L’Alsace-Lorraine sous le régime allemand

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Anonyme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 448-473).

L’ALSACE-LORRAINE
SOUS LE RÉGIME ALLEMAND

I. Considérations sur les finances et l’administration de l’Alsace-Lorraine sous le régime allemand, par M. Charles Grad, conseiller-général et député du cercle de Colmar au Reichstag. Paris, 1877. Germer Baillière. — II. Discours prononcé à la séance du Reichstag du 12 mars 1877, par M. Bezanson, ancien maire et député de la ville de Metz. — III. Séances du Reichstag du 28 février, 6 et 8 mars 1878.

Celui qui écrit ces lignes se souvient parfaitement d’avoir, à Bâle, sa ville natale, alors qu’il y faisait ses premières études, entendu son professeur d’histoire expliquer avec complaisance à ses élèves que la cité voisine, Mulhouse, avait jadis formé, pendant un long espace de temps, un petit état indépendant, rattaché par les liens de la plus étroite alliance aux cantons de la Suisse. Venait-il à s’animer un peu, notre maître ajoutait volontiers, non sans une pointe de tristesse, que, si la fortune n’était pas devenue contraire, cette contrée si proche et si amie aurait pu être appelée, pour son plus grand bonheur, à faire partie intégrante de la libre Helvétie. À l’université d’Iéna, j’ai plus tard entendu sur le même sujet une autre leçon. Là j’ai appris que l’Alsace tout entière, ainsi que la Lorraine, antiques possessions de l’empire d’Allemagne, avaient depuis tantôt deux siècles manifestement manqué leur véritable destinée, par suite de méprises étranges, également contraires aux saines données de la logique et au progrès rationnel du développement historique. Plus sûr de l’avenir que mon compatriote, le petit professeur de Bâle, sujet à courber son esprit timide devant les faits accomplis, le puissant généralisateur qui tenait à Iéna la chaire de la philosophie de l’histoire ne se sentait pas gêné pour si peu que l’occupation deux fois centenaire de Metz et de Strasbourg par les Français. En termes un peu vagues, mais solennels et empreints d’une placide assurance, il annonçait que le temps ne pouvait manquer de se charger d’amener à lui seul, tôt ou tard, le triomphe de la loi infaillible des développemens nécessaires ; les traditions interrompues reprendraient forcément leur cours : il serait donné à l’univers, un peu étonné d’abord, mais bientôt ravi, d’assister à l’accomplissement de l’arrêt providentiel, réunissant à nouveau en un seul et même corps de nation les membres trop longtemps dispersés de l’empire d’Allemagne.

Nous ne songeons pas à mettre en doute l’excellence d’une théorie qui semble d’ailleurs en train de prendre place, à l’heure qu’il est, parmi les plus saisissantes réalités. Notre dessein est beaucoup plus terre à terre. Outre que la compétence nous ferait absolument défaut, nous n’avons pas gardé, faut-il en convenir, le même goût que par le passé pour les thèses transcendantales. Resté en relations journalières avec la belle contrée voisine du lieu de notre naissance, nous y avons, durant ces dernières années, plus souvent traité des questions d’intérêt avec ses hommes d’affaires qu’agité des sujets de haute spéculation avec ses hommes de loisirs et d’études. C’est pourquoi, nous sentant, grâce à notre qualité d’étranger, complètement affranchi de toute passion personnelle et libre de toute attache politique, nous nous sommes considéré comme assez bien placé pour examiner simplement et en toute sincérité quels ont été, soit en bien, soit en mal, les résultats immédiats, effectifs, palpables pour ainsi dire, produits par l’annexion pour les deux provinces transrhénanes qui sont, depuis sept ans déjà, incorporées au domaine des Hohenzollern.

Nous sommes naturellement convié à cet examen par un livre qui a récemment paru sous la signature de M. Charles Grad, député de Colmar au Reichstag. M. Grad, esprit studieux, chercheur et précis, dont le nom a déjà réussi à marquer dans une autre sphère, à côté de ceux des Saussure, des Agassiz, des Lyell et des Tyndall, a eu l’heureuse pensée de réunir en volume une suite d’études qu’il a faites patiemment sur le budget de l’Alsace-Lorraine. Cet aride point de départ l’a conduit à dresser de la situation administrative, financière et économique actuelle de l’Alsace un inventaire des plus instructifs, que l’abondance des chiffres qu’il a été amené à citer ne réussit pas à rendre rebutant, grâce à l’habileté avec laquelle l’auteur a su entremêler ses démonstrations d’aperçus généraux sur les traditions, sur les coutumes et la condition sociale des populations de cette intéressante province.

En feuilletant ce volume, si plein de renseignemens, notre pensée s’est tout de suite reportée au discours par lequel M. Bezanson, l’ancien maire de la ville de Metz, qu’il représente aujourd’hui au parlement de Berlin, a fait, au printemps dernier, entendre au Reichstag les doléances de l’Alsace-Lorraine. Le public européen a sans doute gardé souvenir de cette harangue, rendue si saisissante par le calme et par la concision de l’orateur. Pas un mot de colère ni de haine n’est sorti de sa bouche, car il savait d’avance que toute parole déplaisante serait étouffée sous les clameurs et les rappels à l’ordre. Très habilement il s’est borné à porter à la tribune un froid bilan dont chaque chiffre tombait comme un acte d’accusation à l’adresse du régime dont ceux qui l’écoutaient sont les représentans. Ce que M. Bezanson disait si bien alors, M. Grad s’est depuis chargé de le démontrer dans son livre, et la salle du Reichstag vient de retentir tout récemment encore des plaintes douloureuses des députés de l’Alsace-Lorraine. Avec une sagesse très méritoire, ces messieurs ont évité d’agiter aucune thèse irritante devant un auditoire qu’ils savaient mal disposé. Se rendant compte de l’état présent des esprits en Europe, ils se sont abstenus d’en appeler aux grandes puissances, volontairement indifférentes à ce qui se passe sous leurs yeux, à leur portée, entre les Vosges et le Rhin, mais dont les plénipotentiaires prochainement réunis en congrès sous la présidence de M. de Bismarck vont recevoir l’édifiante mission de prêter l’oreille la plus attentive aux moindres revendications nationales qui viendraient à surgir bien au loin, soit par delà les rives du Danube, soit sur le versant oriental des défilés du Caucase. Loin de rechercher l’effet des bruyantes généralités et de se livrer à de vaines récriminations, les députés d’Alsace-Lorraine se sont bornés dans leurs livres et dans leurs discours à traiter des questions pratiques et d’un intérêt immédiat pour les populations qui les ont envoyés à Berlin ; ils ont préféré citer des chiffres précis et accumuler des faits indiscutables, ce qui est, après tout, le moyen le plus sûr de produire l’évidence. Livres et discours arrivent à la même conclusion et peuvent se résumer en deux mots : l’Alsace-Lorraine se dépeuple ; l’Alsace-Lorraine se ruine.

À coup sûr, l’état des choses a été différemment représenté à l’empereur Guillaume au moment où, suivi de son fils le prince impérial, il est venu pour la première fois, en mai 1877, visiter une partie de sa nouvelle province. À en juger par le programme officiel publié à cette époque par les feuilles allemandes, ce voyage a moins eu le caractère d’une visite de souverain que d’une tournée de général d’armée. Sans doute, les réceptions, les fêtes et les manifestations d’enthousiasme public, qui forment l’accompagnement obligé d’un empereur en voyage, n’ont pas fait défaut ; les autorités ont pris soin que les édifices publics fussent décorés partout et que les citoyens, invités, comme il est d’usage, à orner les façades de leurs maisons, se conformassent à ce devoir. La nouvelle université de Strasbourg, qui célébrait à ce même moment le cinquième anniversaire de sa fondation, a déployé les bannières de ses corporations, et les sociétés chorales et guerrières que compte la colonie allemande ont été heureuses d’en faire autant sur le passage de leur souverain. De son côté, la délégation des conseils-généraux, connue sous le nom de Landesausschuss, fière de ses nouvelles prérogatives, a profité de l’occasion pour se porter au-devant de sa majesté, et l’on a vu de même des députations de maires de campagne se joindre, sous la conduite de leurs Kreisdirektoren, au flot qui s’est pressé sur les pas de l’empereur afin de lui rendre hommage. Les habitans du pays de Bade, du Wurtemberg, du Palatinat et de la Prusse rhénane n’ont pas manqué d’accourir en foule pour diaprer de leurs pittoresques costumes la masse tant soit peu sombre des fonctionnaires et fournisseurs de cour qui sont venus, avec un ensemble dont nous ne nous tirons pas aussi bien dans les pays à traditions républicaines, saluer de concert leur souverain « couronné de victoire. »

Seules toutefois les villes de Strasbourg, de Metz, de Bitche et de Thionville ont assisté à ce spectacle, si fatalement troublé (on se le rappelle) par l’incendie de l’antique cathédrale de Metz, car l’empereur s’est borné à se rendre de l’une à l’autre de ces places fortes dont le ministre de la guerre et le maréchal de Moltke lui ont fait les honneurs, en jetant au passage un coup d’œil sur le camp retranché nouvellement établi aux approches de Haguenau. Il s’est probablement rappelé que, s’il est le chef suprême de l’armée, il n’est après tout qu’un empereur constitutionnel. À quoi lui aurait-il servi de pénétrer plus avant au milieu de ces populations dont il se reconnaissait impuissant à satisfaire les vœux ? Par la situation particulière qui a été faite à l’Alsace-Lorraine au sein du nouvel empire, le sort de cette province et de ses habitans dépend de tant de souverains, de tant de corps constitués, de ministres et de bureaucrates que M. Herzog, directeur à la chancellerie impériale, en est plus le maître que l’empereur lui-même. Or ni M. Herzog ni M. de Bismarck, déjà retiré dans ses terres, n’ont accompagné sa majesté. C’est apparemment la raison pour laquelle le voyage impérial s’est à peu près réduit à une visite d’inspection des principales forteresses du nouveau boulevard de l’Allemagne. L’empereur n’a pu d’ailleurs emporter de cette tournée que d’excellentes impressions sur l’état de défense où se trouve ce pays, grâce aux 400 millions de francs qui ont été consacrés depuis 1872 à y développer les ouvrages fortifiés et les lignes de fer stratégiques. S’il avait eu le temps de parcourir aussi une partie de la chaîne des Vosges pour se rendre à Sainte-Odile, comme le comportait le programme primitif, il aurait eu occasion de constater, chemin faisant, avec quelle remarquable entente des besoins stratégiques ces montagnes ont été récemment sillonnées d’un nouveau réseau de voies dites d’exploitation forestière.

Comme il est toutefois dans la destinée des souverains en voyage de ne guère voir que la surface des choses, il est à propos de se demander si les préoccupations trop exclusivement militaires dont l’Allemagne est aujourd’hui agitée n’ont pas exercé une influence fâcheuse sur la situation présente de l’Alsace-Lorraine et s’il n’y a pas plus de vérité dans les assertions un peu sombres de MM. Bezanson et Grad que dans les harangues trop embellies de tous les fonctionnaires prussiens.

I.

Quand il s’agit des intérêts vitaux de l’Alsace-Lorraine, les puissantes industries qui sont la gloire de cette province se présentent les premières à l’esprit. C’est, en Lorraine, l’industrie métallurgique ; dans le Haut-Rhin, l’industrie cotonnière ; puis, un peu partout, gravitant autour de ces deux grands groupes dont elles tirent en partie leur propre raison d’être, cent autres industries de moindre importance, qui avaient peu à peu fait de ce territoire un des plus actifs foyers de production industrielle du continent. Était-ce vertu native ? En Lorraine peut-être, où s’est surtout développée l’industrie minière et métallurgique, mais non point en Alsace, dont la situation géographique, peu différente de celle de nos cantons suisses limitrophes, était défavorable à bien des égards, car il lui fallait faire venir de loin et le charbon nécessaire pour alimenter ses machines et les matières premières mises en œuvre par ses métiers. De plus, dans ce pays agricole et industriel à la fois, où le gagne-pain n’a jamais fait défaut à l’ouvrier laborieux, la main-d’œuvre était naturellement chère. Si néanmoins l’industrie alsacienne avait réussi à prendre un développement si prodigieux que la production cotonnière de la Haute-Alsace représente à elle seule une force productive presque égale à celle de l’Allemagne tout entière, c’est que les fabricans alsaciens possédaient dans le marché français un consommateur insatiable et riche, qui se montrait beaucoup plus sensible à la perfection des produits qu’au faux attrait du bon marché.

Au contact du goût français, la main-d’œuvre alsacienne, qui avait trouvé tout avantage à se plier aux exigences d’un acheteur payant vite et bien, en monnaie universellement recherchée, était devenue trop précieuse pour avoir eu besoin de chercher autour d’elle d’autres débouchés. Aussi, quand les fabricans de la Haute-Alsace se sont vus contraints tout à coup, par le déplacement de la ligne douanière, de se retourner vers l’Allemagne, ils se sont trouvés en face d’un marché absolument inconnu à la plupart d’entre eux, déjà encombré par une production exubérante, et dont les conditions différaient singulièrement, à tous égards, de celles du marché français. Le rapport que le docteur Reuleaux, commissaire-général allemand à l’exposition de Philadelphie, a eu le singulier courage d’écrire, et que tout le monde a lu, en a assez appris sur les tendances et les habitudes de l’industrie allemande, sur ses mœurs commerciales, sur sa production excessive d’articles à bas prix, aussi médiocres de qualité que de goût ; il a suffisamment signalé les embarras croissans que fait éprouver à cette industrie la perte successive de ses anciens débouchés, notamment en Russie et en Amérique, pour faire concevoir les difficultés que le producteur alsacien a eu à vaincre, et les répugnances qu’il lui a fallu surmonter avant d’engager contre de tels concurrens une lutte au rabais, qui ne lui ouvrait pour toute perspective que l’amère consolation, s’il lui fallait succomber, de ne pas du moins succomber tout seul.

À cela s’ajoutait l’état encore tout rudimentaire d’une législation économique, industrielle et financière qui, par de perpétuelles modifications de tarifs, des hésitations, des contradictions sans nombre et des entraves de toute sorte, tend à priver les transactions de leurs sécurités les plus indispensables. C’étaient, d’une part, des acheteurs en gros qui persistent à ne voir dans la marchandise qu’une chose qu’on marchande, et auxquels tous les prétextes sont bons pour se soustraire le plus possible à leurs propres engagemens ; c’étaient, d’autre part, des concurrens d’ordinaire si peu scrupuleux que la législation allemande a jugé nécessaire de restreindre la liberté des commis-voyageurs en soumettant leurs cartes d’échantillons à l’estampille de la police ; c’était enfin un système monétaire qui, par suite de sa nature intrinsèque et des incessantes fluctuations du change, n’a de décimal que le nom, et une absence presque complète de circulation fiduciaire, de telle sorte que le producteur, incertain de la rentrée de son fonds de roulement, qui reste pendant des mois paralysé et exposé à mille chances, se trouve placé dans l’impossibilité d’établir un prix de revient sincère.

L’industrie alsacienne n’a pas toutefois perdu courage et a su donner, en si fâcheuse occurrence, une preuve nouvelle de son étonnante élasticité. S’appuyant sur des capitaux qui manquent presque toujours à ses concurrens allemands, elle a dicté sa loi, imposé ses conditions, rebuté les mauvais payeurs, fait une guerre sans trêve au manque de bonne foi, obtenu, par l’intermédiaire de ses chambres de commerce, la protection des marques de fabrique, lesquelles n’avaient été jusque-là en Allemagne qu’un prétexte à contrefaçon, — fait des efforts, encore vains, pour obtenir une protection égale pour les inventions et les dessins industriels, inondé enfin le marché allemand, par la création de dépôts dans les principaux centres, d’une quantité de produits à bon marché auprès desquels les articles similaires indigènes ne soutiennent pas la comparaison. Ce qu’elle y a gagné se réduit à peu près à la satisfaction de rendre le mal pour le mal : les industriels de la Saxe et des pays rhénans en savent quelque chose. Le gouvernement, auprès duquel ils se plaignent, leur répond pour tes consoler que la concurrence est une loi de nature, contre laquelle il est impuissant.

La situation faite actuellement en Alsace-Lorraine, en dehors des causes générales de crise, à l’industrie métallurgique n’est pas plus riante que celle qu’y subit l’industrie cotonnière. Heureusement pour toutes deux, elles ont pu conserver en France une forte partie de leurs anciens débouchés malgré l’établissement des droits de douane sur la nouvelle frontière. Le chiffre annuel de leurs importations sur ce dernier marché s’élève en ce moment à plus de 80 millions. Mais là encore, nul profit sérieux à espérer ; les droits et frais de transport dévorent au-delà des bénéfices, et c’est ainsi que toute l’ambition des industriels d’Alsace-Lorraine se réduit à peu près aujourd’hui à trouver moyen d’assurer le gagne-pain de leurs ouvriers et à arriver eux-mêmes, au bout de l’année, à couvrir leurs frais généraux de fabrication : ils n’y réussissent pas toujours. Déjà un certain nombre d’industries, autrefois prospères, sont ruinées ou ont émigré ; d’autres périclitent et végètent ; la plupart en sont à se louer de n’avoir pas encore succombé et font songer au mot de Sieyès, qui se félicitait d’avoir pu traverser la terreur « en vivant. » Mais pour une industrie, c’est peu que de vivre seulement ; il lui faut, sous peine de décadence et de mort, pouvoir progresser et grandir. Aussi ceux des producteurs d’Alsace-Lorraine qui s’en sont senti la force et le courage ont-ils pris le parti de créer des succursales sur le versant français des Vosges, afin d’être prêts à tout événement et de laisser, sans trop de dommage personnel, au gouvernement allemand le loisir et le temps de formuler le code économique appelé, s’il se peut, à introduire dans le nouvel empire les habitudes de travail régulier et d’épargne, inséparables aujourd’hui de la vraie prospérité des nations.

Les agriculteurs d’Alsace-Lorraine ont-ils, plus que les industriels, sujet d’être satisfaits de l’annexion de leur pays à l’Allemagne ? Beaucoup d’entre eux avaient d’abord pensé que du moins ils n’y perdraient rien ; les vignerons et les planteurs de tabac comptaient même y gagner beaucoup. Mais leurs illusions ont été de bien courte durée. Nous ne pouvons entrer ici dans les curieux détails de ce roman champêtre dont les péripéties ont abouti, plus promptement qu’on ne pouvait croire, à la dure réalité d’aujourd’hui. La culture de la vigne, qui occupe et fait vivre en Alsace près de 30 000 familles, a cessé d’être pour le pays une source de richesse, aussi bien que la culture du tabac, qui jadis répandait, bon an, mal an, dans les villages alsaciens 3 ou 4 millions de francs payés par la régie française, mais qui, elle partie, est tombée en peu d’années à un tel degré de décadence que les deux tiers de la récolte ne trouvent plus maintenant acquéreur à aucun prix. Si nous mentionnons spécialement ces deux genres de culture, c’est qu’ils étaient, en temps normal, pour le paysan alsacien, une source de réelle aisance. Les autres cultures le font vivre ; celles-ci, quand elles réussissaient, le mettaient à flot, lui permettaient de payer ses dettes et d’ajouter à la dot de ses filles.

Mais à quoi bon des dots, maintenant que les épouseurs manquent ?

L’Alsace-Lorraine se dépeuple, a dit M. Bezanson. Nous allons le faire ressortir à l’aide des chiffres officiels, en faisant voir combien est grave cette dépopulation qui frappe le pays dans ses forces vives.

D’après le dernier recensement français, qui remontait à 1866, les 1 690 communes cédées à l’Allemagne en 1871 comprenaient une population totale de 1 597 200 âmes. Acceptons ce chiffre et négligeons ainsi de faire entrer en ligne de compte l’accroissement qui avait dû se produire entre 1866 et 1871 par suite du fait normal de l’excédant des naissances sur les décès, lequel s’élevait par période quinquennale à 70 000 âmes environ. Lors du premier recensement allemand, fait en décembre 1871, le chiffre de la population civile de l’Alsace-Lorraine était déjà tombé à 1 517 400 habitans, soit une diminution de près de 80 000 âmes. Quatre ans plus tard, en décembre 1875, la statistique officielle relevait une nouvelle diminution de 18 400 âmes dans la population civile de la province. Malgré le contingent fourni par l’immigration allemande et l’excédant annuel des naissances sur les décès, la population civile de l’Alsace-Lorraine est actuellement tombée à 1 499 000 habitans : le pays a donc perdu depuis 1866 près de 100 000 âmes par des circonstances étrangères au cours normal des choses. Or les documens allemands confessent eux-mêmes que l’excédant de l’émigration sur l’immigration ne saurait être évalué, pendant ces quatre dernières années, à moins de 78 000 âmes.

Quoique la statistique n’en dise pas davantage, il nous sera facile de démontrer que cette perte ainsi éprouvée par l’Alsace-Lorraine et qui s’aggrave d’année en année porte presque exclusivement sur sa population mâle valide. Le premier signe s’en trouve dans la disproportion de plus en plus caractérisée entre le nombre des individus de l’un et l’autre sexe. En France, suivant le recensement de 1872, on compte actuellement plus de 99 hommes pour 100 femmes : l’excédant de ces dernières, pour le territoire français tout entier, n’est que de 137 900 individus. En Alsace-Lorraine, cette proportion, abaissée dès la fin de 1871 à 92 1/5 pour 100, n’était plus, quatre ans après, en décembre 1875, que comme 90 1/2 est à 100. Encore le chiffre de la population mâle était-il resté inférieur à cette moyenne dans dix arrondissemens sur les vingt-deux que comprend le territoire ; à Strasbourg, on ne compte plus actuellement que 83 hommes pour 100 femmes et seulement 78 pour 100 à Metz, qui a continué à perdre en quatre ans plus de 6 pour 100 de la population qui lui était restée en 1871.

L’excédant du nombre des femmes dans la population civile indigène s’élevait, à la fin de 1875, pour l’ensemble du territoire d’Alsace-Lorraine, au chiffre énorme de 77 140 individus, chiffre supérieur à la moitié de l’excédant féminin total de la France entière ! Cette effrayante diminution de la population mâle de l’Alsace-Lorraine trouve son explication dans les relevés des recrutemens militaires auxquels il a été procédé dans cette province par l’autorité allemande. Les quatre classes dont les chiffres officiels nous sont connus (1871–1874) comptaient ensemble 112 152 jeunes gens appelés par leur âge au service. Sur ce chiffre, 27 937 seulement étaient présens dans leurs foyers au moment de la formation des listes, et sur ce nombre, déjà si réduit, les conseils de révision n’en ont trouvé que 10 011 (en quatre ans) qui fussent immédiatement propres au service. Ne ressort-il pas de là avec évidence que la jeunesse valide presque tout entière quitte successivement le pays et qu’une forte portion du peu qui y reste est atteinte d’infirmités qui la rendent aussi peu apte à porter l’uniforme qu’à fonder une famille ? Aussi, pendant cette même période, le nombre des mariages a-t-il diminué de plus de 3 000 (12 520 en 1874 contre 15 719 en 1872), et l’excédant des naissances sur les décès, qui était en temps normal de 16 200 par année, était-il graduellement descendu à 10 900 en 1875.

Il nous paraît inutile d’insister davantage. Les évaluations les plus modérées autorisent à dire que l’Alsace-Lorraine s’est appauvrie en quatre ans de 70 000 à 80 000 jeunes gens, et que cet appauvrissement, qui ravit au pays la meilleure partie de ses forces, doit, par sa cause et sa nature même, se reproduire d’année en année ; si nous sommes bien informé, il se montait encore, pour le dernier semestre, au chiffre de 3 000 à 4 000 individus[1]. Ce n’est qu’exceptionnellement que ces jeunes gens, qui ont fui leur pays pour ne point être astreints au service militaire allemand, peuvent retourner dans leurs foyers. Si des raisons de famille les y forcent, il leur faut solliciter la nationalité allemande et se soumettre d’avance à toutes les conséquences qu’elle pourra entraîner pour eux, ou s’exposer au danger d’être, selon les cas, expulsés comme optans ou enrégimentés de force comme réfractaires. Aucune de ces alternatives n’a d’attraits ; aussi la plupart se résignent-ils à ne plus revoir leur village, heureux encore si leurs parens, qui souffrent déjà assez de les savoir loin d’eux, ne sont pas accablés de menaces et d’amendes pour les contraindre à faire revenir des fils dont très souvent ils ignorent jusqu’à la résidence.

Cet état de choses lèse trop gravement les intérêts vitaux de l’Alsace-Lorraine pour que les représentans de cette province aient pu rester indifférens. La question vient d’être portée par eux devant le Reichstag dans la séance du 6 mars ; elle y a été longuement discutée. Malheureusement les déclarations faites au nom du gouvernement par M. le sous-secrétaire d’état Herzog ne permettent pas d’espérer qu’il soit apporté de sitôt un remède sérieux au mal. Ni la motion par laquelle M. Grad et ses collègues de la Lorraine et de la Haute-Alsace demandaient que les optans fussent admis à revenir dans leurs foyers sans être inquiétés, ni la proposition beaucoup plus mitigée des cinq députés autonomistes, qui se contenteraient, en cette matière, d’un peu plus d’uniformité et d’impartialité dans les décisions et les procédés de l’administration, n’ont trouvé grâce devant l’orateur du gouvernement. Aux uns, il a objecté l’intérêt de la sûreté de l’état et les principes de justice distributive ; aux autres, l’inconvenance qu’il y a de suspecter l’administration allemande de manque d’équité. Quoique le Reichstag ait fait sienne la motion des députés autonomistes, en la votant à une forte majorité, il est probable que le gouvernement, bien loin de consentir à se lier par une loi, comme on le lui demande, voudra conserver toute sa liberté d’action, en se fondant sur ce que, comme l’alléguait M. Herzog, « aucune promesse, aucune stipulation du traité de paix n’a été violée. » Il en sera de ces débats comme du récent décret d’amnistie du 9 février, rendu par l’empereur d’Allemagne en faveur des réfractaires d’Alsace-Lorraine, décret qui, en fait, n’amnistie personne et qui assurément ne contribuera point à ramener dans cette province, même pour une faible partie, la population masculine qu’elle a perdue depuis six ans.

Est-il étonnant qu’une pareille situation entretienne l’irritation en même temps qu’elle est pour les familles une cause incessants de gêne et souvent de ruine ? Il a suffi que l’Allemagne importât en Alsace-Lorraine ses institutions militaires pour que, — fait inouï dans ce pays de culture intensive, où la moindre parcelle de terre rapporte annuellement plutôt deux récoltes qu’une seule, — l’on vit des cantons entiers demeurer en jachère, faute de bras suffisans pour les cultiver, et les biens de mainmorte ne point trouver preneurs parce que la plupart des paysans, privés de l’aide d’un ou de plusieurs de leurs fils, se voyaient forcés en conséquence de réduire leur train de culture. — Pour l’industrie, il en a été de même ; il est devenu de plus en plus difficile aux manufacturiers alsaciens de recruter des contre-maîtres et des ouvriers consciencieux, habiles, dévoués à leur industrie et à leurs patrons, comme le sont d’ordinaire les ouvriers d’Alsace, que les mercenaires allemands, plus vigoureux peut-être, mais assurément moins agiles de leurs doigts, ne sauraient utilement remplacer.

S’il est triste de voir un pays perdre ainsi peu à peu, en pleine paix, la meilleure partie de ses bras, c’est peut-être un symptôme plus fâcheux encore d’avoir à constater que cette dépopulation frappe jusqu’à la réserve intellectuelle d’une province dont la mission la plus glorieuse avait été jusqu’à ces dernières années de servir d’intermédiaire désintéressé et studieux entre deux grands peuples. Nous ne voulons pas toucher incidemment ici à la grosse question de l’instruction publique en Alsace-Lorraine[2]. Nous reconnaîtrons que, par suite surtout des pénalités infligées aux parens, les écoles primaires sont devenues plus nombreuses et plus fréquentées, tout en faisant nos réserves sur la valeur de l’enseignement qui y est actuellement donné et que des Alsaciens, d’autant plus compétens qu’ils étaient avant la guerre partisans et admirateurs enthousiastes des méthodes allemandes, estiment être bien inférieur à celui que distribuaient, avec moins de bruit il est vrai, les modestes instituteurs français. Mais encore une fois, ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ce moment. Si la population des écoles primaires, accrue du contingent apporté par les familles allemandes, a arithmétiquement augmenté, on n’en peut déjà plus dire autant de celle des établissemens d’enseignement secondaire. La complète transformation des programmes, l’introduction systématique de l’enseignement en allemand, la mise à l’index du français, qui n’est plus qu’exceptionnellement toléré dans les écoles (quoiqu’il n’ait cessé de régner sans partage sur les paquets d’enveloppes du tabac que le gouvernement fabrique à Strasbourg), des exigences et des entraves de toute sorte ont rendu très difficile aux parens de faire donner à leurs enfans l’éducation qu’ils estiment être la meilleure. Qu’on ajoute à cela la menace permanente de l’obligation du service militaire, qui saisit l’adolescent dès l’âge de dix-sept ans, avant même qu’il n’ait quitté les bancs du collège, et l’on comprendra pourquoi tant de familles d’Alsace et de Lorraine se résolvent, quoi qu’il leur en puisse coûter de chagrin et d’argent, à se séparer de leurs enfans pour leur faire donner en France une éducation qui ne fausse pas leur jugement en apportant dans l’enseignement de l’histoire, de la géographie et des langues modernes les préoccupations de la politique du jour.

L’université de Strasbourg fournit une démonstration tout à fait éloquente de cette dépopulation, qui n’a même pas épargné la jeunesse studieuse d’Alsace-Lorraine. Le nombre total des étudians qui fréquentent cette université flotte entre 620 et 700 par semestre. Les élèves de nationalité prussienne entrent pour près de moitié dans ce chiffre ; les autres états allemands y contribuent pour environ un quart, les nations étrangères pour à peu près autant, tandis que 80 étudians, tout au plus, sont Alsaciens ou Lorrains, — car on ne peut sérieusement compter comme tels les quinze ou vingt fils de fonctionnaires allemands qui, dans les relevés, figurent également sous cette dernière rubrique, à titre de domiciliés en Alsace-Lorraine. L’an passé, le nombre des étudians originaires du pays était descendu à 67, chiffre inférieur à ce qu’il avait jamais été (il s’est un peu relevé depuis), inférieur même à celui du semestre qui a suivi la création de cette institution, à laquelle les contribuables d’Alsace-Lorraine ont déjà fourni un contingent de plus de 8 millions de francs en cinq ans. Il y a trois ans, le Landesausschuss, préoccupé d’aviser aux moyens de recruter le plus possible les fonctionnaires de la province au sein même de la population indigène, imagina de créer un fonds à distribuer en gratifications aux jeunes Alsaciens-Lorrains étudiant le droit à Strasbourg ; mais le défaut persistant de candidats aptes à prétendre à cette faveur laisse chaque année la plus grande partie de ce fonds sans emploi. Pendant le semestre qui va finir, l’université de Strasbourg ne compte que 16 Alsaciens-Lorrains fréquentant les cours de la faculté de droit, 21 qui étudient la médecine, 13 la pharmacie, 20 inscrits à la faculté de théologie, 6 à la faculté des sciences et 6 à la faculté des lettres.

Ainsi, de quelque côté que se porte le regard, rapide et constante diminution de la population mâle indigène, à tous les degrés et dans toutes les classes : tel est le résultat qui ressort invariablement de toutes les statistiques générales ou spéciales qui ont été dressées depuis sept ans en Alsace-Lorraine par l’administration allemande elle-même.

II.

On se tromperait en pensant que les pertes que cette province a ainsi éprouvées et qu’elle continue à ressentir dans la partie indigène de sa population ont été efficacement compensées, dans une mesure quelconque, par l’immigration allemande. Le contingent fourni par cette immigration est en définitive resté bien inférieur à ce que l’on pourrait supposer. Dans la première période qui a suivi l’annexion, le flot germanique avait littéralement envahi le pays ; le rêve de tout Allemand était alors de venir s’établir dans cette riche et pittoresque contrée, si longtemps convoitée et enfin reconquise ; mais au flux n’a pas tardé à succéder le reflux, et la terre promise est presque devenue depuis lors une colonie pénitentiaire, pour maints fonctionnaires du moins, qui, se voyant obstinément tenus à l’écart par la population et réduits à ne fréquenter que le seul monde officiel, reconnaissent qu’ils ont fait fausse route en se laissant séduire par l’appât des gros appointemens qui leur sont servis. — D’après le dernier recensement général, et déduction faite des 33 000 hommes de troupes qui composaient, au 1er décembre 1875, jour où ce recensement a eu lieu, le 15e corps d’armée, le chiffre total de la population allemande établie en Alsace-Lorraine ne dépassait pas, à cette même date, 37 000 individus, au nombre desquels figurent près de 20 000 femmes. Cela revient à dire que, sauf un appoint assez faible d’immigrans appartenant au négoce, — appoint essentiellement instable dans le pays, à cause des tracasseries des créanciers, — les familles de fonctionnaires et d’employés d’administrations publiques forment le gros de cette immigration, dont plus d’un quart réside à Strasbourg même.

Or, veut-on connaître un des plus curieux résultats qu’a produits dans cette ville la substitution du personnel allemand aux fonctionnaires et employés français ? En trois ans, l’octroi de Strasbourg constatait une révolution complète dans la nature de ses perceptions. L’introduction de toutes les denrées qui supposent l’aisance chez le consommateur diminuait dans une proportion énorme, en même temps que tous les articles de consommation commune suivaient rapidement la progression inverse. C’est ainsi que le produit des droits perçus sur la charcuterie et la viande salée avait plus que doublé dès la fin de 1872, et qu’avec le pétrole on a vu reparaître la chandelle en grande quantité sur les relevés d’octroi, tandis que la bougie et l’huile à brûler n’y figurent plus que pour mémoire et que la consommation de la viande fraîche et du vin est en décroissance d’autant plus frappante que la population urbaine s’est sensiblement accrue.

Si nous relevons ces faits, c’est qu’ils caractérisent une situation dont l’ensemble a exercé l’influence la plus désastreuse sur le commerce local des principaux centres d’Alsace-Lorraine. À part quelques maisons qui, par leur vaste clientèle s’étendant à la province tout entière, étaient assez solidement assises pour résister, le commerce d’articles de luxe a brusquement décliné dans une proportion qui ne laissait d’autre alternative qu’une liquidation « pour cause de départ, » ou la faillite à brève échéance. Bon nombre des plus beaux magasins d’autrefois ont cédé la place à des estaminets borgnes ; d’autres sont à louer ; la plupart de ceux qui restent ne renouvellent leur fonds qu’avec prudence et parcimonie, et n’ont souvent à offrir au chaland qu’un choix limité aux articles étalés dans la devanture. D’un autre côté, les loyers modiques ont rapidement haussé, par une conséquence naturelle de l’insuffisance des petits logemens que recherche la population immigrée, tandis que les grands appartemens restent vides. Dans la seule ville de Metz, où ce bouleversement social et économique a été beaucoup plus intense qu’à Strasbourg, parce que l’émigration locale y a été plus forte que nulle part, on compte actuellement, comme le rappelait M. Bezanson, 3 000 logemens vacans.

Les faillites et les ventes forcées se sont multipliées, tant à cause de la stagnation des affaires que par suite de l’arrivée dans le pays d’une population interlope de marchands, qui ont prouvé leur influence en contribuant de tous leurs efforts à la suppression, résolue en principe et déjà appliquée à Metz, des tribunaux de commerce, coupables de ne s’être pas montrés assez tendres pour les plaideurs de mauvaise foi. Par contre, l’émigration des capitaux, qui a été l’effet naturel du départ de la plupart des familles aisées, a entraîné la dépréciation de la propriété immobilière, sur laquelle les transactions ont diminué à tel point que bien des études de notaires sont devenues de moindre rapport que des charges d’huissiers.

Enfin les grands travaux de fortification et de construction de lignes stratégiques ont attiré dans le pays une population ouvrière nomade qui a été à la fois une cause de démoralisation et de renchérissement factice des subsistances. L’augmentation énorme du nombre des cabarets a encouragé et développé les habitudes d’ivrognerie, en même temps qu’une nouvelle législation pénale, beaucoup trop paternelle pour tous méfaits qui ne sont point de nature politique, a favorisé indirectement l’accroissement rapide du chiffre des crimes et délits. On compte actuellement en Alsace-Lorraine prés de 13 000 débits de boissons, dont plus de 2 000 ne datent que de 1872, et l’abus des alcools s’est si fort généralisé que le gouvernement vient de reconnaître l’urgence d’en restreindre législativement le débit. Quant à la criminalité, en voici l’édifiante progression : le nombre des individus poursuivis pour crimes ou délits a été de 6 900 en 1872 ; de 7 000 en 1873 ; de 9 740 en 1875 ; en 1876 il s’élevait à 12 273. Les poursuites pour contraventions se sont accrues, pendant cette même période de quatre ans, de 30 800 à 46 800. De là est naturellement résultée une augmentation proportionnelle dans les frais de justice criminelle et, d’autre part, une insuffisance croissante des établissemens pénitentiaires[3], quoique la justice évite le plus possible d’encombrer inutilement les prisons toutes les fois que, comme c’est d’ailleurs de règle dans la législation allemande, l’amende, qui profite au trésor, peut être substituée à l’emprisonnement, qui occasionne des frais à l’état.

Tout vient donc, on le voit, confirmer les justes doléances de M. Bezanson, puisque population, mariages, naissances, production industrielle, débouchés, commerce, revenus, en un mot tout ce qui constitue les élémens de richesse d’un pays, sont en décroissance en Alsace-Lorraine, et qu’il n’y a d’augmentation réelle, progressive et continue que sur le prix des subsistances et les exécutions judiciaires, les crimes et délits, les cabarets et la population des prisons.

On comprendra après cela que l’Alsace-Lorraine se plaigne du présent et n’envisage l’avenir qu’avec appréhension. Comment ne regretterait-elle pas davantage chaque jour tout ce qu’elle a perdu, alors qu’elle cherche vainement autour d’elle les compensations qu’on lui avait fait espérer ? Si elle s’obstine à résister, c’est qu’elle éprouve de plus en plus combien le sort qui lui est fait est en opposition avec tous ses intérêts, et il arrive d’ordinaire que les intérêts froissés rendent l’homme plus revêche que la violation même de ses droits.

Certes, nous ne nous étions jamais attendu à voir les populations de la Lorraine accepter tranquillement les faits accomplis en 1870 ; nous prévoyions bien que, sacrifiées à d’impitoyables exigences militaires, elles protesteraient longtemps contre leur nouvelle destinée. Mais il nous a été impossible de n’être point particulièrement frappé de la vivacité avec laquelle nos voisins plus immédiats de l’Alsace ont regimbé, eux aussi, plus qu’on ne s’y attendait. « Allemands de race, de langue, d’habitudes et de façons de penser, les gens d’Alsace, disait naguère le Times, sont les plus Français des Français au point de vue de la sympathie politique… L’histoire ne présente guère d’autre exemple d’un peuple devenu si ardemment attaché à ses conquérans et si hostile à une nation de sa race… » Rien de plus juste que cette réflexion. C’est qu’en effet l’histoire répugne aux anachronismes et que c’est se tromper d’époque que de prétendre de nos jours étayer solidement une politique sur de pures considérations d’anthropologie et de linguistique.

Ce démenti donné par l’Alsace-Lorraine à la théorie des nationalités, dont le gouvernement français, à une époque qui n’est pas loin de nous, s’était constitué le chevalier errant, est assurément remarquable, mais c’est aux institutions bien plus qu’aux hommes qu’il en faut reporter le mérite. Si les Alsaciens n’avaient eu pour tout mobile de leur résistance que leur patriotisme, ils seraient déjà presque accoutumés à leur sort, car il est dans la nature des purs sentimens, si ardens qu’ils puissent être, de s’émousser avec le temps. C’est bien là-dessus qu’on comptait à Berlin, et c’est uniquement pour y aider que le gouvernement allemand paraît avoir admis le droit d’option, tel que ce droit a été interprété et réglementé par ses circulaires. Les têtes chaudes parties pour ne plus revenir, le reste, pensait-on, se soumettrait d’autant plus aisément et plus vite à sa destinée qu’on avait, pour l’y amener et au besoin l’y contraindre, le régime de l’école et de la caserne obligatoires, instrumens de conquête morale qui jusque-là n’avaient jamais failli. Ils risquent cependant de faillir cette fois.

L’Allemagne avait cru que l’Alsace continuait, depuis la guerre de trente ans, à être peuplée d’Alsaciens : sa surprise fut grande de n’y trouver que des Français. C’est qu’elle avait compté sans la force de cohésion qu’une nation tire de son unité et sans cet invisible et inextricable autant que solide réseau que crée dans un peuple civilisé la communauté de vues et d’intérêts. C’est Proudhon, je crois, qui a donné quelque part de la civilisation cette définition, qui semblera peut-être un peu utilitaire, mais qui me paraît vraie pour ce siècle où les chevaux-vapeur tendent de plus en plus à remplacer les chevaux d’escadron : la civilisation, a-t-il dit, est le fait social de l’accroissement des richesses. L’Alsace, à laquelle aucune branche de l’activité humaine n’était demeurée étrangère et qui avait su conquérir dans toutes un rang distingué et même éminent, était hardiment entrée, sous l’aile de la France, dans cette forme moderne de la civilisation, quand survint l’Allemagne, qui, d’un coup de sabre, trancha les mille liens lentement et librement formés qui constituaient pour cette province autant de véhicules de sa substance vitale.

Que lui apportait l’Allemagne en dédommagement ? Ce n’est pas avec la seule gloire d’appartenir à un nouveau et grand empire qu’elle pouvait espérer la séduire : l’Alsace venait d’apprendre à ses dépens combien les grands empires sont fragiles. Ce ne sont pas non plus les avantages d’une puissante unité que pouvait lui offrir l’Allemagne, elle qui en est encore à en chercher la formule et à méditer une législation civile, administrative et économique uniforme qui soit capable d’assurer à tous ses sujets ce dont l’Alsace jouissait en France depuis bien longtemps. Non, l’Allemagne était condamnée, par la mission qu’elle s’est donnée, à ne doter tout d’abord l’Alsace que d’un principe qui est la négation même de toutes les tendances modernes : l’absorption de toutes les forces vives d’un pays au profit d’un état militaire. On a vu les conséquences que ce principe n’a pas tardé à produire dans cette riche et laborieuse province. — Les Alsaciens ne se sont pas tout de suite rendu compte de la profonde différence de situation qui devait résulter pour eux de ce retour d’une société fondée sur le travail fécond vers une association qui a la raison d’état pour base et le redressement des prétendus torts de l’histoire pour mission volontaire : la plupart ne s’en rendent pas compte encore, mais il n’en est pas un qui n’en éprouve à tout instant, en son particulier, les funestes effets. Et ce qui prouve combien cette situation est violente et fausse, c’est que, comme le rappelait fort justement M. Bezanson, l’Allemagne tout entière en souffre dans ses intérêts plus encore peut-être que l’Alsace-Lorraine elle-même.

III.

On vient de voir quelle est, dans ses traits généraux, la condition actuelle de l’Alsace-Lorraine au point de vue purement économique. Il nous faut maintenant jeter un coup d’œil sur l’état politique de cette province depuis que son sort est devenu solidaire de celui de l’empire d’Allemagne.

Dans les commencemens, les intentions du gouvernement de Berlin à l’égard de sa nouvelle province ont été excellentes et, croyons-nous, sincères. Le 2 mai 1871, dans la discussion de la loi d’annexion, M. de Bismarck disait : « Nous avons, selon moi, bien des moyens pour réussir à vaincre l’antipathie que nous témoignent ces populations et à gagner leur affection. Nous autres Allemands, nous avons en général coutume de gouverner avec plus de bonhomie, bien qu’avec un peu plus de maladresse parfois, mais, tout compte fait, nous sommes plus bienveillans, plus humains que les hommes d’état français : c’est là une supériorité du régime allemand qui ne tardera pas à nous conquérir les cœurs allemands des Alsaciens. De plus, nous sommes en mesure d’assurer à ces populations une liberté communale et individuelle beaucoup plus grande que ne l’eussent jamais pu les institutions et les traditions françaises… Je suis convaincu que, la patience allemande et la bienveillance allemande aidant, nous réussirons à en faire des compatriotes plus vite peut-être que nous ne nous y attendons aujourd’hui… »

À cette époque, l’Allemagne croyait fermement à cette légende, soigneusement entretenue par certains correspondans de journaux, admise même par certaines de nos feuilles de Suisse, et d’après laquelle la riche Alsace-Lorraine gémissait sous le joug détesté de l’administration française et sous l’oppression des impôts. L’Allemagne croyait surtout au prestige et à la force d’attraction que le glorieux butin dont elle était chargée ne pourrait manquer d’exercer sur cette province, qui venait de voir s’écrouler son dernier espoir sous les ruines de la France.

On a donc prodigué les promesses, en attendant mieux. Quelques Alsaciens contemplèrent en imagination le séduisant avenir qu’on faisait miroiter à leurs yeux, mais le plus grand nombre n’en trouva pas le temps. L’Alsace-Lorraine était alors dans cet état nerveux qui succède aux grands ébranlemens. L’option pour la nationalité française prit partout, même au sein des campagnes, mais particulièrement dans les centres industriels, des proportions beaucoup plus grandes que l’autorité allemande ne l’avait cru possible, et entretint longtemps dans le pays une agitation excessive et peu faite pour faciliter l’installation de l’administration nouvelle. Les quelques Alsaciens qui peut-être n’auraient pas demandé mieux que de remplir, dès ce moment, l’office de mouches du coche dont ils s’acquittent aujourd’hui, étaient encore retenus à l’écart par la peur du qu’en dira-t-on. Le gouvernement, ainsi abandonné à lui-même, eut à lutter tout d’abord contre la tâche énorme de reconstituer d’urgence, de toutes pièces et à tous les degrés, l’ensemble de l’administration, par suite du refus à peu près unanime des ci-devant fonctionnaires français (dont la plupart étaient cependant Alsaciens ou Lorrains) de se laisser séduire par les brillans avantages matériels qui leur étaient offerts pour les retenir dans leurs emplois. Du nombreux personnel judiciaire relevant des deux anciennes cours d’appel de Metz et de Colmar, l’Allemagne ne réussit à gagner que sept magistrats, et, de son propre aveu, elle n’était encore parvenue à la fin de 1874 à recruter dans le pays même, pour les divers services publics, qu’une quarantaine de fonctionnaires et moins de 300 employés et agens subalternes. Il lui fallut donc tirer de son propre sol tout le personnel nécessaire, et, malgré tout le soin et la conscience qu’elle y apporta, c’eût été miracle que de réussir dans de telles conditions à constituer une administration homogène et parfaite. Une des premières expériences déplaisantes fut de constater qu’il ne suffisait pas de mettre un Prussien, un Bavarois et un Badois côte à côte dans un même bureau pour en faire trois Allemands ; à tout instant, l’esprit invétéré de particularisme faisait valoir ses droits et engendrait dans les divers services des froissemens, des rivalités et des dissensions intestines qui se trahissaient au dehors par d’interminables lenteurs. — Il s’agissait d’ailleurs de mettre tout ce personnel au courant d’une législation et d’une réglementation administratives qui leur étaient en général étrangères et qu’il avait bien fallu cependant conserver en Alsace-Lorraine, sous peine d’aggraver par des complications inextricables les difficultés déjà existantes. Les nouveaux fonctionnaires apportèrent à cette étude la conscience, la Gründlichkeit qui est le propre de l’Allemand. Ils furent vite séduits par le savant mécanisme de la machine administrative française, et bientôt rien ne leur parut plus simple que de la faire fonctionner. Mais aussitôt se firent entendre de toutes parts des grincemens qui les étonnèrent d’autant plus qu’ils pouvaient se rendre la justice de s’être appliqués à faire de leur mieux. C’était donc que les Alsaciens-Lorrains y mettaient du parti-pris et de la mauvaise foi, puisqu’ils se plaignaient alors que l’on se donnait toutes les peines du monde pour continuer à les administrer strictement selon la formule française ! Oui, sans doute, selon la formule française, mais à la façon allemande :

Peu de gens que le ciel chérit et gratifie
Ont le don d’agréer infus avec la vie.

On oubliait qu’on avait affaire à des populations non encore dressées, par l’éducation de la caserne allemande, à croire à l’infaillibilité native d’un Feldwebel passé chef de bureau ou commissaire de police, et pour lesquelles c’était une longue habitude d’être administrées d’une main très légère. Sans s’en douter, les Allemands avaient tout d’abord fait sentir combien leur main à eux était lourde. Administrer, c’est transiger, dit-on en France ; administrer, c’est exécuter les lois et règlemens, pense-t-on en Allemagne. Nous ne nous prononcerons pas entre les deux définitions ni entre les différences de méthode qu’elles impliquent, mais le fait est que, sous ce rapport aussi, les Alsaciens-Lorrains étaient devenus d’une susceptibilité toute française. La première condition pour essayer de les séduire était d’y mettre le tact nécessaire, mais cette qualité première, qui n’est pas, on le sait, innée chez les Allemands, dont la langue même n’a pas de mot pour l’exprimer, comment les nouveaux fonctionnaires auraient-ils pu l’acquérir au sein de l’isolement où ils étaient laissés par leurs administrés, qui persistaient à s’en tenir vis-à-vis d’eux aux rapports de service les plus indispensables ? Ce fut là, comme nous l’avons plus d’une fois constaté de près, l’origine des plus graves embarras. Découragés, lassés autant par les conflits internes que par la sorte de quarantaine dans laquelle la société alsacienne les tenait indéfiniment, les meilleurs fonctionnaires ne tardèrent pas à renoncer à la tâche ingrate qu’ils avaient d’abord acceptée et demandèrent à retourner vers les anciennes résidences d’où on les avait tirés. Les sommités du haut fonctionnarisme prussien n’ont ainsi fait que passer, pour ainsi dire, par l’Alsace-Lorraine sans y prendre pied. Nous citerons entre autres MM. de Bismarck-Bohlen, Henckel de Donnersmark, Eulenburg, Arnim, Puttkammer, von der Heydt, etc., tous hommes réputés outre-Rhin pour leurs capacités administratives, rendues spontanément stériles, par l’ingratitude du sol alsacien-lorrain. Le fait est aujourd’hui si connu en Allemagne qu’on a mis, l’an dernier, cinq mois à trouver un successeur au sixième préfet que la Lorraine a usé en moins de six ans.

Ces mutations ont été encore plus fréquentes dans les sphères subalternes, et le réseau administratif rappelait de plus en plus la toile de Pénélope. Il n’y avait à cela d’autre remède que de ne plus accepter les démissions, qui continuaient à se succéder. Maints fonctionnaires se trouvent ainsi retenus malgré eux dans cette Alsace où ils n’avaient été envoyés que par choix et par faveur spéciale. Pour se consoler de leurs illusions perdues, ils se sont enfoncés dans la paperasserie et le formalisme bureaucratique. La population, qui toujours davantage sentait l’administration partout, n’en éprouvait nulle part les bienfaits. C’était bien cette « maladresse » dont M. de Bismarck avait parlé, mais sans le correctif de « bonhomie. » D’autre part, nul coup d’audace qui fût de nature à concilier des sympathies aux gouvernans. Il n’est pas jusqu’au règlement des indemnités pour dommages éprouvés par la guerre et le bombardement des villes, qui n’ait perdu, à force de se faire attendre, le caractère d’une libéralité volontaire pour prendre celui d’une dette payée tardivement et de mauvaise grâce. L’administration, entravée et parfois vaincue par les obstacles qu’elle rencontrait dans son propre sein, se privait ainsi du bénéfice des mesures les plus conciliantes et les plus politiques, tandis que les administrés n’avaient aucune raison pour abandonner, devant tant d’impuissante gaucherie, l’attitude passive qu’ils avaient prise dès les premiers jours. Ils se résignaient donc à regarder faire. Or, on fit si bien qu’au bout de quatre ans le budget d’Alsace-Lorraine s’est trouvé en déficit d’une dizaine de millions, résultat financier bien inattendu dans cette province, qui rapportait annuellement 65 millions à la France et ne lui en coûtait que 20, et qui avait été cédée à l’Allemagne affranchie de toute part contributive dans la dette publique française.

C’est que la nouvelle organisation donnée à l’Alsace-Lorraine, désormais constituée en pays d’Empire, coûtait énormément cher. L’Empire, la chancellerie impériale, la présidence supérieure de la province sont devenus autant de nouvelles parties prenantes qui absorbent maintenant une portion des revenus ; le nombre des sous-préfectures a été doublé, et les titulaires dotés presque comme des préfets ; tous les traitemens, du haut en bas de l’échelle des fonctionnaires, ont été considérablement grossis, car c’était à ce prix seulement que devenait possible le recrutement d’un personnel suffisant ; on n’a pas négligé non plus de veiller à la large installation des moindres services publics dans des bâtimens construits, agrandis ou acquis aux frais de la province, et l’université de Strasbourg, si peu fréquentée pourtant par la jeunesse indigène, constitue à elle seule une charge qui dévore annuellement des millions[4].

Dans ces conditions, il ne pouvait naturellement plus être question des dégrèvemens et réformes d’impôts qu’on avait fait espérer un moment ; bien plus, par la situation économique dans laquelle l’Alsace-Lorraine était rapidement tombée et qui avait brusquement tari plus d’une source de revenus publics ou privés, les impôts existans sont eux-mêmes devenus plus lourds : grevés de centimes additionnels excessifs, auxquels venaient encore s’ajouter des charges nouvelles, telles que celles du logement militaire pendant la période des manœuvres, des passages et des rassemblemens de troupes, les impôts se répartissent en outre, maintenant, sur un moindre nombre de têtes, depuis que l’émigration a causé tant de vides dans la population du pays.

Il était bien moins encore question d’accorder aux Alsaciens-Lorrains ces libertés municipales dont M. de Bismarck avait parlé en 1871. Au contraire, le gouvernement avait jugé indispensable de s’armer, dès l’année suivante, de cette loi singulière dont les maires de Metz et de Colmar, MM. Bezanson et de Peyerimhof, ont été les plus récentes victimes, et qui en fait l’autorise à remplacer à son gré les municipalités incommodes par un de ses propres agens, investi tout à la fois des pouvoirs, des attributions et des droits du maire, de ses adjoins et du conseil municipal élu. C’est sous ce régime que la ville de Strasbourg est placée depuis près de cinq ans.

Les choses en étaient là, et la situation administrative et financière se compliquait d’embarras croissans quand est venu le jour où la mise en vigueur de la constitution allemande en Alsace-Lorraine, demeurée jusque-là sous le régime des décrets-lois, appelait le Reichstag à exercer son droit de contrôle sur l’administration du pays. C’était au commencement de 1874. La nouvelle province venait d’envoyer au parlement de Berlin une députation de quinze membres, tous également résolus à ne rien faire qui pût aider le gouvernement à sortir des difficultés sans nombre qui s’étaient accumulées sous ses pas, afin de ne point donner à penser qu’eux ou leurs électeurs acceptaient la situation que l’Alsace-Lorraine subissait malgré elle. L’accueil que ces députés avaient reçu à leur entrée au Reichstag n’avait du reste pas été de nature à les encourager à donner des conseils ni à se prêter à une collaboration qui aurait bien moins profité au pays qu’aux administrateurs responsables. — Dans cette situation, le Reichstag, imparfaitement éclairé sur l’état réel des choses en Alsace-Lorraine, n’avait plus qu’à voter de confiance, et sans pouvoir en scruter les mérites, les propositions que le gouvernement lui soumettait, ainsi que les bills d’indemnité qu’il sollicitait de lui. La nouvelle procédure n’avait donc introduit dans la marche générale des affaires qu’un peu plus de complication, sans rien changer au fond des choses ; mais si cette innovation constitutionnelle ne présentait aucune utilité réelle, elle avait, par contre, le grave inconvénient de soumettre à un débat public, auquel tout le monde était mal préparé, des détails embarrassans qui étaient restés jusque-là le secret des bureaux. L’administration avait trop à perdre au maintien d’un pareil système pour ne point s’efforcer de l’amender au plus tôt.

C’est alors que fut imaginée une combinaison très ingénieuse, dont l’idée première paraît appartenir à M. de Moeller, l’habile président supérieur d’Alsace-Lorraine. Dans le courant de 1873, le gouvernement avait fini par se décider, non sans avoir hésité longtemps, à faire procéder à la reconstitution des trois conseils-généraux de la province. Dans la presque unanimité des cantons, le choix des électeurs s’était porté sur des candidats nettement hostiles au nouveau régime. L’administration avait laissé faire, mais quelques semaines avant la convocation des assemblées ainsi reconstituées, elle rappela qu’en vertu d’une disposition d’une loi française de 1833, les nouveaux conseillers auraient à prêter, au moment de leur installation, serment de fidélité et d’obéissance à l’empereur d’Allemagne. L’effet de cette mesure fut instantané. Comme l’administration l’avait prévu et souhaité, presque tous les élus refusèrent de se soumettre à cette formalité et, déclarés démissionnaires, durent être remplacés. Ce fut le signal de l’avènement aux affaires publiques d’une classe nouvelle, non encore politiquement cataloguée, et que l’on pourrait appeler le demi-tiers-état, c’est-à-dire la menue bourgeoisie dans tout ce qu’elle recèle d’ambitions inavouées, de prétentions secrètes et de suffisante insuffisance. La plupart des candidats nouveaux, en partie déjà assermentés à d’autres titres, ne furent élus qu’à la faveur d’une abstention devenue à peu près générale et d’une série détours de scrutin qui n’aboutissaient qu’à des majorités souvent inférieures au dixième des électeurs du canton. Mais qu’importait le nombre des électeurs, du moment que la stricte légalité était sauve ? Qu’importaient même la position sociale et le degré de capacité des élus ? Le premier venu est apte à renseigner sur ses propres affaires celui qui les ignore ; le simple cantonnier sur la route en sait plus long sur la région qu’il habite que le voyageur de passage, et savoir était tout ce que demandait le gouvernement dans son désir de sortir enfin de ses tâtonnemens et d’alléger autant que possible le poids d’une responsabilité qu’il avait été jusque-là seul à porter. Aussi l’administration allemande se montra-t-elle on ne peut plus gracieuse pour ces conseillers qui, tout fiers de leur nouvelle importance, s’empressèrent d’aller au-devant de tous ses désirs. Le parti que cette administration pouvait tirer de dispositions aussi serviables n’échappa point à l’esprit fin et sagace de M. de Moeller. Le président supérieur d’Alsace-Lorraine vit tout de suite qu’il tenait désormais dans sa main un instrument propre à annihiler l’influence des députés de la protestation, tout en lui procurant à lui-même, dans une certaine mesure, les élémens d’information à défaut desquels son administration avait involontairement commis plus d’une maladresse. Sous prétexte donc de condescendre aux vœux d’autonomie que les hommes nouveaux appelés à la tête des affaires départementales s’étaient empressés de formuler, M. de Moeller obtint de l’empereur et de M. de Bismarck la création d’un corps consultatif de trente membres, issu, par voie de délégation, des trois conseils-généraux du pays, et ayant pour mission de donner, en comité secret, son avis sur toutes les questions dont le gouvernement jugerait utile de le saisir. Le Landesausschuss était né, et avec lui commençait l’ère nouvelle au développement de laquelle nous assistons maintenant.

Depuis les trois ans que cette institution fonctionne, elle n’a pas laissé de rendre quelques services, dont il faut faire remonter avant tout le mérite au vif désir de l’administration supérieure d’éviter à l’avenir, autant qu’il dépend d’elle, les faux pas qui pourraient la faire tomber dans de nouvelles erreurs. Cette administration est, pour cette raison, fort disposée à faire toutes les concessions de détail, pourvu que son principe et sa liberté d’action restent saufs. Naturellement le Landesausschuss a inscrit toutes ces menues concessions à l’actif de ses propres conquêtes et s’est cru tout aussitôt passé foudre de guerre, vantant son indépendance autant que sa vaillance. Il trouva à point dans cette province, encore aujourd’hui maintenue sous le régime de la dictature et du silence, une presse privilégiée qui avait intérêt à surfaire les mérites de cette délégation des conseils-généraux, en vue de l’exploiter auprès de la partie la plus maniable de l’opinion publique. L’état général du pays ne s’étant pas amélioré tant qu’a duré le système de la protestation passive, et les intérêts privés continuant à souffrir gravement, il devenait assez aisé de persuader aux populations rurales de la Basse-Alsace, qui constituent dans ce département plus agricole qu’industriel la majeure partie du corps électoral, que le seul remède à des maux persistans était, dans les circonstances actuelles, de revendiquer pour les Alsaciens le droit de se gouverner eux-mêmes et de gérer leurs affaires, comme déjà le Landesausschuss en donnait l’encourageant exemple.

Ces paysans, peu habitués à sonder les mystères de la politique, et qui ne savent pas trop ce qu’autonomie et fédéralisme veulent dire, se sont prêtés à l’essai qui devait, leur assurait-on, les tirer de peine et opérer des miracles, et c’est ainsi que, grâce à l’appui moral de l’administration et à l’appoint des voix des électeurs allemands, cinq candidats autonomistes ont réussi, lors des dernières élections législatives, à se faire nommer dans la Basse-Alsace. Si l’administration leur a été sympathique. Ce n’est pas qu’elle se méprît sur le vrai sentiment de la plupart de leurs électeurs. Elle sait que bon nombre des adhérens du groupe autonomiste sont eux-mêmes des opposans bien plus que des amis, mais des opposans honteux et supplians, et que ce groupe ne puise sa raison d’être que dans l’impossibilité où l’Allemagne s’est trouvée de donner satisfaction à des intérêts qui étaient tout disposés, à l’origine, à se rallier à elle. — L’administration n’ignore pas non plus que, malgré le succès relatif obtenu dans la Basse-Alsace par une partie de ses candidats préférés, le chiffre total des votes émis dans la province en janvier 1877 révèle 16 000 voix opposantes de plus qu’en 1874. — Mais elle savait aussi, et c’était là l’important, que les candidats autonomistes, aujourd’hui devenus députés, se mettraient, une fois élus, tout entiers à sa dévotion, et il y paraît bien déjà. Comment aurait-il pu en être autrement alors que leur chef, M. Auguste Schneegans, directeur du Journal d’Alsace, qui avait assisté de sa personne au Te Deum d’action de grâces pour la prise de Strasbourg, après avoir posé jusqu’en 1870 en ardent et infatigable champion de toutes les libertés, qui, plus tard réfugié à Berne, où il trouva profit à se faire l’insulteur de la Prusse, et passant ensuite de l’assemblée nationale de Bordeaux au Reichstag de Berlin, en est arrivé, après une série de métamorphoses politiques sans doute pas encore close, à n’avoir plus pour l’instant d’autre souci que de perpétuer une situation qui lui assure un asile en Alsace ? Quant à ses quatre collègues, qui le suivent sans bien savoir peut-être jusqu’où il compte les mener, nous n’en dirons rien.

Nous ne nous arrêterons pas davantage à démontrer, — ce que ces messieurs savent fort bien, — que l’autonomie telle qu’ils la font rêver à leurs électeurs est un leurre, car elle est aussi contraire aux possibilités constitutionnelles qu’aux tendances actuelles de l’Allemagne, qui semblent avoir cherché leur expression et leur symbole dans l’Alsace-Lorraine érigée en pays indivis de l’empire. M. de Bismarck l’a donné de nouveau à entendre assez clairement dans la séance du Reichstag du 8 mars courant, quand il a rappelé que l’autorité centrale de l’Alsace-Lorraine ne saurait être transférée à Strasbourg, ainsi que les autonomistes le souhaitent, mais doit être maintenue à Berlin, attendu que c’est là aussi que sont groupées les autorités de l’empire, duquel cette province relève à titre de possession immédiate. Si le prince-chancelier a ajouté qu’il ne désespérait pas de voir l’Alsace-Lorraine obtenir quelque jour une représentation nationale indépendante, cette bonne parole, adroitement calculée en vue de ne rien compromettre, n’a été dans sa bouche qu’une façon de reconnaître les services que les autonomistes alsaciens ont déjà rendus à la cause allemande et une exhortation à persévérer sans découragement dans leurs louables et intéressans efforts.

Des amis de la symétrie et des effets d’ensemble ont paru regretter les élections de la Basse-Alsace. Il y aurait eu plutôt lieu, selon nous, de s’en féliciter, comme étant de nature à introduire dans la députation d’Alsace-Lorraine un élément de contradiction qui ne pouvait que tourner à l’avantage des dix autres représentans de cette province, défenseurs zélés des véritables intérêts et des droits du pays, si un vote récent du parlement n’était venu transformer du tout au tout les conditions de la lutte. Sur la proposition du gouvernement, le Reichstag a consenti en effet, sans trop de regrets, à se dessaisir au profit du Landesausschuss de son droit de contrôle sur les affaires alsaciennes. On s’est efforcé de présenter cette résolution comme constituant un pas considérable vers l’émancipation politique et administrative de l’Alsace-Lorraine. Les autonomistes en particulier et la presse officieuse se sont donné beaucoup de mal pour le faire croire, peut-être pour se le persuader à eux-mêmes ; le gouvernement, de son côté, a retardé de près de six semaines la publication de la nouvelle loi afin de permettre à l’empereur Guillaume de dater de Strasbourg le décret de promulgation et d’attribuer ainsi à cet acte le caractère solennel d’une charte. Par malheur les débats devant le parlement ont été trop approfondis pour qu’il puisse subsister le moindre doute sur la vraie portée de la loi du 2 mai 1877. Tous les amendemens qui tendaient à faire de cette loi un acte constitutionnel, accordant des garanties sérieuses de libre administration et de libre discussion, furent impitoyablement repoussés ; plusieurs des députés autonomistes de la Basse-Alsace n’hésitèrent même pas à contribuer au rejet d’une proposition qui devait investir les membres du Landesausschuss des immunités et des prérogatives parlementaires dont jouit, en Allemagne, la moindre diète provinciale, tant ces députés étaient désireux « de ne point indisposer le gouvernement par des exigences intempestives. » Le gouvernement, en effet, n’entendait pas aller si loin. Son véritable but, en présentant cette loi de concert avec la majorité du Reichstag, était de décharger ce dernier de l’ennui d’avoir à consacrer une si grande partie de son temps à l’examen des affaires d’Alsace-Lorraine et de s’assurer à lui-même un peu de tranquillité de ce côté. Ce but est désormais complètement atteint. Le Landesausschuss demeure ce qu’il a toujours été, une simple délégation des conseils-généraux, maintenue dans l’esprit conciliant qui lui sied par la menace permanente d’une intervention du Reichstag. Si ses attributions ont été accrues, ç’a été uniquement en vue d’éloigner à l’avenir de la tribune du parlement des discussions gênantes et de déplaisans débats, que le télégraphe et les journaux s’empressaient de divulguer et de répandre au dehors. Grâce à la loi du 2 mai, les affaires d’Alsace-Lorraine sont maintenant rentrées pour longtemps dans le silence et le calme du huis-clos. Les députés de la Lorraine et de la Haute-Alsace conserveront bien en principe le droit de porter leurs doléances devant le Reichstag, mais le règlement, qui arme le président de l’assemblée d’un pouvoir discrétionnaire absolu et qui n’admet l’exercice du droit d’initiative que sous la forme solennelle de propositions signées par quinze membres au moins, mettra presque toujours obstacle aux velléités que les représentans indépendans de l’Alsace-Lorraine auraient de donner aux affaires de leur pays la vaste publicité et le retentissement qu’assurent des débats parlementaires.

Les choses iront-elles mieux sous le nouveau régime dont le Landesausschuss vient d’être, au moins en apparence, constitué le pivot ? Nous voudrions pouvoir le souhaiter pour l’Alsace-Lorraine, mais nous avouons avoir peine à croire que de tels expédiens soient faits pour remédier à une situation matérielle et morale aussi profondément troublée que l’est celle dont nous avons essayé de rendre compte, car le mal gît bien moins, comme on a pu le voir, dans l’état politique et administratif introduit par l’Allemagne dans sa nouvelle province, que dans le bouleversement économique et social produit par la conquête et entretenu par la contrariété des intérêts en présence.

★★★
  1. Un document distribué il y a quelques jours au Reichstag constate que 6 240 jeunes Alsaciens-Lorrains, faisant partie de la classe de 1876, ont été judiciairement poursuivis cette même année pour insoumission a la loi militaire. Si élevé que soit ce chiffre, il est loin de donner une idée exacte de la situation réelle, car il ne comprend que les réfractaires sur lesquels l’autorité allemande avait conservé quelque prise en ce que, à leur défaut, il lui était loisible de frapper les parens ou les biens qu’ils avaient laissés derrière eux en quittant le pays. Les chiffres fournis par les trois présidens de district (préfets) dans leurs rapports aux conseils généraux d’Alsace-Lorraine, à la dernière session d’août, démontrent que sur un contingent total de 34 129 jeunes gens, afférant, pour cette province, à la classe de 1876, près de 27 000 conscrits avaient dû être compris provisoirement ou définitivement, à des titres divers, dans la catégorie des non-valeurs ; l’autorité allemande ignorait absolument la résidence actuelle de 7 184 d’entre eux. Si l’on réfléchit qu’a l’époque où l’Alsace-Lorraine a été enlevée à la France, les jeunes gens de la classe de 1876 n’étaient encore que des enfans de quatorze ans, on sera certainement frappé de l’énergique et contagieuse persistance du sentiment que le régime allemand inspire aux populations alsaciennes.
  2. Dans le neuvième chapitre de son livre, M. Ch. Grad donne de longs et intéressans détails sur cette question de l’enseignement public, qui a toujours tenu, en Alsace-Lorraine comme ailleurs, une si grande place dans les procédés d’assimilation prussiens.
  3. Voyez sur les établissemens pénitentiaires M. Ch. Grad, op. cit., chap. VII.
  4. L’ouvrage de M. Grad contient en maints endroits d’amples et curieux renseignemens sur l’augmentation de charges qui est résulté pour le budget d’Alsace-Lorraine de l’exagération des dépenses relatives à l’entretien du personnel administratif allemand.