur l’alignement, sur le mode de construction, des règles qui sont imposées à toutes les cités du royaume. Le roi allait jusqu’à statuer pour cause d’utilité publique sur des matières qui rentraient essentiellement. dans les attributions de la police urbaine. En 1577, Henri III décide qu’une autorisation royale sera requise pour tenir taverne, cabaret, hôtellerie, et cette disposition est renouvelée par Louis XIV. Les intendans exercèrent par eux et leurs subdélégués, en vertu des attributions qui leur étaient données, une surveillance sur la police intérieure des villes de leur généralité ; mais Paris se trouva forcément sous le gouvernement plus direct du roi, qui y créa des offices pour la voirie urbaine, pour le courtage, pour l’inspection des marchés, des poids et mesures, ce qu’il fit ensuite pour d’autres villes. Quant à la police judiciaire et de sûreté publique, qui appartenait dans la province aux baillis et sénéchaux et qui eut pour agens principaux les gens de la maréchaussée, les archers et les sergens, elle était naturellement exercée à Paris par le Châtelet, qui représentait à la fois le bailliage et la prévôté. A cette juridiction appartenait la police générale de la capitale, de ses faubourgs et de sa banlieue, et voilà pourquoi au XVIe siècle le, lieutenant civil et le lieutenant criminel du Châtelet faisaient concurremment la police, association qui avait l’inconvénient d’amener de fréquens conflits entre les deux magistrats.

Dans une ville telle que Paris, où les malfaiteurs ont abondé de tout temps, et où il était facile d’échapper à la justice, il fallait, pour réprimer les crimes et assurer la sécurité des habitans, autre chose que des juges chargés des affaires de leur tribunal et peu versés dans les détails de plus en plus complexes d’une administration qui embrassait presque toute l’édilité. Paris d’ailleurs, allait s’agrandissant, et l’activité des deux lieutenans du Châtelet, partagée avec d’autres soins, ne pouvait plus suffire. Louis XIV prit le parti de remettre à un officier spécial investi d’une autorité suffisante ce service difficile. Un lieutenant de police fut donc établi à Paris en 1667, non comme un fonctionnaire à part, car on ne songeait point encore à déposséder le Châtelet d’une juridiction liée à son origine même, mais comme un magistrat de cette cour, comme un collègue du lieutenant civil et du lieutenant criminel, relevant également du parlement. Ce lieutenant fut chargé dans Paris et sa banlieue de la sûreté publique, de la police des halles, des marchés, du commerce et des mœurs, ainsi que d’une foule de détails de réduite, et, comme les anciens erremens n’étaient point abandonnés, l’administration se confondait avec la justice dans la main du nouveau magistrat, « Les fonctions de lieutenant de police, écrit le marquis d’Argenson, sont un mélange de magistrature et d’administration. » Ce fonctionnaire eut son tribunal, sorte de tribunal de police correctionnelle, où il siégeait assisté d’un certain nombre de conseillers au Châtelet. Toutefois la compétence de celui-ci n’était pas le prototype exact de la moderne juridiction. Le lieutenant de police connaissait simplement des cas de flagrant délit, il prononçait en dernier ressort sur les délits die vagabondage et de mendicité à son audience, tenue certains jours de la semaine comme celles du lieutenant civil et du lieutenant criminel.

Le rôle considérable que jouait la police dans le gouvernement de Paris valut au magistrat qui en était chargé une importance croissante ; par la force des choses, le cercle de ses attributions s’agrandit. Aussi reçut-il en 1674 le titre de lieutenant-général de police ; ses ordonnances furent déclarées exécutoires dans tout le royaume, et il fut constitué juge dans la généralité de Paris de la partie du contentieux administratif dont les intendans connaissaient en province ; on appelait de ses décisions au conseil du roi. Des fonctions d’un ordre si élevé placèrent naturellement le lieutenant-général de police au-dessus de ses collègues du Châtelet : il devint à beaucoup d’égards comme un autre intendant de Paris ; il entretenait des relations journalières avec les secrétaires d’état, les ministres et même le roi, qui portait une attention toute particulière au bon ordre de sa capitale. De cette façon, le lieutenant-général de police prit la place qu’avait occupée au moyen âge le prévôt de Paris, dont les fonctions n’étaient plus qu’honorifiques aux derniers siècles, et qui avait eu antérieurement le droit de faire au monarque des rapports de police.

La confiance qu’inspirait le nouveau magistrat le fit commettre plus d’une fois à l’examen d’affaires qui n’étaient pas dans le principe de sa compétence. Cela arriva surtout quand Voyer d’Argenson eut été pourvu de cette charge. Homme adroit, ferme et entreprenant, il apportait dans l’exercice de ses fonctions une souplesse et une énergie qui lui assurèrent une grande autorité. Il était vu favorablement par le parlement à cause de ses alliances avec des familles parlementaires. « Il sut, écrit son fils le marquis d’Argenson, se ménager les gens de qualité, sans les offenser ni les craindre ; il se servait pour cet effet de l’avantage de sa naissance et se faisait un mérite de sa modestie, tandis que la morgue présidentielle offusquait ceux qui portaient un nom illustre et distingué dans notre histoire. » Voyer d’Argenson se mit directement en rapport avec Louis XIV, et passa, pour prendre une expression vulgaire, par-dessus la tête du chancelier. Celui-ci s’en offensa, mais le roi approuva le procédé et ne tint pas compte du mécontentement de son ministre ; il maintint ce privilège à son lieutenant-général de police, et depuis ceux qui en exerçaient la fonction ne relevèrent plus du chancelier. D’Argenson s’affranchit moins facilement du joug du parlement. Saint-Simon nous apprend que la lutte fut vive, et que le lieutenant-général de police fut plusieurs fois appelé au sein de la cour souveraine pour y être admonesté. Fort de l’appui du monarque, d’Argenson triompha de ses adversaires, et c’est seulement dans des cas exceptionnels, lors de troubles graves au sein, de la capitale, que le parlement intervint dans les affaires de police en vertu de son ancienne prérogative. La lieutenance générale de police devint donc un ministère au petit pied, et sa juridiction au Châtelet ne fut plus pour elle qu’un accessoire.

Les heureux, résultats de cette création firent instituer de semblables lieutenances dans quelques grandes villes du royaume. On avait d’ailleurs senti depuis longtemps l’inconvénient d’abandonner à une autorité municipale, n’ayant ni force ni considération suffisante, un service aussi délicat que celui de la police. Les intérêts généraux de la nation se trouvaient parfois en opposition avec ceux de telle ou telle cité, et les administrations locales pouvaient contrarier des mesures que le gouvernement jugeait utile d’appliquer à tous. Tel avait été à certains égards le motif qui fit intervenir les paiemens dans la police municipale, et dès le XIVe siècle on envoyait des commissaires royaux dans quelques villes pour assurer certaines branches de ce service, par exemple les approvisionnemens. Sous Louis XI, on avait imposé des tarifs pour diverses marchandises, et ce furent non pas les corps de ville, mais des juges locaux qu’on chargea de les faire observer Par l’établissement des lieutenans de police, on rattacha la police des principales villes du royaume à l’autorité centrale. Les municipalités ne se virent pas sans mécontentement dépouillées d’attributions dont elles tiraient une grande partie de leurs droits et de leur crédit. A Paris, les conflits se renouvelèrent maintes fois entre le lieutenant-général de police et le prévôt, des marchands, chef du corps municipal. A Lyon, l’institution d’un lieutenant-général de police avait également blessé le corps de ville ; mais l’administration de l’officier du roi était, il, faut le dire, bien autrement active et intelligente que celle d’une réunion de bourgeois ordinairement plus préoccupés de leurs privilèges que des améliorations dont le service était susceptible, qui cherchaient par esprit de contradiction et de jalousie plus à entraver des mesures souvent indispensables qu’à en aider la mise à exécution. Dans bien des conflits entre le prévôt des marchands et les échevins d’une part et les représentans de l’autorité royale de l’autre prédominaient des questions d’amour-propre, d’ambition et de rivalités personnelles.

Il importe d’ailleurs, pour apprécier le caractère de la lutte qui se produisait alors, de distinguer ce qui touche à l’administration des garanties que les contribuables représentés par les municipalités étaient en droit d’exiger. Sans aucun doute la substitution des agens du pouvoir central aux mandataires de la population eût souvent de fâcheuses, conséquences. Les corps de ville, en perdant graduellement leurs privilèges, en n’étant plus réduits qu’à exécuter les ordres de l’intendant, du subdélégué, du lieutenant de police, laissèrent par cela même sans défense contre la rapacité du fisc et l’arbitraire administratif ceux qui ne tenaient pas de leur naissance ; ou de leur office des immunités. La porte était ouverte par cette annihilation des municipalités aux plus criantes injustices, ainsi que l’a montré M. Louis Duval dans un livre récemment publié sur les Cahiers de la province de Marche pour les états-généraux de 1789. La répartition de l’impôt se faisait d’une manière inégale et souvent inique. Elle aurait dû être confiée à des municipalités choisies, non comme elles l’étaient au XVIIIe siècle par une assemblée de notables la plupart privilégiés, mais par la libre élection des intéressés. De telles garanties manquaient dans le régime municipal du siècle dernier ; pourtant cela ne veut pas dire que les corps de ville promissent une administration plus vigilante et plus éclairée que celle des officiers royaux. Loin de là, les municipalités donnaient le spectacle d’une déplorable incurie, et leur intervention n’aboutissait souvent qu’à une stérile anarchie. Aussi dans cette guerre, plus habituellement sourde que déclarée, entre les agens du roi et les corps de ville, la victoire resta-t-elle aux premiers. Les forces n’étaient pas au reste égales ; les villes privilégiées avaient perdu presque toute leur autonomie. Les corps municipaux avaient vu leur juridiction se limiter de plus en plus ; Louis XIV leur porta le dernier coup en réservant au pouvoir royal le droit de nommer, aux charges municipales ou plutôt celui de les vendre. Le prévôt des marchands à Paris cessa d’être à l’élection des bourgeois. On ne laissa de caractère électif qu’aux quatre échevins, encore leur élection reposait-elle sur une base si restreinte qu’elle était à peine digne de ce nom. Lyon conserva aussi son prévôt des marchands. Quant aux autres villes de France, l’édit de 1692 y créa des charges de maires perpétuels en titre d’office, et ces maires prirent la qualification de conseillers du roi. Tous les officiers municipaux se transformèrent conséquemment en officiers royaux malgré les réclamations de certaines villes qui obtinrent momentanément que la forme élective fût rétablie pour leur maire et leurs échevins. Si les habitans y gagnaient en indépendance, la bonne administration y perdait. Tant que les villes s’étaient administrées par elles-mêmes, les constructions les plus indispensables ne s’exécutaient pas, les rues étaient sales et mal entretenues, les approvisionnemens insuffisamment réglés, la sécurité n’existait point, les taxes et les impôts se payaient irrégulièrement. C’est que la préoccupation exclusive des municipalités était de réduire les dépenses, afin de ne point aggraver les charges de la population. L’institution des intendans de province, des lieutenans de police, amena dans les grandes villes un ordre meilleur, elles prirent un tout autre aspect, et Paris notamment devint pour le temps un modèle de propreté et de bonne tenue qui faisaient envie aux étrangers. Aussi les noms de quelques-uns de ces intendans, de ces lieutenans de police, ont-ils été transmis à la postérité entourés de la reconnaissance publique.

Tel fut un des plus heureux effets de la substitution de l’administration royale à celle des vieilles municipalités d’un caractère plus judiciaire qu’administratif, sorties qu’elles étaient du droit qu’avaient dans le principe les habitans d’être jugés par des jurés choisis dans leurs rangs, jurés qu’avaient fini par représenter d’une manière permanente les échevins, dans le midi les consuls, les capitouls ou les jurats. L’élection des membres composant le corps de ville, soit à raison du chiffre trop exigu des électeurs, soit à cause des brigues et des menées inséparables des élections populaires, au lieu de signaler le plus intègre et le plus capable, ne mettait trop souvent en jeu que des vanités rivales et des intérêts mesquins. « Nous avions lieu d’espérer, dit le roi dans le préambule de l’édit de novembre 1771, qu’en rendant par les édits de 1764 et 1765 aux villes et communautés la liberté de choisir et nommer leurs officiers municipaux, et d’après les mesures qui avaient été prises, les citoyens de tous les ordres, se réunissant pour l’avantage commun, dépouilleraient tout autre intérêt pour concourir au bien de la communauté ; mais, au lieu de ces avantages, il en a résulté des troubles, des cabales et des brigues dans les élections, qui ont souvent occasionné des procès ruineux pour les villes et retardé l’expédition des affaires. » Joignez à ces rivalités intestines, qui ouvraient la porte aux passions les plus misérables, celles qui existaient de ville à ville, de clocher à clocher, et vous comprendrez combien peu l’administration locale offrait de garanties pour le bien. Le gouvernement ne devait donc pas leur être favorable, il se regardait d’ailleurs comme obligé de surveiller et de diriger au besoin toutes les communautés, les décisions de celles-ci important fréquemment aux intérêts généraux, l’état se trouvait dans une certaine mesure intéressé à l’emploi que les villes, que les bourgs, faisaient de leurs propres deniers. Ainsi en jugeait un des plus grands jurisconsultes du XVIIe siècle, Domat ; il écrivait, en parlant des octrois : « Quoique ces impositions de deniers nécessaires pour les dépenses des villes et autres lieux semblent ne pas regarder l’état, la permission du prince y est nécessaire, car, outre les abus qui seraient à craindre de la part de ceux qui feraient ces impositions, il est vrai d’ailleurs qu’elles regardent en effet l’état par deux considérations, l’une que le bon ordre de l’état est composé de celui des villes et des autres lieux, et l’autre qu’il importe à l’état que ces dépenses soient réglées de sorte qu’elles ne nuisent pas aux contributions que les habitans des villes et autres lieux doivent à l’état. »

L’un des premiers actes de l’administration de Colbert fut en conséquence d’attribuer aux intendans la tutelle administrative des communes. La déclaration du 22 juin 1659 avait réintégré celles-ci dans leurs biens aliénés ; les intendans furent chargés de procéder à la liquidation de leurs dettes. Le roi les constitua en quelque sorte curateurs de toutes les communes ; celles-ci ne purent s’imposer extraordinairement, aliéner, emprunter, plaider, ordonner des députations ou tenir des assemblées sans l’autorisation de l’intendant. Il fut même interdit aux créanciers des communes d’actionner celles-ci en justice sans permission par écrit de l’autorité administrative. La mise en tutelle d’agrégations de citoyens qui constituaient une personne morale conduisit tout naturellement à étendre cette même tutelle administrative aux établissemens de mainmorte, et non-seulement les biens du clergé, mais ceux encore des hôpitaux, des fondations charitables et même des maisons d’instruction publique, furent placés sous la tutelle des intendans. C’était là au reste une conséquence du régime auquel ces établissemens avaient été assujettis, puisque les règlemens leur interdisaient d’acquérir des immeubles sans l’autorisation royale. « L’intendant étant le représentant du roi, c’était lui qui devait décider dans ce genre d’affaires, tout au moins donnait-il son avis lorsqu’il fallait recourir au conseil d’état. Cependant les intendans ne parvinrent pas du premier coup à imposer aux villes et aux paroisses leur autorité souveraine, et il leur fallut briser bien des résistances. En diverses provinces, la lutte se prolongea jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ; mais, si dans les villes les intendans eurent à vaincre des efforts obstinés, ce fut bien autre chose pour les communes rurales qui ne jouissaient pas du privilège d’avoir une municipalité, qui n’avaient ni maire, ni échevins, et étaient encore placées sous le pouvoir seigneurial. Au commencement du XVIIIe siècle, la minorité seulement des communes avaient à leur tête une administration municipale organisée par ordonnances du roi. La grande majorité des communautés d’habitans, les villages surtout, même quelques gros bourgs et certaines petites villes, n’avaient pour magistrats que les officiers de justice du seigneur. Les affaires communales étaient réglées par l’assemblée générale des habitans. Ils élisaient un syndic auquel était remis le pouvoir exécutif, et qui exerçait d’ordinaire les fonctions de comptable. Ce délégué n’était dans le principe responsable qu’envers l’assemblée : c’est à elle qu’il devait compte de ses actes et de sa gestion ; mais cet agent, n’étant pas magistrat, ne pouvait rendre d’ordonnances ; l’usage ne lui donnait même pas qualité pour certifier les procès-verbaux des assemblées des habitans. Ces procès-verbaux devaient être passés par-devant notaire ou par-devant un officier de justice, c’est-à-dire par-devant un délégué du seigneur. Des contestations s’élevaient-elles entre le syndic et ses commettans, elles étaient jugées par le juge seigneurial, qui pouvait même en certains cas agir d’office. Ainsi une foule de communes n’avaient point été émancipées de la domination des seigneurs, et elles demeuraient sous la tutelle de magistrats institués par ceux-ci. Or la justice seigneuriale était singulièrement dégénérée depuis qu’elle se trouvait presque partout rabaissée au rôle de simple justice correctionnelle et de justice de paix. Ces justices devenaient une charge incommode et pesante pour ceux qui en étaient propriétaires, bien qu’ils s’en montrassent jaloux à cause de la marque de souveraineté qui y demeurait attachée. En dépit des conditions exigées pour le choix que les seigneurs faisaient de leurs juges, les justices étaient exercées d’une manière déplorable. Les offices de juges seigneuriaux s’achetaient comme les offices royaux, et ce trafic n’était pas soumis à toutes les garanties que la couronne avait établies pour la vénalité des charges. Les émolumens de ces places de judicature inférieure étant assez minces, les titulaires cumulaient presque toujours plusieurs fonctions à la fois. « Le même juge, écrit l’abbé Fleury, est bailli en un village, greffier en un bourg, procureur en un autre siège. » De là des frais pour les plaideurs campagnards, obligés de se transporter quelquefois assez loin quand il fallait aller trouver leur juge. On avait bien dans le principe exigé de ces magistrats la résidence : le juge était alors tenu d’habiter sur le territoire formant son ressort ; mais on se relâcha de ces prescriptions, et le roi finit par autoriser les juges qui occupaient plusieurs sièges à ne résider que dans l’un d’eux. Ces magistrats, généralement ignorans, à la dévotion d’un seigneur qui tenait leur existence, entre ses mains, n’offraient aucune garantie aux plaideurs et n’imposaient nullement par leur caractère ; ils étaient devenus pour la population des campagnes un objet de mépris et de ridicule ; Beaumarchais les a peints dans le personnage de Brid’oison du Mariage de Figaro.

Depuis longtemps, des jurisconsultes éminens, à commencer, par Dumoulin, réclamaient l’abolition des justices seigneuriales. La couronne avait supprimé la plupart de celles qui existaient dans son domaine ; mais la difficulté d’indemniser les seigneurs l’avait empêchée d’étendre à toute la France ce bienfait, et par impuissance autant que par égard pour la noblesse et le clergé, dont une foule de membres jouissaient du droit de justice, elle avait laissé subsister une multitude de ces juridictions. La population rurale avait surtout à s’en plaindre, car il n’y avait guère de hobereau, de propriétaire de maison de campagne, qui ne soutint avoir droit de justice dans sa ferme et sa basse-cour. Ces tribunaux de village éternisaient les procès pour les plus chétives discussions. Les hommes de loi exerçaient sur les communes, plutôt une autorité tracassière qu’une salutaire tutelle. Baillis et tabellions, à la nomination du seigneur, s’acquittaient avec une négligence singulière de leurs fonctions et se rendaient coupables de prévarications et de faux. Les premiers, par impéritie ou pour éviter à leur maître des frais de poursuite, qui étaient à sa charge, faisaient mal la police et laissaient les attentats impunis : aussi le gouvernement royal dut-il prendre des mesures pour obliger les seigneurs à déployer plus de zèle dans la répression des crimes et délits[4]. Les seconds tenaient leurs actes sans ordre et sans soin, en sorte qu’il n’y avait plus de sécurité pour les contrats. Quelques juridictions seigneuriales, d’un ressort plus étendu et qui recevaient l’appel de justices inférieures, ne présentaient pas, il est vrai, un si triste spectacle et avaient à leur tête d’estimables magistrats. Ailleurs la bonhomie du seigneur lui faisait abdiquer son droit « et il s’en remettait totalement à la justice du roi ; mais ce n’étaient là que des exceptions. Presque partout l’administration seigneuriale se montrait avide ou tyrannique, imprévoyante ou débonnaire. L’état de dépendance imposé aux communautés à l’égard d’un juge qui n’avait ni le pouvoir, ni le prestige d’un officier du roi, ajoutait chez les habitans l’humiliation aux sentimens de haine qu’un tel régime entretenait dans les âmes.

Les intendans trouvèrent donc le terrain tout préparé quand ils entreprirent d’annuler l’autorité des seigneurs et de leurs agens. Les habitans des campagnes favorisèrent le dessein qu’avait formé le gouvernement de transférer à l’autorité administrative la tutelle des communautés, car ils rencontraient dans l’intendant une protection et des lumières que ne leur offraient pas les juges des seigneurs. Subordination pour subordination, ils préféraient obéir à des représentans du roi plutôt qu’aux mercenaires d’un maître parfois détesté ; mais les juridictions seigneuriales ne luttèrent pas avec moins de ténacité que les villes pour la défense de leurs privilèges. Les seigneurs furent soutenus par les parlemens, qui, jaloux des progrès de l’autorité administrative, maintenaient par leurs arrêts l’ancien ordre de choses. En Champagne, comme nous l’apprend M. d’Arbois de Jubainville, la lutte dura plus d’un siècle : commencée dans les premiers temps du gouvernement personnel de Louis XIV par l’arrêt du conseil du 9 février 1665, elle ne se termina que sous le règne de Louis XVI, par l’arrêt du conseil du 21 février 1776. Cette victoire du système administratif royal sur le pouvoir judiciaire des seigneurs fut une de celles qui profitèrent le plus au bien-être des populations. Les campagnes y gagnèrent un régime plus équitable, les affaires en reçurent une impulsion puissante : l’unité, la régularité, succédèrent aux lenteurs désespérantes et aux malversations scandaleuses de la vieille justice seigneuriale.

La puissance des intendans ne pouvait toutefois prendre de telles proportions sans qu’il en résultât des abus. Ces fonctionnaires étant devenus omnipotens, on les accusa de trancher du vice-roi, de se faire de petits satrapes ; il se forma contre eux une coalition de tous les intérêts qu’ils froissaient. Les seigneurs et leurs juges, les parlemens et les autres cours souveraines, les juridictions locales, en furent les constans adversaires. L’opinion publique, que dirigeaient les écrivains et les philosophes, s’en mêla, et, voyant en eux les principaux auxiliaires du despotisme royal, les partisans de la liberté leur décochèrent plus d’un trait. Necker insista sur les inconvéniens que présentait une institution qui avait rendu la France si prospère, y avait assuré l’ordre, avait réduit à un mécanisme assez simple la machine compliquée de l’ancienne administration, mais qui commençait à dépasser le but, faute de contrôle. Il proposa le véritable remède ; toutefois il n’en sut pas bien apprécier l’emploi et mesurer la dose. Ce remède, c’était l’établissement dans chaque province d’une assemblée. Elle aurait dû simplement modérer et contrôler l’action de l’intendant ; mais, au lieu d’élever une barrière qui retînt dans de justes bornes l’autorité royale, Necker eut le tort de mettre le pouvoir exécutif à la discrétion et sous les ordres d’une assemblée qui n’était point faite pour administrer, et dans laquelle risquait de se reproduire encore la confusion des pouvoirs. Ce ministre abaissa trop les intendans, et les assemblées provinciales tombèrent dans l’excès où allaient bientôt se perdre les assemblées politiques. « Les assemblées provinciales de 1787, écrit Alexis de Tocqueville, reçurent donc le droit d’administrer elles-mêmes dans la plupart des circonstances où jusque-là l’intendant avait seul agi. » L’intendant fut réduit à l’impuissance. « Après lui avoir ôté le droit absolu de tout faire, on lui imposa le devoir d’aider et de surveiller ce que l’assemblée ferait, comme si un fonctionnaire déchu pouvait jamais entrer dans l’esprit de la législation qui le dépossède et en faciliter la pratique. » Les assemblées provinciales ne remplirent donc pas l’objet qu’on avait en vue. Cet objet pouvait-il être atteint dans l’état des choses ? C’est ce que nous examinerons tout à l’heure. Bornons-nous à dire ici que les assemblées provinciales, dont on peut lire l’histoire dans le livre remarquable de M. le vicomte de Luçay, n’eurent pas le temps de modifier profondément l’administration française en y faisant pénétrer un plus grand respect pour la liberté communale et individuelle. La révolution fit avorter leur œuvre, et elles vinrent clore l’ère de l’ancien régime. La balance avait d’abord penché du côté de l’autorité judiciaire ; le gouvernement reporta ensuite tout son poids du côté de l’autorité administrative, qui devint l’expression la plus complète et la mieux appropriée du despotisme du roi et de ses conseils. Ce despotisme, à la fin du règne de Louis XV, menaçait de tout absorber. Le coup d’état de janvier 1771, dont Maupeou fut l’instigateur, montra que le plus ferme boulevard qui restât au pouvoir judiciaire n’était pas inexpugnable, et l’on redoutait de voir abattre toutes les barrières qui s’opposaient aux envahissemens d’une autorité désormais sans frein. Et cependant les principes qui devaient présider à la fondation d’un nouveau régime se dégageaient peu à peu du mouvement des idées, mais ils n’avaient point encore pénétré dans le domaine des faits. La révolution accomplit soudainement ce que la vieille monarchie commençait seulement à opérer.


III

L’administration française avait passé par trois phases, le régime féodal, le régime judiciaire, le régime administratif proprement dit ; ils se succédèrent, : non par une transition brusque, mais par une suite de modifications qui ne furent pas exemptes de certains retours en arrière, comme cela arriva durant la grande lutte des parlemens contre la couronne, qui remplit presque tout le règne de Louis XV et ébranla si fort le trône de Louis XVI. Il fallait, pour rentrer dans le droit véritable et assurer la bonne administration, faire succéder à ce jeu de bascule un état d’équilibre stable. Il était dès lors indispensable de marquer nettement la distinction entre les deux pouvoirs administratif et judiciaire, entre l’action exécutive et celle des tribunaux. Il fallait laisser les affaires tenant à l’application de simples règlemens, exigeant l’appréciation des circonstances, des éventualités et l’étude des détails, à des agens responsables nommés par le roi ou ses ministres, et n’attribuer aux cours judiciaires, avec la punition des crimes et délits, que la connaissance des contestations touchant l’interprétation de la loi et la solution des différends entre citoyens ; il fallait supprimer cette variété infinie de juridictions extraordinaires qui se partageaient l’exercice de la justice, ou plutôt se la disputaient dans d’éternels conflits, qui avaient empiété sur le pouvoir exécutif avant que celui-ci n’empiétât sur elles ; il fallait remplacer toute cette bigarrure de cours et de tribunaux administratifs et judiciaires par un système uniforme et hiérarchique qui empêchât de distraire un citoyen de ses juges naturels, et permît d’appliquer à tous la loi commune ; il fallait en un mot accomplir ce que la révolution a eu la gloire de proclamer. « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives, » disait l’assemblée constituante dans la loi du 16 août 1790. Le régime nouveau assura par des mesures répressives l’application du même principe ; le code pénal le sanctionna en prononçant la peine de la dégradation civique contre tout magistrat qui aurait excédé ses pouvoirs en s’immisçant dans les matières réservées aux autorités administratives ; il édicta la même peine contre les préfets, sous-préfets, maires et autres administrateurs qui auraient pris des arrêtés généraux tendant à intimer des ordres ou des défenses quelconques à des cours ou tribunaux.

L’équilibre que devait introduire cette législation ne pouvait-il sortir que d’un bouleversement qui jetterait à terre tout l’ancien régime ? Fallait-il absolument refaire par la base l’édifice social pour que les parties qui le composaient offrissent moins d’inégalité et de disparate, pour qu’elles s’ordonnassent suivant un plan affectant plus d’unité et d’harmonie ? L’ancien régime était-il par essence le gouvernement du privilège et de l’arbitraire royal, et fallait-il que l’un des pouvoirs constitutifs de l’état dominât forcément les autres sans qu’on pût réussir à faire à chacun sa juste part ? Si les événemens de 1789 à 1792 ne s’étaient pas produits, la monarchie était-elle condamnée à périr par l’excès d’une autorité qu’elle n’aurait su modérer, de sorte que sa main eût fini par écraser, en continuant de le tenir, l’objet qu’elle venait de façonner ? Quand on considère ce qui s’était accompli en un siècle et demi, c’est-à-dire depuis le ministère de Richelieu jusqu’au règne de Louis XVI, on reconnaît bien vite que l’ancienne organisation ne cessait de se transformer et qu’elle aurait infailliblement fait place à un régime différent. « La révolution a pris, il est vrai, écrit Alexis de Tocqueville, le monde à l’improviste, et cependant elle n’était que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d’une œuvre qui avait momentanément passé sous les yeux de dix générations d’hommes ; si elle n’eût pas eu lieu, le vieil édifice social n’en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard, seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s’effondrer tout à coup. » L’illustre publiciste énonce là une vérité incontestable ; mais une seconde question se présente : l’œuvre de Richelieu et de Louis XIV aurait-elle amené un régime administratif analogue à celui que la révolution nous a donné ? pouvait-elle conduire à l’équilibre des pouvoirs, à la garantie complète des libertés civiles, était-elle compatible avec les libertés politiques ? Voilà ce qu’il n’est pas hors de propos de discuter ici.

Deux obstacles principaux empêchaient l’ancienne société de jouir d’un gouvernement plus pondéré et plus libéral : d’une part les restes de la féodalité, de l’autre la condition privilégiée faite aux représentant du pouvoir royal, par lequel ce régime avait été renversé.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la féodalité politique n’existait plus, mais elle avait laissé des traces de sa longue domination, traces si profondes qu’elles rendaient, pour ainsi parler, le terrain inégal et d’un parcours difficile. La noblesse gardait les avantages matériels qu’elle avait tirés jadis de l’exercice du pouvoir. Des droits utiles, des revenus en argent et en nature restaient inhérens à la possession des terres seigneuriales, sans compter certains privilèges honorifiques, uniques vestiges d’une souveraineté devenue purement nominale. Dans ce qui subsistait de la féodalité, l’autorité judiciaire et l’autorité administrative continuaient de se confondre avec la propriété ; c’était non aux personnes, mais aux terres que les avantages d’origine féodale étaient attachés. Quand la révolution éclata, les anoblissemens avaient été nombreux depuis deux siècles ; ce qui avait été plus fréquent encore, c’était le passage de la terre seigneuriale aux mains de roturiers. Les hommes du tiers-état enrichis par des charges lucratives, par le commerce ou la finance, par la faveur du roi ou de quelque prince, avaient acheté de la terre noble. Le gouvernement avait fini par autoriser cette déchéance des seigneuries moyennant un droit à payer au fisc, le droit de franc-fief. Le besoin d’argent le conduisit à laisser toute facilité aux ventes du domaine seigneurial faites à des bourgeois. Quand en 1696 Louis XIV, à bout de ressources, aliéna des fractions de son domaine, il permit à tout individu sans distinction de naissance d’acquérir ainsi des droits seigneuriaux. Il est vrai que deux édits, ceux de 1705 et de 1715, donnèrent aux seigneurs la faculté de dépouiller les acquéreurs en remboursant le prix ; les achats de terres seigneuriales par des roturiers n’en furent pas moins très nombreux.

Une fois propriétaire d’un fief, le roturier était substitué, dans la jouissance des avantages faits jadis à la noblesse, au gentilhomme dont il avait acquis l’héritage. Sans doute il ne devenait pas pour cela noble, il ne pouvait prendre le titre que portait le fief, mais il en avait tous les droits utiles, il pouvait s’en dire seigneur. De la sorte, par un simple contrat, des roturiers se glissaient journellement dans les rangs de la noblesse terrienne. Les bourgeois étaient partout possesseurs de fiefs et de censives, acquéreurs de redevances féodales et de mainmortes, propriétaires de justices seigneuriales, avec le droit d’y nommer des juges. Souvent aussi le possesseur d’un fief cédait à la tentation d’en usurper le titre, usurpation qui devenait plus facile quand c’était non par achat, mais par héritage que la terre féodale arrivait entre ses mains. On le voit, ce n’étaient pas seulement les nobles, c’était encore toute une classe de propriétaires qui avait intérêt à la conservation des droits féodaux : ces droits faisaient à leurs yeux partie du domaine qu’ils avaient acquis et n’étaient qu’une catégorie des revenus que rapportait le fonds. Sans contredit, les droits féodaux furent primitivement liés aux devoirs imposés à ceux qui en jouissaient ; mais avec le temps ces devoirs tombèrent en désuétude, on ne maintint que les avantages qui avaient été attribués en retour ; l’extension des pouvoirs et du ressort des officiers royaux contribua d’ailleurs à faire oublier au seigneur les obligations qui lui incombaient. Les droits féodaux étaient donc regardés, il y a un ou deux siècles, comme de simples revenus ; la plupart de ceux qui en avaient la propriété, n’étant plus liés à la population qui les acquittait par le lien du patronage, ils lui devenaient de plus en plus étrangers. « Dans le principe, au temps de la féodalité, écrit M. Dareste de la Chavanne, il y avait bien plus de solidarité entre le seigneur et ses paysans : la vie des champs établissait entre eux une communauté réelle d’intérêts et de sentimens ; le seigneur appelait souvent ses hommes à défendre avec lui par les armes les privilèges et l’honneur de la seigneurie. » Il n’en était plus ainsi aux derniers siècles de la monarchie ; bien des seigneurs ne paraissaient que de loin en loin sur leurs terres et ne voyaient dans les paysans que des débiteurs. Ainsi l’obstacle à vaincre du côté de la féodalité était moins une question d’organisation sociale que de propriété. Le gouvernement de la vieille monarchie, quoiqu’il admît le principe de la confiscation, respectait pourtant en général la propriété. Supprimer par une simple ordonnance du roi tous les droits féodaux était un acte de despotisme dont la royauté n’avait pas la pensée ; c’eût été porter préjudice à ses propres droits, puisque le domaine royal avait aussi une origine féodale. Turgot lui-même comprit qu’il était impossible de toucher aux droits féodaux sans porter atteinte à la constitution de l’état ; mais ce qui ne pouvait être fait par une mesure violente, la situation des finances s’opposant à ce qu’on rachetât en bloc tous les droits féodaux et qu’on indemnisât tous les propriétaires, pouvait s’opérer par degrés. Il y avait pour cela deux moyens : l’exemple donné par la couronne et des mesures financières ayant pour effet d’amener le rachat progressif. Le gouvernement de Louis XVI entra dans la première voie. En 1779, tous les droits de banalités, de péages, de marchés, de services personnels, furent supprimés dans toutes les terres du domaine royal. Le roi s’engageait à remettre aux seigneurs qui abandonneraient leurs privilèges ceux de même nature qu’il avait lui-même sur eux. Des facilités nouvelles furent données pour le rachat et la conversion des droits féodaux, et un fonds annuel fut réservé sur le trésor pour y aider. De ces droits d’ailleurs, plusieurs, tels que ceux de justice, étaient devenus à bien des égards onéreux ; rien n’était plus facile que de transformer en juges, royaux les juges seigneuriaux par les conditions mêmes imposées aux seigneurs pour leur choix. Ce qui était arrivé pour les magistrats de la connétablie et de l’amirauté serait inévitablement arrivé pour tous ces magistrats d’un ordre inférieur, qui étaient encore les créatures du seigneur. Les plus grands jurisconsultes avaient déjà proposé ces moyens de procéder graduellement à la suppression des droits féodaux, mesure au fond moins difficile que l’affranchissement des serfs, que l’émancipation des noirs, qui se sont effectués en bien des pays sans que le gouvernement ait été pour cela renversé. Déjà au XVIIe siècle, Lamoignon, dans ses Arrêtés, indiquait la marche à suivre pour arriver à l’extinction des droits féodaux, pour supprimer immédiatement les plus exorbitans, limiter les autres et en régler sévèrement l’exercice. Il devançait de plus d’un siècle la proposition que faisait à l’assemblée nationale le vicomte de Noailles. Avec une noblesse dont tant d’illustres représentans votaient d’enthousiasme, dans la nuit du 4 août 1789, l’abolition des droits féodaux, peut-on croire que le régime de l’ancienne monarchie fût une barrière impossible à écarter ou qui ne pût être franchie que par un coup d’audace et dans un moment d’exaltation politique ? Chez nos voisins, n’a-t-on pas vu les vestiges de la féodalité s’effacer graduellement par l’action continue du progrès des idées et des mœurs ?

Les juridictions fiscales, les cours de justice ou, pour mieux dire, les privilèges dont jouissaient leurs membres étaient, au dernier siècle, un obstacle plus malaisé à surmonter. L’extension de la vénalité des offices avait multiplié les immunités. Ce n’étaient pas seulement les gentilshommes d’ancienne ou de fraîche date, les roturiers possesseurs de terres seigneuriales, qui formaient la classe des privilégiés ; il faut y comprendre l’ensemble des possesseurs d’offices de quelque importance. Afin d’encourager les bourgeois à acheter les charges créées en si grand nombre, et dont le prix était parfois fort élevé, le gouvernement y avait attaché des prérogatives qui faisaient de ces charges une véritable noblesse. Les cours de justice, jalouses des gens de qualité, avaient même souvent réclamé pour leurs membres les titres et les privilèges de l’ancienne aristocratie féodale ; elles s’étaient ainsi mises en dehors de la masse des citoyens. Les hautes juridictions fiscales n’entendaient pas que ceux qui les composaient fussent astreints à payer les impôts dont ils avaient l’administration, et jugés par d’autres tribunaux que la juridiction même qu’ils constituaient. Les magistrats tenaient de leur office le droit de n’être pas soumis aux servitudes féodales qui pesaient sur tant de roturiers. De la sorte, une foule de fonctionnaires se trouvaient exempts des tailles, des aides, des gabelles, des dîmes, des droits de franc-fief, de l’obligation du guet, des logemens militaires et de cent autres charges incombant aux vilains. Un impôt nouveau venait-il à atteindre les privilégiés, ceux-ci obtenaient au moins de ne point l’acquitter comme le faisait le commun. Les cours de justice opéraient pour leurs membres la répartition. Les nobles et les magistrats étaient inscrits sur des rôles établis d’après des règles différentes de celles qu’on appliquait au menu peuple, et s’arrangeaient pour payer proportionnellement moins. Il s’ensuivait qu’à mesure que le nombre des offices allait en augmentant, le chiffre des privilégiés grossissait. La concession des avantages ordinairement attachés aux offices ne suffisait-elle pas pour achalander les créations nouvelles, on recourait à quelque exemption spéciale. Ainsi l’arrêt du conseil du 14 mai 1721 ordonna que ceux qui lèveraient pendant le cours de l’année plusieurs de ces offices vacans pour lesquels le public montrait peu d’empressement en jouiraient à titre de survivance, et ne paieraient que la moitié des droits de marc d’or, d’enregistrement et autres. On ne s’était pas borné là ; la noblesse personnelle attribuée aux membres des principales cours devenait héréditaire dans les parlemens, le grand-conseil, la chambre. des comptes, les cours des aides, le Châtelet, etc., tantôt au bout de vingt ans d’exercice, tantôt à la troisième génération de magistrats ayant occupé la même charge. Certains offices municipaux et administratifs donnaient également la noblesse transmissible.

De la sorte, par le seul fait de posséder tel office, on passait dans la classe des privilégiés. Aussi n’était-ce pas uniquement en vue d’occuper fructueusement leur activité, de s’assurer un traitement annuel, que les bourgeois recherchaient les fonctions publiques ; l’acquisition de bien des charges ne leur eût pas permis d’ailleurs d’atteindre ce but. Depuis que les offices avaient été divisés et subdivisés à l’infini, le produit en était souvent si minime, que nombre de ces offices ne rencontraient plus d’acquéreurs. Le mobile qui poussait surtout à lever une charge, c’était le désir qu’avait le bourgeois enrichi d’être quelque chose dans l’état, de jouir des privilèges attachés à cette charge. Bien des offices dont le titre n’était pas moins ridicule que la fonction inutile trouvaient pour ces motifs des amateurs. « C’était, écrit le comte Beugnot dans ses Mémoires, autant par orgueil que par intérêt qu’on essayait de toute sorte de moyens pour échapper aux charges qui frappaient le vilain : être vêtu, être imposé, être appelé à la guerre comme le plus grand nombre, paraissait un supplice dès qu’on avait quelque privilège à sa portée. » Aussi ne vit-on pas seulement les possesseurs de charges, les membres des corps de judicature, obtenir des privilèges en commun avec la noblesse ; la population entière de certaines villes, les bourgeois de certaines cités eurent les leurs ; ceux de Paris par exemple, sans être nobles, jouissaient d’une partie des avantages attachés à la noblesse. Comme les gentilshommes qui avaient vendu leurs terres, ou qui n’en possédaient pas parce qu’ils étaient des cadets de famille, ne se distinguaient plus des roturiers que par les privilèges personnels attribués à leur caste, privilèges analogues à ceux que conféraient les charges les plus prisées, les « gens de condition » tendaient à se confondre avec les gens de qualité ; ils formaient ensemble la classe des privilégiés. De plus, comme la noblesse était régie par un droit civil distinct de celui qui régissait la roture, les bourgeois possesseurs de fiefs, acquéreurs d’offices importans, se trouvant séparés par leurs privilèges du reste du tiers-état, on était amené peu à peu à étendre à la haute bourgeoisie le droit appliqué d’abord exclusivement à la noblesse. On vit ainsi s’introduire dans les classes moyennes aisées ce qui avait originairement constitué les prérogatives de l’aristocratie féodale : le droit d’aînesse, celui de masculinité, les retraits, les institutions contractuelles, les majorités tardives. Ces considérations font comprendre contre quelle armée de privilégiés la couronne aurait eu à lutter pour imposer le droit commun à ceux qui prétendaient n’en point relever ou qui étaient parvenus à s’y soustraire. On se trouvait ici en présence de difficultés du même ordre que pour l’abolition des droits féodaux. Ces privilèges attachés à tant d’offices, c’était surtout en vue de les obtenir qu’on avait consenti à payer si cher, comme c’était dans la pensée d’acquérir la jouissance des droits féodaux qu’on avait souvent donné pour telle terre un si haut prix. Toucher aux privilèges des magistrats, des officiers royaux, c’était donc en quelque sorte attenter à la propriété. Et le gouvernement ayant lui-même créé les charges en quantité innombrable et promis d’y attacher les immunités et prérogatives qui en rehaussaient la valeur, il se trouvait bien plus empêché que pour l’abolition des droits féodaux. Il ne pouvait songer au remboursement général des offices. Restait un moyen : c’était d’amener par une voie détournée tous les citoyens à supporter sans distinction de caste et de rang, d’emploi et de profession, et proportionnellement à leur fortune, le poids de l’impôt. Cette nécessité se présentait déjà au milieu du XVIIIe siècle. Domat, cent ans auparavant, démontrait l’équité de la mesure. Machault songea sous Louis XV à l’appliquer. L’établissement de la capitation en 1695 avait été un commencement d’exécution de ce nouveau principe ; toutefois les nobles, les magistrats et les autres fonctionnaires privilégiés, bien qu’astreints à la payer, avaient obtenu de ne point subir le niveau commun. Ils l’acquittaient sur un rôle et d’après un tarif différent de celui des roturiers. On n’en agit pas ainsi pour l’impôt du vingtième : magistrats et vilains le payèrent sur le même pied. La voie était tracée ; il n’y avait qu’à substituer graduellement aux anciens impôts, pour lesquels les exemptions, stipulées auraient été respectées, des impôts nouveaux atteignant tous les citoyens indistinctement. De cette façon, le privilège se serait réduit à un avantage de plus en plus insignifiant qu’il eût été ensuite facile de supprimer.

Le progrès vers l’égalité ne pouvait être tout à fait assuré que par l’établissement dans tout le royaume d’une législation uniforme, et à la fin de l’ancienne monarchie on s’avançait à grands pas vers ce but. A mesure qu’on descend le cours du XVIIIe siècle, on voit en effet s’accroître le nombre des arrêts du conseil et des déclarations du roi, qui appliquent les mêmes règles de la même manière. La prédominance du conseil d’état sur toutes les juridictions conduisait infailliblement à l’unité. Les parlemens luttent alors en vain pour perpétuer la diversité des législations provinciales et maintenir la multiplicité des coutumes qu’ils respectent comme autant de contrats par lesquels sont liés les héritiers de ceux qui les ont passés. Une organisation judiciaire nouvelle se prépare qui va saper la base sur laquelle s’élèvent les cours souveraines. La réforme de Maupeou introduisait déjà un système plus régulier et plus uniforme ; si elle échoua, c’est qu’elle fut inspirée plus par des vues politiques que par un sincère désir du progrès ; elle apparut comme une témérité du despotisme aux abois. L’opposition que souleva cette mesure violemment exécutée eut pour elle les railleurs, et dans un pays où l’opinion n’approfondit rien, et prête plus volontiers l’oreille aux sarcasmes des gens d’esprit qu’aux avis des gens de bon sens, avoir les rieurs contre soi était encore plus dangereux que de s’attirer le ressentiment des parlementaires. Quelques années après, la réforme était reprise avec plus de maturité et dans d’autres conditions. On jeta les fondemens de l’organisation judiciaire qui devait être l’un des meilleurs fruits de la grande révolution. Les jours des parlemens étaient donc comptés dès avant 1789. Le gouvernement sentait la nécessité de mettre fin à ces remontrances souvent aussi mal fondées qu’intempestives, à ces refus d’enregistrement qui paralysaient toute amélioration. Les parlemens auraient été forcément ramenés à n’être plus que des cours d’appel, et cela aurait eu pour conséquence l’établissement d’une hiérarchie judiciaire et l’assujettissement de tous les citoyens à une commune loi.

Loménie de Brienne fit accepter à Louis XVI en mai 1788 cinq édits qui réformaient la justice et tendaient à annuler la puissance politique des parlemens. Le premier établissait quarante-sept grands bailliages qui devaient juger en dernier ressort jusqu’à 20,000 livres, et des présidiaux ayant pareil pouvoir jusqu’à 4,000 livres. Le second supprimait les tribunaux d’exception (bureaux des finances, juridictions des traites, maîtrises des eaux et forêts, etc. ), moyennant remboursement de la finance. Le troisième réduisait le nombre des offices de la magistrature. Une cour plénière unique pour toute la France était substituée comme juridiction suprême au parlement par le cinquième de ces édits, et c’était à cette cour que devait être porté l’enregistrement des ordonnances. Certes le moment était difficile pour imposer une réorganisation si complète ; il aurait fallu plus de prudence que n’en montra l’archevêque de Toulouse au lit de justice du 8 mai. C’était renouveler le coup d’état Maupeou, et l’opposition était devenue encore plus redoutable ; la noblesse se joignait au parlement. Le prélat ministre perdit la tête : il s’était trop avancé ; il recula et abandonna une partie de son œuvre. Au lieu de continuer d’une main ferme la réforme, tout en s’appuyant sur l’opinion, il fit un appel désespéré aux états-généraux qui devaient amener la catastrophe. Si le plan de Loménie de Brienne avorta, il, n’en montre pas moins ce qu’aurait pu faire l’ancienne monarchie en poursuivant résolument contre les excès du pouvoir judiciaire le système de réformes où elle était depuis longtemps entrée. Il eût fallu seulement à Louis XVI cet esprit de suite et cette volonté énergique qu’avait eus le grand roi son ancêtre. Ses tergiversations enhardirent la résistance des parlemens, qui plaisait à l’esprit frondeur des Français malgré tout ce que ces cours de justice avaient de rétrograde et d’exclusif.

Est-ce à dire qu’il ne restait plus à la fin du XVIIIe siècle qu’à poursuivre l’œuvre de Richelieu et de Louis XIV ? Assurément non. L’absolutisme monarchique, qui avait achevé la partie bienfaisante de sa mission, commençait à dépasser le but. Le pouvoir administratif expulsait le pouvoir judiciaire non-seulement du domaine usurpé par celui-ci, mais encore du champ qui lui appartenait en propre. Les intendans menaçaient de devenir de petits proconsuls, leurs attributions s’étaient tant accrues qu’il était difficile à ces fonctionnaires de suffire à une si vaste tâche, et ce qui arrivait pour le roi se produisait aussi pour les représentans de ses conseils dans les provinces. « Pour pouvoir bien commander un peuple, écrivait Turgot à Louis XVI, il faudrait connaître sa situation, ses besoins, ses facultés, même dans un assez grand détail ; C’est ce que ne peut point espérer le roi dans l’état actuel des choses, ce que ses ministres ne peuvent se promettre, ce que les intendans et leurs délégués ne peuvent guère. » Le danger auquel les fonctionnaires qui commandaient à tout dans les provinces exposaient l’administration, c’était l’exagération des principes qui en avaient renouvelé l’action et rendu l’influence plus salutaire. Investis d’une autorité excessive, d’abord nécessaire pour vaincre les résistances qui s’opposaient au plan dont ils pressaient la réalisation, ils étaient enclins à pousser jusqu’aux dernières limites le despotisme royal ; ils confondaient sans cesse en un seul des pouvoirs qui auraient dû être séparés. Les intendans, comme le faisait observer Necker, ne se bornaient pas à diriger cette partie de l’administration qui doit constamment reposer sur l’agent du pouvoir central, ils se substituaient à tous les ressorts dont se composait le gouvernement de la province ; ils voulaient que ses rouages ne reçussent le mouvement que du seul conseil du roi, dont ils étaient les émissaires ; ils ne permettaient pas à la population de prendre par des mandataires librement élus la part qui aurait dû lui revenir dans l’examen et la discussion des charges à elle imposées. Le système représentatif, au lieu de s’étendre et de se compléter dans les provinces, s’était de plus en plus limité. La plupart des états provinciaux avaient graduellement disparu, ceux qu’on laissait subsister n’offraient qu’une organisation insuffisante et étaient exposés à tomber dans la dépendance absolue du pouvoir. La couronne redoutait ces assemblées où se conservait la tradition des vieilles franchises, comme on peut le voir en lisant le travail de M. L. de Lavergne, qui nous en a retracé avec talent les derniers jours. L’imperfection des états qui avaient été épargnés, les obstacles qu’ils créaient aux visées de la royauté, condamnaient aux yeux de bien des gens le mode d’administration des pays qui en demeuraient dotés. Malgré ces inconvéniens, c’était encore dans les pays d’états qu’il fallait aller chercher à beaucoup d’égards le modèle du régime que las esprits éclairés souhaitaient pour la France entière. Dès le règne de Louis XIV, le duc de Bourgogne, sous l’inspiration de Fénelon et du duc de Chevreuse, avait songé à rétablir dans tout le royaume ces états que son aïeul venait de supprimer en partie. Au XVIIIe siècle, plusieurs écrivains se prononçaient dans le même sens. Au lieu d’effacer ces faibles vestiges de l’indépendance provinciale, le gouvernement aurait dû organiser partout une représentation qui était la meilleure garantie contre les excès du despotisme, en s’attachant à introduire entre les divers états provinciaux plus d’homogénéité, à ramener surtout dans le mode de levée et de répartition des impôts une uniformité que commandait l’équité.

Ce fut à Necker, comme le dit fort bien M. de Luçay, qu’il appartint de décider Louis XVI à donner satisfaction à un vœu dont la cour des aides s’était faite déjà l’interprète. S’appropriant plusieurs des idées, émises par le marquis d’Argenson, le marquis de Mirabeau et Turgot, il présenta au roi, un an après son entrée à la direction générale des finances, un mémoire pour la création d’administrations provinciales et municipales, et d’où devait sortir un premier essai de régime représentatif. Il serait hors de notre sujet de discuter ici la valeur et les services de ces assemblées, qui n’eurent qu’une courte existence ; nous nous bornerons à remarquer que cette création, poursuivie ensuite par Calonne, et qui était susceptible de notables améliorations, fut amenée par l’évolution que l’institution des intendans avait fait subir au système administratif. Ce n’était point en effet un retour à la vieille prépondérance du pouvoir judiciaire, c’était un premier pas vers la séparation des trois pouvoirs. Les excès de l’autorité administrative avaient fait comprendre la nécessité de lui imposer un contrôle qui ne relevât pas du conseil du roi ; la couronne avait elle-même intérêt à ne pas assumer sur elle une trop grande responsabilité. L’ancienne monarchie aurait donc tôt ou tard introduit plus d’équilibre entre des pouvoirs qu’elle avait tour à tour fait prévaloir. Elle aurait elle-même mis la main aux réformes nouvelles, elle qui en avait déjà tant opéré. Sans doute elle se serait heurtée à bien des résistances : il n’eût fallu rien moins que l’énergie de la volonté du roi pour en assurer le triomphe ; la victoire se serait fait quelque peu attendre, car il est dans la nature des choses que les individus, surtout des classes entières d’individus, ne consentent pas volontiers à se laisser dépouiller des avantages, dont ils jouissent. Cette résistance en faveur des abus et des privilèges de la part des intéressés, quand elle ne provoque pas une explosion violente chez leurs adversaires, oblige ceux qui poussent aux changemens à n’en proposer que de praticables, à tenir compte des droits acquis. La lutte devient pour les hommes de l’un et l’autre parti une école de prudence et de modération.

Malheureusement la nation française est d’un caractère qui ne se prête guère à cette stratégie, dont la patience et la ténacité font tous les frais ; elle manque de cette longanimité et de cette obstination qui surmontent les difficultés par le temps sans recourir à des coups de force, à des actes de fureur. Les obstacles irritent les Français au lieu de développer en eux une persévérante ardeur. C’est précisément parce qu’au siècle dernier on avait déjà beaucoup obtenu, parce qu’une grande partie du vieil édifice gouvernemental était abattue, qu’on supportait avec impatience ce qui en subsistait encore. En fait de changemens politiques, nous agissons ordinairement par soubresauts, par accès d’enthousiasme, nous faisons alors en quelques jours ce qui pour s’effectuer semblait demander des siècles ; mais l’observation du monde physique montre que rien de solide, rien de durable, ne saurait s’accomplir en quelques instans. C’est par un travail lent et continu que la nature engendre ses plus belles œuvres et ses créations immortelles. La révolution de 1789 fut assurément bien plus radicale que celle qu’aurait pu opérer, qu’eût infailliblement amenée l’évolution successive des institutions de l’ancienne monarchie ; en revanche, ses conquêtes sont restées bien plus précaires. Les faits exposés dans le cours de cette étude prouvent que l’ancien régime avait en soi des élémens suffisans pour achever la régénération de l’administration et y introduire les principes qui peuvent seuls l’empêcher de devenir un instrument de despotisme. Toutefois l’on ne saurait considérer ce régime en faisant abstraction du peuple qui y était soumis, car, pour produire l’effet dont elle est susceptible, une force doit rencontrer un milieu qui en permette l’application. Tout en tenant compte de l’influence des institutions politiques, l’histoire ne saurait oublier celle que leur oppose le génie particulier des nations.


ALFRED MAURY.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 octobre.
  2. Le premier volume de cette publication, faite sous les auspices du ministère des finances, ne tardera pas à paraître.
  3. C’est ce qui se produisît notamment lors de l’établissement de la capitation ; quoique cet impôt, analogue à la taille, rentrât naturellement dans la compétence des élections et des bureaux de finances, le roi ordonna que les contestations qui en pourraient naître seraient jugées dans les provinces par les intendans, et, à Paris seulement, par le prévôt des marchands et les échevins, sauf appel au conseil.
  4. L’ordonnance de Roussillon de 1564 voulait que le haut-justicier encourût l’amende pour le mal-jugé de ses juges. Jusqu’au commencement du siècle dernier, il était obligé de faire poursuivre et punir à ses frais, par ses officiers, les crimes commis dans l’étendue de sa haute-justice ; s’il y manquait et que l’instruction fût faite par un juge royal supérieur, les agens du fisc pouvaient exiger du seigneur, sauf quand il s’agissait de cas royaux, le montant des frais ; mais par l’édit de février 1771, il fut établi que, lorsque le juge du seigneur aurait informé et décrété avant le juge royal, l’instruction en première instance serait faite aux frais du roi, tandis que le seigneur supportait ces frais, si son juge s’était laissé prévenir par le juge royal.