L’Amazonie

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L'AMAZONIE




Le Brésil que le public connaît, c’est exclusivement le Brésil du sud. Il connaît Rio, parce que c’est la capitale de l’État fédéral et qu’elle est au fond de la plus belle rade du monde, Sâo Paulo, ville du café comme Santos en est le port, Minas-Geraes, parce que sa richesse minière est comparable à celle de la Californie. Il connaît enfin les quatre États du sud, Parana et Rio Grande de Sul avec leurs pâturages immenses, Santa Catharina avec son exploitation agricole intense, et Sâo Paulo, le joyau du Brésil, parce que cette région, la plus riche de toute l’Amérique du Sud, envoie au monde entier son café, son mais et ses peaux. Mais ce que le public ignore, c’est la partie septentrionale, la vallée amazonienne. Cette région est restée dans l’ombre, parce que le Brésil n’a pas tenu à la faire connaître et que l’Europe a voulu l’ignorer.

Peut-être d’ailleurs jadis le gouvernement brésilien n’a-t-il pas eu tort. Il devait canaliser l’émigration et la diriger systématiquement dans les pays à développement sûr et immédiat. Méthodiquement, il a peuplé toute la région méridionale, et les faits sont là pour prouver qu’il a eu raison. Ensuite le pays n’avait pas une bonne renommée et, pour les pays plus encore que pour les individus, il est dangereux d’avoir une mauvaise réputation. Pendant les premiers temps de l’exploitation du caoutchouc, c’était en effet dans la vallée amazonienne qu’on envoyait certaines classes de condamnés. Elle était également le refuge d’un grand nombre de flibustiers à morale douteuse, véritables négriers qui, rétablissant sous une autre forme l’esclavage que le vicomte de Rio Branco venait de faire abolir sur tout le territoire de l’empire brésilien, exploitaient cyniquement les malheureux émigrans auxquels leur mauvaise étoile faisait trouver du travail. Cette époque n’est heureusement plus, pendant laquelle on pouvait surnommer une des îles de l’Amazone, île de la Conscience, parce que, avant d’y pénétrer et pour y faire fortune, il fallait laisser sa conscience sur la rive du fleuve.

De plus, l’Europe n’a pas voulu la connaître. Cette région fait partie en effet du groupe des régions malsaines ou dites malsaines, et toutes les régions à altitude basse qui sont voisines de l’équateur sont insalubres, de fait ou de réputation. Le monde a boycotté les pays tropicaux, et l’Amazonie, pas plus que I’Indo-Chine ou le Congo, n’a échappé à ce boycottage équatorial.

Plus loin nous envisagerons en détail ce problème de la salubrité amazonienne. Ce point est capital. Il commande la vie sociale et économique du pays ; disons seulement ici que ce fut à cause de sa réputation d’insalubrité qu’on négligea de l’exploiter.

Aussi comprend-on que de toutes les parties du Brésil, le Matto Grosso et le Goyaz à part, la région amazonienne ait été, malgré ses richesses, la moins exploitée.

Mais à l’industrie européenne il faut chaque jour des produits nouveaux ; chaque jour l’activité européenne a besoin de terrains vierges. Hier un pays n’était pas cultivé parce qu’il était inaccessible. Aujourd’hui on a construit un chemin de fer et on peut l’exploiter ; aujourd’hui une région est abandonnée parce qu’elle est malsaine, mais demain on l’assainira, et après-demain, ce sera un des principaux débouchés de l’activité humaine. Au XVIIIe siècle l’Europe n’avait besoin que d’elle-même ; puis le désir d’expansion naquit et la civilisation mit près de deux siècles à achever la conquête de l’Amérique du Nord. Au milieu du XIXe siècle, malgré l’émigration, temporaire, il est vrai, de la cour de Bragance au Brésil, malgré Bolivar qui, à tout un monde avait donné la liberté, l’Amérique du Sud peu habitée, encore moins exploitée, était méconnue à la fois et inconnue. De nos jours seulement elle est devenue un foyer de civilisation.

Hier, c’était l’Argentine, aujourd’hui c’est le sud du Brésil, demain ce sera la vallée de l’Amazone qui successivement se développent et se passent le flambeau.

Le XXe siècle, et, pour banale qu’elle soit, cette pensée est, je crois, exacte, sera le siècle de l’Amérique du Sud comme le XIXe aura été celui de l’Amérique du Nord ; plus tard ce sera peut-être l’Afrique que l’Europe peuplera et éveillera de la torpeur sociale et économique ; mais s’il en est des pays comme des hommes et s’il y a des « coming-countries » comme il y a des « coming men, » l’Amazonie est un de ces pays d’avenir et même d’avenir immédiat.

Grâce à l’obligeance du baron de Rio Branco et de S. Exc. M. Bettencourt, qui avaient mis un aviso à notre disposition, nous avons pu visiter ce pays peu fréquenté des touristes et remonter un certain nombre de rivières ; ainsi, en même temps que nous poursuivions diverses recherches, nous avons pu dans son ensemble juger cette région.

En ce moment, il est très instructif de visiter le nord du Brésil. Il semble en effet qu’on chevauche la « Time machine » de Wells, car, à quelques kilomètres de distance, en certains points, on voit les trois étapes successives : l’Amazonie telle qu’elle a été, pays de forêts vierges, telle qu’elle est à l’heure actuelle et telle qu’elle sera.

La Forêt Vierge ! il est inutile de la décrire. Bien des descriptions en ont été données, la plupart fantaisistes d’ailleurs et échappées à l’imagination d’argonautes en chambre ; les aspects en sont multiples. Parfois on ne sait si la forêt est marécage ou si le marécage est forêt ; ailleurs, c’est un fouillis d’arbres énormes, ramifiés à la base, ou couverts d’épines longues, minces, souvent toxiques ou présentant des racines aériennes ; quelques géans, déjà à moitié pourris, sont tombés à terre ; les lianes unissent le tout ; lianes qui, montant en torsades de 30 ou 35 mètres, unissent le sol aux branches les plus élevées, ou qui, tendues horizontalement d’un arbre à l’autre, forment un véritable entre-mailles qui enchevêtre le tout. Comme plancher, c’est l’humus chaud, gras, noir, fertile, le plus souvent recouvert de broussailles ; comme plafond, le feuillage des arbres.

Peut-on marcher à travers la forêt ? Oui ; rarement on est obligé de se frayer un sentier, le grand couteau national à la main. Quand, au lieu de rester sur les bords de la rivière, on se jette en plein bois, on est étonné de se sentir au milieu de tous ces arbres plus seul qu’en pleine mer ou que dans les sables du Sahara. On n’est jamais plus isolé qu’au milieu d’une foule hostile et la nature amazonienne qui submerge le voyageur curieux d’en surprendre les secrets a, comme tout ce qui est tropical, quelque chose d’hostile. Un jour, dans cette forêt, au cours d’une chasse, je me suis égaré. J’essayai de revenir au point de départ. Ce me fut impossible. J’errai pendant plusieurs heures. Rapidement redescendu vers un des méandres du fleuve, j’essayai de voir l’aviso qui y stationnait, mais les arbres à moitié submergés formaient un rideau trop épais. Je voulus entrer dans l’eau pour dépasser cet obstacle, mais c’était un marécage ou je crus m’enlizer et, y voyant quelques serpens, prudemment je m’abstins. Le commandant eut l’idée de tirer un coup de canon, ce qui, en me permettant de me repérer, abrégea fort heureusement mon odyssée.

A côté de ces paysages grandioses, il en est d’autres non moins émouvans, bien que plus modestes. Il suffit de s’enfoncer dans les igarapés (chemins de pirogues ou tout petits ruisseaux) qui, par myriades, se jettent dans les rivières. On entre en plein bois ; là encore on rencontre ce


Silence des forêts, qui n’est fait que de bruits,


mais ce silence, ce calme, sont d’une nature particulière.

Car on n’est pas seul. Alentour s’agitent et bourdonnent des milliers d’êtres ; seuls les mammifères sont rares. Cela peut paraître extraordinaire, et il semblerait que, dans ces pays à végétation luxuriante, le gibier dût être en abondance. Pourtant, là comme dans toutes les régions équatoriales, les mammifères sont rares, sauf les singes, difficiles, il est vrai, à voir et surtout à prendre vivans. C’est dans la vallée de divers affluens de l’Amazone que se trouve le singe le plus adroit de tous, l’athèles, qui, pour sauter d’une branche à une autre, ne se sert souvent ni de ses bras ni de ses pieds ; il se lance, puis se rattrape simplement avec sa queue. Les tapirs sont beaucoup plus rares. Quant aux jaguars (once, puma, lion d’Amérique) ils ne sont ni nombreux, ni dangereux.

Les oiseaux sont innombrables, et la chasse en est fort amusante ; en quelques jours, nous en avons tué plus de cinquante espèces différentes ; le matin et le soir, ils se tiennent surtout sur les bords de la rivière. Pendant la journée, ils se réfugient vers le centre de la forêt ; dans une ferme de l’Amazone nous avons pu voir dans une volière soixante espèces différentes, depuis l’oiseau-mouche que son vol d’insecte rend si curieux, jusqu’à l’unicorne, ce grand oiseau bizarre au front orné d’une véritable corne, élastique et blanchâtre, porte-bonheur qui vous permet de braver les breuvages empoisonnés.

La faune du fleuve est illimitée. Agassiz a signalé plus de 2 000 espèces de poissons. Les tortues sont d’une abondance extrême et, certains soirs, à l’heure crépusculaire, on entend les « jacarès » ou crocodiles « roncher » autour de vous, surtout quand on les attire en les imitant. Lorsque la pirogue manque de stabilité, les ronchemens des crocodiles dans la nuit noire à quelques mètres de soi ne laissent pas que de faire une certaine impression.

Mais de toutes, la plus nombreuse est la faune « hostile, » désagréable à tous, sauf aux naturalistes. Les serpens sont assez fréquens, mais ils ne mordent guère et les morts d’homme sont exceptionnelles. Bien plus dangereuses sont les piqûres de moustique ; enfin il existe une série d’insectes (tiques, moukoui, etc), dont les atteintes, pour ennuyeuses qu’elles soient, n’offrent guère de danger.

Ce qui différencie la forêt amazonienne de toutes les autres forêts même tropicales, donne à cette contrée un cachet artistique spécial et fait en grande partie sa valeur commerciale, en permettant sans trop de peine d’aller d’un point à un autre, c’est le prodigieux développement de ses rivières. Une douzaine de rivières, le Tocantin, le Xingu, le Tapajoz, la Madeira, le Rio Negro et son affluent, le Rio Branco, le Rio Purus, le Jurra, le Japura, etc., ont un débit comparable à celui du Danube.

Les fleuves, sauf le Tocantin, qui, à 300 kilomètres de son embouchure, présente des rapides, sont navigables souvent pendant des milliers de kilomètres. Une de leurs caractéristiques est le grand nombre d’îles qu’ils présentent. Une de ces îles, l’île de Marajo, l’endroit le plus fertile peut-être de toute la région dans le double delta de l’Amazone et du Tocantin, est grande comme le Portugal.

Rien de plus variable d’ailleurs que les dimensions des îles et leur nombre. La carte des rivières est sans cesse changeante et, pendant la saison des pluies, des milliers d’îles disparaissent englouties par le fleuve pour renaître au moment de la saison sèche ou rester submergées à jamais. Aussi ne peut-on naviguer que sous la direction des pilotes.

Dans son ensemble l’Amazone semble donc être un immense archipel et c’est au bord de ses îles que la vie est la plus intense. Jadis la nature était solitaire, maintenant la forêt commence à être exploitée par places. Ayant passé quelque temps dans une de ces fermes, celle de M. da Costa, située sur le Rio Punis, nous avons pu voir ce qu’était l’Amazonie moderne. La ferme est en effet la véritable unité amazonienne ; c’est là que réside la richesse actuelle de la région, et si une partie du pays n’est plus absolument vierge, c’est à ces oasis de civilisation jetées au milieu de la forêt qu’on le doit. Ces oasis ce sont les fermes des Amazones. Ces concessions de terrains sont énormes : celle de M. da Costa, une des plus grandes, il est vrai, et des plus productives, mesure 20 000 kilomètres carrés, la valeur de trois départemens français.

Au centre se trouve, généralement sur la rivière ou sur un lac, la partie principale.

Là sont les magasins généraux et la maison mère ; là est amarré le petit vapeur qui sert à l’exploitation. Sept ou huit maisons forment ainsi le groupe principal. En ce point s’arrêtent les steamers qui desservent le fleuve. Le reste de la concession est comme parsemé de petites cahutes bâties sur pilotis pour éviter qu’elles ne soient inondées pendant la crue amazonienne. Dans ces cahutes habitent les « seringueiros » qui, chaque matin, partent à la récolte du caoutchouc.

L’exploitation en est primitive. Quand l’ouvrier voit un arbre à caoutchouc (seringua), avec son grand couteau il le scarifie en trois ou quatre points situés généralement sur la même verticale et éloignés de 7 à 8 centimètres les uns des autres. Sous chaque blessure il laisse une petite cupule où s’écoule la sève et s’en va à la recherche d’un nouvel arbre. Le soir en revenant, il collige tout le suc écoulé par ces entailles. Le lendemain sur le même arbre il recommence, et cela pendant trois mois. Chaque arbre peut ainsi être utilisé pendant un nombre indéfini de saisons. La récolte est toujours bonne, on la paie cher au seringueiro.

D’autres récoltent les « châtaignes. » Les châtaignes ou noix de Para sont à peu près inconnues en France. En Angleterre et aux États-Unis, elles figurent assez souvent comme dessert, sur un grand nombre de tables. On peut en faire des confitures excellentes. Çà et là tous les 4 000 kilomètres carrés (c’est-à-dire à 30 kilomètres l’une de l’autre) comme dans la propriété de M. da Costa, se trouve une Véritable factorerie. On peut tout y vendre : châtaignes, caoutchouc, cacao, fruits. Tout s’y achète, depuis le fameux grand couteau jusqu’au poisson salé et au vermouth. A la tête de chacune se trouve un blanc ou un demi-blanc.

La propriété amazonienne, c’est donc une partie de la forêt essaimée de travailleurs. Ces travailleurs ne sont cependant pas aussi isolés qu’ils le paraissent, car à 30 ou 35 kilomètres se trouve un véritable centre où ils peuvent tout vendre, où ils trouvent tout à acheter. Chacune de ces factoreries est reliée à un centre commun plus important, réuni lui-même à Para ou à Manaos par une ligne régulière de steamers. C’est dans ces diverses exploitations, véritables foyers de civilisation, que se trouve la vraie vie amazonienne[1].

Donc jadis forêts absolument vierges, à l’heure actuelle forêts qui commencent à être exploitées et à produire ; telle est l’histoire économique de la vallée amazonienne. Mais déjà maintenant recueillir simplement les produits de la nature ne suffit plus à l’activité nationale. On commence, et c’est là une des idées fondamentales de la politique de M. S. Nery, un des plus intelligens gouverneurs des Amazones, à ne plus récolter simplement les richesses de la forêt, mais à exploiter le sol.

Autour de Manaos nous avons vu de véritables fermes hollandaises ou normandes (ferme de l’Amatahary, colonie de Pedro Borghès qui compte plus de 2000 personnes, etc.), entourées de prairies qui fournissent aux bestiaux un pâturage presque très bon. Toutes les races de bestiaux ne peuvent, il est vrai, y prospérer. Mais à l’heure actuelle, par le croisement du zébu de l’Inde, des vaches sans cornes de l’Amérique du Nord et de quelques races européennes, surtout des races flamandes, M. Néry est arrivé à acclimater les bovidés ; il est probable que dans quelques années une race amazonienne sera créée.

Le sol amazonien commence donc à être cultivé, mais cette culture finira par entraîner les conséquences graves du déboisement ; le déboisement amènera la sécheresse et les inondations, double danger pour ce pays. Ainsi des deux rivières qui coulaient dans Manaos même, l’une est complètement tarie et l’autre n’a presque plus d’eau. Ce fait n’a qu’une valeur symptomatique. Mais un jour viendra où les gouvernans devront parer aux dangers du déboisement, comme on a été amené à le faire dans l’Amérique du Nord et en Algérie.

Le remède existe ; il décuplera même, croyons-nous, la richesse du pays. Il faut faire des forêts artificielles. S’il est en effet, de par le monde, des terrains qui semblent faits pour le pâturage, s’il en est pour la grande culture, il y en a d’autres pour les forêts : telle l’Amazonie. Un arbre à caoutchouc de neuf ans est en plein rapport tant la terre est riche et les pluies abondantes. Un arbre vieux de quinze ans a l’aspect d’un centenaire de nos forêts. Aussi, car ce serait, croyons-nous, une double erreur, biologique et économique, ne faut-il pas forcer la nature, mais se servir de ses propres armes au besoin contre elle-même, et puisque tout se passe comme si l’Amazonie était faite pour être couverte de forêts, qu’on ne les détruise pas pour les remplacer exclusivement par des pâturages (il y a tant de pâturages et de si bons) ou par des champs de céréales (la production de céréales dans le monde dépasse la consommation), mais qu’on en fasse une forêt artificielle, et, supprimant les espèces inutiles, que le Brésil ait ses forêts de châtaigniers, de caoutchouc et de cacaoyers comme l’Europe a ses bois de sapins ou de mélèzes. Nous avons eu cette impression en voyant les mille difficultés que le seringueiro, élevé cependant en pleine forêt, avait à vaincre. Les arbres sont disséminés au milieu de cent autres espèces. Ils sont éloignés les uns des autres. Ils sont entourés de ronces et de lianes. Pendant les pluies, nous disait un seringueiro, nous sommes obligés de rester des semaines, parfois des mois dans notre cabane, isolés de tout, ne pouvant nous réfugier à la ville, ni travailler dans le bois. En pleine saison, il part à six heures du matin ; pendant douze heures, car la saison est courte et le caoutchouc se paie cher, il marche à travers bois, taillade les arbres, récolte la sève que plus tard il aura à boucaner, et ceci, malgré les pluies quotidiennes et les insectes qui le martyrisent. Mais si le seringueiro perd sa santé, il la vend et même fort cher (le kilo de seringua première qualité coûte souvent plus de 6 000 reis, soit 40 francs, à Manaos). Cette méthode barbare de récolte n’aura fatalement qu’un temps. Déjà en Indo-Chine, au Congo, on a essayé de planter du caoutchouc, mais c’est surtout à Ceylan et à Java que cette culture est tentée sur une grande échelle. Le caoutchouc cingalais et océanien, importé d’ailleurs de Para, serait, dit-on, de moins bonne qualité, mais le prix de revient en est inférieur. Aussi, stimulé par la concurrence, — déjà menaçante à l’heure actuelle, plus menaçante encore dans quelques années, — fit-on, en Amazonie, quelques tentatives, peu suivies d’ailleurs. Planté, le caoutchouc pousse, aussi bien dans les terrains d’humidité moyenne que dans les terrains marécageux ; la huitième ou la neuvième année, il commence à rapporter ; la récolte en est d’une facilité extrême. Il paraîtrait que le suc est de qualité inférieure : nul doute, cependant, l’homme arrivera à le perfectionner. Il suffit de voir ce qu’il a fait pour le bétail, les céréales, les fruits, les légumes et les fleurs. Par sélection, il améliorera le caoutchouc comme il a amélioré le cacaoyer dont il existe dans cette région même de si nombreuses plantations artificielles.

Si nous avons insisté sur ce point, c’est qu’il est capital. L’avenir du caoutchouc, comme celui du châtaignier, est lié à une exploitation rationnelle ; on fera pour les forêts ce que l’on a fait pour les céréales : on les cultivera.

L’Amazonie future sera surtout un pays d’exploitation sylvestre ; dans certaines régions on pourra cultiver les céréales, — riz surtout ; — dans d’autres, particulièrement vers l’extrême-nord, sur ces plateaux encore inexplorés qui la séparent des Guyanes, les pâturages pourront être développés. Il y a là en effet d’immenses prairies d’après M. de Couto et M. Filgueiras qui explorèrent les sources du Trombetta.

En même temps que les choses, les individus se modifieront. Jadis le pays n’était peuplé que par des tribus d’Indiens vivant de la chasse et de la pêche. Ils étaient, dit Russel Wallace, le grand naturaliste anglais qui passa sept ans dans la vallée de l’Amazone, beaux et de haute taille. Il existe, paraît-il, encore à l’heure actuelle des tribus analogues : c’est fort possible. Cependant, j’ai vu un grand nombre d’Indiens appartenant à des tribus différentes, soit dans la forêt où ils travaillaient, soit à Manaos même. Rarement il m’a été donné de voir des spécimens de la race humaine plus laids et plus abâtardis ; leur figure quelquefois insignifiante est le plus souvent hideuse. Ils sont petits et malingres. Ce sont souvent des infantiles. Est-ce la faute de l’alcool (ou cachaxa) comme on le suppose en général ? Évidemment oui ; on n’absorbe pas impunément un litre ou un litre et demi de rhum par jour. Cette raison n’est pourtant pas la seule. Nous avons vu deux enfans, les seuls qui aient échappé au massacre complet d’une tribu absolument sauvage, habitant le haut Rio Branco. Ils n’étaient ni alcooliques, ni fils d’alcooliques, et cependant l’un et l’autre présentaient un faciès remarquable de dégénéré. Comme les Indiens de l’Amérique du Nord, ceux de l’Amérique du Sud appartiennent à la race jaune, et, n’était la couleur de leur peau, on aurait pu les confondre avec les Annamites, les Chinois du Sud, et surtout les Esquimaux ; même face huileuse et aplatie, mêmes yeux bridés et mêmes pommettes saillantes. D’ailleurs, ils disparaissent ; de jour en jour ils reculent devant la civilisation ; ceux qui fréquentent les blancs sont rapidement fauchés par l’alcoolisme ou la tuberculose. Leur mentalité est inférieure ; ils doivent donc être considérés et de fait sont considérés comme des mineurs[2].

En même temps que les Indiens disparaissaient, les blancs arrivaient, les seringueiros d’abord, puis les employés de factorerie, les négocians et les ingénieurs. En 1850, Para était déjà une ville importante, quoique ravagée par la fièvre jaune. Mais Manaos, appelée à ce moment Barra du nom de la tribu des « Barrès, » qui occupait son territoire, n’était qu’un gros bourg de 5 000 habitans peuplé d’Indiens, de quelques blancs et de mulâtres, demi-indiens par leurs mères, demi-ingénieurs par leurs pères.

À l’heure actuelle, Para a près de 100 000 habitans, Manaos en a 50 000, sans compter la population flottante de 30 000 âmes. Par elle-même cette dernière ville n’est pas très pittoresque sauf le marché aux tortues. Ce qu’il y a de plus curieux, ce sont les magnifiques urubus ou vautours qui planent par centaine au-dessus de la cité. Le matin ils descendent sur la ville, et de six à huit heures, elle leur appartient. Là du bec et des serres ils nettoient tout. A bon compte ils font la police sanitaire de la ville. Aussi sont-ils animaux sacrés pour l’administration et nous fallut-il l’autorisation du gouverneur pour pouvoir nous emparer de quelques spécimens vivans.

Les mœurs de Manaos et sa population, formée surtout de célibataires, font de cette ville un type de ville coloniale. Les Européens sont nombreux, surtout les Portugais, travailleurs des bois et des champs, et les Italiens en majorité bateliers et ouvriers du port. Mais Portugais et Italiens sont mélangés à la population ; les Allemands, bien groupés, ont presque le monopole commercial du caoutchouc ; les Anglais sont ingénieurs ou employés à la Banque, au télégraphe, aux Compagnies de navigation ; les Français, actifs, mais peu nombreux, sont surtout négocians ou ingénieurs. Il n’y a qu’une grande maison française d’exportation. Les nègres, qui résistent mal au climat, sont heureusement rares. Là comme ailleurs ils ne peuvent être que des travailleurs manuels de bien médiocre rapport et si, grâce à la générosité brésilienne, ce ne sont plus des parias de la société, leur mentalité inférieure permet de les considérer comme des parias de la Nature, supérieurs cependant à la race indienne.

Les Brésiliens composent le fond de la population, la classe aisée est fort nombreuse et il y a une véritable élite intellectuelle à la tête des divers mouvemens politiques ou littéraires[3].

En tant que pays latin et comme tout pays jeune, l’Amazonie a une vie politique intense, un peu trop militante peut-être. D’ailleurs, les principes soutenus par l’un et l’autre parti sont exactement les mêmes, ce qui n’est pas fait pour rendre les discussions moins âpres entre colonels et docteurs, double titre dont s’honore tout bourgeois un peu aisé.

Manaos a des défauts : le principal c’est d’être une des villes les plus chères du monde. Il est bon de n’être pas romancier à Manaos, car la feuille de papier coûte 100 reis (35 centimes). Il est interdit d’aimer le Champagne, car il coûte 50 francs la bouteille, et d’être mis au régime lacté, car le bon lait vaut jusqu’à 3 000 reis le litre, ou d’avoir des vêtemens blancs, car le blanchissage revient alors à 6 ou 7 francs par jour.

Il ne faut pas s’en étonner : dans cette ville, tout le monde, ou du moins tous les négocians font rapidement fortune ; le caoutchouc acheté cher aux producteurs est vendu plus cher encore. Manaos est un centre où tous viennent dépenser leur argent, et il n’est pas rare de voir tel seringueiro dépenser en quelques jours les 5 ou 6 000 francs que lui a rapportés la saison ; le reste du temps, il se contente de poisson salé et de châtaignes. Manaos est donc une ville où l’on gagne et où l’on dépense beaucoup ; de plus, c’est une ville qui s’accroît.

En effet la métropole est l’entrepôt de l’État des Amazones dont le commerce se développe de façon rapide et elle profite du courant d’émigration qui se dirige vers cet État. Le courant, d’ailleurs assez faible, est surtout national : la plupart des émigrans viennent du Céara dévasté périodiquement par des sécheresses épouvantables, et sont relativement assez travailleurs.

On a fait dans ces dernières années de grands efforts pour attirer l’émigration et en même temps on a amélioré les divers services généraux ; mais il n’y a pas de banque agricole sérieuse[4], et la poste, merveilleuse cependant si on la compare à celle de Para, où, quand elles échappent à la destruction définitive, ce qui est rare, les lettres venues d’Europe dorment plusieurs semaines dans les casiers administratifs, est des plus primitives. On paye d’avance au guichet le timbre que l’on achète. Il y a quelques années une crise financière sérieuse éclata ; cette crise est à l’heure actuelle à peu près conjurée : sous la sage et intègre administration de M. Bettencourt, l’État des Amazones s’en relève rapidement. L’avenir est lié à cette question financière dont le pays ne semble point se soucier ; il l’est également à la question d’hygiène.

La vallée amazonienne est-elle malsaine ? Il y a trente et même quinze ans, la réponse n’était pas douteuse : l’Amazonie était un des pays les plus malsains du monde. La fièvre jaune était en effet disséminée sur tout le territoire, elle régnait à Para autant qu’à Manaos, comme d’ailleurs dans tout le Brésil, à Rio, à Santos, etc. C’était une des terres classiques du vomito negro, et de cette terrible maladie, on peut dire qu’elle a retardé d’un demi-siècle la civilisation au Brésil. Le pays l’a compris. Contre le fléau il a lutté et l’a vaincu. Un homme surtout, le premier hygiéniste peut-être du monde, Oswaldo Cruz, surnommé le tueur de moustiques (mata mosquitos), a assaini Rio, grâce à l’isolement systématique de tous les malades dans une double moustiquaire métallique et à la désinfection obligatoire. Dans le sud du Brésil les travaux du port de Santos ont purifié la ville, jadis un des plus importans foyers d’infection du monde. Dans le nord où on emploie les mêmes méthodes, le fléau diminue. Il est en train de disparaître. Çà et là encore, quelques cas sporadiques éclatent, il est vrai, mais souvent pendant un ou deux mois on ne signale dans Manaos aucun cas de vomito negro ; nous-mêmes n’avons pu en voir. La fièvre jaune dans quelques années, au Brésil du moins, ne sera plus qu’une maladie historique, un chapitre de paléo-pathologie.

La question du paludisme est infiniment plus complexe.

L’habitant de la ville même peut échapper au fléau, mais dans les forêts le paludisme est de règle. Il y a des régions infestées par les moustiques ; là le paludisme est inévitable. Il en est d’autres à peu près vierges d’anophèles, où il n’est pas fatal de façon absolue, même après un séjour de plusieurs années. D’ailleurs, l’homme adulte résiste mieux que la femme et surtout que l’enfant. Cependant il serait facile, nous ne disons pas de faire disparaître, mais du moins de diminuer notablement le paludisme, si on mettait en pratique les mesures hygiéniques préconisées partout et si rarement appliquées : moustiquaires, usage, préventif de la quinine, pétrolage des mares aux environs des habitations, prohibition des boissons alcooliques, etc. Si on luttait contre le paludisme comme on a lutté contre la fièvre jaune, on arriverait à le vaincre ; mais tous s’imaginent que les lièvres sont fatales, qu’elles constituent un mal inévitable. Un peu plus tôt, un peu plus tard, tous doivent en être atteints. À quoi bon prendre des précautions ?

Les faits sont là cependant pour prouver qu’ils ont tort. Ainsi en ce moment on construit le chemin de fer de la « Madeira Marmoré, » que le Brésil s’est, par traité, avec la Bolivie, engagé à construire de la frontière de ce pays à San Antonio (sur le Rio Madeira). Il met ainsi en communication les pays centraux de l’Amérique du Sud avec l’Atlantique. Son importance commerciale et politique est telle qu’il doit être construit, entreprise difficile à exécuter d’ailleurs, car il traverse une des régions les plus malsaines du globe, dévastée par une affection bizarre.

Le nom comme la nature de cette affection sont indéterminés. Cliniquement elle ressemble vaguement aux formes graves du paludisme ; mais ce n’est pas le paludisme, car elle ne cède pas à la quinine. Elle n’est pas contagieuse directement, car aucun médecin n’en a encore été atteint, et probablement elle se transmet par la piqûre des moustiques, bien que la preuve absolue n’en ait pas été donnée. Deux tentatives ont été faites pour construire ce chemin de fer, deux fois les ingénieurs ont reculé devant ce mal indéterminé qui décimait leurs ouvriers : la troisième tentative semble devoir être plus heureuse, car le problème a été franchement abordé. On commence par assainir le pays, ensuite on construira le chemin de fer ; ce fut la méthode qu’employèrent avec tant de succès les Américains à Cuba ; elle paraît devoir réussir et, d’après ce que nous disait un ingénieur de la Madeira Marmoré, chaque jour la maladie diminue.

L’insalubrité du pays n’est d’ailleurs, croyons-nous, que temporaire, car si la civilisation amène son contingent de maladies (tuberculose, syphilis, fièvres éruptives, etc.), une solide moustiquaire fait reculer le paludisme, et un bon filtre la dysenterie.

La température est constamment élevée, mais elle n’est jamais intolérable. En général, on peut agir, marcher, travailler, sans éprouver plus de gêne que dans les chaudes journées de nos étés européens. Cependant, certains après-midi, la chaleur humide devient plus lourde et plus étouffante, on en est quitte pour dormir deux heures dans un hamac. Une seule fois en deux mois nous eûmes à subir une telle température qu’il nous fut impossible d’avancer. Les nuits, sauf à Para même, sont le plus souvent relativement fraîches, et somme toute, dans la vallée de l’Amazone, beaucoup plus qu’au Congo, la température est supportable, surtout en hiver. Un pays sous l’équateur n’a, il est vrai, théoriquement, ni été, ni hiver, mais à la saison des pluies, de décembre à mai, on donne le nom d’hiver.

La saison des pluies n’est pas comparable à celle de l’Inde par exemple. Il pleut en effet chaque jour, mais la pluie ne dure guère. Brusquement, un orage se forme. Pendant une ou deux heures des trombes d’eau s’abattent. Puis le soleil reparaît. La terre est déjà sèche.

Ce qui permettra à l’Amazonie son développement rapide, et caractérise son régime, c’est son système fluvial. Pendant des milliers de kilomètres l’Amazone et ses grands affluens sont navigables. Dans le seul État des Amazones il y a plus de 10 000 milles (18 000 kilomètres) navigables.

Les fleuves qui divisent le pays en un certain nombre de quadrilatères ou de triangles, se réunissent surtout près de Manaos (Rio Negro, Rio Solimoës, Rio Purus et même Rio Madeira) ou près de Para (Rio Xingu, Rio Tocantin). Aussi de ces deux villes partent des services réguliers remontant chaque fleuve. C’est par ces fleuves que la Bolivie, l’Equateur, le Pérou, le territoire national de l’Acre et la partie septentrionale du Malto Grosso sont en communication avec l’Atlantique, communications qui seront plus rapides quand le chemin de fer de la Madeira Marmoré aura doublé toute la partie non navigable à l’heure actuelle de la Madeira.

La vallée de l’Amazone est unie au Brésil du sud par un service hebdomadaire et à peu près régulier (Rio de Janeiro-Manaos). Avec l’Europe et les Etats-Unis les départs de cargo-boats sont fréquens, mais en plus un double service régulier de steamers, l’un anglais, l’autre allemand, dessert Para et Manaos. On comprend qu’avec un tel réseau de fleuves navigables, le besoin de chemins de fer ne se fasse pas sentir. Dans l’Etat des Amazones, il n’y a que celui de la Madeira Marmoré ; dans l’Etat de Para, il y a le chemin de fer de pénétration, de Para à Bragance. On construit enfin en ce moment le chemin de fer qui double le Tocantin.

En revanche, il y a dans la région un très bon port, celui de Manaos et dans quelques années le port de Para sera tout à fait excellent[5]. Malheureusement, le développement de ces ports est entravé par les douanes. Les droits à acquitter pour un objet européen importé à Manaos s’élèvent en effet quelquefois jusqu’à 100 ou 150 pour 100. Ils sont en moyenne de 35 à 50 pour 100.

Mais le principal intérêt de l’Amazonie d’aujourd’hui, c’est son avenir. En parcourant pendant des milliers de kilomètres les rivières amazoniennes, devant cette immensité, devant ces millions d’hectares qui dorment encore incultes, devant la fertilité de ces déserts, nous ne pouvions nous empêcher de nous rappeler l’idée de Humboldt qui, il y a longtemps déjà, traversant les mêmes régions, y voyait un des centres futurs de civilisation ; si chaque année l’Europe déversait un million d’hommes sur cette terre même, si chacun de ces hommes se mariait et fondait une famille, il ne faudrait pas moins de cent ans pour peupler la vallée amazonienne.

Cette région, bien exploitée, pourrait, croyons-nous, nourrir deux cent millions d’hommes, car le sol fertilisé par cinquante siècles de virginité durant lesquels l’humus s’ajoutait à l’humus, surchauffé par le soleil des tropiques, enrichi par chaque crue du fleuve qui y répand la terre arrachée au plateau brésilien comme le Nil féconde sa vallée en y déversant la boue des grands lacs africains, le sol, disons-nous, peut y donner deux et même trois récoltes par an. En quelques mois le champ en friche redevient taillis, en trois ans c’est de nouveau la forêt vierge : le caoutchouc, le châtaignier y poussent naturellement. Le cacao, les ananas, les bananes y réussissent merveilleusement. Le riz y prospère autant qu’en Indo-Chine. Les pâturages sont assez bons et le bétail qu’on pourrait y élever est illimité.

À cet avenir infini en quelque sorte, y a-t-il un obstacle inéluctable ? Nous ne le croyons pas. Il y avait la fièvre jaune ; elle est à peu près vaincue. Il y a encore le paludisme ; il est déjà moins fréquent et moins grave qu’il y a quelques années. On arrivera à le diminuer dans de plus larges mesures. En même temps la richesse augmente[6].

En 1898, le caoutchouc a valu près de 20 francs le kilo pour la meilleure qualité, en 1906, plus de 15 francs pour la qualité moyenne. La récolte et surtout les prix de 1907 ont été moins bons. Les chiffres de 1908 ne sont pas encore connus, mais, d’après les renseignemens que j’ai pris à Manaos, la valeur globale était plus forte que celle de l’année précédente[7].

L’exportation des noix de Para est restée stationnaire, ou à peu près (120 000 hectolitres par an pour l’État des Amazones). L’exportation du cacao augmente. Mais il est difficile d’en donner la valeur exacte, car prix et quantité varient d’année en année.

Riche de ses trésors naturels, mais pauvre de numéraire, double raison qui rend son exploitation facile et fructueuse, l’Amazonie soutire du besoin d’hommes et d’argent. Victime de la même pénurie, le Brésil ne peut guère y remédier, l’Europe le peut au contraire, et c’est son intérêt.

Il y a en effet dans cette région de merveilleuses affaires qui ne peuvent que réussir. Toutefois une condition absolue s’impose : elle se retrouve partout ailleurs, mais elle est encore plus importante dans les pays chauds, dans le nord du Brésil particulièrement : il ne faut pas laisser les capitaux s’expatrier seuls. Le travailleur ne travaille pas. Le surveillant ne surveille pas. Le contrôleur ne contrôle pas. La faute en est un peu au climat et beaucoup à l’indolence des travailleurs heureux avec une poignée de manioc, un paquet de tabac, et un litre de rhum (par jour ! ). On ne peut se fier à eux, non plus qu’au zèle toujours douteux d’un contremaître.

Tous ceux qui dirigent là-bas, eux-mêmes, leurs affaires, font fortune. Qu’elles soient industrielles, agricoles ou commerciales, elles offrent des bases bien plus sérieuses à notre avis que les trop nombreux emprunts qu’émettent ou que garantissent ces États et qui constituent le danger de la politique brésilienne. La bonne volonté des gouverneurs a, en effet, été fréquemment annihilée par les dols de divers fonctionnaires qui ont surpris leur bonne foi, d’où un certain flottement dans les finances gouvernementales, se traduisant par un excès d’emprunts à l’étranger, d’impôts à l’intérieur. Quant à l’émigration véritablement utile pour nous, ce doit être surtout une émigration d’ingénieurs, de négocians, de chefs d’exploitation agricole qui, plus facilement que nos simples paysans, peuvent se soustraire au paludisme.

L’Europe a donc avantage à développer son influence en Amazonie ; l’une et l’autre y gagneront. Les États-Unis et l’Allemagne par leurs importations, l’Angleterre par ses produits exportés y ont à l’heure actuelle une place prédominante. La France ne tient que le quatrième rang ; et cependant, là, comme dans tout le Brésil, comme dans toute l’Amérique du Sud, comme dans tout le pays latin, l’influence intellectuelle de la France est prépondérante. On lit les revues françaises. Les livres classiques, de médecine, de science, etc., sont des livres français. Au lycée, le français est obligatoire, on vit sur la Révolution française, sur la pensée française.

Ne faisons donc pas pour ce pays d’avenir immédiat ce que nous avons fait pour le reste du Brésil, pour le reste du monde. Ne nous contentons pas d’avoir partout le troisième ou le quatrième rang commercial ; n’expatrions pas seulement nos idées ; et que nos suprématies intellectuelle, artistique et scientifique nous servent à conquérir la suprématie commerciale, dans ce pays que n’encombre pas encore la concurrence étrangère.


CHARLES RICHET fils.

  1. Pendant notre séjour dans diverses fermes amazoniennes nous avons été frappés de l’identité de mœurs des ouvriers agricoles brésiliens et de nos paysans français. C’est la même grande table qui réunit maîtres et serviteurs. Ce sont presque les mêmes repas dont la soupe constitue l’élément essentiel. Ce sont, parmi les travailleurs, les mêmes conversations roulant sur les mêmes détails agrestes. Certes dans ces fermes du Rio Purus ou du Rio Negro, nos laboureurs beaucerons ou normands ne se seraient guère trouvés plus dépaysés qu’un bourgeois à la table d’un paysan français.
  2. On a beaucoup discuté pour savoir s’il y avait dans ce pays les farouches guerrières auxquelles il doit son nom d’Amazonas. Il est probable que c’est une légende qui prit corps, on ne sait comment, parmi les premiers explorateurs. Ceux-ci voulant mieux connaître ces fameuses tribus interrogeaient tous les clans d’Indiens qu’ils rencontraient. Entendant à chaque instant les Blancs parler des femmes guerrières, les Indiens crurent à leur réalité et chez eux également la légende devint article de foi.
  3. Il est difficile de prévoir l’avenir ; cependant, nous croyons que dans quelques générations, cinq ou six, il se constituera une race nord-brésilienne comme à l’heure actuelle se forme une race nord-américaine : mélange de nègres, d’Indiens et de blancs, cette race aura ses qualités, ses défauts, ses types physiques et moraux à elle. La fusion des races brassées par les émigrations, en même temps qu’elle les détruit, en forme de nouvelles : et si elles sont plus difficiles à délimiter que les descendances directes des trois fils de Noë, cela tient à leur jeunesse et aux remaniemens successifs apportés par les nouveaux courans d’émigration.
  4. Le taux des prêts sur premières hypothèques s’élève quelquefois à 3 ou 4 p. 100 par mois.
  5. Aucun pays du monde ne développe plus ses ports que le Brésil. En ce moment, il améliore ceux de Bahia et de Pernambouc. Les travaux que l’on fait à Rio permettront aux plus grands navires d’aborder à quai. Dans l’extrême Sud on construit le port de Porto Alegre, dans l’extrême Nord celui de Para !
  6. Nous ne voulons pas donner ici les tableaux statistiques de toutes les productions amazoniennes. Voici cependant un tableau très résumé de l’exportation du caoutchouc seringua des deux grands États, Para et Amazones.
    Années Valeur en Coutos de reis (1 500 francs)
    1870 12 500
    1880 19 000
    1890 71000
    1894 84 000
    1898 182 000
    1902 142 000
    1906 193 000


    Voici plus détaillée et dans le cours des dernières années la valeur en livres sterling de l’exportation du caoutchouc — sorte Para — dont le type seringua est une variété.

    Années Valeur
    1902 7 115 298
    1903 9 308 869
    1904 10 595 540
    1905 13 436 432
    1906 13 075 824
    1907 12 824 012


    Ce dernier tableau est tiré d’un récent article de M. Labordère.

  7. Nous avons surtout insisté sur la production du caoutchouc. C’est en effet le plus important des produits de la région. Elle en a même presque le monopole, et si elle ne compromet pas son avenir en faisant « la valorisation du caoutchouc » comme Sâo Paulo a fait la valorisation du café, elle peut le conserver indéfiniment. On pourrait à ce sujet dire que le Brésil a deux pôles commerciaux, le café dans les États du Sud, le caoutchouc dans ceux du Nord. Mais les Amazoniens pousseraient trop loin l’amour de la symétrie, s’ils voulaient imiter les erreurs économiques, heureusement passagères, des Paulistes.