L’Affaire Crainquebille (1901)/Chapitre II

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Édouard Pelletan (p. 17-36).

CHAPITRE II

L’Aventure de Crainquebille.



JÉRÔME Crainquebille, marchand des quatre-saisons, allait par la ville, poussant sa petite voiture et criant : Des choux, des carottes, des navets ! Et, quand il avait des poireaux, il criait : Bottes d’asperges ! parce que les poireaux sont les asperges du pauvre. Or, le 20 octobre, à l’heure de midi, comme il descendait la rue Montmartre, Mme Bayard, la cordonnière, « À l’Ange gardien », sortit de sa boutique et s’approcha de la voiture légumière. Soulevant dédaigneusement une botte de poireaux :

— Ils ne sont guère beaux, vos poireaux. Combien la botte ?

— Quinze sous, la bourgeoise. Y a pas meilleur.

— Quinze sous, trois mauvais poireaux ?

Et elle rejeta la botte dans la charrette, avec un geste de dégoût.

C’est alors que l’agent 64 survint et dit à Crainquebille :

— Circulez !

Crainquebille, depuis cinquante ans, circulait du matin au soir. Un tel ordre lui sembla légitime et conforme à la nature des choses. Tout disposé à y obéir, il pressa la bourgeoise de prendre ce qui était à sa convenance.

— Faut encore que je choisisse la marchandise, répondit aigrement la cordonnière.

Et elle tâta de nouveau toutes les bottes de poireaux, puis elle garda celle qui lui parut la plus belle et elle la tint contre son sein comme les saintes, dans les tableaux d’église,
pressent sur leur poitrine la palme triomphale.

— Je vas vous donner quatorze sous. C’est

bien assez. Et encore il faut que j’aille les chercher dans la boutique, parce que je ne les ai pas sur moi.

Et, tenant ses poireaux embrassés, elle rentra dans la cordonnerie où une cliente, portant un enfant, l’avait précédée.

À ce moment l’agent 64 dit pour la deuxième fois à Crainquebille :

— Circulez !

— J’attends mon argent, répondit Crainquebille.

— Je ne vous dis pas d’attendre votre argent ; je vous dis de circuler, reprit l’agent avec fermeté.

Cependant la cordonnière, dans sa boutique, essayait des souliers bleus à un enfant de dix-huit mois dont la mère était pressée. Et les têtes vertes des poireaux reposaient sur le comptoir.

Depuis un demi-siècle qu’il poussait sa voiture dans les rues, Crainquebille avait appris à obéir aux représentants de l’autorité. Mais il se trouvait cette fois dans une situation particulière, entre un devoir et un droit. Il n’avait pas l’esprit juridique. Il ne comprit pas que la jouissance d’un droit individuel ne le dispensait pas d’accomplir un devoir social.
Il considéra trop son droit, qui était de recevoir quatorze sous, et il ne s’attacha pas assez à son devoir, qui était de pousser sa voiture et d’aller plus avant et toujours plus avant. Il demeura.

Pour la troisième fois, l’agent 64, tranquille et sans colère, lui donna l’ordre de circuler. Contrairement à la coutume du brigadier Montauciel, qui menace sans cesse et ne sévit jamais, l’agent 64 est sobre d’avertissements et prompt à verbaliser. Tel est son caractère. Bien qu’un peu sournois, c’est un excellent serviteur et un loyal soldat. Le courage d’un lion et la douceur d’un enfant. Il ne connaît que sa consigne.

— Vous n’entendez donc pas, quand je vous dis de circuler !

Crainquebille avait de rester en place une raison trop considérable à ses yeux pour qu’il ne la crût pas suffisante. Il l’exposa simplement et sans art :

— Nom de nom ! puisque je vous dis que j’attends mon argent.

L’agent 64 se contenta de répondre :

— Voulez-vous que je vous f… une contravention ? Si vous le voulez, vous n’avez qu’à le dire.

En entendant ces paroles, Crainquebille haussa lentement les épaules et coula sur l’agent un regard douloureux qu’il éleva ensuite vers le ciel. Et ce regard disait :

« Que Dieu me voie ! Suis-je un contempteur des lois ? Est-ce que je me ris des décrets et des ordonnances qui régissent mon état ambulatoire ? À cinq heures du matin, j’étais sur le carreau des Halles. Depuis sept heures, je me brûle les mains à mes brancards en criant : Des choux, des carottes, des navets ! J’ai soixante ans sonnés. Je suis las. Et vous me demandez si je lève le drapeau noir de la révolte. Vous vous moquez et votre raillerie est cruelle. »

Soit que l’expression de ce regard lui eût
échappé, soit qu’il n’y trouvât pas une excuse à la désobéissance, l’agent demanda d’une voix brève et rude si c’était compris.

Or, en ce moment précis l’embarras des voitures était extrême dans la rue Montmartre. Les fiacres, les haquets, les tapissières, les omnibus, les camions, pressés les uns contre les autres, semblaient indissolublement joints et assemblés. Et sur leur immobilité frémissante s’élevaient des jurons et des cris. Les cochers de fiacre échangeaient de loin, et lentement, avec les garçons bouchers des injures héroïques, et les conducteurs d’omnibus, considérant Crainquebille comme la cause de l’embarras, l’appelaient « sale poireau ».

Cependant, sur le trottoir, des curieux se pressaient, attentifs à la querelle. Et l’agent, se voyant observé, ne songea plus qu’à faire montre de son autorité.

— C’est bon, dit-il.

Et il tira de sa poche un calepin crasseux et un crayon très court.

Crainquebille suivait son idée et obéissait à une force intérieure. D’ailleurs il lui était impossible maintenant d’avancer ou de reculer. La roue de sa charrette était malheureusement prise dans la roue d’une voiture de laitier.

Il s’écria, en s’arrachant les cheveux sous sa casquette :

— Mais, puisque je vous dis que j’attends mon argent ! C’est-il pas malheureux ! Misère de misère ! Bon sang de bon sang !

Par ces propos, qui pourtant exprimaient moins la révolte que le désespoir, l’agent 64 se crut insulté. Et comme, pour lui, toute insulte revêtait nécessairement la forme traditionnelle, régulière, consacrée, rituelle et pour ainsi dire liturgique de « Mort aux vaches ! », c’est sous cette forme que spontanément il recueillit et concréta dans son oreille les paroles du délinquant.

— Ah ! vous avez dit : « Mort aux vaches ! » C’est bon. Suivez-moi.

Crainquebille, dans l’excès de la stupeur et de la détresse, regardait avec ses gros yeux brûlés du soleil l’agent 64, et de sa voix cassée, qui lui sortait tantôt de dessus la tête et tantôt de dessous les talons, s’écriait, les bras croisés sur sa blouse bleue :

— J’ai dit : « Mort aux vaches » ? Moi ?… Oh !

Cette arrestation fut accueillie par les rires des employés de commerce et des petits garçons. Elle contentait le goût

que toutes les foules d’hommes éprouvent pour les spectacles ignobles et violents. Mais, s’étant frayé passage à travers le cercle populaire, un vieillard très triste, vêtu de noir et coiffé d’un chapeau de haute forme, s’approcha de l’agent et lui dit très doucement et très fermement, à voix basse :

— Vous vous êtes mépris. Cet homme ne vous a pas insulté.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, lui répondit l’agent, sans proférer de menaces, car il parlait à un homme proprement mis.

Le vieillard insista avec beaucoup de calme et de ténacité. Et l’agent lui intima l’ordre de s’expliquer chez le Commissaire.

Cependant Crainquebille s’écriait :

— Alors ! que j’ai dit « Mort aux vaches ! » Oh !..

Il prononçait ces paroles étonnées quand Mme Bayard, la cordonnière, vint à lui, les quatorze sous dans la main. Mais déjà l’agent 64 le tenait au collet, et Mme Bayard, pensant qu’on ne devait rien à un homme conduit au poste, mit les quatorze sous dans la poche de son tablier.

Et voyant tout à coup sa voiture en fourrière, sa liberté perdue, l’abîme sous ses pas et le soleil éteint, Crainquebille murmura :

— Tout de même !…

Devant le commissaire, le vieillard déclara que, arrêté sur son chemin par un embarras de voitures,

il avait été témoin de la scène, et qu’il affirmait que l’agent n’avait pas été insulté, et qu’il s’était totalement mépris. Il donna ses noms et qualités : docteur David Matthieu, médecin en chef de l’hôpital Ambroise-Paré, officier de la Légion d’honneur. En d’autres temps, un tel témoignage aurait suffisamment éclairé le Commissaire. Mais alors, en France, les savants étaient suspects.

Crainquebille, dont l’arrestation fut maintenue, passa la nuit au violon et fut transféré, le matin, dans le panier à salade, au dépôt.

La prison ne lui parut ni douloureuse, ni humiliante. Elle lui parut nécessaire. Ce qui le frappa en y entrant, ce fut la propreté des murs et du carrelage. Il dit :

— Pour un endroit propre, c’est un endroit propre. Vrai de vrai ! On mangerait par terre.

Laissé seul, il voulut tirer son escabeau ; mais il s’aperçut qu’il était scellé au mur. Il en exprima tout haut sa surprise :

— Quelle drôle d’idée ! Voilà une chose que j’aurais pas inventée, pour sûr.

S’étant assis, il tourna ses pouces et demeura dans l’étonnement. Le silence et la solitude l’accablaient.
Il s’ennuyait et il pensait avec inquiétude à sa voiture mise en fourrière encore toute chargée de choux, de carottes, de céleri, de mâche et de pissenlit. Et il se demandait anxieux :

— Où qu’ils m’ont étouffé ma voiture ?

Le troisième jour, il reçut la visite de son avocat, Me Lemerle, un des plus jeunes membres du barreau de Paris, président d’une des sections de la « Ligue de la Patrie française ».

Crainquebille essaya de lui conter son affaire, ce qui ne lui était pas facile, car il n’avait pas l’habitude de la parole. Peut-être s’en serait-il tiré pourtant, avec un peu d’aide. Mais son avocat secouait la tête d’un air méfiant à tout ce qu’il disait, et, feuilletant des papiers, murmurait :

— Hum ! hum ! je ne vois rien de tout cela au dossier…

Puis, avec un peu de fatigue, il dit en frisant sa moustache blonde :

— Dans votre intérêt, il serait peut-être préférable d’avouer. Pour ma part j’estime que votre système de dénégations absolues est d’une insigne maladresse.

Et dès lors Crainquebille eût fait des aveux s’il avait su ce qu’il fallait avouer.